RETOUR : Études

 

Pierre Campion : Compte rendu du roman de Daniel Morvan, La Main de la reine.
Mis en ligne le 29 juin 2022.

© : Pierre Campion.

Lire sur ce site le compte rendu du roman de Daniel Morvan Mai 69 (2009)
Lire sur ce site le compte rendu du roman de Daniel Morvan L'Orgue du Sonnenberg (2019)

Morvan Daniel Morvan,  La Main de la reine, Le Temps qu'il fait, 2022.


Misères et majesté de la tragédie

C'est une île dans la mer Celtique. Elle s'appelle Holly (le houx, comme dans Hollywood ?) mais on chercherait en vain la carte qui représenterait le triangle des Sorlingues, du Ponant et du mythique archipel des Finis Terrae, dans lequel s'inscrit Holly.

Dans ses modèles, il y a les Îles anglo-normandes, la pointe de Penzance et le Fastnet des navigateurs, et peut-être bien les falaises et carrières d'Erquy, la Regina des Romains.

C'est une île, qui remplit à sa manière la notion et la vocation idéale de l'île : fermée sur elle-même et exposée aux vents de l'Atlantique comme à ceux de l'Histoire. Occupée par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale puis accueillante aux exilés de Hollande et d'ailleurs, c'est une espèce de Nouvelle Amsterdam, — une sœur minuscule, soit dit en passant, de la toute première New York en son Manhattan. En novembre 1881, une reine d'Italie la visita, trempa sa main baguée dans la fontaine de Shoreham et laissa un nom à un quartier de l'île (la Main de la Reine), et puis une légende qui amène encore en cet endroit les filles en désir irréalisable de se marier dans l'île pour en devenir chacune la princesse. Même : en 1993, Lady Diana serait venue, selon le capitaine du remorqueur Morgane IV qui amena le journaliste Lewis Boyce à Holly…

C'est un lieu aux multiples résonances : dans la matière de Bretagne, au mythe de la fée Morgane ; dans l'histoire de l'Occident, aux camps de la mort ; et jusque dans la littérature, par le nom assigné au port de l'île, Port-Abraham, d'après celui de Jean-Pierre Abraham, à qui revient l'exergue du roman[1].

C'est un paysage imaginaire, composite et ordonné au feu d'un phare et à l'œil des gardiens successifs qui y ont laissé leurs livres de quart. À toute l'île et au tiers lieu de la mer, le phare d'Aven Bell donne l'heure.

Pour l'instant, au moment où le journaliste en reportage visite l'île, Lucien, le dernier de ces gardiens, est mort depuis au moins trente ans.

Un théâtre et son arrière-scène

C'est le lieu d'une tragédie. S'adressant à l'un des exilés, le journaliste définit la tragédie : « Je pressens, cher Vanka, quelque chose d'aussi vibrant et d'aussi beau qu'une tragédie. Et pourtant, les tragédies sont toujours simples. Quelque chose a lieu à partir de rien. » Définition toute classique, celle même de Racine.

« Et pourtant »… Oui, en ce lieu compliqué, chargé de personnages, d'objets et de références comme un tableau flamand, « il va se passer quelque chose… » (Claudel, à propos de la peinture hollandaise[2]). Quelque chose qui viendra simplifier et ordonner ce désordre profus, autour d'une ligne d'événements épurée qui commence, vers 1975, avec l'arrivée à Holly d'Esther Meyer, une réfugiée juive venue d'Amsterdam avec sa fille Saskia, et son suicide. Que fuyait-elle et qui cherchait-elle ici ? Qu'est devenue l'enfant ?

Chaque personnage alors trouvera son emploi et sa raison d'être : l'orpheline Saskia (nommée comme l'épouse de Rembrandt) et sa tutrice Odette, Lucien l'époux séparé d'Odette passionné de peinture hollandaise et à la recherche de « celui qui se tient derrière tout ceci », les ouvriers de la carrière de marbre, qui apportent l'exotisme de leur profession et de leurs loisirs brutaux…

À travers douze chapitres, le fil se déroule selon trois narrations, celle du reporter à l'écoute de tous les protagonistes, les écritures de Saskia laissées elles, en abîme, dans les marges des annales du phare avant son départ brusqué en janvier 1989, et justement les écritures de ce journal, qui donnent à toute cette histoire la profondeur et la durée de la Nature.

L'orchestration de la narration et les vibrations des phrasés

Remarquons, à travers Boyce et la jeune Saskia, la différence des tonalités entre trois proses.

Le journal des gardiens est factuel.

Saskia raconte la folie de Lucien et les relations qu'elle a entretenues avec Vanka et les autres, à travers ses propres états d'âme exaltés et ses rêves de fuite.

Le reporter note des dialogues, car il recherche les points de vue des acteurs sur les événements, les bribes d'informations qu'ils apportent, les réticences à les donner, les silences et les ruptures. Avançant dans son enquête et selon la déontologie de son métier, le journaliste est à l'écoute des voix, et à la maîtrise de la sienne. Et il subit sa propre passion, le désir de savoir (la libido sciendi), et son propre rêve, de livrer aux lecteurs des Britton News, de la Cornish Review et de Paris Normandie la clé de l'île mystérieuse, leur voisine.

Peu à peu, il aura reconstitué l'histoire des lâchetés et trahisons, turpitudes et violences qui auront culminé dans les scènes vécues et racontées par Saskia en décembre 1988, l'année de ses 16 ans, avant sa fuite hors de l'île. C'est elle qui aura le dernier mot de ce récit, en janvier 1989, dans ses dernières observations portées au journal du phare puis dans une lettre à Odette, écrite du continent.

Quant à Lewis Boyce, tout laisse à penser qu'il ne publiera rien. Il a voulu savoir, et pour sa peine il a su. Avant de quitter l'île de tous les échouements, il s'implique même, lui l'homme de l'objectivité, au point de se jouer, rôle ingrat et attrayant, en personnage principal :

Il me restera à me tourner vers mes propres mystères, à sonder mes propres démissions, à me demander si je n'ai pas été cet homme qu'Esther Meyer était venue rejoindre ici : puis-je jurer n'avoir jamais connu cette lâcheté, ne pas venir au rendez-vous de Finis Terrae ?

On aura assisté à un déchaînement de passions dont certaines sordides. Ce qui préserve la majesté de la tragédie, c'est la distance que prend l'auteur à travers le personnage et la fonction d'un journaliste tout près de s'identifier à Œdipe. Comme une sorte d'ironie, cet écart permet de conjurer toute complaisance, y compris à l'égard de l'une de ces passions, séduisante et peut-être trompeuse, celle d'une toute jeune fille prise dans le désir et les entraînements de l'écriture.

 

En d'autres termes : l'une des deux voix, venue de l'extérieur, s'est abîmée dans les sortilèges de la tragédie ; l'autre, née dans la tragédie, s'en est affranchie. S'il y avait ici un chœur pour proclamer que tout est bien, ce serait les derniers récits qu'elle laisse derrière elle.

Pierre Campion



[1] Jean-Pierre Abraham, Ar Men (1988).

[2] Paul Claudel, « Introduction à la peinture hollandaise », dans L'Œil écoute (1945), Folio Essais, p. 60.

RETOUR : Études