RETOUR : Chroniques de littérature

Anne Coudreuse : Willa Cather, Destins perdus.
© : Anne Coudreuse.

Ce texte a été écrit pour figurer dans un livre qui paraîtra aux États-Unis.

Mis en ligne le 8 novembre 2012.


Willa Cather (1876-1947)
Destins perdus
Nouvelles, trad. de l'anglais (États-Unis) par Michelle Causse
Rivages Poche, coll. Bibliothèque étrangère, [1932] 1994

J'ai lu Destins obscurs de Willa Cather à un moment o je n'y voyais pas bien clair dans ma propre vie, et o j'avais beaucoup de mal à lire. Les trois nouvelles ont pourtant retenu mon attention par leur qualité et leur tonalité. J'ai été un peu gênée par la traduction, en particulier celle de la prononciation du père Rosicky (« ch'dirais que mon cœur a toujours ben marché ») ou celle de Mrs Rosen dans la deuxième nouvelle (« Mais, czette fois, c'est vous que je suis fenue voir, grand-maman »). Ces effets graphiques et phonétiques me semblent très artificiels, car pour moi, la référence d'un effet d'oralité produit à l'écrit reste Céline. Et je suis moins gênée dans ma lecture quand je lis les nouvelles de Raymond Carver en traduction.

J'ai été très touchée par l'humanité du « Père Rosicky », à la fois la nouvelle et le personnage éponyme. Je trouve très émouvants la fin du récit et ce sens de la transmission d'un homme qui va mourir vers un être à naître et qui n'est pas encore. Je suis sensible à tout un art de l'évocation et du détail chez Willa Cather, à la manière qu'elle a de suggérer toute une personnalité, toute une complexité, par des suggestions très concrètes qui ne sont jamais des jugements. J'aime la façon dont elle réussit à dire l'extrême dureté de la vie, dans ses dimensions les plus matérielles de faim, de froid, de pauvreté, en même temps qu'un art de vivre fait d'acceptation et de salut à ce qui vaut la peine d'être vécu. Écrivant moi-même des nouvelles, je sais combien il est difficile dans un genre si bref et si elliptique de donner à sentir quelque chose de la complexité des êtres et de la vie, sans schématiser ou caricaturer. Cette première nouvelle a pour toutes ces raisons un effet apaisant à la lecture, sans être pour autant lénifiant ou naïf.

« La vieille Mrs Harris » est la nouvelle que j'ai préférée, sans doute parce que je me suis identifiée plus ou moins consciemment à la jeune Vickie recevant une bourse pour aller étudier à l'Université, ce qui lui permettra, suppose-t-on, de rompre avec son milieu pesant et de briser le cercle de la transmission de mère en fille et de la procréation comme destin unique et répétitif d'une femme. Le couple formé par les Rosen et leur goût pour la culture, le point lumineux et généreux qu'ils représentent dans la nouvelle permettent également d'échapper à une atmosphère par ailleurs très mélancolique. J'ai appris que cette nouvelle était la plus autobiographique du recueil et j'apprécie l'évocation de cette famille comme prélude à la vie d'écrivain, et la grande pudeur de l'ensemble, qui rend peut-être le texte encore plus émouvant, en particulier la dernière phrase, particulièrement bouleversante.

Le dernier récit, sur « deux amis », m'a moins plu, peut-être parce que des aspects de la culture américaine me manquent pour l'apprécier pleinement. J'aime toutefois beaucoup tout le dernier paragraphe, qui m'émeut par son sens du détail et le regret de ce qui aurait pu être, une forme de nostalgie discrète qui est peut-être le propre de nos destinées, obscures ou plus lumineuses, à mesure que nous prenons de l'âge.

Anne Coudreuse

RETOUR : Chroniques de littérature