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Anne Coudreuse : Les stratégies du pathos dans Les Liaisons dangereuses.
Mis en ligne le 11 novembre 2012.

© : Anne Coudreuse

Maître de conférences à l'université Paris13-Sorbonne-Paris-Cité et membre honoraire de l'Institut universitaire de France, Anne Coudreuse enseigne la littérature française du XVIIIe siècle. Elle a publié notamment Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, PUF, 1999.
D'autre part, elle est écrivain. Sur ce site, elle tient une chronique de littérature.

Le présent article est paru d'abord dans la revue Op. cit., Université de Pau, nĦ 11, novembre 1998, p. 99-107.


Les stratégies du pathos dans Les Liaisons dangereuses

L'adresse du pathos

L'ambiguïté constitutive du pathos est bien mise en évidence dans l'article que l'Encyclopédie consacre à cette notion. Le pathos y est défini comme un ensemble de « tours véhéments […] qui entraînent l'auditeur comme malgré lui ». L'articulation entre l'émotion et la persuasion n'est pas innocente, car elle n'exclut pas la possibilité d'une manipulation qui relève du tour de force rhétorique ou du tour de passe-passe, en amenant l'auditeur, sinon à penser contre lui-même, du moins à se laisser convaincre contre son gré. Cette efficacité stratégique se trouve confirmée par la définition du pathétique, qui pointe deux dangers : « tout ce qui transporte l'auditeur hors de lui-même, tout ce qui captive son entendement et subjugue sa volonté ».

On voit qu'il existe un lien suspect entre l'émotion forte et l'aliénation, au sens clinique du terme ; transporté hors de lui-même, l'auditeur n'est plus lui-même. Le pathétique fait de lui un forcené, au sens étymologique du terme : on sait en effet que l'adjectif « forcené » provient de l'ancien verbe « forsener », qui en ancien français signifie « être hors de sens, rendre fou », et qui est composé de la préposition fors et du substantif sen « raison, intelligence ». Le pathétique s'en prend donc aux facultés intellectuelles de l'individu, et pourrait à ce titre être considéré comme une pathologie de l'intelligence.

La définition proposée par l'Encyclopédie montre qu'il existe également dans le pathétique un lien entre l'émotion forte et l'aliénation, au sens politique du terme. En « captivant » l'entendement de l'auditeur, ou en « subjuguant » sa volonté, le pathétique se donne la possibilité de prendre sur lui un pouvoir, et de restreindre sa liberté. Les deux verbes utilisés dans la définition lient de manière très éclairante le champ lexical de l'asservissement et celui de la fascination[1]. On peut captiver un animal ou un auditoire, « animal aux têtes frivoles[2] ». Le pathétique détient une force ambivalente : elle permet de fixer l'attention et de la retenir, ce qui fait du pathétique un excellent remède contre l'ennui ; mais elle possède en retour un pouvoir contraignant.

Ces définitions suggèrent que le pathétique est toujours au moins doublement adressé. Il s'adresse au cœur, aux affects, aux passions. Mais par-delà le cœur, il vise la tête : la raison, les capacités intellectuelles, la réflexion. Dans le pathétique, l'émotion a toujours un autre but qu'elle-même. Elle cherche à emporter l'adhésion de l'auditeur ou du lecteur. Même sincère, le pathétique est ambigu. Sa duplicité morale trouve un terrain d'élection dans le roman libertin.

Chez les personnages vertueux, le pathétique renvoie à l'expression d'une émotion réelle, dont la sincérité ne fait aucun doute, dans le but d'émouvoir le destinataire. Mais cette articulation entre le pathétique (catégorie esthétique) et la sincérité (catégorie morale) est sujette à caution. En effet, même si l'émotion est réelle, peut-on en conclure pour autant que le pathétique est sincère — pur et sans mélange ? Puisqu'il est doublement adressé, il entre en lui une part de stratégie, de feinte et de manipulation, incompatible avec la sincérité. Telle est son ambiguïté : son efficacité sur le destinataire ne constitue pas un gage de sa valeur morale. Bien au contraire, pourrait-on ajouter dans certains cas.

Quand l'émotion est feinte, le pathétique n'est plus qu'une stratégie rhétorique et discursive comme une autre, qui bénéficie toutefois du crédit et de l'efficacité du pathétique sincère. Ce dévoiement du pathétique ne laisse alors aucune illusion sur sa valeur morale : il est mis au service de la duplicité, en particulier par les libertins qui en font un moyen de pression irrésistible. Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse ! Qu'importe l'émotion, feinte ou réelle, pourvu qu'on ait l'effet du pathétique : le bouleversement affectif qui paralyse la raison et la volonté.

Les lectures de la Marquise : un personnage en quête de hauteur

Les deux roués des Sacrifices de l'amour, le roman de Dorat publié en 1771, savent utiliser le pathos pour parvenir à leurs fins. En cela ils préfigurent les maîtres accomplis du libertinage que sont le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil dans Les Liaisons dangereuses. Leur pouvoir sur les corps et les cœurs est fondé sur une parfaite maîtrise des types de discours et des codes esthétiques. Cet apprentissage, sans lequel aucun contrôle de soi, et partant aucun pouvoir sur l'autre, ne sont possibles, constitue la véritable école du libertinage. De ce point de vue, il est tout à fait significatif que la marquise de Merteuil en décrive le pouvoir irrésistible dès l'ouverture du roman, dans la dixième lettre de la Première partie. Il s'agit dans cette lettre de rappeler à Valmont, qui a eu la sottise de tomber amoureux de la Présidente, les principes fondamentaux du libertinage. En bonne pédagogue, la marquise en propose une illustration par l'exemple ; elle explique donc à Valmont la stratégie qu'elle a mise en œuvre pour séduire Belleroche. Après l'avoir reçu froidement, elle lui donne rendez-vous dans sa petite maison, et travaille son rôle en l'attendant :

Après ces préparatifs, pendant que Victoire s'occupe des autres détails, je lis un chapitre du Sopha, une Lettre d'Héloïse et deux Contes de La Fontaine, pour recorder les différents tons que je voulais prendre. (Lettre X)

Il est intéressant de voir qu'un pas a été franchi dans Les Liaisons dangereuses, par rapport au dispositif épistolaire exploité par Dorat dans Les Sacrifices de l'amour que Grimm commente en ces termes le 15 février 1772 : « C'est La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau et Le Sopha de Crébillon fondus ensemble qui ont formé le goût de M. Dorat dans le genre des romans[3]. »

La maîtrise des discours et des codes que manifeste la marquise la fait pratiquement accéder au statut de romancière de sa propre vie, et même au statut de critique de sa propre pratique du romanesque, comme elle le souligne elle‑même :

Je puis dire que je suis mon ouvrage. […] Je fortifiai [mes observations] par le secours de la lecture. […] J'étudiai nos mœurs dans les Romans ; nos opinions dans les Philosophes ; et je cherchai même dans les Moralistes les plus sévères ce qu'ils exigeaient de nous, et je m'assurai ainsi de ce qu'on pouvait faire, de ce qu'on devait penser, et de ce qu'il fallait paraître. (Lettre LXXXI)

C'est pourquoi elle tranche dans le personnel romanesque des Liaisons dangereuses, car sa maîtrise lui permet presque d'échapper au statut de personnage. Elle ne l'accepte que momentanément, et à condition d'être à elle‑même son propre auteur, et de tirer les ficelles de son personnage dans telle ou telle scène programmée pour tel effet. Il lui suffit pour cela de « joindre à l'esprit d'un Auteur le talent d'un Comédien » (Lettre LXXXI). Dans cette construction si bien réglée, elle répète son rôle à la manière d'une actrice ; le verbe « recorder » signifie en effet d'après l'édition de 1762 du Dictionnaire de l'Académie, « répéter quelque chose afin de l'apprendre par cœur », ou répéter son rôle, en parlant d'un acteur qui s'accorde avec ses compagnons[4]. La variété de ses lectures prouve assez qu'elle compte jouer plusieurs rôles qu'il s'agit d'accorder entre eux pour son triomphe.

Pour jouer la comédie du sentiment et du plaisir, elle retient deux œuvres fameuses de la littérature érotique qui encadrent un classique de la passion : « une lettre d'Héloïse » renvoie aux lettres d'Héloïse rééditées et imitées pendant tout le siècle, plutôt qu'au roman de Rousseau que Laclos désigne avec son titre complet dans la lettre XC[5]. La marquise de Merteuil a compris que pour vaincre, il faut savoir mimer la passion et en produire tous les signes pathétiques, mais en gardant toujours avec elle une distance réflexive. Dans une perspective de maîtrise absolue, de soi et des autres, le pathétique n'intervient plus que comme un calcul stratégique, au sein d'un savant dosage de sincérité feinte et de réelle manipulation :

Là, moitié réflexion, moitié sentiment, je passai mes bras autour de lui, et me laissai tomber à ses genoux. « O mon ami, lui dis-je, pour vouloir te ménager la surprise de ce moment, je me reproche de t'avoir affligé par l'apparence de l'humeur ; d'avoir pu un moment voiler mon cœur à tes regards. Pardonne-moi mes torts : je veux les expier à force d'amour. » Vous jugez de l'effet de ce discours sentimental. (Lettre X)

La marquise de Merteuil a bien appris sa leçon ; elle combine admirablement la gestuelle et la rhétorique requises pour produire « l'effet » escompté. Comme dans les grandes scènes pathétiques des romans ou des drames, Madame de Merteuil s'humilie devant les genoux du Chevalier ; malgré cette attitude de suppliante, elle reste détentrice du pouvoir, car cette mise en scène témoigne de sa parfaite maîtrise des signes. Le dénigrement de soi-même, caractéristique du pathos, n'est qu'un recul stratégique pour mieux garantir sa victoire. Madame de Merteuil a bien compris toute la force pathétique de persuasion qu'elle peut tirer du thème de l'expiation : elle récupère ainsi un pathos chrétien, apte à plaire, non seulement au Chevalier dans cette scène, mais surtout au vicomte de Valmont à qui elle en fait le récit, et qui n'est pas insensible à la pieuse dévotion de la Présidente de Tourvel. Le récit est bien à double détente grâce au dispositif épistolaire, et permet à la Marquise d'exercer une double séduction : le Chevalier de Belleroche est séduit par ce pathétique qu'il croit sincère ; le vicomte de Valmont est séduit par ce pathétique qu'il sait feint, mais qui lui permet d'accéder fantasmatiquement à une représentation de la Marquise en pieuse martyre de l'amour. Cette superposition du registre libertin et du registre religieux est rendue possible par l'utilisation du pathétique. La Marquise utilise un stratagème similaire avec Prévan :

Il essaya de s'attrister, de prendre de l'humeur, de me dire que j'avais peu d'amour ; et vous devinez combien tout cela me touchait ! Mais voulant frapper le coup décisif, j'appelai les larmes à mon secours. Ce fut exactement le Zaïre, vous pleurez. Cet empire qu'il se crut sur moi, et l'espoir qu'il en conçut de me perdre à son gré, lui tinrent lieu de tout l'amour d'Orosmane.

Ce coup de théâtre passé, nous revînmes aux arrangements[6]. (Lettre LXXXV)

Elle réussit magistralement là où Prévan échoue, en adoptant la même stratégie qu'elle. Il cherche à l'émouvoir par des moyens pathétiques qui portent à faux et restent sans effet, comme le signale immédiatement l'antiphrase. C'est précisément parce qu'elle n'est pas « touchée » par cet acteur médiocre, incapable de lui faire concurrence sur le terrain de la feinte, qu'elle conserve son incomparable maîtrise pour jouer son rôle. Le rapport de forces est traduit en métaphores théâtrales. La Merteuil feint d'être vaincue dans cette scène, et signe sa défaite en pleurant pour mieux triompher dans la réalité. Elle utilise le pathétique, qui est habituellement l'arme du faible, pour masquer momentanément sa force et berner son adversaire en feignant de lui laisser l'avantage. La Marquise, qui maîtrise parfaitement ses sentiments et ce qu'elle en laisse transparaître n'a pas de termes assez forts pour dire le mépris que lui inspirent les femmes dominées par leur sensibilité et livrées entièrement à l'empire du diaphragme. Elle ne tient pas à être traitée par Valmont comme ces créatures pitoyables :

Ah ! gardez vos conseils et vos craintes pour ces femmes à délire, et qui se disent à sentiments ; dont l'imagination exaltée ferait croire que la nature a placé leurs sens dans leur tête. (Lettre LXXXI)

La charité du Vicomte

Le Vicomte de Valmont, qui dans la lettre CXLIV tourne en dérision le « sentimentaire Danceny[7] », se conduit également en habile stratège du pathétique pour conquérir la Présidente de Tourvel. Ayant appris qu'elle le fait espionner par un domestique, il décide de tourner cette curiosité à son profit, en jouant une scène bien pathétique de « généreuse compassion ». Ainsi la Présidente ne pourra-t-elle plus douter de sa vertu. Il paie au « collecteur » les dettes d'une pauvre famille de paysans à laquelle il donne en plus une somme importante. Il raconte à la Merteuil la scène que le domestique rapportera à la Présidente :

Après cette action si simple, vous n'imaginez pas quel chœur de bénédictions retentit autour de moi de la part des assistants ! Quelles larmes de reconnaissance coulaient des yeux du vieux chef de cette famille […] ! J'examinais ce spectacle, lorsqu'un autre paysan, plus jeune, conduisant par la main une femme et deux enfants et s'avançant vers moi à pas précipités, leur dit : « Tombons tous aux pieds de cette image de Dieu » ; et dans le même instant, j'ai été entouré de cette famille, prosternée à mes genoux. (Lettre XXI)

Les références au théâtre et au christianisme croisent leurs effets. La charité de Valmont, vertu théologale que la Présidente interprétera comme un signe de la conversion du Vicomte, donne lieu à une véritable mise en scène qui ne manquera pas d'amuser la Marquise de Merteuil. Le pathos chrétien est désarmorcé par sa métamorphose parodique en spectacle pathétique. Valmont propose à la Marquise un pastiche de drame bourgeois :

Cependant, au milieu des bénédictions bavardes de cette famille, je ne ressemblais pas mal au Héros d'un Drame, dans la scène du dénouement. (Lettre XXI)

Le simulacre esthétique montre que la vertu de Valmont n'est elle-même qu'une simulation stratégique. Cette scène à la manière de Diderot, conforme aux goûts de la Marquise pour tous les travestissements littéraires pourra passer pour un acte vertueux à la manière de la Présidente de Tourvel. La double destination suppose un double langage et une double dissimulation que Valmont maintient tout au long du récit grâce à l'ironie. Le récit à double fond se refermera comme un piège sur la Présidente ; Valmont produit tous les effets du pathétique sans pour autant adhérer aux présupposés moraux qui le déterminent. Son habileté consiste à séparer, dans un récit à double foyer, l'expression esthétique de ses fondements idéologiques, alors que le pathétique les donne habituellement à penser ensemble, comme le signifiant et le signifié d'un même signe. Cette dichotomie est maintenue pendant toute la scène :

J'avouerai ma faiblesse ; mes yeux se sont mouillés de larmes, et j'ai senti en moi un mouvement involontaire, mais délicieux. […] J'ai trouvé juste de payer à ces pauvres gens le plaisir qu'ils venaient de me faire. J'avais pris dix louis sur moi ; je les leur ai donnés. Ici ont recommencé les remerciements, mais ils n'avaient plus ce même degré de pathétique : le nécessaire avait produit le grand, le véritable effet ; le reste n'était qu'une simple expression de reconnaissance et d'étonnement pour des dons superflus. (Lettre XXI)

Au moment même où Valmont fait sur lui-même l'expérience de l'efficacité du pathétique, en se laissant gagner par une émotion contagieuse, il en conteste la valeur morale, en la replaçant immédiatement dans une théorie mercantile où le rapport économique réduit à néant l'illusion sentimentale. De même que dans le commerce des corps les femmes ne sont que des « machines à plaisir », dans celui des émotions, assimilées à une mécanique bien réglée, les larmes se paient. Le lecteur assiste dans cette scène à une véritable prostitution du pathétique. Le pathos auquel Valmont succombe par « un mouvement involontaire » est strictement conforme à la définition qu'en donne l'Encyclopédie : le Vicomte est « entraîné » par l'émotion « comme malgré lui ». Quand il n'est plus un simulacre esthétique destiné à leurrer une femme vertueuse, il est dégradé moralement par son intégration dans la stricte économie des plaisirs. Comme il paierait une courtisane pour la jouissance qu'elle lui procure, Valmont dédommage les paysans pour le « plaisir » qu'il a trouvé à faire le bien et à verser des larmes. Le bonheur de la vertu est ainsi secrètement assimilé à une satisfaction érotique.

Le traitement économique pervertit le pathétique moral de cette scène d'« édification publique[8] ». La charité, vertu chrétienne fondamentale, a donné lieu à de grands tableaux exaltant ce pathos religieux[9]. Elle se trouve ici dégradée en valeur d'échange et en occasion de jouissance par Valmont qui l'intègre à sa conception mercantile des rapports humains. Cette lettre constitue sans doute avec la fameuse scène du pauvre dans Dom Juan lĠune des critiques les plus intelligentes, et partant les plus redoutables de la charité chrétienne, dont les fondements moraux sont fortement ébranlés par Valmont[10]. Il suggère au contraire que la satisfaction qu'elle procure, dans son narcissisme, est comparable à la jouissance érotique[11]. Par le paiement des larmes, Valmont refuse la valeur symbolique et spirituelle de la charité dans la religion chrétienne que Jean Starobinski résume en ces termes :

Ainsi l'invitation à faire l'aumône aux humbles est-elle associée à la promesse d'une récompense inestimable dans un autre lieu et un autre temps. L'acte miséricordieux accompli dans l'histoire personnelle (sens historique du récit) reçoit sa contrepartie dans la parité non chiffrable qui lui correspond selon l'économie du salut (sens anagogique de la promesse). Le geste « horizontal » de la charité à l'égard des pauvres et des humbles est payé de retour par l'effusion « verticale » de la grâce divine et par l'ascension du juste au royaume des cieux[12].

Pour Valmont, régler ses comptes hic et nunc constitue la manière la plus efficace de nier l'idée d'une transcendance divine et d'un au-delà céleste où les bienfaits accomplis dans la vie terrestre seront justement rétribués. Pratiquer ainsi la charité revient pour Valmont à en inverser le sens, et donc à commettre un sacrilège, puisque c'est ici-bas qu'il compte obtenir la récompense de sa bienfaisance : faire de la Présidente une femme adultère ! Dans le moment où il semble faire des concessions aux valeurs chrétiennes de Madame de Tourvel, il en propose de fait une critique en action, en utilisant cette vertu théologale pour amener sa victime à commettre le péché de chair[13]. En changeant la charité en spectacle destiné à être raconté, Valmont refuse la nécessaire discrétion qui en garantit la vertu, sous le regard de la religion, comme le rappelle une des leçons du Sermon sur la montagne :

Prenez garde de ne pas faire vos bonnes œuvres devant les hommes pour être regardés : autrement vous n'en recevrez point la récompense de votre Père qui est dans les cieux. […] Quand vous faites l'aumône, que votre main gauche ne sache pas ce que fait votre main droite ; afin que votre aumône soit dans le secret ; et votre Père qui voit ce qui se passe dans le secret, vous en rendra la récompense[14].

La charité que pratique Valmont se présente comme une contrefaçon de celle que prônent les textes bibliques. Dans son caractère ostensible et spectaculaire, cette scène ne fait sans doute que systématiser à des fins stratégiques un des traits constitutifs de la charité, telle qu'elle se pratique à la fin du XVIIIe siècle ; selon les termes de Jean Starobinski, la pratique de la bienfaisance fut en effet marquée à cette époque « d'une touche d'esthétisme, et presque d'un hédonisme de l'attendrissement[15] ».

Cet épisode de bienfaisance, emprunté par Laclos à Clarisse Harlowe de Richardson, est réinterprété très librement pour mettre en évidence l'hypocrisie de Valmont, décrit comme un nouveau Tartuffe. Le piquant de cette scène pathétique ne se limite pas au récit qu'en fait Valmont dans la lettre XXI. Il se déploie à retardement grâce aux échos qu'il trouve, explicitement ou implicitement dans d'autres lettres. On apprend plus loin par Azolan que la Présidente de Tourvel s'apprête à lire Clarisse Harlowe :

Mme la Présidente est allée l'après-midi dans la Bibliothèque, et elle y a pris deux Livres qu'elle a emportés dans son boudoir. […] L'un est le second volume des Pensées chrétiennes ; et l'autre, le premier d'un Livre, qui a pour titre Clarisse. J'écris bien comme il y a : Monsieur saura peut-être ce que c'est. (Lettre CVII)

Grâce à un jeu de miroir savant et savoureux pour le lecteur, la duplicité de Valmont capable de prendre le masque dévot des bons sentiments pour séduire sa victime, est mise en abyme dans les lectures de Madame de Tourvel, placées elles aussi sous le signe de la dualité, mais sans les arrière-pensées stratégiques qui caractérisent Valmont : la Présidente passe en toute innocence des ouvrages d'édification religieuse au roman sentimental de Richardson, dans lequel elle voit la vertueuse Clarisse en proie aux manœuvre du libertin Lovelace, sans reconnaître qu'elle a elle-même été prise au même piège par le Vicomte. Cet aveuglement est digne d'une héroïne de tragédie. La scène pathétique, dont on a perçu la tonalité parodique et les enjeux stratégiques, contient également en réserve un potentiel d'ironie tragique que la structure en échos du roman lui permettra de déployer ultérieurement.

La leçon

La Présidente saura-t-elle reconnaître dans le roman de Richardson qui a servi de modèle à Laclos, et sans doute à Valmont, la stratégie dont elle a été victime ? Elle sortirait ainsi de son statut de personnage, or ce privilège est réservé dans le roman au camp des libertins, caractérisés par l'intelligence de leur lecture[16]. Cette réduplication participe de la réflexion métatextuelle du roman sur le pouvoir de la littérature. La maîtrise que la Marquise de Merteuil a acquise sur elle-même et sur les autres relève en grande partie de ses talents exceptionnels de critique littéraire. Les leçons de clairvoyance qu'elle donne à Cécile la bien nommée sont d'abord des cours de littérature :

Mme de Merteuil m'a dit aussi qu'elle me prêterait des Livres qui parlaient de tout cela, et qui m'apprendraient bien à me conduire, et aussi à mieux écrire que je ne fais[17].

L'ambiguïté de la bonne action de Valmont se répercute dans les lettres suivantes et admet une double interprétation. Madame de Tourvel est sensible à la bienfaisance du Vicomte, qu'elle porte à son crédit dès la lettre XXII, en réponse aux mises en garde de Madame de Volanges. Elle se laisse prendre au leurre pathétique dont Valmont n'a pas manqué de souligner les puissants effets. Parallèlement à la lecture sensible de la vertueuse Présidente, prête à voir le bien partout, se développe une contre-lecture ironique de la scène de bienfaisance ; sa réitération la dénonce comme un simulacre. Valmont en élude le récit, car l'intérêt de la scène s'est épuisé dans le bénéfice stratégique qu'il a su en tirer :

Après le dîner, les Dames voulurent aller voir les infortunés que j'avais si pieusement secourus ; je les accompagnai. Je vous sauve l'ennui de cette seconde scène de reconnaissance et d'éloges. Mon cœur, pressé d'un souvenir délicieux, hâte le moment du retour au Château. (Lettre XXIII)

Le retour en grâce de Valmont dans l'estime de Madame de Tourvel fait immédiatement pour lui l'objet d'un monnayage en biens terrestres. Remotivant le cliché chevaleresque dans lequel le héros ne demande, pour salaire de ses prouesses, qu'une faveur de sa dame, Valmont obtient, grâce à cette comédie de la charité, un baiser de la Présidente, contrainte d'imiter Madame de Rosemonde :

À peine elle finissait de parler : « Venez, mon neveu, venez, que je vous embrasse. » Je sentis aussitôt que la jolie Prêcheuse ne pourrait se défendre d'être embrassée à son tour. (Lettre XXIII)

En bonne logique, la scène de bienfaisance, dans laquelle se déploie un pathétique feint, débouche sur une autre scène pathétique, dans laquelle Valmont profite de l'incapacité de la Présidente à feindre. La deuxième scène redit la vérité, c'est-à-dire le mensonge, de la première :

Cependant j'étais à ses genoux, et je serrais ses mains dans les miennes : mais elle, les dégageant tout à coup, et les croisant sur ses yeux avec l'expression du désespoir : « Ah ! malheureuse ! » s'écria-t-elle ; puis elle fondit en larmes. Par bonheur je m'étais livré à tel point, que je pleurais aussi ; et, reprenant ses mains, je les baignais de pleurs. (Lettre XXIII)

Cette scène met en œuvre tous les topoï du tableau pathétique, aussi bien dans la gestuelle et le discours des corps, que dans les traits proprement stylistiques. Mais le pathétique véritable est fondé sur une réciprocité des sentiments qui reste illusoire entre les deux personnages. L'expression « par bonheur » fonctionne comme le signal d'une feinte de Valmont que Madame de Tourvel, tout entière à son émotion, est incapable de percevoir. Valmont au contraire maîtrise son rôle avec l'art consommé d'un acteur capable de se voir à distance, et d'improviser selon les besoins de sa stratégie :

Cette précaution était bien nécessaire ; car elle était si occupée de sa douleur, qu'elle ne se serait pas aperçue de la mienne, si je n'avais pas trouvé ce moyen de l'en avertir. J'y gagnai de plus de considérer à loisir cette charmante figure, embellie encore par l'attrait puissant des larmes. Ma tête s'échauffait, et j'étais si peu maître de moi, que je fus tenté de profiter de ce moment. (Lettre XXIII)

Pleurer ne constitue pas une « précaution inutile » pour le libertin qui exerce sa redoutable ironie aux dépens de sa conquête, dans le moment même où il avoue son trouble. Celui qu'il éprouve cependant ne provient pas de la « douleur », mais du désir que suscite cette femme éplorée. Le pouvoir érotique des larmes sur le libertin qui en est la cause est largement illustré tout au long du roman, et préfigure le statut du pathos dans l'écriture sadienne. Seul le désir est capable d'« échauffer » la tête de Valmont. Pour le reste, il se conduit en comédien rompu aux exercices les plus difficiles, et capable d'anticiper sur ce que sa victime attend de lui ; il se laisse provisoirement dicter son rôle, pour mieux rester maître du jeu. Ainsi quand la Présidente annonce qu'elle n'ira pas se promener, et qu'il n'aura donc pas l'occasion de lui parler :

Je sentis bien qu'il fallait placer là un soupir et un regard douloureux : sans doute elle s'y attendait, car ce fut le seul moment de la journée où je parvins à rencontrer ses yeux. (Lettre XXV)

En définitive, le pathétique réel ou feint n'a d'intérêt pour le libertin que dans la mesure où il peut l'intégrer dans une stratégie pour en tirer profit. Il n'est pas sensible à sa valeur esthétique ; il peut à l'occasion reconnaître la beauté d'une scène pathétique, mais seulement à condition d'en tirer un bénéfice narcissique, ou d'y voir un prélude érotique à la jouissance. Il abrège au contraire le récit des peines de tel ou tel personnage quand il n'en attend qu'un ennui répétitif dans lequel il ne voit qu'un investissement à fonds perdu. C'est ce qui apparaît par exemple dans les propos que tient Valmont sur les malheurs de Danceny :

Assurément je ne perdrai pas mon temps à écouter ses doléances, si cela ne doit nous mener à rien. Les complaintes amoureuses ne sont bonnes à entendre qu'en récitatifs obligés, ou en grandes ariettes[18]. (Lettre LIV)

Les effusions sentimentales ne sont pour Valmont que des débordements intempestifs de l'opéra sur la vie sociale : des fautes de goût. Or il ne veut pas être réduit à la passivité d'un simple spectateur. « Si vous êtes occupée, au moins écrivez-moi un mot, et donnez-moi les réclames de mon rôle », demande-t-il à la Marquise de Merteuil dans la même lettre. L'adjectif dont l'italique souligne le double sens indique que le libertin se définit pas une hyperactivité qui ne lui donne pas le loisir de perdre du temps et qui l'oblige à « recorder » sans cesse les répliques de sa prochaine scène.

La panne lacrymale ou le triomphe de l'improvisation

S'il peut arriver à Valmont, comme à tout autre acteur, de rater son effet, en ne réussissant pas à pleurer au bon moment, il sait improviser pour faire tourner la scène à son avantage. Pleurer, tout est là ! Et le libertin redoute plus l'absence de larmes que la panne sexuelle. Valmont raconte à la Merteuil comment il a finalement vaincu la résistance de la Présidente de Tourvel. Il s'est jeté à ses genoux et a utilisé le « ton dramatique » pour faire à la Présidente une déclaration pathétique : il est incapable de trouver le bonheur loin d'elle. Mais au moment où il lui semble le plus opportun de pleurer pour accréditer son désespoir et donner plus de force à sa suppliante génuflexion, ses yeux restent secs :

J'avoue qu'en me livrant à ce point j'avais beaucoup compté sur le secours des larmes : mais soit mauvaise disposition, soit peut-être seulement l'effet de l'attention pénible et continuelle que je mettais à tout, il me fut impossible de pleurer. (Lettre CXXV)

Valmont aurait aimé être doté du « don des larmes » comme Dupuis dans les Illustres Françaises[19]. Pleurer n'est selon lui qu'un processus physiologique comme un autre, une « disposition » qui, comme le sommeil ou la digestion, peut être bonne ou mauvaise selon les circonstances. Si l'on en croit Valmont, l'expression du pathétique sincère et véritable, suppose une forme de détente ou de relâchement du corps et de l'âme, incompatibles avec la concentration que nécessitent la mise en œuvre d'une stratégie et la mise en scène d'un pathos feint. Mais l'art du grand acteur est de savoir retourner une défaillance technique en triomphe d'improvisation, et de pallier par la voix son insuffisance lacrymale :

Par bonheur je me ressouvins que pour subjuguer une femme, tout moyen était également bon ; et qu'il suffisait de l'étonner par un grand mouvement, pour que l'impression en restât profonde et favorable. Je suppléai donc, par la terreur, à la sensibilité qui se trouvait en défaut ; et pour cela, changeant seulement l'inflexion de ma voix, et gardant la même posture : « Oui, continuai-je, j'en fais le serment à vos pieds, vous posséder ou mourir. » (Lettre CXXV)

Après avoir suivi le modèle du roman sensible, Valmont adopte le ton tragique : il substitue momentanément la « terreur » à la pitié. Après la supplication pathétique vient le « serment » plus conforme à la tragédie où les mots valent pour des actes et modifient irrémédiablement le cours des événements. Le libertin a conscience toutefois qu'une telle scène, pour être efficace, doit rester brève :

J'avais remarqué que les scènes de désespoir, menées trop vivement, tombaient dans le ridicule dès qu'elles devenaient longues, ou ne laissaient que des ressources vraiment tragiques, et que j'étais fort éloigné de vouloir prendre. Cependant, tandis qu'elle se dérobait à moi, j'ajoutai d'un ton bas et sinistre, mais de façon qu'elle pût m'entendre : « Hé bien ! la mort ! » (Lettre CXXV)

En attendant Sade

L'usage que le libertin fait du pathétique est toujours marqué au coin de la duplicité et s'inscrit dans une stratégie qui consiste à utiliser momentanément le langage de la victime pour la battre sur son propre terrain sans se laisser émouvoir par le pathos sincère grâce auquel elle croit pouvoir échapper au pouvoir du libertin, en le convertissant par les larmes au moralisme vertueux des bons sentiments. Telle est l'illusion de la Présidente de Tourvel, tout à fait comparable à celle de Justine tout au long des Infortunes de la vertu. Or quand le libertin se montre sensible au pathétique qui émane de sa victime, son émotion est de nature esthétique, voire érotique, mais ne constitue en aucun cas une adhésion aux valeurs morales qui le sous-tendent. Le libertin sait distinguer le spectacle esthétique de son intention moralisatrice, alors que la victime cherche à les confondre dans l'effusion lacrymale. Cette ambiguïté du pathos, constitutive du roman de Laclos, est radicalisée par Sade dans l'histoire de Justine : il manifeste une fascination esthétique pour le spectacle de la douleur qui est tournée en dérision dans le moment même où elle est complaisamment exhibée.

Anne Coudreuse



[1] « Captiver », au premier sens du terme, signifie « faire prisonnier », enchaîner. Ensuite, dans son sens moderne, le verbe désigne l'action de « retenir en séduisant ». Étymologiquement, « subjuguer » signifie « faire passer sous le joug ». Son premier sens est politique : réduire par les armes à la soumission complète, mettre sous le joug. Mais son sens plus courant en fait un synonyme de « fasciner » : séduire complètement.

[2] Voir La Fontaine, « Le pouvoir des fables », Fables, VIII, 4.

[3] Correspondance littéraire, t. IX, p. 453.

[4]  Voir Le Mariage de Figaro, acte I, scène 9 : Figaro à Basile et Chérubin : « Il faut bravement nous recorder. »

[5] Voir leurs traductions par Beauchamp (1714), Feutry (1751) ou Colardeau (1757). Valmont commence sa lettre à la Marquise par une citation de La Nouvelle Héloïse (I, 5) en italiques : « Puissances du ciel, j'avais une âme pour la douleur : donnez-m'en une pour la fidélité ! » Laclos ajoute dans une note que « M. de Valmont paraît aimer à citer J.-J. Rousseau, et toujours en le profanant par l'abus qu'il en fait. »

[6] La citation en italique est extraite de la tragédie de Voltaire, Zaïre, acte IV, scène 2.

[7] L'adjectif « sentimentaire », que Laclos souligne en utilisant l'italique, est un néologisme.

[8] C'est ainsi que Valmont la désigne au début de la lettre.

[9] Voir Les Œuvres de miséricorde (1635) d'Abraham Bosse ; la Famille de mendiants recevant l'aumône (1648) de Rembrandt ; Le Fermier incendié (Salon de 1761), La Charité romaine (1767) et La Dame de bienfaisance de Greuze ; L'Aumône (Salon de 1777) de Pierre-Alexandre Wille. Voir également le catalogue de l'exposition L'Allégorie dans la peinture. La représentation de la charité au XVIIe siècle, textes d'Alain Tapié et alii, Caen, 1986.

[10] Dans la « scène du pauvre » (Dom Juan, acte III, scène 2), c'est déjà l'aspect esthétique du don qui prévaut sur son sens spirituel : en donnant une pièce au pauvre « pour l'amour de l'humanité », Don Juan accomplit un beau geste dans lequel l'esthétique résout apparemment le conflit entre la piété de l'un et l'impiété sacrilège de l'autre.

[11] Sur cette question, voir Jean Starobinski, Largesse, Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1994. Il analyse entre autres une page de la neuvième Rêverie de Rousseau (Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1959, t. 1, p. 1092-1093). Rousseau oppose une « prodigalité liée à la violence et au désordre » (un jeune homme jette du pain d'épice aux manants ce qui provoque une bataille qui amuse la compagnie) et une « distribution équitable et ordonnée ». Rousseau, lassé de ce spectacle qui lui fait éprouver une « mauvaise honte », achète des pommes à une petite fille pour les distribuer à des petits garçons : « J'eus alors un des plus doux spectacles qui puissent flatter un cœur d'homme, celui de voir la joie unie avec l'innocence de l'âge se répandre autour de moi. Car les spectateurs mêmes en la voyant la partagèrent, et moi qui partageais à si bon marché cette joie, j'avais de plus celle de sentir qu'elle était mon ouvrage. […] De mon côté quand j'ai bien réfléchi sur l'espèce de volupté que je goûtais dans ces sortes d'occasions j'ai trouvé qu'elle consistait moins dans un sentiment de bienfaisance que dans le plaisir de voir des visages contents. Cet aspect a pour moi un charme qui bien qu'il pénètre jusqu'à mon cœur semble être uniquement de sensation. » Starobinski souligne l'ambiguïté de cette petite comédie : « À bien relire le texte de Rousseau, l'on s'aperçoit que le partage équitable des pommes est un choix esthétique, même s'il est déterminé par la réprobation de la violence provoquée par les pains d'épice lancés au hasard. Et dans ce choix esthétique la composante narcissique, de l'aveu même de Rousseau, fut très importante » (p. 135).

[12] Jean Starobinski, op. cit., p. 81.

[13] Béatrice Didier a souligné l'importance de cette intrication du vocabulaire religieux et du discours libertin. Après avoir montré comment Laclos utilise la rhétorique des sermonnaires, la référence à l'art sacré et aux débats théologiques du temps, elle conclut ainsi : « Laclos a su admirablement tirer parti de cette ambiguïté qui consistait, en dénonçant l'absurdité et le danger des préjugés, à utiliser les ressources diverses que lui offrait cet univers dans lequel il vivait et qui était encore très marqué par les structures religieuses. […] Mais la religion ne fournit pas seulement à Laclos l'occasion de s'amuser et d'amuser son lecteur. Ce vocabulaire religieux, si souvent tourné en dérision, possède une beauté intrinsèque à laquelle le romancier n'est pas insensible […]. Il a su donner à son roman une tension dramatique, une unité qu'il n'aurait pas eue sans ce grand drame du salut, de la faute et de la grâce qui s'y noue et s'y dénoue tragiquement. » (« Une église baroque à confessionnaux multiples », préface des Liaisons dangereuses, Livre de Poche, 1987, p. XXIII.)

[14] Évangile selon saint Matthieu, 6, 1-4.

[15] Jean Starobinski, op. cit., p. 110. Il montre que la philanthropie des Lumières, prenant le relais de la charité chrétienne, « mais de manière toute laïque », n'est pas étrangère à cette ostentation spectaculaire de la charité : « La “belle âme” était animée par le désir de se manifester pour se faire reconnaître par ses semblables : elle s'assurait d'elle-même par l'admiration émue que lui porteraient ses témoins. Et c'était en même temps une preuve de bonté dont l'homme sensible pouvait se prévaloir en lui-même : sa bienfaisance l'autorisait à se complaire à soi (p. 108). Voir également Léon Lallemand, Histoire de la charité, 1902‑1912; La Charité. L'amour au risque de sa perversion, recueil dirigé par Odile Gandon, Autrement-Série « Morales », nĦ 11, 1993.

[16] C'est ainsi que le lecteur devient « structurellement complice » de la Marquise. Voir Michel Delon, « Le discours italique dans Les Liaisons dangereuses », dans Laclos et le libertinage, P.U.F., 1983. Voir Didier Masseau, « Quelques points théoriques sur le roman au XVIIIe siècle », dans L'Épreuve du lecteur, éditions Peeters, Louvain-Paris, 1995 : « Il est révélateur que le personnage dont la position de regard est la plus proche de celle qu'exerce le narrataire dévoie en profondeur la grande leçon des Lumières. […] Le lecteur a le sentiment de pénétrer dans les arcanes d'un pouvoir mystérieux, celui de collaborer à cette entreprise, mais aussi la crainte de voir un être défier les lois les plus imprescriptibles » (p. 172). La formule la plus explicite de l'exceptionnelle importance du lecteur dans ce roman se trouve de manière tout à fait significative sous la plume de Madame de Rosemonde, qui est le pendant vertueux de Madame de Merteuil puisqu'elle se trouve à la fin en possession de toutes les lettres qui formeront le recueil (voir la note de la lettre CLXIX). Dans la lettre CXXX Madame de Rosemonde écrit à Madame de Tourvel : « Laissons le droit de juger à celui-là seul qui lit dans les cœurs. » Par cette métaphore figée, elle fait évidemment référence à Dieu. Mais la catachrèse est également remotivée ; il faut donc la comprendre aussi dans son sens littéral : « celui-là qui lit dans les cœurs » désigne également le lecteur, constitué ainsi en instance quasi divine, à qui reviennent le droit et la charge de juger, sinon de punir.

[17] Ibid., lettre XXIX, Cécile Volanges à Sophie Carnay. Dans Des femmes et de leur éducation, Laclos écrit : « La lecture est réellement une seconde éducation qui supplée à l'insuffisance de la première. » Voir Laclos, Œuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1979, p. 435-443. Les trois essais n'ont pas été publiés par Laclos. Le troisième développe les théories de la Marquise de Merteuil sur la lecture, en des termes étrangement similaires. On pourra ainsi comparer la lettre LXXXI et le début de ce troisième essai : « Il n'y a que deux moyens pour connaître : observer et méditer. […] Les secours qu'[une femme] peut tirer de la lecture […] lui seront fournis par les moralistes, les historiens, et les littérateurs. Elle apprendra dans les moralistes […] ce qu'on doit à soi-même et ce qu'on doit aux autres. »

[18] L'opéra du XVIIIe siècle comprend de nombreuses formes de récitatifs. Dans son Dictionnaire de musique, Rousseau définit ainsi le récitatif obligé : « C'est ce qui, entremêlé de ritournelles et de traits de symphonie, oblige pour ainsi dire le récitant et l'orchestre l'un envers l'autre, en sorte qu'ils doivent être attentifs et s'attendre mutuellement. » Il est tout à fait significatif que Danceny, un des personnages les plus « sentimentaires » du roman, soit dès le départ lié à la musique qui constitue au XVIIIe siècle une des formes privilégiées de l'expression pathétique des sentiments.

[19] Robert Challe, Les Illustres Françaises, 1713, Le Livre de Poche, « Bibliothèque classique », p. 631-632.

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