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Pierre Campion : étude du livre de Max Picard Des cités détruites au monde inaltérable.

Cette étude se réfère sur ce site à l'étude publiée précédemment à propos d'un autre livre de Max Picard, Le Monde du silence.

Mise en ligne le 24 octobre 2022.

© : Pierre Campion.

Picard Max Picard, [1951, Zerstörte und unzerstortebar Welt, Eugen Rentsch Verlag ; 1957, Des cités détruites au monde inaltérable. Journal d'Italie, éditions Plon], réédition aux éditions de La Baconnière, avant-propos de Giani Stuparich, introduction de Silvano Zucal, postface de Michael Picard, trad. de Jean-Jacques Anstett, 2022.


Ce sont des villes…

Des cités détruites au monde inaltérable. C'est un récit, c'est un journal de voyage. En fait, ce Journal d'Italie représente au moins deux voyages que fit Max Picard dans les années 1949 et 1950 en Italie du nord.

Ce sont des villes, des proses de villes, plutôt brèves : des espèces de poèmes au lyrisme affirmé et retenu, datés chacun d'un jour mais non d'une année (sauf le premier) et disposés selon un parcours qui traverse les lieux sans ordre apparemment et sans méthode discernable, sans classement par thèmes ou par régions.

Est-ce ce qu'on appelle un grand livre ? Non, si l'on s'en tient à l'image que donne un autre livre de Max Picard, Le Monde du silence (1948), publié avant Des cités détruites au monde inaltérable (1951, en allemand également), et réédité lui aussi par La Baconnière. Cependant celui-ci touche à la même préoccupation que le précédent ou à la même question : que subsiste-t-il du monde ancien où régnait une certaine espèce de silence, ordonné par ou ordonnant une parole humaine pour ainsi dire primordiale — une parole et un silence consistants et essentiels ?

En d'autres termes, l'auteur (ou son personnage) s'engage dans une pérégrination inquiète, à la recherche de ce que les constructions modernes ou les ruines infligées par la guerre ont pu altérer dans ces villes d'Italie, et qui subsiste pourtant, inaltérable.

Ne nous y trompons pas : s'il est bien question des ravages de la guerre, l'essentiel porte sur ceux que les architectures contemporaines ont infligés à la forme des villes. Il y a là un dommage que la méconnaissance des principes a créé.

Un Allemand en Italie

Le voyage en Italie est un classique, on le sait. Les Anglais, les Français, de Montaigne à Giono, les Allemands (Goethe) le pratiquent, comme un déplacement aux sources de l'Antiquité ou de la chrétienté et comme un genre littéraire. Max Picard est un homme de culture allemande, qui publie en allemand et en Allemagne.

Mais, depuis 1930, il réside en Suisse, près de Lugano, puis dans divers lieux, mais toujours à la proximité de l'Italie.

Et le voilà, en 1949 et 1950, de ville en ville, dans l'Italie du nord, à la recherche de quelque chose qu'il n'aurait pu ni voir ni dire ni comprendre dans les cités détruites de Dresde, de Hambourg ou de Berlin. Max Picard ne peut pas ne pas penser en ce moment aux villes d'Allemagne, mais il a, à travers les villes italiennes, une vue de l'enjeu plus dégagée et plus libre, plus claire.

De Milan à Caslano

Milan est le point de départ, Caslano est la maison où l'on revient pour écrire, toutes les autres villes sont à comprendre dans ce périple non ordonné.

Dans cet entre-deux, il y a un lieu où l'on passe et repasse. C'est Milan, la ville trois fois nommée et décrite. C'est même le lieu principal, s'il en est un, la capitale s'il en est une de toutes ces villes, le chapitre tête et le moment crucial de tous les chapitres. Les dates de ces séjours sont le 8 août 1949, le 6 février (1950 ?) et le 4 juillet (1950 ?) : après la première date, l'année n'est plus marquée.

Tout de suite est posé le principe de ces proses.

Ce sont des vues au sens de l'histoire et de l'esthétique de la peinture, des vedute, des descriptions fondées sur la perspective — Venise bientôt, et les noms et les tableaux de Tintoret, Giorgione, Guardi et Longhi… S'agissant de Milan, ces vues formeront donc une série de trois, disposées de loin en loin dans cette sorte de galerie et qui lui donneront allusivement une sorte d'unité, trois vues qui feront varier leur propre récit et tous les autres récits. Voir et revoir Milan, pour tenter de comprendre ces villes et leurs significations.

Le point de vue

Milan, une construction géométrique sous une perspective globale, cavalière :

La ville est tellement pierre, uniquement pierre qu'il semble que les pierres se sont assemblées d'elles-mêmes, qu'elles se sont posées d'elles-mêmes les unes sur les autres pour former des blocs de maisons.

[…]

Dans la lumière incertaine du matin, je regarde la ville du haut de la fenêtre de mon hôtel : elle est comme une autre Pompéi, arrachée aux décombres ; le ciel aussi était vide, débarrassé de tout ce qui y était suspendu. (Milan #1)

Ce point de vue surplombant, au sens strict et technique comme au sens psychologique humoral et moral, sera souvent déclaré.

« Cannobio, sur les bords du lac Majeur » :

Autrefois, il y avait toujours sur les marchés un homme qui portait suspendue à  son cou une boîte en bois, on jetait une pièce dans la fente de la boîte, le couvercle se soulevait et on avait alors sous les yeux le modèle d'une mine : il y avait un puits et des fosses où de petits bonshommes en bois abattaient des pierres avec un petit marteau, de petits wagonnets roulaient sur des rails […]

Il en était ainsi aujourd'hui pour Cannobio : le plafond du ciel était levé, très haut et la petite ville était ramassée comme dans une boîte.

Une boîte encore, qui conserverait pourtant la forme au moins des boîtes anciennes et laisserait entrevoir un état immémorial.

 

Revenons à Milan :

Les hommes dans les rues ne paraissent pas marcher par eux-mêmes : il y a d'abord, premier, un mouvement qui est hors de l'homme, comme un tapis roulant dans les grands magasins, et ce mouvement en soi aspire les hommes : ils vont avec ce mouvement.

Je regarde dans la rue du haut de la fenêtre d'une maison […]. (Milan #1)

Passons à Florence :

Place du dôme, au milieu du mouvement rapide des hommes et des autos, le dôme, le baptistère et le campanile ne sont plus que comme des accessoires. Je me demande avec effroi si les choses se sont retirées d'elles-mêmes ; ne laissent d'elles que des façades ?

Quand on pénètre dans le dôme en venant du bruit de la place, il apparaît d'abord, à l'intérieur, comme vide et creusé par une bombe.

Mais tout d'un coup arrive du chœur le chant de la messe qui commence. Déjà aux premières longues notes, cette cavité est remplie : ce n'est pas lentement que le flot de la musique y pénètre, c'est d'un seul coup qu'il remplit ce vide. Des sons arrivent plus nombreux, la cavité ne suffit plus pour cette abondance ; les murs se tendent, les lumières se mettent à trembler. Grâce à ces sons, l'espace a repris corps.

En ce lieu de la culture europénne, le trouble qu'il y avait dès le début dans le point de vue est porté au comble d'une désagrégation du soi-même. Cette angoisse tient à la réification des hommes et des choses, c'est-à-dire à ce qui ressemble ici à une profanation. Aujourd'hui, vu de l'extérieur, tout est désaffecté, même le Dôme ; tout réifié, même les choses  !

Visages

Venise, à propos d'un Anglais, qui survenait dans une trattoria :

Dans la plupart des visages aujourd'hui, toutes les expériences sont enregistrées dans le visage et c'est là, aussi qu'elles sont débattues ; c'est pour cela que les visages sont dévastés comme le visage rappelant un disque de phonographe. Un tel visage est le théâtre immédiat des expériences ; tout se joue là ; il n'y a rien de supérieur où les expériences pourraient être transmises. Mais cet Anglais avait le sourire sur son visage : les expériences étaient absorbées, aplanies dans le sourire ; ses formes étaient comme soustraites au contact des expériences.

Venise, où la grâce subsiste et résiste, mais autrement qu'à Florence, par un quidam venu d'ailleurs et à l'aise en cette ville. Car les visages, comme les choses, comme les lieux, n'ont jamais cessé d'être affectés par un silence ancien et par la parole qui lui répondait. Ils sont le signe, ici et maintenant, d'un monde inaltérable. Tel est le drame qui se joue dans ces lieux, entre les altérations et ce qui demeure inaltérable.

Je suis toujours frappé du visage détruit qu'a l'homme de la ville. Mais cette destruction n'est pas un fait définitif ; cette décomposition recommence à nouveau à chaque instant, ce qui signifie aussi qu'elle peut, par contre, cesser à chaque instant. (Milan #2)

Le projet de la pensée

Milan et toutes les villes éparses deviennent le thème de vatiations, un thème inépuisable en droit et fécond en significations diversifiées.

Dès la première occurrence de Milan, c'est écrit :

Aujourd'hui, on ne construit pas mal, en ce sens qu'il y aurait encore une image de ce qui est bien construit et que le mauvais plan s'en détacherait : aujourd'hui, il existe d'abord, première, la formule de la mauvaise construction ; de même, le visage désagrégé n'est plus aujourd'hui décadent, il n'est plus déchu, détaché du visage qui a gardé son intégrité, mais il existe d'abord, en premier lieu le visage désagrégé, réduit. (Milan #1)

La guerre certes et ses destructions, mais comme un signe supplémentaire et non comme une cause. Le ravage vient de plus loin, et la guerre après lui. Milan encore :

Des maisons détruites par les bombes bordent la rue ; la destruction n'est pas venue comme de l'extérieur, elle semble être dans l'essence de la ville ; peut-être ce lent et imperceptible effritement de la vie réelle dans la ville s'est-il une fois accumulé pour un effondrement en un coup de tonnerre : la bombe fait entendre ce qui d'habitude se produit sans bruit. Parfois une maison qui s'est ainsi disloquée prend l'aspect d'un suicide, du suicide des maisons qui ne veulent plus vivre. (Milan #1)

En 1950, une étrange et presque scandaleuse, une audacieuse et forte réflexion sur la guerre mondiale.

En vérité, le ravage ne se lit que dans sa contre-épreuve, laquelle n'est pas une reconstruction. Que se passe-t-il à Florence ? Que s'y est-il passé, qui ne ressemble en rien à la destruction de la cathédrale de Dresde ni à la reconstitution qui s'en fera un jour en effet ? Quelque chose de perdu, qui n'est pas une chose et qui n'avait jamais été perdu, se trouve d'un coup retrouvé. Cela ne tient pas — ne tiendra pas — à une reconstruction zélée, à l'identique, mais à un événement qui se produit ou non, lequel sera en fait un avènement dans le présent, ou ne sera pas.

Pour le moment, Max Picard s'en tient à la pensée chrétienne, à laquelle il s'est converti naguère et qu'il quittera bientôt.

Cependant, annoncée et pratiquée aussi dans Le Monde du silence, il en vient déjà à une autre pensée. Pour déceler un certain silence et le sens d'une parole qui n'existe que par ce silence — et lui par elle —, il faut prendre la voie d'une écriture, c'est-à-dire d'un style, d'un style qui soit une disposition de la vie ; il faut opposer, à la réification qui stupéfie les êtres et les choses et tous mouvements, des événements qui surviennent à neuf et à force dans des phrases.

Voie d'écrivain, sévère et modeste, plus sûre en effet qu'une liturgie chrétienne.

Écrire

Les traits de l'écriture nous sont connus déjà par le livre du Monde du silence, qui les portait à la hauteur d'une métaphysique. Ici, il s'agit de prêter l'oreille aux villes et campagnes environnantes, à la mesure de ce qu'elles ont encore à dire, de presque inaudible. Un style donc, un phrasé, non pas oraculaire comme dans l'autre livre, mais celui du journal, apparemment spontané : volontairement asservi aux jours dits et heures marquées, à des préoccupations triviales (à Cannobio, aller payer son loyer), et plutôt murmuré. L'écrivain s'abandonne aux événements de son écriture car il sait où il va et ce qu'il recherche.

Cette écriture ne s'astreint pas à un plan de discours, déterminé à l'avance ni même implicite : elle expose la pensée aux hasards et à l'imprévisibilité des événements, des dispositions du corps et de l'esprit, et de ses propres accidents. Son symbole est la marche et la disponibilité aux horaires des transports en commun. Ses formats vont d'une page aux douze ou quinze de Florence.

Son principe est celui d'une errance entre des lieux qui ne relèvent ni d'une carte ni d'un relevé d'arpentage, ni d'un guide pour le touriste — pour celui qui ferait le tour de l'Italie. Entre ces villes, il n'y a plus de chemin, mais il faut avancer.

À Milan, le voyageur reçoit la visite d'un ami : « C'est un écrivain : quand il écrit, il lance son cœur en avant et les mots le suivent : ainsi le cavalier, avant de franchir le fossé, lance son cœur en avant et le cheval suit le cœur. » (Milan #1)

Qu'est-ce que le style ?

Venise encore :

La ville fait l'impression d'être trop belle, trop modelée. Mais c'est par suite de notre dégradation qu'elle nous fait cette impression. Il y a deux cents ans, Venise n'était encore qu'une partie de tout un monde qui avait reçu  forme ; elle était une ville modelée parmi beaucoup d'autres villes modelées. Aujourd'hui, le modelé des villes s'est désagrégé ; elles n'ont plus de forme, elles se débandent, elles se faussent compagnie l'une à l'autre. Mais Venise est demeurée une image plastique ; c'est pourquoi elle frappe.

Une image plastique est quelque chose de ramassé et de centré ; elle exige de l'homme que lui aussi se ramasse pour elle et se tourne tout entier vers elle. C'est dans l'amour que l'homme se montre ainsi, se montre dans sa totalité.

Passage qui pourrait annoncer l'image des deux amoureux assis à côté d'un cratère de bombe, à Milan :

La place où ils étaient assis était proche d'une rue fréquentée que longe la Brera ; mais personne ne passait. Les amoureux venaient d'une couche si profonde que sa profondeur avait la force de les isoler, même à la surface de la terre, et de ne laisser personne s'approcher d'eux ; ils étaient à la surface de la terre, mais la profondeur dont ils venaient les protégeait et les mettait à part. (Milan #3)

Tel est le style, une forme consistante et frappante, ou plutôt à faire consister et frapper.

Telle est la phrase, telles sont là ces phrases elles-mêmes : modelées par leur syntaxe — et par leurs ponctuations —, modelées par des reprises d'expressions, dans le modelé de tel paragraphe et d'une succession de paragraphes.

Style, ici comme partout dans le livre, saturé d'images lyriques, qui font image plastique :

Parce qu'il y a les images, les choses pèsent moins lourdement sur la terre ; la terre est rendue plus légère par les images, elle est moins occupée par les choses.

[…]

Le monde des images existe comme objet, il est presque indépendant du sujet du poète qui les apporte aux hommes ; le sujet n'y est que, comme dans le tableau d'un maître ancien, son  monogramme, dans un coin du tableau. Ce monde des images a une telle existence objective que les images ne sont pas déterminées par les expériences du poète, mais que les expériences sont déterminées par les images ; les expériences du véritable poète se règlent sur elles. (Milan #3)

Telle est cette prose tendue et éruptive, qui se substitue aux proses de la liturgie chrétienne, au Veni creator spiritus. Par l'effort de l'écrivain, une à une ses proses s'enlèvent sur un silence qui n'est qu'à elles et par elles. À Arezzo, les personnages de Piero della Francesca dans l'église San Francesco :

Ils ne gardent pas seulement le silence : toute parole qu'ils détinrent est transposée en existence présente. Ils semblent croître dans le silence, ils grandissent grâce au silence ; ils le remplissent tout entier jusqu'au bord, mais, au bord du silence, ils attendent la nouvelle parole et, parce qu'ils attendent la parole, il y a de la mesure dans leur grandeur.

Parfois des scènes rapides ou des portraits d'inconnus ou de brèves histoires se mêlent à ces images : celle des rêves d'un patient ou celle de l'ami Juif en proie à « un bout d'homme ».

Moments de l'inaltérable.

À Spolète, où tant d'événements historiques ont comme lessivé le site, deux amoureux à nouveau : « ils ne pensaient pas que quelque chose pût être tombé en ruine ou pût être sauvé ; ils s'aimaient ». Contemporains des âges premiers, leur innocence ne sait pas qu'ils en sont les témoins et des promesses d'avenir.

Et vingt pages plus loin, vers le fin du livre, sur le chemin qui mène de Chianciano à Montepulciano (une heure et demie de marche), on assiste à un moment de grâce, autour de cette formule, tirée au cordeau : « la perfection s'accomplit seulement grâce à ce qui s'ajoute à ce qui est seulement suffisant, le ravissement vient de ce plus ».

Dans quelques collines déjà, l'essence de cette contrée est nettement visible, mais il y en a beaucoup ; c'est tout un pays de collines, il y en a pendant des heures. La perfection s'accomplit seulement grâce à ce qui s'ajoute à ce qui est seulement suffisant, le ravissement vient de ce plus. Et ce plus élève une chose au-dessus d'elle-même ; elle ne demeure pas fixée à soi.

Cette contrée est entièrement à la mesure de l'homme.

Pierre Campion

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