Anne Coudreuse : Flaubert lecteur du XVIIIe siècle. Pathos,
ironie et apathie dans la Correspondance
Mis en ligne le
13 décembre 2012.
Maître de
conférences à l'université
Paris13-Sorbonne-Paris-Cité et membre honoraire de l'Institut
universitaire de France, Anne Coudreuse enseigne la littérature
française du XVIIIe siècle. Elle a publié notamment
Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, PUF,
1999.
D'autre part, elle est écrivain. Sur ce site, elle tient
une chronique de
littérature.
Flaubert lecteur du XVIIIe siècle
Pathos, ironie et apathie dans
la Correspondance
« Versons de
l'eau-de-vie sur ce siècle d'eau sucrée. »
Flaubert, à Ernest Feydeau, 19 juin 1861
La Correspondance de Gustave Flaubert fournit
un terrain d'étude particulièrement riche pour qui s'intéresse à la
postérité littéraire de Voltaire et de Rousseau et à ce que le XIXe
siècle, pour autant que Flaubert en soit un écrivain représentatif,
retient de l'héritage du XVIIIe siècle. La ligne esquissée au XVIIIe
siècle entre des écrivains qui pratiquent l'écriture du pathos et ceux
qui le refusent pour des raisons à la fois éthiques et esthétiques,
devient au XIXe siècle une frontière de plus en plus nette qui oblige
les écrivains à se situer clairement dans telle ou telle lignée. Si l'on
considère le Romantisme comme l'aboutissement de la littérature sensible
et vertueuse du XVIIIe siècle, et de ce que les historiens de la
littérature appelaient autrefois « le Préromantisme »
— définition très insuffisante du Romantisme, qui ne prend
pas en compte ses enjeux historiques et idéologiques —, on
peut dire que Flaubert écrit en réaction contre le Romantisme qu'il
exècre, parce qu'il l'accuse d'être « convenu » et
« faux ».
C'est ainsi qu'il exécute la Graziella de
Lamartine, dont il trouve la fin particulièrement ratée. Il en propose
donc une réécriture plus à son goût, en prenant Voltaire comme modèle.
C'est à cette occasion qu'il fait part de son admiration pour la fin de
Candide, « bête comme la vie ». Voltaire auquel
Flaubert fait référence rapidement et entre parenthèses, semble
représenter pour lui le meilleur antidote au romantisme échevelé des
sentiments poétiques. Pour Flaubert, la fin de Graziella, que
Lamartine a rédigée « tout d'une seule traite et en
pleurant », eût
été bien meilleure, si au lieu de mourir de son abandon, la fille du
pêcheur se fût consolée, « ce qui est plus ordinaire et plus
amer » que le « joli procédé poétique » qu'a choisi
Lamartine. C'est à ce moment de sa réflexion que, entre parenthèses,
Flaubert propose Voltaire comme un contre-modèle à toutes les émotions
mensongères qui portent à faux dans les livres romantiques :
« (La fin de Candide est
ainsi pour moi la preuve criante d'un génie de premier ordre. La griffe
du lion est marquée dans cette conclusion tranquille, bête comme la
vie.) Cela [la fin que Flaubert suggère] eût exigé une indépendance
de personnalité que Lamartine n'a pas, ce coup d'œil médical de la vie,
cette vue du vrai enfin, qui est le seul moyen d'arriver à de grands
effets d'émotion
span>. »
Quand Flaubert parle de Voltaire — c'est
un des noms qui revient le plus fréquemment sous sa plume, en dehors de
ceux de ses contemporains — on sait qu'il le fait en
connaissance de cause. Il lit Voltaire depuis l'âge de quatorze ans, et
il a analysé son théâtre, scène par scène, sur plus de quatre cents
pages, quand il voulait apprendre à construire une intrigue. Il
reconnaît qu'il a trouvé cette lecture ennuyeuse, et la cite en exemple
de sa grande résistance aux lectures laborieuses : « J'avais à
cette époque beaucoup étudié le théâtre de Voltaire que j'ai analysé,
scène par scène, d'un bout à l'autre. — nous faisions des
scénarios
span>. »
Contre Marmontel : « On n'écrit pas avec
son cœur mais avec sa tête. »
Dans cette même période, il a lu les tragédies de
Marmontel, qu'il classe parmi les « mauvais » auteurs, à cause
de son emphase et de sa grandiloquence. Sur ce point, il ne distingue
pas Voltaire de Marmontel qu'il a lu « pour [se] faire rire ».
Il ne résiste pas au plaisir de citer quelques vers de Marmontel pour
mettre en évidence les périphrases ampoulées utilisées par le
dramaturge :
« Que dis-tu de ceci pour dire d'un bonnet
grec :
Pour sa tête si
chère
Le commode ornement dont la Grèce est la
mère »
Voilà précisément ce qu'il exècre sous le nom de
« poésie, et dans les règles encore ! » Sa stratégie
démystificatrice consiste à traduire dans une langue banale, voire
triviale, ce que Marmontel écrit poétiquement :
D'une vierge par lui (le fléau), j'ai vu le doux visage,
Horrible désormais, nous présenter l'image
De ce meuble vulgaire, en mille endroits percés,
Dont se sert la matrone en son zèle empressé,
Lorsqu'au bord onctueux de l'argile écumante
Frémit le suc des chairs en [sa] mousse bouillante !
Ce qui devient dans la langue prosaïque de
Flaubert : « une femme gravée de la petite vérole ressemble à
un écumoir
span> » ! Contre l'image poétique et la périphrase
développée sur plusieurs alexandrins, Flaubert utilise le raccourci
médical qui fait mouche en une seule phrase et dégonfle cette baudruche
pseudo-poétique. Emporté par son élan dévastateur et son goût pour la
blague de potache, il continue :
« J'éprouve le besoin de faire encore deux
citations.
Une demoiselle parle à sa confidente de ses chagrins
d'amour :
Et d'un secours furtif aidant la volupté
Je goûte avec moi-même un bonheur emprunté !
La confidente répond qu'elle connaît cela et
ajoute :
et les hommes aussi
Par un moyen semblable apaisent leur souci. »
L'ironie flaubertienne consiste ici à souligner le
double-sens poétiquement dissimulé dans les vers et à rabattre le
pompeux signifiant sur son prosaïque signifié, ce qui a pour effet de
l'aplatir lamentablement. Il change en blague un dialogue sérieux qu'il
détache de son contexte. Le passage du style direct au style indirect
(« la confidente répond qu'elle connaît cela ») qui résume le
contenu du dialogue dans un pronom familier, participe également de
cette redoutable ironie. Flaubert n'a pas de termes assez durs pour
qualifier la poésie ou le théâtre de Voltaire, comme on le voit par
exemple dans le parallèle qu'il propose entre deux auteurs qui ont selon
lui gâché leur talent :
Chateaubriand est comme Voltaire. Ils ont fait
(artistiquement) tout ce qu'ils ont pu pour gâter les plus admirables
facultés que le bon Dieu leur avait données. — Sans Racine,
Voltaire eût été un grand poète, et sans Fénelon, qu'eût fait l'homme
qui a écrit Velléda et René
!
Pour Flaubert, Voltaire a été « pitoyable au
théâtre » et « dans la poésie pure », car il n'a jamais
été capable que « d'exposer son opinion personnelle »,
comme dans sa correspondance devant laquelle tout le monde
s'extasie
span>. Or pour Flaubert qui « éprouve une répulsion invincible
à mettre sur le papier quelque chose de [son] cœur
span> », l'impersonnalité représente un idéal artistique
incompatible avec la poésie, cette « écume du cœur » : il
ne veut pas « considérer l'art comme un déversoir à passion, comme
un pot de chambre un peu plus propre qu'une simple causerie, qu'une
confidence
span> ».
Cet idéal d'impersonnalité correspond au projet plus
global d'évincer le sentiment de la littérature, et de l'art en général,
car « on n'écrit pas avec son cœur, mais avec sa tête
span> ». C'est pourquoi Flaubert s'en prend à tous ces
« farceurs » et autres « saltimbanques » qui
déversent leurs sentiments dans ce qu'il appelle parfois, par dérision,
la « pohésie » ou les « phrases po-ë-tiques
span> ». L'introduction d'un [h] aspiré et la désarticulation
du mot par des tirets sont caractéristiques de sa volonté d'en découdre
avec l'emphase poétique. Cette maladie du bon sentiment qui infeste la
littérature et tout le siècle, leur a, selon lui, été transmise par
Jean-Jacques Rousseau, via la génération romantique :
Ne sens-tu pas que tout se dissout, maintenant, par
le relâchement, par l'élément humide, par les larmes, par le bavardage,
par le laitage. La littérature contemporaine est noyée par les règles de
femme. Il nous faut à tous prendre du fer pour nous faire passer les
chloroses gothiques que Rousseau, Chateaubriand et Lamartine nous ont
transmises. […] La Passion nous perd tous
span>.
L'art du bref : de l'esprit de Voltaire à
l'ironie de Flaubert
Puisque « l'enfer et les mauvais livres sont
pavés de belles intentions
span> », il faut verser « de l'eau-de-vie sur ce siècle
d'eau sucrée
span> ». Pour ce faire, la lecture des contes de Voltaire
fournit à Flaubert une source vive. Il les a lus plusieurs fois, et il
en conseille la lecture à Louise Colet :
C'est une chose, toi, dont il faut que tu prennes
l'habitude, que de lire tous les jours (comme un bréviaire)
quelque chose de bon. Cela s'infiltre à la longue. Moi je me suis bourré
à outrance de La Bruyère, de Voltaire (les contes) et de Montaigne
span>.
Parmi tous les contes de Voltaire, il distingue
surtout Candide qu'il considère comme « le résumé de toutes
ses œuvres » et dont il tient « la visite chez le seigneur
Pococurante » pour « le meilleur chapitre » :
c'est « une des merveilles de la prose », « la
condensation de soixante volumes écrits et dĠun demi-siècle
dĠefforts
span> ».
La brièveté constitue une garantie de qualité, ce qui
en fait une arme absolue contre le pathos qui a toujours besoin d'espace
pour s'étaler. Là où Voltaire n'a besoin que d'un trait de plume pour
viser juste, d'autres auteurs videraient leur encrier sans résultat. Le
pathos n'est alors qu'une dilution du sentiment qui n'aboutit qu'à noyer
le poisson de l'émotion. Voltaire est le plus grand représentant de
l'esprit que Flaubert juge « incompatible avec la vraie
poésie » : « Qui a eu plus d'esprit que Voltaire et a été
le moins poète
span> ? » Voltaire constitue pour lui une référence à la
fois littéraire, stylistique et politique. En effet, quand Flaubert
affirme que « l'ironie n'enlève rien au pathétique », mais
qu'au contraire « elle l'outre », il s'inscrit ouvertement
dans la lignée de Voltaire qu'il revendique comme un de ses modèles, en
faisant du même coup de Rousseau un anti-modèle
span>. « Or j'aime le grand Voltaire autant que je déteste le
grand Rousseau », déclare-t-il dans un de ces fracassants
parallèles dont il a le secret
span>. Pour Flaubert, Voltaire ne riait pas, il
« grinçait » car il avait fait de l'intelligence « une
machine de guerre ». Il reproche au contraire à Rousseau d'avoir
engendré une religion sentimentale et datée, alors que « le comble
de la civilisation sera de n'avoir besoin d'aucun bon sentiment
span> ». La langue de Rousseau est une langue historiquement
dépassée qui a légué au XIXe siècle un héritage lui-même en voie de
péremption, comme l'affirme Flaubert dans une intuition
quasi-prophétique :
Je parie que dans cinquante ans seulement, les
mots : « Problème social, moralisation des masses, progrès et
démocratie » seront passés à l'état de « rengaine » et
apparaîtront aussi grotesques que ceux de : « Sensibilité,
nature, préjugés et doux liens du cœur » si fort à la mode vers la
fin du XVIIIe siècle.
Le jugement que Flaubert porte sur Rousseau semble
cependant plus complexe ; il ne s'agit pas en effet d'une condamnation
sans appel. Ce jugement est marqué au coin de la contradiction, comme
tout ce qui touche chez Flaubert à l'émotion et à son expression. Sur
ces questions sa position est très ambiguë : Flaubert entretient
avec l'émotion un rapport trouble et fasciné dans lequel entre autant
d'attraction que de répulsion. Sa haine pour Rousseau tient peut-être à
la grande proximité qu'il perçoit entre ce chantre de la sensibilité et
lui-même. Comme Rousseau, son semblable, son frère, Flaubert est un
adepte de « la religion du Désespoir », mais il s'en
défend
span>. C'est ainsi qu'il écrit à Amélie Bosquet : « Chacun
de nous a dans le cœur une chambre royale. » S'il prétend l'avoir
« murée », il précise immédiatement qu'« elle n'est pas
détruite
span> ». Flaubert ne professe pas un optimisme béat, qui
refuserait de prendre la souffrance en compte. Bien au contraire, il
établit un rapport entre la capacité à souffrir et
l'intelligence :
Chose étrange, à mesure qu'on s'élève dans l'échelle
des êtres, la faculté nerveuse augmente, c'est-à- dire la faculté de
souffrir. Souffrir et penser seraient-ils donc la même chose ? Le génie,
après tout n'est peut-être qu'un raffinement de la douleur, c'est-à-dire
une plus complète et intense pénétration de l'objectif à travers notre
âme
span>.
Flaubert dénie en revanche toute qualité littéraire à
l'expression de la souffrance et considère l'idée même de consolation
comme une injure
span>. Dès lors, le rire et l'ironie sont les seuls recours aussi
bien d'un point de vue moral que sous l'angle littéraire. « Voir
les choses en farce » est selon lui « le seul moyen de ne pas
les voir en noir », ce qu'il résume dans une formule aussi tonique
que désespérante, à l'intention de Louise Colet : « Rions pour
ne pas pleurer
span>. » L'ironie n'est que l'autre nom du malheur, non pas un
antidote au pathétique, mais un moyen de le renforcer pour le rendre
indépassable. Flaubert est d'autant plus ironique qu'il penche
naturellement vers le pathos. Cette ironie érigée en principe et en
vision du monde est une manière pour lui d'écrire contre lui-même et de
suivre sa pente, mais en remontant. C'est ainsi qu'il écrit à Louis
Bouilhet à qui il annonce qu'il a rédigé quatre pages de Madame
Bovary : « C'est je crois un fier pathos, mais je vais de
l'avant, quitte à l'enlever après
span>. » Cette remarque semble tout à fait caractéristique de
la conception flaubertienne de l'écriture et du style : le pathos
n'est qu'un déchet de la création littéraire. Il constitue pour Flaubert
une sorte de passage obligé, un défaut inévitable auquel il doit
accepter de se laisser aller pour mieux le corriger ensuite. Dès lors le
pathos n'est acceptable que dans le galop de la plume, au moment du
premier jet. S'il subsiste dans le texte définitif, il ne sera plus que
le témoignage honteux d'une absence de travail et d'une faiblesse du
style : une faute de langue autant qu'une faute de goût. En
refusant le pathos, Flaubert écrit contre lui-même pour donner à ses
phrases un caractère d'évidence absolue, ce qui n'est pas sans rappeler
la méthode de Sartre qui affirme avoir toujours pensé contre
lui-même
span>. Dès lors, l'ironie n'est pas le contraire du pathos, mais son
envers : « N'as-tu pas vu que toute l'ironie dont j'assaille
le sentiment dans mes œuvres n'était qu'un cri de vaincu, à moins que ce
ne soit qu'un chant de victoire ? » demande-t-il à Louise Colet qui
ne semble pas saisir les enjeux de son esthétique romanesque
span>. Plus décharnée, plus minimale et plus légère que le pathos,
l'ironie flaubertienne est aussi plus désespérée car elle n'offre aucune
issue : dans le pathos, on peut toujours
en rajouter; de l'ironie on ne peut rien retrancher, sous peine
d'exténuer la phrase et de se condamner au silence. L'ironie possède des
vertus anti-lacrymales indéniables : en
cela elle s'apparente aussi à un supplice puisqu'elle empêche cette
expulsion naturelle de la souffrance, mais elle permet d'accéder à une
autre qualité de larmes, de nature bien supérieure. « Tu me dis que
rien bientôt ne pourra plus t'arracher de larmes. Tant mieux, car rien
n'en mérite, si ce n'est des larmes de rire, “pour ce que le rire est le
propre de l'homme” » écrit Flaubert à Louise Colet le 2 janvier
1854, ce qui constitue une manière assez peu commune de présenter ses
vœux pour la nouvelle année
span>.
Flaubert et Jean-Jacques : entre fascination
et répulsion
S'il a peiné en lisant le théâtre de Voltaire, la
lecture de Rousseau lui a également demandé quelques efforts, comme en
témoigne cet aveu à Louis Bouilhet : « Je ne vois absolument
rien à te narrer. Si ce n'est que je lis et que j'ai bientôt fini (Dieu
merci !) La Nouvelle Héloïse. C'est une rude lecture
span> ! » Ce qui ne l'empêche pas de stigmatiser l'École
Normale parce qu'on y a puni un élève d'avoir lu ce roman considéré
comme un « mauvais livre ». Flaubert emploie l'italique
pour bien souligner qu'il rapporte ce jugement sans le reprendre à son
compte ; on peut donc supposer qu'il tient La Nouvelle Héloïse
pour un bon roman. Ce que confirme la suite de la lettre :
« Je suis fâché de ne pas savoir ce qui se passera dans deux cents
ans. Mais je ne voudrais pas naître maintenant et être élevé dans une si
fétide époque
span>. »
Il lui semble pourtant que la génération romantique a
fait un grave contre-sens historique, politique et esthétique en
choisissant de « prendre par Jean-Jacques » au lieu de
« continue[r] par la grande route de M. de Voltaire », et en
imposant du même coup « le néo-catholicisme, le gothique et la
fraternité » comme des valeurs dominantes
span> :
Je crois même que, si nous sommes tellement bas
moralement et politiquement, cĠest quĠau lieu de suivre la grande route
de M. de Voltaire, cĠest-à-dire celle de la Justice et du Droit, on a
pris les sentiers de Rousseau, qui, par le Sentiment, nous ont ramené au
Catholicisme. Si on avait eu souci de lĠEquité et non de la Fraternité,
nous serions Haut. […] On donne trop d'importance à ce que messieurs les
médecins nomment dans leur langage élégant « les organes
uro-génitaux »
span>.
C'est dans une lettre à Jules Michelet qu'il met le
mieux en évidence le rapport ambigu qu'il entretient avec la figure et
la pensée de Rousseau. S'il reconnaît qu'il fait partie du
« troupeau de ses petits-fils », il n'en critique pas moins
son « influence funeste », car il voit en lui « le
générateur de la démocratie envieuse et tyrannique », et le
corrupteur du droit pour les cerveaux français qu'il n'a fait
qu'obscurcir avec « les brumes de sa mélancolie
span> ». Pour Flaubert qui reprend à son compte la formule de
Napoléon selon laquelle « le succès appartient aux
apathiques
span> », Rousseau a déversé dans ses œuvres des californies de
sentimentalité, et s'est rendu responsable de cette monomanie du
sentiment dans les romans, qui sera tournée en dérision dans Bouvard
et Pécuchet :
À haute voix et l'un après l'autre, ils parcoururent
La Nouvelle Héloïse, Delphine, Adolphe et
Ourika. Mais les baillements de celui qui écoutait gagnaient son
compagnon, dont les mains bientôt laissaient tomber le livre par terre.
Ils reprochaient à tous ceux-là de ne rien dire sur le milieu, l'époque,
le costume des personnages. Le cœur seul est traité ; toujours du
sentiment ! Comme si le monde ne contenait pas autre chose !
Cette sentimentalité donne toujours à Flaubert
l'occasion de blaguer sur le néant hystérique du quotidien familial.
« D'ici à quelques jours, je vais avoir dans ma maison des tableaux
à la Greuze (scènes d'intérieur) » raconte-t-il à Louise Colet pour
résumer le conflit qui oppose sa mère à « une femme de chambre
qu'elle croyait lui être fort dévouée, etc.
span> ». Flaubert ne termine pas sa phrase, car il compte sur sa
correspondante pour compléter mentalement le vide sémantique laissé dans
la locution « etc ». Le pathos est toujours un cliché lacrymal
en voie de solidification et Flaubert suppose que Louise Colet a
suffisamment lu pour retrouver le stéréotype auquel il fait
implicitement référence. Le pathos se présente comme un musée de
fossiles que tout le monde a déjà plus ou moins visité ; c'est pourquoi
il est inutile de répéter le commentaire du guide. Le pathos a déjà fini
la phrase que Flaubert laisse en suspens. Il fonctionne ici comme un
effet de la mémoire. C'est un air tellement connu qu'il suffit d'en
fredonner les premières notes pour que toute la salle reprenne en chœur.
Le pathos est une forme massive de la littérature qui le voue à devenir
un art de masse. Voilà aussi pourquoi Flaubert ne peut l'admettre qu'à
titre expérimental et provisoire, comme une étape à dépasser dans les
années de formation d'un jeune écrivain, ou comme le brouillon d'une
œuvre littéraire aboutie.
Pour Flaubert, l'émotion en littérature est
« d'un ordre inférieur » ; c'est pourquoi, malgré son
admiration pour Manon Lescaut, il ne tient ce roman que pour un
« livre secondaire ». Il en vante certes « le souffle
sentimental » et « la naïveté de la passion qui rend
les deux héros si vrais, si sympathiques, si honorables ».
Mais pour être « un grand cri du cœur », ce roman n'en est pas
pour autant un grand livre. Flaubert exige des « choses plus
épicées, plus en relief », comme on en trouve « à
outrance », dans « tous les livres de premier ordre ». La
valeur esthétique et éthique que Flaubert place très nettement au-dessus
de l'émotion, c'est la vérité :
[Les livres de premier ordre] sont criants de vérité,
archidéveloppés et plus abondants de détails intrinsèques au sujet. […]
La première qualité de l'Art et son but est l'illusion.
L'émotion, laquelle s'obtient souvent par certains sacrifices de détails
poétiques, est tout autre chose et d'un ordre inférieur. J'ai pleuré à
des mélodrames qui ne valaient pas quatre sous et Goethe ne m'a jamais
mouillé l'œil, si ce n'est d'admiration
span>.
Flaubert considère finalement l'émotion pathétique
comme un dévoiement de l'art et de la littérature, car il est beaucoup
plus difficile de faire vrai que de faire pleurer dans un livre.
Contrairement à certaines théories esthétiques développées au XVIIIe
siècle, les larmes versées par le lecteur ne sont plus une garantie de
la valeur d'une œuvre, ni la preuve irréfutable du succès ou de
l'aboutissement d'un projet littéraire. Les larmes déréalisent et
aseptisent la littérature. La mort de Madame Bovary fera sans doute
moins pleurer que celle de Virginie, « mais l'on pleurera plus sur
le mari de l'une que sur l'amant de l'autre, et ce dont je ne doute pas,
c'est du cadavre. Il faudra qu'il vous poursuive
span> ». L'émotion littéraire est trompeuse et secondaire car
elle pourrait faire croire à un possible rachat par l'esthétique. Or
Flaubert refuse cette conception lénifiante de la littérature. Dissoudre
le cadavre dans la pompe pathétique et dans le flux lacrymal, c'est nier
la mort et en dissiper la réalité. Or l'esthétique romanesque doit
toujours tendre vers une recherche de la vérité : « La vérité
n'est pas faite pour consoler comme une tartine de confitures qu'on
donne aux enfants qui pleurent. Il faut la rechercher, voilà tout, et
écarter de soi ce qui n'est pas elle. »
Le pathos vise à sublimer la souffrance par la
littérature pour la rendre supportable, en subsumant une réalité
douloureuse sous la jouissance esthétique. Pour Flaubert, cette
tentative est vaine autant d'un point de vue éthique que d'un point de
vue littéraire. Ce que le pathos fait perdre en qualité à la littérature
ne se traduit par aucun amoindrissement de la souffrance ; l'œuvre
est donc perdante sur les deux tableaux : elle n'est ni belle ni
consolante. La chimie des larmes inverse dans le pathos les règles
élémentaires de toutes les équations : tout se perd, rien ne se
transforme. Le pathos constitue un écran opaque entre le sujet et sa
souffrance ; or pour Flaubert, la meilleure manière de lui échapper
est encore de savoir la regarder en face :
D'où vient que, quand je pleurais, j'ai été souvent me
regarder dans ma glace pour me voir ? — Cette disposition à
planer sur soi-même est peut-être la source de toute vertu. Elle vous
enlève à la personnalité,
loin de vous y retenir
span>.
Le pathos est contraire à la clairvoyance que
Flaubert érige au rang de règle d'hygiène élémentaire et de principe
d'écriture. Avant de parler ou d'écrire, il faut voir. Or le pathos
empêche la nécessaire digestion du malheur que Flaubert considère comme
une propédeutique indispensable à tout projet littéraire :
« On n'y voit pas toujours clair en soi et, surtout lorsqu'on
parle, le mot surcharge la pensée, l'exagère, l'empêche même
span>. »
Cette rapide traversée de la correspondance de
Flaubert prouve assez qu'il a été un lecteur attentif et critique de la
littérature du XVIIIe siècle, ce qui lui a souvent permis de développer
ses propres conceptions littéraires et de les mettre à l'épreuve des
grandes œuvres du siècle précédent. Ce qui s'élabore dans le décousu
inévitable de la correspondance, c'est une sorte d'histoire de la
littérature en action. Flaubert en propose une catégorisation à partir
de certains critères parmi lesquels le pathos occupe une place
déterminante. Selon le traitement de l'émotion qu'il analyse au fil de
ses lectures, Flaubert trace une ligne de partage entre une littérature
personnelle, centrée sur l'expressivité des affects, et une littérature
tendant idéalement vers l'impersonnalité et cherchant à atteindre la
vérité par un rigoureux travail sur la langue. Cette frontière passe
évidemment par lui puisque son œuvre devient à son tour un point de
repère essentiel dans l'histoire de la littérature envisagée sous
l'angle du traitement du pathos
span>. L'œuvre de Flaubert considérée dans son intégralité est
également traversée par cette ligne de démarcation ; en ce sens, la
correspondance est l'envers des romans, le déversoir personnel qui
permet de maintenir l'idéal d'impersonnalité dans l'écriture romanesque.
Elle fonctionne autant comme le laboratoire d'une œuvre en cours de
réalisation que comme l'arrière-cuisine où Flaubert enferme tous les
déchets et tous les bas morceaux de la création littéraire.
À l'école de Sade : le triomphe de
l'apathie
Mais toutes les lectures ne sont pas toujours
avouables. Si Flaubert nomme et cite Prévost, Marmontel, Voltaire et
Rousseau, il laisse deviner, sans le nommer, qu'il a été,ainsi qu'un
grand nombre d'écrivains au XIXe siècle, un grand lecteur de Sade, comme
en témoignent certaines formules d'adresse de ses lettres, où il affuble
ses amis d'un surnom emprunté à l'onomastique sadienne. « Vieux
Bandole », écrit-il à Jules Duplan le 20 septembre 1857. La
référence à Sade se confirme dans le contenu de la lettre,puisque
Flaubert se compare à Gernande
span>. Quelques jours plus tard il compare George Sand à
Dorothée : il s'agit du prénom de Madame d'Esterval dans La
Nouvelle Justine
span>. Cette lettre se clôt sur une allusion à Jérôme qui est un des
moines libertins du couvent de Sainte-Marie-des-Bois. Dans sa lettre à
Jules Duplan du 20 octobre 1857, Flaubert accumule les références aux
romans sadiens qu'il résume en un paragraphe dans lequel il fait de son
destinataire un nouveau personnage de Sade :
Alemani l'a fait claquer comme un volcan, il s'est
perdu dans le lac de Bandole, ou bien asphyxié dans les lieux de
Gernande ? Il a été assassiné par Bras-de-fer ? On l'a enlevé
pour le mettre au couvent dans la classe des fouteurs de vint-cinq
ans ? Il est entré comme maître d'études dans la pension de Rodin
(boarding school for young pédérastes) ? Bressac et Jasmin l'ont
lié au pied d'un chêne ? Roland lui fait faire de la fausse
monnaie ?
span>
Outre son caractère de blague potache au goût assez
douteux, cette lettre montre que Flaubert a une connaissance précise des
romans de Sade, et de La Nouvelle Justine en particulier,
puisqu'il peut en reprendre les épisodes les plus célèbres, même s'il en
modifie l'ordre dans cette accumulation parodique qu'il mène au pas de
course et qui n'a de sens que par la connivence qu'elle suppose avec son
destinataire.
On peut en déduire que Flaubert s'appuie dans cette
lettre sur une lecture très récente de Sade. Contrairement aux autres
auteurs du XVIIIe siècle auxquels Flaubert fait référence dans sa
correspondance, Sade n'est jamais nommé. Il est convoqué implicitement
par les noms des personnages de ses romans. Flaubert n'utilise que les
noms des libertins, et ne mentionne jamais le nom des victimes. Cet
effacement de Justine, l'héroïne éponyme, ne répond pas à une stratégie
de dissimulation, inutile dans cette correspondance, d'autant plus que
les autres références sont transparentes. C'est plutôt que Flaubert ne
s'intéresse pas au point de vue de la victime : elle tient un
discours sentimental et pathétique assez proche finalement de celui
qu'il dénigre chez Rousseau, Marmontel ou Prévost.
S'il privilégie la référence aux libertins au point
de s'identifier parfois à l'un d'eux, par jeu et provocation, c'est sans
doute qu'il détecte dans leurs discours et leurs pratiques, un élément
résolument nouveau, et qui rompt avec le traitement rousseauiste ou
néo-rousseauiste de la souffrance vertueuse. De son admiration pour
Voltaire à sa lecture de Sade, on ne peut pas établir de solution de
continuité, puisque la première version de La Nouvelle Justine,
intitulée Les Infortunes de la vertu, se présente, dans sa
structure, comme un conte philosophique. Sade met à l'épreuve du récit
et de la succession des épisodes l'axiome moral selon lequel la vertu
est toujours récompensée, de même que Voltaire mettait l'optimisme à
l'épreuve des multiples pérégrinations narratives de Candide.
Flaubert tient sur Voltaire et Rousseau des propos
analytiques assimilables à une forme de critique littéraire ; il s'en
garde bien pour ce qui concerne Sade, avec lequel il semble entretenir
un rapport à la fois plus immédiat et plus mimétique : il ne le
commente pas mais le parodie ou cite le plus souvent le nom de ses
personnages. On aurait sans doute tort de réduire cette lecture de Sade
par Flaubert à une perversion de l'ermite de Croisset. Même s'il semble
n'avoir retenu, dans les romans de Sade, que les scènes libertines en
passant rapidement sur les dissertations, il a sans doute perçu dans ces
textes l'émergence d'une vision du monde radicalement neuve qui rend
périmées et caduques toutes les valeurs triomphantes des romans
sensibles du XVIIIe siècle
span>. Quand Flaubert prophétise la faillite du « culte de la
mère » en prenant pour modèle la ruine de l'idée de nature et de la
sensibilité en vogue au XVIIIe siècle, quand il s'en prend à des valeurs
comme le progrès ou la démocratie, il est beaucoup plus le petit-fils de
Sade que celui de Rousseau, quoi qu'il en dise.
Il trouve dans sa lecture de Sade un antidote au
sirop des bons sentiments et aux lourdeurs vertueuses du pathos, car
Sade est bien celui qui a versé «de l'eau-de-vie sur [son] siècle d'eau
sucrée », comme Flaubert cherche à le faire sur son époque
span>. Sade fait en effet de l'apathie le maître mot de l'idéologie
libertine, ce qui ne peut qu'emporter l'adhésion de Flaubert qui lutte
contre l'hégémonie du sentiment dans le champ de la morale et de
l'esthétique.
Corollairement, Sade utilise l'ironie comme principe
éthique et stylistique, ce qui en fait pour Flaubert un maître moins
avouable certes que Voltaire, mais tout aussi efficace dans
l'élaboration d'une vision du monde et d'une écriture. « L'ironie
pourtant me semble dominer la vie », écrit-il à Louise
Colet
span>. Mais l'ironie flaubertienne ne se réduit pas pour autant à
une imitation servile des procédés de Sade. Flaubert lui reprend
cependant l'idée que le romancier peut adopter un autre point de vue que
celui de la victime, et jouer de ce décalage.
C'est ainsi qu'il écrit à propos de Madame
Bovary : « Ce sera, je crois, la première fois que l'on
verra un livre qui se moque de sa jeune première et de son jeune premier
span>. » Ce principe est à la base du roman sadien : le
romancier fait rire son lecteur des malheurs de Justine, et l'oblige du
même coup à adopter le point de vue des libertins. Toute compassion
étant ainsi interdite, le pathos est entièrement éliminé car il est
atteint dans son principe même.
Pour les auteurs qui, au XVIIIe siècle s'élèvent
contre la vague pathétique, comme pour Flaubert, le refus du pathos est
fondé sur des raisons à la fois éthiques et esthétiques. Le pathétique
semblait capable d'établir une transparence entre les consciences, et
une adéquation du langage et de l'homme. Mais le pathos, s'il peut être
feint et manipulateur, réintroduit un obstacle insurmontable dans cet
idéal, et jette le discrédit sur le langage qui devient moins un outil
d'expression qu'un instrument de pouvoir. Le pathos, en tant qu'il peut
être compris comme une perversion du langage et comme un puissant moyen
de pression sur le destinataire, fausse l'échange des idées et les
rapports humains.
Anne
Coudreuse