À la recherche de l'intrus
Une enquête
Dans chacune de leurs phrases et dans le parcours de leur
ensemble, le mouvement est le secret des grands livres.
Celui-ci est mince, guère plus de soixante pages dans son
édition augmentée, et encore sont-elles imprimées en typographie aérée :
un texte (1999-2000) et trois post-scriptum (avril 2005, janvier 2010, août
2017).
À la différence des post-scriptum habituels, ces
trois-là ne constituent pas des
précisions à l'égard de l'écrit principal ou des corrections ou des repentirs.
Ils arrivent chacun à sa date comme des suppléments au dossier d'une enquête dont
l'habilitation demeurerait ouverte.
Qui est l'intrus et dans quel espace se produit l'intrusion ?
Un cœur, greffé dans le corps de l'auteur, en 1991 si l'on
comprend bien.
Réponse déterminante mais trop simple. En fait, ce livre
raconte les épreuves d'un corps qui sont autant d'expériences de la
pensée : n'attendons pas des détails de l'opération et de ses suites ou
des récits des douleurs et des traitements. Le corps y est, premier et dernier,
comme le siège traversé d'une aventure.
Certes, « il y a déjà une histoire des représentations
de la greffe », mais ce livre n'en fera pas partie. Il est écrit par un
greffé.
Il raconte une aventure de la pensée, dont le récit est
marqué par des scansions dans la réflexion, des modalisateurs de son discours :
des expressions adverbiales, « ainsi » (tantôt introduisant des
exemples, tantôt une conclusion provisoire, « encore », « pour
le moment », « ici aussi, d'une autre manière »), « à tout
le moins, il se produit ceci »…
Ce sont des découvertes, survenues dans le territoire d'un
moi : « C'est donc ainsi moi-même qui deviens mon intrus », où
la première personne du présent marque encore le sujet du verbe dans le moment même
où il devient un autre, « [son] intrus ». Encore une révélation, aux
dernières lignes du rapport d'enquête :
L'intrus n'est pas un autre que moi-même et l'homme lui-même.
Pas un autre que le même qui n'en finit pas de s'altérer, à la fois aiguisé et épuisé,
dénudé et suréquipé, intrus dans le monde aussi bien qu'en soi-même, inquiétante poussée de
l'étrange, conatus d'une infinité
excroissante.
Souvenir de Spinoza, images, travail des termes, grammaire
rigoureuse et libre… Car, juste avant, on découvrait cet aperçu : la vision
d'une communauté des greffés, à travers laquelle se laissent deviner l'homme du
futur et celui du plus lointain passé :
Nous sommes, avec tous mes semblables, de plus en plus
nombreux, les commencements d'une mutation, en effet : l'homme recommence
à passer infiniment l'homme (ce qu'a toujours voulu dire « la mort du
dieu », en tous ses sens possibles). Il devient ce qu'il est : le
plus terrifiant et le plus troublant technicien, comme Sophocle l'a désigné
depuis vingt-cinq siècles, celui qui dénature et refait la nature, qui recrée
la création, qui la ressort de rien et qui, peut-être, la reconduit à rien.
Celui qui est capable de l'origine et de la fin.
Une mutation, en son effet et en son principe. Pascal et
Nietzsche, non nommés. Cependant les amis ont droit à leurs noms et prénoms :
Alex (Garcia-Dürtmann), Giorgio (Agamben) ou Jacques
Derrida, à qui on ne pouvait pas greffer un pancréas.
Échos multipliés entre des noms, des images et des concepts,
des formules, des interférences, plutôt que des références, échos soigneusement
repérés, là où pourrait régner la confusion due à la douleur ou au désorientement : tout cela surgit en son temps à la
pensée, comme autant de surprises qu'elle se ménage.
Le problème est celui du moi et les problématiques,
nombreuses et variées, multiformes et circulaires, celles où s'échangent l'intérieur
et l'extérieur, l'ouvert et le fermé, l'intime et l'extime,
le propre et l'impropre, l'autre et le même… Où se rencontrent d'abord le cœur
nouveau et le cœur ancien : « celui qui est fichu, c'est cet autre,
mon cœur. Ce cœur désormais intrus, il faut l'extruder. »
La révolte et l'acceptation sont également étrangères à la situation.
Mais rien qui ne soit étranger.
À l'œuvre, le latin venu de la messe et de saint Augustin,
la vaporisation et la centralisation venues de Baudelaire (aussi la plaie et le
couteau), les battements et roulements des étymologies venus du fond de la
langue :
Corpus meum et interior intimo meo, les deux ensemble pour dire très exactement, dans
une configuration complète de la mort du dieu, que la vérité du sujet est son
extériorité et son excessivité : son exposition infinie. L'intrus m'expose
excessivement. Il m'extrude, il m'exporte, il m'exproprie. Je suis la maladie
et la médecine, je suis la cellule cancéreuse et l'organe greffé, je suis les
agents immuno-dépresseurs et leurs palliatifs, je
suis les bouts de fil de fer qui tiennent mon sternum et je suis ce site
d'injection cousu en permanence sous ma clavicule […].
Non pas une capitale de la douleur mais plutôt le champ de
bataille des notions et de leurs réconciliations : « Identité vaut
pour immunité, l'une s'identifie à l'autre. Abaisser l'une, c'est abaisser
l'autre. L'étrangeté et l'étrangèreté deviennent
communes et quotidiennes. » Alors le zona ou le cytomegalovirus
se réveillent, « les vieux virus tapis depuis toujours dans l'ombre de
l'immunité, les intrus de toujours, puisqu'il y en a toujours eu ». Une
histoire secrète du moi et ignorée de lui-même se révèle à l'occasion de la
greffe puis d'un cancer subséquent, comme certaines herbes fleurissaient jaune sur
l'emplacement d'un talus arasé, là où de mémoire d'homme on ne les avait jamais
vues.
Presque d'entrée, on a trouvé la méditation inévitable — qui accompagne la décision de greffer —,
sur une intrusion première et dernière : « Isoler la mort de la vie,
ne pas laisser l'une intimement tressée dans l'autre, chacune faisant intrusion
au cœur de l'autre, voilà ce qu'il ne faut jamais faire. » Cependant :
Il faut seulement dire que l'humanité ne fut jamais prête à
aucun état de cette question, et que son impréparation à la mort n'est que la
mort elle-même : son coup et son injustice.
Quelle injustice ? Risquons une suggestion : peut-être
la mort est-elle à la vie comme le serait une disgrâce à quelque grâce infinie.
Mais ce serait encore un rapport, trop de raison, et la supposition d'un
dispensateur des grâces. Le coup de la mort est toujours inattendu, il vient de
nulle part, il tranche les liens que l'ingéniosité des techniques médicales,
des lois et des religions, des arts et de la poésie, de la philosophie avaient
cru pouvoir tisser entre la vie et la mort : on n'apprend pas à mourir.
Telle est dans ce livre la puissance de la pensée :
dans le mouvement d'une investigation sans fin et du discours de cette
investigation, dont l'enquêteur est lui-même l'objet de l'enquête. Mouvement
d'abord arrêté en 2000, puis repris dans les post-scriptum, un mouvement qui se
réveille avec les années, apportant une nouvelle formulation (en 2005,
« je n'ai plus un intrus en moi : je le suis devenu ») et avec celle-ci
une joie singulière, ou bien (en 2017) un discours en forme, issu d'une
circonstance, lequel trouve à se développer en perspective politique, ou, après
une hospitalisation au Japon, en programme de pensée :
Rien ne me paraît plus important — je dirais même
plus impérieux — pour la pensée d'aujourd'hui que d'avancer
dans ce qui sans nul doute reste obscur et résiste à une disposition de notre
culture occidentale, mais qui précisément n'insiste avec tant de force que dans la mesure où cette civilisation,
partout répandue, partout greffée, ne se reconnaît plus elle-même et entre dans
une mutation radicale (c'est-à-dire un déracinement, car c'est en cela que
consiste une « radicalité » véritable).
Tel est ce livre, virtuose et fascinant. Telle paraît être une
écriture en son travail, au sens où Freud parlait du travail du rêve.
Pierre Campion