© : Pierre Campion.
Vie de Madeleine Bernard
Une biographie littéraire
Dans le livre où la porte le livre de Marie-Hélène Prouteau,
qui est Madeleine Bernard ? Se demander qui est Madeleine Bernard et non
qui elle était, c'est se demander pourquoi on peut écrire sa vie maintenant, et
comment elle devient le personnage d'un récit. Bien sûr, il y a la tendance que
nous connaissons, à évoquer les personnages de femmes oubliées ou qui ont vécu
dans l'ombre d'un frère ou d'un amant. Mais apparemment il s'agit ici d'autre
chose.
Madeleine Bernard était la sœur du peintre Émile Bernard, née
en 1871, morte à l'âge de 24 ans d'une phtisie. D'elle on sait peu de
chose : qu'elle figure dans un tableau de son frère (Madeleine au Bois d'Amour, 1888) et dans quelques autres, de
Gauguin (Portrait de Madeleine Bernard,
1888 également, peint au verso de La
Rivière blanche) ou de Louis Anquetin —
peintre oublié, le plus généreux de ses portraitistes. Marie-Hélène Prouteau a
de la matière : « Lettres de Madeleine à Émile Bernard, à ses
parents, à sa grand-mère, à Charlotte Joliet. Lettres à Madeleine Bernard
d'Émile Bernard, de ses parents, de Gauguin, de Charlotte Joliet. Poèmes
d'Émile Bernard, de Marceline Desbordes-Valmore. Articles critiques de revues
sur la peinture, la littérature. »
Certes pour suppléer à un manque des faits, Marie-Hélène
Prouteau remplit les marges vides par les inventions raisonnées de son
imagination. Mais là encore il y a une autre ambition.
Ce qui se lit dans ce livre, c'est l'élection faite de
Madeleine et le déploiement d'une empathie, l'une et l'autre de l'ordre
arbitraire et finalement injustifiable autrement que par la preuve d'un style.
Si Madeleine Bernard est « la songeuse de l'invisible », c'est par la
décision de Marie-Hélène Prouteau, par l'interprétation de quelques photos et des
tableaux où elle figure, et par sa propre écriture.
Que s'efforce de faire voir Marie-Hélène Prouteau ? Au
delà de l'identité de Madeleine Bernard et même de la qualité de Madeleine, elle
s'attache à « une étrangeté dans l'être », dès l'enfance de celle-ci :
C'est dans Lille, le long de la Deûle. En promenade avec
Mère, Madeleine, joyeuse, contemple la surface placide du canal. Tout comme son
frère Émile, elle aime cette eau verte aux couleurs changeantes. Le ciel y
dépose ses nuages comme une pensée de passage. Tous les trois font le chemin
depuis l'appartement, rue Nationale, jusqu'au quai de Wault. Héloïse, pelisse
de fourrure et robe boutonnée jusqu'au cou, couve du regard ses deux enfants.
L'œil plein de choses aimantes et d'un brin de tourment pour ce
long garçon chétif qui trame ses insoumissions ordinaires et pour cette
fillette fragile qui a des antennes pour capter l'invisible.
Des scènes comme celle-là, des drames même et des portraits,
il y en aura dans tout le livre. Des lieux aussi, chargés positivement ou
négativement, par des présences ambivalentes : Pont -Aven et Saint-Briac (paysages
enchantés), Nottingham et Arcachon (lieux détestables).
Car, sous les dehors d'une biographie, genre connu, et au
long de chapitres placés sous la garantie des épigraphes tirées du matériel
qu'elle a retenu, Marie-Hélène Prouteau recherche les rêves de la rêveuse,
autrement dit un certain enfermement que celle-ci se forme dans les invisibles
de son être.
Dans ces cercles magiques, « Mère » et Émile jouent
les premiers rôles. D'autres sont réservés à des hommes, à Gauguin notamment ou
à un jeune Russe, Augustin de Moerder et à sa demi-sœur Isabelle Eberhardt, ou à
une amie, « Charlotte », la seule à lui être fidèle, en définitive.
Qu'est-ce que cela fait d'être mêlée de près à l'invention d'un
mouvement pictural puis à une société cosmopolite et mélangée à Genève ?
Et qu'est-ce que cela fait d'être déçue de ces mondes-là, comme du monde ?
Prise dans un premier cercle familial peu à peu empoisonné puis
dans d'autres situations dangereuses mais aussi dans les séductions ambiguës de
ses propres rêveries, il ne restera souvent à Madeleine que la ressource de la
fuite. Elle meurt au Caire, près de l'insaisissable Émile, littéralement à bout
de souffle.
Dans le corps du livre, il n'y a que deux images, deux
photos : Madeleine à 11 ans, Madeleine et Émile en 1889 — elle
a 18 ans, il est à côté d'elle, à son pinceau et à sa palette ; elle
regarde droit devant elle. Un seul tableau ici, le portrait de Gauguin, en page
de couverture. Presque tout est confié à l'écriture.
Dans Marie-Hélène Prouteau, la forme de l'empathie, c'est
l'appropriation : le propre de Madeleine porté dans le propre d'une
écriture, comme elle était devenue, de son vivant, le propre des peintres, de
Gauguin et de son frère. Cette écriture subtile, Marie-Hélène Prouteau l'a
pratiquée par exemple dans l'évocation de son grand-père, soldat de 14, qui
n'avait rien laissé de lui que son livret militaire.
Madeleine à Genève « dans son exil volontaire » pour
gagner sa vie, une Madeleine libérée mais presque fantomatique, quand il n'y a plus
de peintre pour la représenter :
C'est une image qui, à peine, s'esquisse. L'image d'une jeune
femme qui
marche dans la blancheur de la ville sous la neige. Une mince silhouette
enveloppée d'un manteau qui se promène au bord du Léman lumineux et glacé. Elle
marche comme elle le faisait en baie de Somme ou sous les pins d'Arcachon. Une
clarté pâle descend sur la rade et sur les sommets enneigés du Jura. Madeleine
chemine dans la neige, là où il n'y a plus de chemin tracé. Ses pas se perdent
dans ce blanc qui ressemble à son destin. Elle garde toujours dans sa poche le
petit livre bleu. Elle relit quelques vers de Marceline Desbordes-Valmore, se
récite parfois une pensée bouddhiste. Avec l'exil, avec la douleur et
l'absence, son destin est porté à incandescence : elle est devenue la songeuse
de l'invisible.
Écriture qui procède par la notion de destin, par la
métaphore des pas dans la neige et par l'allusion littéraire. Écriture risquée,
non pas principalement aux dangers de l'anachronisme ou même de l'erreur car la
vérité historique n'est pas ici vraiment en jeu, mais plutôt à ceux justement de
l'appropriation.
Le cœur est bien une place forte : il propose un asile
aux oubliés. Cependant, conforté quÔil est en lui-même par le renfort de ses
appropriations, il est obligé de s'objectiver dans les formes fragiles d'un
style.
Il faut approuver Marie-Hélène Prouteau de tenter l'écriture
des enchantements de la conscience en ses moments de paix comme de détresse,
les uns comme les autres indéterminables : ici dans une jeune fille qui
savait par cœur tel essai de Montaigne.
Pierre Campion