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Anne Coudreuse : Le bestiaire des Dialogues de Jean-Jacques Rousseau.
Mis en ligne le 20 novembre 2012.

© : Anne Coudreuse

Maître de conférences à l'université Paris13-Sorbonne-Paris-Cité et membre honoraire de l'Institut universitaire de France, Anne Coudreuse enseigne la littérature française du XVIIIe siècle. Elle a publié notamment Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, PUF, 1999.
D'autre part, elle est écrivain. Sur ce site, elle tient une chronique de littérature.

Le présent article est paru d'abord dans la revue Méthode !, nº 5, automne 2003, p. 125-131.


Trente millions d'ennemis

Le bestiaire des Dialogues de Jean-Jacques Rousseau

L'article « Animaux » du Dictionnaire Jean-Jacques Rousseau[1] nous rappelle que Rousseau était un grand ami des bêtes, comme l'indique également le titre d'un article de François Jost[2]. Dans le deuxième dialogue, l'auteur éprouve manifestement un grand plaisir à mettre en scène Jean-Jacques au milieu de ses animaux familiers :

Sa passion la plus vive et la plus vaine était d'être aimé ; il croyait se sentir fait pour l'être : il satisfait du moins cette fantaisie avec les animaux. Toujours il prodigua son temps et ses soins à les attirer, à les caresser ; il était l'ami, presque l'esclave de son chien, de sa chatte, de ses serins : il avait des pigeons qui le suivaient partout, qui lui volaient sur les bras, sur la tête jusqu'à l'importunité : il apprivoisait les oiseaux, les poissons avec une patience incroyable, et il est parvenu à Monquin à faire nicher des hirondelles dans sa chambre avec tant de confiance qu'elles s'y laissaient même enfermer sans s'effaroucher[3].

Cette évocation est moins anecdotique qu'elle n'en a l'air ; elle s'inscrit en effet dans une stratégie argumentative, où comme l'a bien montré Philippe Lejeune, « Il ne s'agit plus de construire un point de vue sur soi, mais d'en détruire un[4]. » Ici, il semble que Jean-Jacques, déçu par les hommes, manifeste une bonté naturelle envers les animaux, qui savent la reconnaître d'instinct, alors que ses contemporains refusent de la voir, en le percevant comme un « monstre ». Nous voudrions montrer que le recours à des images animalières qui construisent de Jean-Jacques une image monstrueuse et défigurée, se retourne contre ses ennemis qui vont à leur tour devenir des êtres abominables, incapables de reconnaître l'humanité en l'autre, car c'est en eux que la nature est viciée et pervertie. Dans « Du sujet et de la forme de cet écrit », l'auteur indique déjà en filigrane que jusque-là il n'a pas vraiment eu affaire à des hommes, mais qu'il espère cependant que la race n'en est pas définitivement éteinte :

Je ne sais quel parti le Ciel me suggérera, mais j'espérerai jusqu'à la fin qu'il n'abandonnera point la cause juste. Dans quelques mains qu'il fasse tomber ces feuilles, si parmi ceux qui les liront peut-être il est encore un cœur d'homme, cela me suffit, et je ne mépriserai jamais assez l'espèce humaine pour ne trouver dans cette idée aucun sujet de confiance et d'espoir. (p. 63)

L'image de la défiguration est omniprésente dans les Dialogues. Elle est à lier à celle de la monstruosité et à toutes les comparaisons avec des animaux qui tournent au désavantage de Jean-Jacques. « Intus et in cute » disait l'épigraphe des Confessions.

Mais l'auteur a échoué dans son projet, à ce qu'il croit : son public, et les mauvais lecteurs que sont ses ennemis, n'ont pas voulu le voir intérieurement et sous la peau comme il les y incitait. Ils n'ont su que coller d'autres traits grimaçants sur un visage qu'il voulait donner à lire, ils l'ont défiguré, comme l'indique l'auteur dans « Du sujet et de la forme de cet écrit » :

Mais celui qui se sent digne d'honneur et d'estime et que le public défigure et diffame à plaisir, de quel ton se rendra-t-il seul la justice qui lui est due ? (p. 61)

Cette image se retrouve tout au long du livre. On trouve par exemple cet échange entre le Français et Rousseau, peu avant la fin du premier Dialogue :

Le Français : Vous voilà donc disposé à vous rapprocher de cet homme entre lequel et vous le diamètre de la terre était encore une distance trop courte à votre gré ?

Rousseau : M'en rapprocher ? Non, jamais du scélérat que vous m'avez peint, mais bien de l'homme défiguré que j'imagine à sa place. (p. 171)

Le thème de la défiguration revient encore deux fois dans le deuxième Dialogue. À la première occurrence, il est associé à celui de la monstruosité. Rousseau commence ainsi une phrase : « Quand il se vit défiguré parmi les hommes au point d'y passer pour un monstre… » (p. 329). Un peu plus loin, il parle de Jean-Jacques comme d'« un être ainsi défiguré » (p. 335). Pour Rousseau, ce traitement qu'on inflige à Jean-Jacques relève de la monstruosité de ses ennemis, alors que le Français lui a donné un fondement tout naturel et moral dès le premier dialogue : « Celui qui n'a rien d'humain mérite-t-il qu'on le traite en homme ? » (p. 137). La stratégie va donc consister à retourner l'argument contre « ces Messieurs », en prouvant que ce sont bien eux à qui manque l'humanité la plus élémentaire, fondée sur la vertu et la sensibilité, qui sont quasiment synonymes au XVIIIe siècle. C'est la démarche de Rousseau dans le premier Dialogue :

Voilà une preuve qui parle à tout homme sensé. Que d'autres qui ne sont pas moins forts ne parlent qu'à moi ; elles devraient parler à toute âme sensible et douée de l'instinct moral. […] Quoi ! ce fléau du genre humain, cet ennemi de toute droiture, de toute justice, de toute bonté s'est captivé dix ou douze ans dans le cours de quinze volumes à parler toujours le plus doux, le plus pur, le plus énergique langage de la vertu […] et à écouter dans le silence des passions cette voix intérieure que tous nos philosophes ont tant à cœur d'étouffer, et qu'ils traitent de chimère parce qu'elle ne leur dit plus rien (p. 87).

L'auteur s'attache à mettre en évidence comment s'est construite cette image de monstre qui va s'attacher comme un masque vivant au visage de Jean-Jacques et le défigurer, par la faute de ses ennemis. C'est le Français qui l'explique dans le premier Dialogue  :

Et voilà comment, dirigé par des gens instruits du caractère affreux de ce monstre, le public, revenu peu à peu des jugements favorables qu'il en avait portés depuis si longtemps, ne vit plus que du faste où il avait vu du courage, de la bassesse où il avait vu du désintéressement, et du ridicule où il avait vu de la singularité. (p. 105-106)

Ce thème de la monstruosité en sous-tend un autre, plus secret, celui du monde à l'envers, d'un carnaval atroce où les valeurs s'inversent, où Jean-Jacques n'est plus vu « intérieurement et sous la peau », mais jugé et condamné sur des apparences imposées de l'extérieur. Le Français a d'ailleurs fait sienne cette vision de Jean-Jacques ; c'est ainsi qu'il s'exclame :

Mais songez toujours qu'il s'agit d'un monstre, l'horreur du genre humain, auquel personne au monde ne peut se fier en aucune sorte, et qui n'est pas même capable du pacte que les scélérats font entre eux. (p. 108)

Quand Rousseau évoque le monde enchanté, le Français lui répond :

Je cherche inutilement dans ma tête ce qu'il peut y avoir de commun entre les êtres fantastiques que vous décrivez et le monstre dont nous parlions tout à l'heure. (p. 71)

Dans le troisième dialogue, le Français met à nu ce processus où toute vérité se perd du moment qu'elle pourrait être favorable à Jean-Jacques et à sa réputation. C'est une des rares fois dans le texte où les ennemis sont nommés. Tout se passe comme si la vision était pervertie par la parole, par le point de vue forcément négatif sur Jean-Jacques :

Si d'Alembert ou Diderot s'avisaient d'affirmer aujourd'hui qu'il a deux têtes, en le voyant passer demain dans la rue, tout le monde lui verrait deux têtes très distinctement, et chacun serait très surpris de ne pas avoir aperçu plutôt cette monstruosité (p. 392).

Ce qui est frappant pour le lecteur, c'est que ce monstre bicéphale, l'auteur le reconstitue sous ses yeux, dans la structure particulière et éclatée des Dialogues, visible dès le titre : Rousseau juge de Jean-Jacques. Le réel semble se défaire sous la pression du discours de ces Messieurs ; ce n'est plus ce qui est, c'est ce qu'ils en disent. La seule façon de démonter ce mécanisme, c'est de le pousser jusqu'à l'absurde, dans la bouche même de celui qui en a été victime, avant que son point de vue soit rectifié par l'argumentation de Rousseau.

Dans le deuxième dialogue, Rousseau a rencontré Jean-Jacques et réalisé l'erreur de perspective dont il a été victime en adoptant le point de vue du Français. La monstruosité prend cette fois la forme d'une figure mythologique : « Je m'attendais à voir la figure d'un Cyclope affreux comme celui d'Angleterre » (p. 187). L'écart est énorme entre le vrai visage de Jean-Jacques, tel que l'a vu Rousseau, et l'image défigurée et faussée qu'il en avait sur le témoignage du Français : « ni le regard, ni le son de sa voix, ni l'accent, ni le maintien ne sont du monstre que vous m'avez peint » (p. 188). Mais le Français n'est pas à bout d'argument pour autant. Il va invoquer celui du nombre : « Pour justifier un monstre, prétendriez-vous en faire cent ? » (p. 197). Rousseau est minoritaire, il est donc dans l'erreur. Mais la question oratoire du Français esquisse déjà un retournement de perspective. Le monstre n'est peut-être pas celui qu'on croit, mais bien ceux qui tendent à le faire passer pour tel. Rousseau va essayer de dissocier la sensibilité et la monstruosité, en montrant qu'elles sont incompatibles. Il résume dans un premier temps les arguments de ces Messieurs : « J'ai souvent ouï reprocher à J.J., comme vous venez de faire, un excès de sensibilité, et tirer de là l'évidente conséquence qu'il était un monstre » (p. 218). Quelques pages plus loin, il exprime son propre point de vue :

Enfin l'espèce de sensibilité que j'ai trouvée en lui peut rendre peu sages et très malheureux ceux qu'elle gouverne, mais elle n'en fait ni des cerveaux brûlés ni des monstres. (p. 225)

Il serait donc stupide de faire de Jean-Jacques « un monstre infernal » (p. 318), dans la mesure où la sensibilité est une vertu qui ne saurait entraîner de tels effets. Sur cette question, on retrouve tous les débats du siècle sur la sensibilité, conçue comme une vertu fondamentale, synonyme même d'humanité et fondement de toute morale. C'est ainsi que l'argument se retourne : s'il est un être exceptionnel par sa sensibilité, Jean-Jacques n'en est pas pour autant un monstre, bien au contraire, il est une sorte de concentré d'humanité.

La défiguration et la transformation en monstre vont nourrir tout un réseau de métaphores animalières où Jean-Jacques est décrit comme une bête. Ces images sont si obsédantes qu'on pourrait même dire que Jean-Jacques, sous les yeux de ces Messieurs, devient véritablement un animal ; la métaphore n'est plus qu'une simple figure de rhétorique, elle devient métamorphose, perte de l'identité, que tout le texte va chercher à reconquérir.

Dans le troisième dialogue, le Français tentera de justifier ce traitement infligé à Jean-Jacques, mais son argument, dans son horreur, plaidera à son insu pour l'humanité de la victime :

Celui qui ose réclamer les droits roturiers de la nature pour ces canailles de paysans contre de si respectables droits de chasse, doit être traité des Princes comme les bêtes fauves qu'ils ne protègent que pour les tuer à leur aise et à leur mode (p. 352)

Dès le premier dialogue, le Français insiste sur l'« humeur sauvage » de Jean-Jacques qui « tendait d'elle-même à l'isoler » (p. 112). Peu à peu le texte va construire le portrait de Jean-Jacques en mauvaise bête, en animal nuisible, malfaisant et sauvage, et le remettre ainsi dans l'état de nature, cette hypothèse de travail du premier Discours. C'est ainsi que le Français demande : « Peut-on voir un serpent se glisser dans la place publique sans crier à chacun de se garder du serpent ? » (p. 113). On ne peut pas parler stricto sensu de métaphore filée, car la cohérence lexicale n'est pas maintenue, on passe sans transition d'une image à l'autre, et toujours au détriment de Jean-Jacques :

Il peut se vautrer à son aise dans la fange où l'on le tient embourbé. On l'accable d'indignités, il est vrai ; mais qu'importe ? […] Mais ce monstre d'ingratitude ne sent rien, ne sait gré de rien, et tous les ménagements qu'on a pour lui loin de le toucher ne font qu'irriter sa férocité. […] On eût dit à l'ardeur qu'on avait pour l'attirer, que rien n'était plus honorable, plus glorieux que de l'avoir pour hôte, et cela dans tous les états sans en excepter les Grands et les Princes, et mon Ours n'était pas content ! (p. 114)[5]

La première phrase semble assimiler secrètement Jean-Jacques à un cochon, même si la responsabilité en revient en définitive à ce pronom indéfini « on » qui apparaît dans le texte comme une autre figure sans visage de ces Messieurs. Dès lors, les « ménagements » dont il est question, malgré leur aspect positif, sont sujets à caution, car ils sont encore le fait de ce « on » indéfini. Le terme « férocité » apporte un sème différent de celui de la saleté contenu dans la première phrase ; ici, c'est la sauvagerie qui est soulignée et ce thème sera repris et précisé plus loin dans le texte. Enfin l'attaque se fait plus directe, avec la reprise du mot « Ours » à Mme d'Épinay. La majuscule rappelle celle que l'on trouve dans les titres des Fables de La Fontaine. Peu à peu un bestiaire se constitue sous les yeux du lecteur, en creux ou en relief, et l'identité de Jean-Jacques vacille entre l'humain et l'animal. Le pire pour lui, c'est peut-être que dans ces métaphores qui l'assimilent à une bête, il se voit nier toute capacité à parler.

Pour Rousseau, la sensibilité de Jean-Jacques, qu'il utilisait déjà comme un démenti de sa monstruosité, n'est pas compatible avec l'image de bête qu'on cherche à donner de lui :

Il est certain qu'à moins d'être de la plus brute insensibilité, il doit être aussi pénétré que surpris de cette association d'attentions et d'outrages dont il sent à chaque instant les effets. (p. 126-127)

Plus loin dans le texte, Rousseau reprend l'image de la « fange » employée par le Français, mais c'est pour la critiquer et la mettre en contradiction avec ce que le Français reconnaît malgré tout à Jean-Jacques :

Ce même homme à présent insensible à tant d'indignités s'abreuve à longs traits d'ignominie et se repose mollement dans la fange comme dans son élément naturel. De grâce, mettez plus d'accord dans vos idées ou veuillez m'expliquer comment cette brute insensibilité peut exister dans une âme capable d'une telle effervescence. (p. 152)

On retrouve le même réseau de métaphores animalières un peu plus loin dans le texte pour caractériser le tempérament débauché de Jean-Jacques et son hypocrisie[6]. C'est encore le Français qui parle :

Dès qu'il s'établit quelque part, ce qu'on sait toujours d'avance, les murs, les planchers, les serrures, tout est disposé autour de lui pour la fin qu'on se propose, et l'on n'oublie pas de l'envoisiner convenablement ; c'est-à-dire de mouches venimeuses, de fourbes adroits et de filles accortes à qui l'on a bien fait leur leçon. C'est une chose assez plaisante de voir les barboteuses de nos Messieurs prendre des airs de Vierge pour tâcher d'aborder cet Ours. Mais ce ne sont pas apparemment des vierges qu'il lui faut, car ni les lettres pathétiques qu'on dicte à celles-là, ni les dolentes histoires qu'on leur fait apprendre, ni tout l'étalage de leurs malheurs et de leurs vertus, ni celui de leurs charmes flétris n'ont pu l'attendrir. Ce pourceau d'Épicure est devenu tout à coup un Xénocrate pour nos Messieurs. (p. 115-116)

Dans cet extrait, on assiste à un premier retournement, involontaire, de la part du Français. En effet, ce sont les ennemis de Jean-Jacques qui sont des « mouches ». Même si le terme signifie mouchard ou espion, la métaphore est reléxicalisée et resémantisée grâce à l'adjectif qualificatif « venimeuses », qui indique l'utilisation d'un poison, alors que c'est en premier lieu à Jean-Jacques qu'on reproche d'en faire usage. Pour le reste on retrouve l'image de l'Ours, déjà présente plus haut, et, explicitement cette fois, celle du cochon, dans la formule « ce pourceau d'Épicure », qu'on trouvait déjà dans le portrait de Dom Juan par Sganarelle. L'auteur a soin, dans la manière dont il compose le discours du Français, de donner comme origine à l'animalité de Jean-Jacques, le traitement que lui font subir ses ennemis :

On a trouvé l'art de lui faire de Paris une solitude plus affreuse que les cavernes et les bois (p. 116). […] S'il entre en quelque lieu public il y est regardé et traité comme un pestiféré (p. 117). Ainsi plus il se débat dans ses lacs, et plus il les resserre. (p. 125)

L'image est encore plus frappante et plus authentiquement pathétique dans l'allusion intertextuelle au Lazarillo de Tormès, où se donnent à lire toute la détresse de Jean-Jacques et l'inhumanité de ses ennemis, qui culmine dans leur sens de la dissimulation. C'est Rousseau qui prend ainsi la défense de Jean-Jacques :

Quand le pauvre Lazarille de Tormes attaché dans le fond d'une cuve, la tête seule hors de l'eau, couronnée de Roseaux et d'Algue, était promené de ville en ville comme un monstre marin, les spectateurs extravaguaient-ils de le prendre pour tel, ignorant qu'on l'empêchait de parler, et que s'il voulait crier qu'il n'était pas un monstre marin, une corde tirée en cachette le forçait de faire à l'instant le plongeon ? (p. 178)

L'image de l'Ours revient, associée cette fois à celle du serpent, même si cet animal n'est pas nommé :

Mais c'est un Ours qu'il faut enchaîner de peur qu'il ne dévore les passants. On craint surtout le poison de sa plume et l'on n'épargne aucune précaution pour l'empêcher de l'exhaler (p. 120). […] Mais si l'on ne peut l'empêcher de barbouiller à son aise, on l'empêche au moins de faire circuler son venin.

Cette image du serpent est explicitée dans le deuxième dialogue quand le Français dit de Jean-Jacques : « comme le basilic il sait empoisonner les gens en les regardant » (p. 251). Cette image est fondamentale dans tout le texte, parce qu'elle condense plusieurs thèmes centraux et que c'est autour d'elle que s'opère le retournement argumentatif. D'un part, Jean-Jacques est soupçonné d'être un empoisonneur. Rousseau utilise ironiquement cet argument dès le premier dialogue : « Rousseau : Le pillard aura fait accointance avec l'Auteur : il se sera fait confier sa pièce, ou la lui aura volée, et puis il l'aura empoisonné. Cela est tout simple » (p. 85). Le venin n'a pas alors un sens métaphorique, mais renvoie bien au poison qu'on accuse Jean- Jacques d'extraire des plantes. Rousseau résume ainsi cette accusation dans le deuxième dialogue : « s'il cueille une rose, on cherche quel poison la rose contient » (p. 336). D'autre part, on accuse Jean-Jacques de distiller du venin dans ses livres. Ici le mot est pris métaphoriquement, mais on voit bien se construire la cohérence sémantique et l'image obsédante du serpent. Comparé à un « reptile » (p. 90), Jean-Jacques ne sait que remplir ses livres de poison, comme le prouve ce long échange du premier dialogue, où commence à s'opérer le renversement.

Le Français : Et l'on croit si bien que ces écrits sont de lui que nos Messieurs s'occupent depuis longtemps à les éplucher pour en extraire le poison. Rousseau : Le poison !
Le Français : Sans doute. Car ces beaux livres vous ont séduits comme bien d'autres, et je suis surpris qu'à travers toute cette ostentation de belle morale vous n'ayez pas senti les doctrines pernicieuses qu'il y répand ; mais je le serais fort qu'elles n'y fussent pas. Comment un tel serpent n'infecterait-il pas de son venin tout ce qu'il touche ? (p. 94)

Rousseau : Dites, dites, Monsieur, que vos chercheurs de poison sont bien plutôt ceux qu'ils l'y mettent, et qu'il n'y en a point pour ceux qui n'en cherchent pas. (p. 96) […]

Pour toute réponse à ces interprétateurs et pour leur juste peine, je ne voudrais que leur faire lire à haute voix l'ouvrage entier qu'ils déchirent ainsi par lambeaux pour les teindre de leur venin ; je doute qu'en finissant cette lecture il s'en trouvât un seul assez impudent pour oser renouveler son accusation (p. 97)[7].

Le Français : c'est encore moins dans les traits épars que dans toute la substance des livres dont il s'agit qu'ils trouvent le poison que l'Auteur a pris soin d'y répandre : mais il y est fondu avec tant d'art, que ce n'est que par les plus subtiles analyses qu'on vient à bout de le découvrir. […]

Comme on le voit, le dialogue piétine, le Français ne démord pas de sa position, malgré les arguments de Rousseau. Mais dans le troisième dialogue, il reconnaîtra enfin « le fiel de la satire et le poison de la calomnie » (p. 369-370) dans les propos et les écrits des ennemis de Jean-Jacques. L'image du serpent est si décisive que dans cette même page l'auteur confond deux fables de La Fontaine : « Le Philosophe scythe » et… « L'Homme et la Couleuvre ».

Le retournement est complet dans le deuxième dialogue, sur la question, essentielle dans cette œuvre, du pathos et de l'argumentation qu'il sous-tend[8]. Cette fois, ce sont bien les ennemis de Jean-Jacques, qui, avec leurs doléances patelines, sont des serpents qui tentent de l'atteindre et de le blesser dans sa retraite. Devant le danger d'être dupe et victime, la langue s'emballe, et les images animalières se succèdent sans véritable cohérence, pour caractériser les ennemis et mieux leur échapper :

Mais quand ils n'ont plus trouvé la facilité de s'introduire avec ce pathos, ils ont bientôt repris leur allure naturelle et substitué pour forcer sa porte la férocité des tigres à la flexibilité des serpents. (p. 334) […] Au mot d'humanité qu'ont appris à bourdonner autour de lui des essaims de guêpes, elles prétendent le cribler de leurs aiguillons bien à leur aise, sans qu'il ose s'y dérober, et tout ce qui lui peut arriver de plus heureux est de s'en délivrer avec de l'argent dont ils le remercient ensuite par des injures.

Après avoir tant réchauffé de serpents dans son sein, il s'est enfin déterminé par une réflexion très simple à se conduire comme il fait avec tous ces nouveaux venus. (p. 335)

Le mot serpent revient à deux reprises, comme si l'auteur cherchait à panser la douleur d'avoir été comparé à cet animal nuisible, en retournant, de manière obsessionnelle, l'injure contre ses ennemis. On voit aussi une manière de répondre au reproche que le Français fait à Jean-Jacques d'être d'une « horrible misanthropie. Il fuit les hommes parce qu'il les déteste ; il vit en loup-garou, parce qu'il n'y a rien d'humain dans son cœur » (p. 198)[9]. Mais ce reproche permet à Rousseau d'opérer un nouveau renversement argumentatif, fondé, une fois encore sur des comparaisons animalières, comme s'il fallait réinjecter toute la bestialité et la sauvagerie qu'on voit dans Jean-Jacques dans l'image de ses ennemis :

Ils le cherchent et il les fuit comme dans les sables d'Afrique où sont peu d'hommes et beaucoup de tigres, les hommes fuient les tigres et les tigres cherchent les hommes; s'ensuit-il de là que les hommes sont méchants, farouches, et que les tigres sont sociables et humains ? (p. 199)

Dès le premier dialogue, Rousseau avait opéré ce basculement, dans une réplique très construite où se retrouvent tous les thèmes traités ici, en particulier celui de la monstruosité, combiné avec l'image du serpent :

Vous m'avez fabriqué tout à votre aise un être tel qu'il n'en exista jamais, un monstre hors de la nature, hors de la vraisemblance, hors de la possibilité, et formé de parties inaliénables, incompatibles qui s'excluent mutuellement. (p. 163) […] vous m'avez appris que par pitié, par grâce tous ces hommes vertueux avaient bien voulu […] le circonvenir avec tant d'adresse qu'en butte aux insultes de tout le monde il ne pût jamais savoir la raison de rien, apprendre un seul mot de vérité, repousser aucun outrage, obtenir aucune explication, trouver, saisir aucun agresseur, et qu'à chaque instant atteint des plus cruelles morsures il sentît dans ceux qui l'entourent la flexibilité des serpents aussi bien que leur venin. (p. 165) […] Figurez-vous des gens qui commencent par se mettre chacun un bon masque bien attaché, qui s'arment de fer jusqu'aux dents, qui surprennent ensuite leur ennemi, le saisissent par-derrière, le mettent nu, lui lient le corps, les bras, les mains, les pieds, la tête, de façon qu'il ne puisse remuer, lui mettent un bâillon dans la bouche, lui crèvent les yeux, l'étendent à terre, et passent enfin leur noble vie à le massacrer doucement de peur que mourant de ses blessures il ne cesse trop tôt de les sentir. Voilà les gens que vous voulez que j'admire. […] Vous m'avez prouvé j'en conviens autant que cela se pouvait par la méthode que vous avez suivie, que l'homme ainsi terrassé est un monstre abominable ; mais quand cela serait aussi vrai que difficile à croire, l'Auteur et les directeurs du projet qui s'exécute à son égard, seraient à mes yeux, je le déclare, encore plus abominables que lui. (p. 165)

Ces pages font éprouver physiquement au lecteur ce qu'a pu être le supplice de Jean- Jacques, et cherchent à lui faire reconnaître dans ces Messieurs les véritables hypocrites, ceux qui portent un masque. L'ironie n'a ici aucune dimension comique ; au contraire elle prend une valeur pathétique et une réelle portée argumentative, dans la vigueur même de l'indignation. La monstruosité de ces Messieurs est rendue stylistiquement par les antiphrases qui soulignent leur inhumanité, leur cruauté et leur férocité : que peut-on trouver de plus horrible que « massacrer doucement » ? Le retournement sera complet dans le troisième dialogue, et pour l'exprimer, l'auteur aura à nouveau recours à des comparaisons animalières. Les ennemis de Jean- Jacques y sont décrits comme « déchaînés de concert en loups enragés » (p. 371). Le Français reconnaît sentir leur « singerie » (p. 362) et n'est pas dupe de la « préface singeresse qu'ils ont mise à la tête du livre » (p. 391). Dans l' »Histoire du précédent écrit », Rousseau a de nouveau recours à une métaphore ironique pour caractériser la fausse bonne foi de ses ennemis : « Ils me plaindront beaucoup de voir si noir ce qui est si blanc, car ils ont tous la candeur des Cygnes. » (p. 423)

En choisissant cet angle d'attaque pour l'étude d'un texte apologétique où l'auteur cherche à prouver qu' « il est l'homme de la nature, et point du tout le monstre qu'on vous a peint sous son nom » (p. 367), nous avons pris le parti d'une lecture littéraire de cette œuvre que Michel Foucault refusait déjà en 1962, dans la réédition qu'il en proposait, d'interpréter comme une parole délirante, en rabaissant ainsi le texte au niveau d'un pur symptôme. Quelle que soit la douleur de l'homme, incontestable, c'est en tant qu'écrivain qu'il la met en forme et en image, pour ne pas adhérer passivement à l'image de « cadavre moral » (p. 66) qu'on a voulu donner de lui. Ce qui est frappant à l'issue de ce parcours d'une œuvre complexe, d'un état-limite de l'écriture autobiographique, d'un texte borderline au moins en termes de poétique et de classification générique, c'est la manière dont l'auteur, à la fin de sa carrière, prêt à renoncer à toute communication, se nourrit apparemment sans s'en rendre compte d'un tuf littéraire qui renvoie à l'enfance, malgré la cruauté de ses images, mais on sait depuis La Fontaine que « cet âge est sans pitié ». Ce n'est pas la dimension la moins émouvante de cette reconquête éperdue et presque impossible d'une identité défaite dans le discours des autres, de cette recherche d'une parole éclatée mais vraie. Si « son cœur transparent comme le cristal ne peut rien cacher de ce qui s'y passe » (p. 281), son écriture fonctionne comme une lanterne magique où les images se font et se défont pour acquérir valeur d'argument, comme un kaléidoscope où, parmi les éclats de voix, la voix éclatée, se refait le visage d'un écrivain défiguré par le chagrin, se ressaisit une unité toujours menacée.

Anne Coudreuse



[1] Édtions Champion, 1996.

[2] François Jost, « Jean-Jacques Rousseau ami des bêtes », dans Jean-Jacques Rousseau suisse, Fribourg, 1961, II, p. 331-336.

[3] Jean-Jacques Rousseau, Rousseau juge de Jean-Jacques, édition d'E. Leborgne, GF, 1999, p. 296. Toutes les citations renvoient à cette édition.

[4] Philippe Lejeune, Je est un autre, Seuil, coll. Poétique, 1980, p. 55.

[5] L'expression est de Madame d'Épinay. Voir un peu plus bas quand le Français demande à Rousseau : « Comment vous y prendrez-vous pour apprivoiser cet ours presque inabordable ? » (p. 172).

[6] Sur cette hypocrisie supposée, voir aussi cette remarque : « Donne-t-il l'aumône ? Ah le Cafard ! » (p. 336).

[7] Voir aussi dans le deuxième dialogue cette exclamation de Rousseau : « Eh ! puisqu'ils savent empoisonner ses écrits qui sont sous les yeux de tout le monde, comment n'empoisonneraient-ils pas sa vie, que le public ne connaît que sur leur rapport ? » (p. 330).

[8] Sur ce point, voir mon livre Le Goût des larmes au XVIIIe siècle, PUF, coll. Écriture, 1999, p. 49-54.

[9] Voir aussi ces propos du Français : « Cet homme qui vous paraît si doux, si sociable fuit tout le monde sans distinction, dédaigne toutes les caresses, rebute toutes les avances et vit seul comme un loup-garou » (p. 299).

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