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Pierre Campion : Pascal. Rendre justice : à qui, pour quel préjudice et comment ?
Mis en ligne le 5 octobre 2011.

© : Pierre Campion.

Sur le thème des concours 2012 des Grandes Écoles scientifiques.

 GF Pascal, Pensées sur la justice. Trois Discours sur la condition des Grands, présentation par Marc Escola, GF Flammarion, 2011. Je renvoie par Br à l'édition Brunschvicg des Pensées et, en plus, quand le texte évoqué y figure, à la pagination de cette édition qui réfère explicitement au programme des concours.


Pascal

Rendre justice : à qui, pour quel préjudice et comment ?

On le sait : quand Pascal meurt, il laisse derrière lui le chantier de cette œuvre qui devait être le discours impeccable de sa pensée, de sa religion et, peut-être, de sa vie. Il y avait des liasses formées de notes de tous formats, lesquelles matérialisaient au moins des indications pour un ordre, à un moment donné. Mais l'ouvrage n'a pas été rédigé : on ne peut même pas dire qu'il reste en plan. Ce sont bien des Pensées, abandonnées à la fortune des éditions, qui fut grande et même exceptionnelle.

Ce qui frappe, c'est que ces fragments ne laissent pas entrevoir une seule problématique mais plusieurs : une cosmologie, non cosmologique d'ailleurs ; une anthropologie (des contradictions de l'homme) ; une espèce de sociologie (des pouvoirs, des métiers…) ; une rhétorique et une axiomatique ; une apologétique ; une théologie (christologie, théologie morale, ecclésiologie, théologie de l'écriture sainte, des miracles…) ; une mystique (Le Mystère de Jésus)… Sauf peut-être dans le long fragment A. P. R. (Br. 430, p. 185-191) qui fait l'ébauche d'un exposé systématique, ces problématiques ne sont pas articulées entre elles : ni synthèse, ni série, une espèce d'empilement. Chercher une articulation, ce serait tenter de faire le discours que Pascal n'a pas réussi à rédiger[1].

Ce qui peut se tenter, ce que tel programme de concours peut nous obliger à faire, et ce que cette édition récente, partielle et thématique, nous suggère, c'est essayer de rebattre le jeu dispersé de ces cartes selon la problématique d'une notion, celle de la justice.

Généralités

La justice ne dit pas ce qui est ou ce qui n'est pas (c'est la science ou l'ontologie qui le disent). Elle ne dit pas non plus ce qui est bien ou mal, c'est la morale qui s'en charge. Elle ne dit pas ce qu'il faut croire, c'est la religion qui le fait à travers les propres institutions qui constituent son magistère. La justice ne gouverne pas la société : pour cela il y a des pouvoirs, lesquels, entre autres actions, appliquent ou non les principes et les décisions de la justice. La justice a son domaine propre d'activité et de souveraineté, le droit[2]. Comme philosophie du Droit, elle recherche les fondements du Juste et de l'Injuste, c'est-à-dire les normes dernières qui doivent régler la vie en commun des hommes et même, sous le nom de droit des gens, la guerre et la paix entre les nations. Comme savoir, elle décrit, commente, critique et enseigne ces normes ; comme institution, elle règle, en leur nom, les litiges qui surviennent dans cette vie en commun des hommes, réprime les délits et prononce des peines. Si la justice ne crée pas les normes, elle participe à leur explicitation et donc à leur élaboration, par les activités que l'on vient de dire : la réflexion sur les lois et le déploiement de la jurisprudence à mesure de ses décisions.

Le moment de Pascal

Vers le milieu du XVIe siècle, avec la révolution cosmologique qui trouvera ses formulations accomplies sous les noms de Galilée puis de Newton, quelque chose s'est perdu, définitivement : l'idée médiévale d'un univers fermé, d'un cosmos réglé en nature par les lois physiques, sociales, familiales et morales de la fidélité. Désormais le règne du désordre et de l'injustice est patent : même s'ils existaient auparavant, ils n'ont plus de paravent. Tout l'effort de la philosophie devrait donc consister à rechercher les moyens de fonder en raison un ordre de justice et de paix entre les hommes.

Montaigne notamment, la grande lecture de Pascal, est le témoin intelligent et ironique du nouvel état des choses. Mais, sur le théâtre, le Macbeth de Shakespeare (1605) montrait encore que le meurtre du prince est une offense mortelle à toute la nature : les chevaux hennissent la nuit et le jour ne se lève plus, l'injustice de l'acte atteint le cosmos tout entier. Au dénouement, l'ordre sera rétabli, mais il se sera passé quelque chose dans le monde. Plus tard, le Dom Juan de Molière (1664) notera, par la bouche de Sganarelle, et montrera en actes qu'« un grand seigneur méchant homme est une terrible chose », entendons « un monstre dans la nature », comme il sera dit par Dom Louis, son père. Là aussi l'ordre des pères, des prêteurs et de Dieu sera, sinon rétabli, du moins vengé. Et, de son côté, La Rochefoucauld constate, avec la lucidité d'un grand seigneur parfois soupçonné de méchanceté, que, en effet, « ce que nous prenons pour des vertus n'est souvent qu'un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger ; et [que] ce n'est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants et que les femmes sont chastes » (maxime 1). Désormais les deux vertus cardinales de l'ordre féodal sont discréditées comme fausses. L'amour-propre arrache chacun à l'ordre des obligations anciennes et l'enferme dans le tourbillon de son désordre intime. Le duc et pair le dit, non pas dans un discours comme celui des moralistes, mais dans des maximes, une par une assenée, car c'est le seul mode possible de sa dénonciation, bref et délié lui aussi de toutes attaches.

Pour Pascal, partout où il y a société, il y a des organismes et des forces qui les régissent. Partout, entre ces organismes et entre les individus, il y a des rapports de domination et de soumission, de violence, rapports désormais découverts, insolents, dominants. Telle est sa conviction, d'autant plus forte qu'elle se fonde sur la connaissance parfaitement informée et pratiquée qu'il a de la science de son temps. Car justement, de Pascal, et à cause de cette parfaite compréhension, il ne faut pas attendre une simple protestation, ou de l'indignation, ou le regret de l'ordre ancien, ou de la mélancolie comme celle de La Rochefoucauld, et sûrement pas de l'ironie comme celle de Molière (la sienne s'adresse au monde nouveau, non à l'ancien, dont il n'a rien à faire). Il formulera une exigence, mais conforme à l'état réel et entier des choses, une exigence de vérité, de morale, de justice. En même temps, il lance à ses contemporains et à l'avenir un défi, celui de produire une vision du monde qui aura traversé, surmonté et dépassé le cours moderne de la pensée. Voilà son théorème de Fermat à lui. L'exigence de Pascal s'adresse à ce qui est, en faveur de ce qui doit advenir.

Rendre justice

En cours, il y a une sorte de procès, où chacun est en litige avec chacun des autres et avec lui-même — et en appel contre un événement qui l'a dépossédé. De quoi dépossédé ? Parce que personne n'est plus à sa place ou plutôt parce que, chacun pouvant être partout, il n'y a plus de place pour personne. Rendre à chacun et à chaque groupe ce à quoi il a droit, ce sera lui rendre ce que le mouvement de la pensée lui a ôté, c'est-à-dire sa position particulière dans le monde — celle qu'il occupait non pas selon ses richesses ni son caractère ni même selon ses mérites, mais selon l'ensemble d'un plan naturel. Dans ce monde aux obligations indéfiniment raffinées, les êtres étaient liés un par un, singuli ; désormais, chacun est substituable à chacun, et seul, mais selon la formule admirable que Kafka ne trouvera que dans notre âge à nous : « Seul comme Franz Kafka. » Car cette solitude-là, pourtant commune à tous, ne peut pas être partagée : elle porte le nom de celui qui la subit, c'est-à-dire de chacun singulièrement.

Cependant Pascal ne fait pas le procès de la pensée moderne, il entend même plutôt l'accomplir. Le paradoxe consiste donc en ceci qu'il emprunte le principe de l'ordre ancien, en le renouvelant selon les lumières de son temps : dépasser l'ordre organique des allégeances en en portant le principe dans le monde nouveau qui est déjà celui de Galilée et qui va être celui de Newton. Mais comment penser un ordre organique là où il n'y a plus que des forces calculables régissant indifféremment des corps quelconques au sein d'un espace indifférencié dans lequel chaque corps en vaut rigoureusement un autre — un monde dans lequel même le hasard (la fortune) est calculable selon un nombre déterminé de chances ? Dom Juan : « Je crois, Sganarelle, que deux et deux sont quatre et que quatre et quatre sont huit. » Quelle foi peut-on opposer à cette croyance-là, si l'on ne veut pas revenir au moine bourru ?

Le commandement n'est plus de rendre à César (ou à Monsieur Dimanche) ce qui appartient à César (ou à Monsieur Dimanche) et à Dieu ce qui appartient à Dieu : Elvire ou la foi du Pauvre. Dans le monde nouveau qui triomphe à l'époque de Pascal, on ne paie plus un tribut ni ses dettes, car personne, en nature, ne doit plus rien à personne ni à Dieu, car personne, en nature, n'est plus à sa place. Le problème de Pascal, c'est donc de trouver la formule qui rende à chaque être une position dans le monde nouveau où « le centre est partout, la circonférence nulle part[3] ».

En effet, dit Pascal, nous appartenons toujours à un ordre, ou plutôt à un monde d'ordres, mais dont la définition a changé. C'est le thème de l'un des fragments les plus importants, celui dit des trois ordres[4]. Si, en même temps qu'on le lit, on garde à l'esprit celui de la « disproportion de l'homme », alors on se rappellera que le monde de la pensée mathématique moderne — et le monde de cette pensée en général, du rationnel — est travaillé par un certain problème, celui de la discontinuité, ou des incommensurables. (Sur ce site, voir mon commentaire de ces deux fragments.)

Radicalement coupés les uns des autres, incompréhensibles de l'un à l'autre quand on tente de les parcourir de bas en haut mais intégrables dans l'ordre inverse, il y a donc l'ordre des corps, l'ordre des esprits et l'ordre de la charité : « La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité car elle est surnaturelle. » (Le mouvement dans la phrase de Pascal : une distance « infiniment plus infinie » !) Rendre justice à l'homme, c'est le connaître, et le connaître, c'est le comprendre dans la totalité des ordres, telle que celle-ci se comprend en la personne de Jésus-Christ :

Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. Nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de Jésus-Christ, nous ne savons ce que c'est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes. (Br. 548, p. 230)

Chacun des trois ordres a ses degrés de souveraineté et, dirait Montesquieu, son principe de gouvernement, irréductible à celui des deux autres : la force brutale, la puissance de l'esprit humain, l'amour de Dieu. Dans le degré central qui s'institue de fait sous la forme de la république des Lettres, la transparence supposée et la vertu ne règnent pas nécessairement. Cette république-là est inventive, remuante et querelleuse : les caractères difficiles (le mathématicien Desargues…), les querelles d'antériorité et de préséances, les défis et jalousies, les cachotteries et larcins forment sans cesse des litiges que la communauté essaie de départager. Pascal le sait mieux que personne, lui qui appartient au sérail, et ne dédaigne pas de prendre de vitesse Torricelli ou d'ajuster un aîné prestigieux d'un « Descartes inutile et incertain » (Br. 78, p. 62) : y a-t-il formule mieux frappée et plus injuste ? Et ce n'est pas pour rien que Bourdieu a placé sous le signe de Pascal sa critique de ce qu'il appelle la skholè, c'est-à-dire la culture intériorisée et inconsciente d'elle-même qui anime la vision traditionnelle des sciences de l'homme telles que vues par elles-mêmes : désintérêt affiché à l'égard des conditions réelles de leur exercice, « sensibilité à l'égard des modes ou des mondanités intellectuelles », « rêve d'omnipotence », etc[5].

L'idée d'une magistrature des esprits ne saurait être étrangère à Pascal, mais il préfère laisser la république se gouverner elle-même. En revanche, sa position de savant conséquent et de chrétien pour lequel le divin n'est pas la supposition de la raison mais une Personne — position pas si courante et surtout entièrement réfléchie —, cette position lui permet de travailler le genre de la domination de la classe des esprits sur celle des corps, domination rêvée mais à laquelle tiennent tellement les esprits. Double mouvement : de l'intérieur, il reconnaît la supériorité absolue des esprits sur les corps ; de l'extérieur, et par la méthode de la récurrence, il construit une troisième classe d'êtres et d'actions dont la nature et la logique échappent aux esprits, exactement de la même façon que l'ordre des esprits échappe à celui des corps. Il demande donc aux princes de l'esprit, au nom de leur sens des impossibilités mathématiques, de faire la démarche qu'ils reprochent avec mépris et amertume aux rois du monde de ne pas pouvoir, de ne pas vouloir faire, de ne même pas songer à faire : vous, princes de l'Esprit, que je connais car je suis des vôtres, seriez-vous donc aussi ineptes, aussi incapables que ces gens-là de reconnaître un autre ordre que le vôtre et sa supériorité absolue ? Rendre justice à Jésus-Christ, en rendant justice aux esprits et aux corps, c'est-à-dire en assignant chacun à sa position naturelle dans le monde, en vertu de sa propre position.

Rendre justice à Jésus-Christ…

Ce qu'il y a d'outrecuidance dans ce mouvement, de démesure dans ce raffinement de la mesure, et d'orgueil dans cette vertu chrétienne, il ne faut pas le masquer. La Justice n'existe pas en soi, elle a besoin d'une magistrature qui rende des arrêts, c'est-à-dire d'une personne ou d'une institution humaines qui fassent reconnaître Dieu de manière humaine, car il s'agit de Le faire reconnaître aux humains, à des humains trop humains.

Dans Pascal, il est une autre occasion de cette démarche plus qu'ambiguë, l'argument du pari (Br. art. III, pp. 101-126). Au libertin, Pascal demande de considérer une certaine martingale où il y aurait une quantité infinie à gagner au prix d'une quantité finie à perdre, ce qui n'est pas autre chose que solliciter les vices de cet homme-là : son avidité, sa propension à s'abandonner au hasard, sa prétention à domestiquer la chance, son consentement à une addiction, sa curiosité à l'égard de l'événement pur et sa témérité, son oubli de Dieu et de soi-même. Cet hommage de la vertu au vice, c'est, entrant dans ses raisons, la manière de rendre justice à la capacité du libertin à connaître et à aimer Dieu à travers une disposition qui L'ignore et qui fait que, n'ayant aucune capacité à aimer, il ne s'aime même pas lui-même autrement que dans les vertiges de l'amour propre.

La prétention à cette magistrature dénote bien sûr une forte méfiance à l'égard de l'Église instituée, une méfiance éprouvée dès l'enfance et dans la bataille pour le jansénisme. Là il y a un jugement : aux yeux de Pascal, ce magistère a perdu de son crédit[6]. Mais cette revendication d'une magistrature se fonde essentiellement dans une expérience de l'amour de Dieu. On sait la nuit mystique de Pascal et on en connaît le Mémorial, dont il ne se séparait jamais : « L'an de grâce 1654, lundi 23 novembre, jour de saint Clément pape et martyr. […] Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi. FEU. Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et savants. […] Dieu de Jésus-Christ. » On connaît aussi ce passage dans le fragment intitulé Le Mystère de Jésus (Br. 553, p. 235) : « Je pensais à toi dans mon agonie. J'ai versé telles gouttes de sang pour toi. » Ce Dieu personnel est celui des personnes. C'est ainsi que chacune se trouve à sa place, comme toutes les autres, au sein du genre humain, mais dans la singularité que lui confère l'amour de Dieu. Tel est le fondement de la Justice, dont l'opposé exact est l'amour propre, tel que décrit par le fragment Br. 100, pp. 73-76 : « La nature de l'amour propre et de ce moi humain est de n'aimer que soi et de ne considérer que soi. […] » et par La Rochefoucauld : « L'amour-propre est l'amour de soi-même, et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d'eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens […][7]. »

Faire des pas…

Le modèle des trois ordres impose à la raison une raison qu'elle ne connaît pas d'emblée, celle des discontinuités. Pour elle, il y a donc un pas à faire pour reconnaître cette rationalité-là, laquelle consiste, en elle-même, à imposer des franchissements.

Dans Pascal, penser, c'est faire des pas, c'est-à-dire prendre des décisions, les maintenir et les exécuter jusqu'au bout (Rimbaud dira : « Tenir le pas gagné. »). Sous l'impulsion d'une exigence de nature morale, passer par exemple de la philosophie à l'anthropologie pour dire que les racines de l'injustice ne sont pas dans les forces cosmiques, ni dans la connaissance que l'homme moderne en a acquise mais dans l'homme lui-même : dans une histoire malheureuse qui fait qu'il est en proie aux contradictions de sa nature. Ou encore, pour penser l'histoire de ces contradictions, entrer dans l'ordre de la foi et, pour penser l'ordre de la foi, passer par celui des mathématiques. Ou encore, pour penser l'ordre de l'exigence morale, passer par le plan de la société et par la décision de sortir de l'injustice. Penser chaque problème dans les termes d'un autre problème, telle est la raison de ces tourniquets sans fin et, sans doute, de l'impossibilité dans Pascal lui-même de construire un discours continu. Avancer constamment, mais devoir revenir sans cesse sur les mêmes problèmes et, finalement, laisser des liasses de papiers à des proches déçus et à des éditeurs passionnés. Ce mouvement d'invention, ce goût pour la dynamique, cette verve qu'il imprime à force dans les petits fragments et encore mieux, bien sûr, aux grands développements qui nous sont restés, ce phrasé pascalien, on ne saura pas ce qu'il aurait pu donner dans le discours qu'il méditait : l'étagement de ses vitesses, son régime de croisière, les approches des conclusions. La maladie, la mort prématurée, ou quelque chose d'autre qui fait qu'on ne peut pas sortir des cercles de la dialectique par les moyens de la dialectique ? Avancer vers un principe dernier que l'on a posé d'avance, en bonne logique cela s'appelle une pétition de principe.

Le juste et l'injuste

Ce qui est juste, c'est ce qui pèse par son propre poids (axios), ce qui vaut, la valeur : il y a des choses qui ne valent pas une heure de peine[8]. C'est aussi ce qui convient à tous : ce qui vaut pour tous, et qui fait que tous se conviennent, cela au sein de leur vie en commun, c'est-à-dire au sein de l'existence sociale. Mais il serait vain d'attendre un consensus tout fait, car ce qui vaut, il faut que quelqu'un le déclare comme tel (le fasse valoir), c'est-à-dire fasse, lui-même, à la vue et en vue de tous, après le cri d'une revendication, le pas d'une décision et les pas, interminables, d'une recherche — et de l'exposé de cette recherche. Cet effort de la pensée sur elle-même, cette dépense, Pascal les a faits. Mais il n'a pas pu les publier aux yeux de tous.

« Pourquoi me tuez-vous ? — Eh quoi ! ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serais un assassin et cela serait injuste de vous tuer de la sorte ; mais puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave, et cela est juste » (Br. 293, p. 142). Il y a ce qui est, et il y a ce qui doit être : il faut franchir ce seuil, que l'indignation et l'ironie à elles seules — mais la spéculation non plus — ne sauraient surmonter. Le pas de la foi, sans laquelle il n'y a pas de Justice, il faut le suggérer à ceux qui savent ce que c'est qu'un pas, pour en avoir fait, et qui savent très bien se rendre justice à eux-mêmes et à leur ordre. La tentation c'est de les forcer, et Pascal n'y échappe pas, mais il sait bien qu'il est inutile et incertain de les obliger. Tout au plus faut-il les placer dans la position de recevoir une grâce, l'une de ces visitations d'une idée qu'on n'avait jamais envisagée, et qu'ils connaissent eux aussi, dans leur ordre. Ainsi Descartes, en son poêle, au fond de l'Allemagne, quand lui vint la première idée de sa méthode[9]

 

Les prémisses de l'injustice ne sont pas dans la science nouvelle des choses, ni d'ailleurs dans les choses, ni dans les institutions, ni dans la coutume ou dans la fortune, ni dans la physiologie des humeurs et passions : elles sont dans l'Homme lui-même. Cela, c'est l'anthropologie de Pascal qui le dit, la dernière science à ses yeux avant l'entrée dans l'ordre de la foi. Elle affirme qu'il s'est passé quelque chose, qu'il faut qu'il soit survenu quelque événement pour que ce qui est soit comme c'est : incompréhensible. Tout événement une fois arrivé peut être annulé par un autre événement[10]. La foi appelle cet événement premier le péché originel ; elle affirme, sans plus et comme un mystère, que l'homme y est pour quelque chose et Dieu pour rien. Elle dit aussi que cet événement est rachetable par un autre, celui de la passion, de la mort et de la résurrection de Dieu fait homme personnellement, de son incarnation pour tout dire. La distinction du juste et de l'injuste postule qu'il y a une certaine histoire du genre humain.

Pierre Campion



[1] Maniant toutes sortes de critères, Emmanuel Martineau pense avoir reconstitué les discours que Pascal avait en tête : Blaise Pascal, Discours sur la religion et sur quelques autre sujets restitués et publiés par Emmanuel Martineau, Fayard/Armand Colin, 1992. Mais même lui ne songe pas à un discours unique.

[2] Paraphrasant Pascal, on pourrait dire que la justice a son ordre de raisons que la raison ne connaît pas.

[3] Fragment 72, p. 52, Disproportion de l'homme. La formule vient de loin : chez les théologiens du Moyen åge, elle est appliquée à Dieu. Nicolas de Cues (1401-1464) l'applique à l'univers.

[4] Br. 793. Texte intégral et commentaire ici.

[5] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Seuil, coll. Essais, 1997-2003 : « La construction théorique d'une anthropologie réaliste, placée sous le signe de Pascal, se fonde sur des traits de l'existence humaine que le regard scholastique, produit en état de skholè, de loisir, de distance au monde et à la pratique, ne peut qu'ignorer : force, coutume, automate, corps, imagination, contingence, probabilité » (quatrième de couverture). Bourdieu savait, le premier, qu'« [il] tombait nécessairement sous le coup de [ses] propres analyses » (p. 13).

[6] À l'égard de l'Église et du Pape, les Pensées, prises en général, sont ambiguës. Parfois elles rappellent la légitimité de leur magistère, souvent elles sont franchement critiques, par exemple avec ceci : « Le Pape hait et craint les savants, qui ne lui sont pas soumis par vœu » (Br. 873) ou ceci : « L'Église enseigne et Dieu inspire, l'un et l'autre infailliblement. L'opération de l'Église ne sert qu'à préparer à la grâce ou à la condamnation. Ce qu'elle fait suffit pour condamner, non pour inspirer » (Br. 881).

[7] La Rochefoucauld, ancienne maxime 1 des Maximes, édition de 1664. Voir mon commentaire sur ce site. Ici aussi se conjuguent les thèmes de la psychologie, de la politique et de la morale.

[8] Br. 79, p. 62 : « Descartes. — Il faut dire en gros : ÒCela se fait par figure et mouvementÓ, car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule. Car cela est inutile, et incertain et pénible. Et quand cela serait vrai, nous n'estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine. »

[9] Un poêle est une chambre chauffée. Voici le récit, très sobre, de Descartes dans le Discours de la méthode, au début de la deuxième partie : « J'étais alors en Allemagne […], le commencement de l'hiver m'arrêta en un quartier où ne trouvant aucune conversation qui me divertît, et n'ayant par bonheur aucuns soins ni passions qui me troublassent, je demeurais tout le jour enfermé seul dans un poêle, où j'avais tout loisir de m'entretenir de mes pensées. Entre lesquelles l'une des premières […]. » Baillet, son biographe, lui, raconte de manière beaucoup plus dramatique, les trois rêves que fit Descartes, dans ce poêle (il a sous les yeux la relation de Descartes, perdue depuis, et il la cite) : « [M. Descartes] nous apprend que le dixième de novembre mil six cent dix-neuf, s'étant couché tout rempli de son enthousiasme et tout occupé de la pensée d'avoir trouvé ce jour-là les fondements de la science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule nuit, qu'il s'imagina ne pouvoir être venus que d'en haut. […] » (Descartes, Œuvres, Le Club Français du Livre, 1966, vol. I, p. 75). Parmi les princes des Lettres, Descartes est l'un des plus attentifs aux conditions réelles de la pensée et l'un des plus francs du collier.

[10] Un jour, Rousseau suivra un chemin de ce genre. Où est la source de l'injustice qui règne entre les hommes ? Si cette injustice n'est pas fondée en nature, alors il faut qu'il se soit produit un certain événement, et cet événement sera l'apparition de l'inégalité entre les hommes. Cet événement, il n'en trouvera pas l'attestation historique, et il terminera sur l'indignation qui avait présidé à sa recherche « puisqu'il est manifestement contre la Loi de Nature, de quelque manière qu'on la définisse, qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage, et qu'une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude affamée manque du nécessaire » (Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, fin).

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