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Pierre Campion : Compte rendu du livre de Marie-Hélène Prouteau, Madeleine Bernard. La Songeuse de l'invisible.
Mis en ligne le 7 mars 2021.

© : Pierre Campion.

Prouteau Marie-Hélène Prouteau, Madeleine Bernard. La Songeuse de l'invisible, Hernann, 2021.


Vie de Madeleine Bernard
Une biographie littéraire

Dans le livre où la porte le livre de Marie-Hélène Prouteau, qui est Madeleine Bernard ? Se demander qui est Madeleine Bernard et non qui elle était, c'est se demander pourquoi on peut écrire sa vie maintenant, et comment elle devient le personnage d'un récit. Bien sûr, il y a la tendance que nous connaissons, à évoquer les personnages de femmes oubliées ou qui ont vécu dans l'ombre d'un frère ou d'un amant. Mais apparemment il s'agit ici d'autre chose.

 

Madeleine Bernard était la sœur du peintre Émile Bernard, née en 1871, morte à l'âge de 24 ans d'une phtisie. D'elle on sait peu de chose : qu'elle figure dans un tableau de son frère (Madeleine au Bois d'Amour, 1888) et dans quelques autres, de Gauguin (Portrait de Madeleine Bernard, 1888 également, peint au verso de La Rivière blanche) ou de Louis Anquetin — peintre oublié, le plus généreux de ses portraitistes. Marie-Hélène Prouteau a de la matière : « Lettres de Madeleine à Émile Bernard, à ses parents, à sa grand-mère, à Charlotte Joliet. Lettres à Madeleine Bernard d'Émile Bernard, de ses parents, de Gauguin, de Charlotte Joliet. Poèmes d'Émile Bernard, de Marceline Desbordes-Valmore. Articles critiques de revues sur la peinture, la littérature. »

 

Certes pour suppléer à un manque des faits, Marie-Hélène Prouteau remplit les marges vides par les inventions raisonnées de son imagination. Mais là encore il y a une autre ambition.

Ce qui se lit dans ce livre, c'est l'élection faite de Madeleine et le déploiement d'une empathie, l'une et l'autre de l'ordre arbitraire et finalement injustifiable autrement que par la preuve d'un style. Si Madeleine Bernard est « la songeuse de l'invisible », c'est par la décision de Marie-Hélène Prouteau, par l'interprétation de quelques photos et des tableaux où elle figure, et par sa propre écriture.

Que s'efforce de faire voir Marie-Hélène Prouteau ? Au delà de l'identité de Madeleine Bernard et même de la qualité de Madeleine, elle s'attache à « une étrangeté dans l'être », dès l'enfance de celle-ci :

C'est dans Lille, le long de la Deûle. En promenade avec Mère, Madeleine, joyeuse, contemple la surface placide du canal. Tout comme son frère Émile, elle aime cette eau verte aux couleurs changeantes. Le ciel y dépose ses nuages comme une pensée de passage. Tous les trois font le chemin depuis l'appartement, rue Nationale, jusqu'au quai de Wault. Héloïse, pelisse de fourrure et robe boutonnée jusqu'au cou, couve du regard ses deux enfants. L'œil plein de choses aimantes et d'un brin de tourment pour ce long garçon chétif qui trame ses insoumissions ordinaires et pour cette fillette fragile qui a des antennes pour capter l'invisible.

Des scènes comme celle-là, des drames même et des portraits, il y en aura dans tout le livre. Des lieux aussi, chargés positivement ou négativement, par des présences ambivalentes : Pont -Aven et Saint-Briac (paysages enchantés), Nottingham et Arcachon (lieux détestables).

Car, sous les dehors d'une biographie, genre connu, et au long de chapitres placés sous la garantie des épigraphes tirées du matériel qu'elle a retenu, Marie-Hélène Prouteau recherche les rêves de la rêveuse, autrement dit un certain enfermement que celle-ci se forme dans les invisibles de son être.

Dans ces cercles magiques, « Mère » et Émile jouent les premiers rôles. D'autres sont réservés à des hommes, à Gauguin notamment ou à un jeune Russe, Augustin de Moerder et à sa demi-sœur Isabelle Eberhardt, ou à une amie, « Charlotte », la seule à lui être fidèle, en définitive.

Qu'est-ce que cela fait d'être mêlée de près à l'invention d'un mouvement pictural puis à une société cosmopolite et mélangée à Genève ? Et qu'est-ce que cela fait d'être déçue de ces mondes-là, comme du monde ?

Prise dans un premier cercle familial peu à peu empoisonné puis dans d'autres situations dangereuses mais aussi dans les séductions ambiguës de ses propres rêveries, il ne restera souvent à Madeleine que la ressource de la fuite. Elle meurt au Caire, près de l'insaisissable Émile, littéralement à bout de souffle.

 

Dans le corps du livre, il n'y a que deux images, deux photos : Madeleine à 11 ans, Madeleine et Émile en 1889 — elle a 18 ans, il est à côté d'elle, à son pinceau et à sa palette ; elle regarde droit devant elle. Un seul tableau ici, le portrait de Gauguin, en page de couverture. Presque tout est confié à l'écriture.

 

Dans Marie-Hélène Prouteau, la forme de l'empathie, c'est l'appropriation : le propre de Madeleine porté dans le propre d'une écriture, comme elle était devenue, de son vivant, le propre des peintres, de Gauguin et de son frère. Cette écriture subtile, Marie-Hélène Prouteau l'a pratiquée par exemple dans l'évocation de son grand-père, soldat de 14, qui n'avait rien laissé de lui que son livret militaire[1].

Madeleine à Genève « dans son exil volontaire » pour gagner sa vie, une Madeleine libérée mais presque fantomatique, quand il n'y a plus de peintre pour la représenter :

C'est une image qui, à peine, s'esquisse. L'image d'une jeune femme qui marche dans la blancheur de la ville sous la neige. Une mince silhouette enveloppée d'un manteau qui se promène au bord du Léman lumineux et glacé. Elle marche comme elle le faisait en baie de Somme ou sous les pins d'Arcachon. Une clarté pâle descend sur la rade et sur les sommets enneigés du Jura. Madeleine chemine dans la neige, là où il n'y a plus de chemin tracé. Ses pas se perdent dans ce blanc qui ressemble à son destin. Elle garde toujours dans sa poche le petit livre bleu. Elle relit quelques vers de Marceline Desbordes-Valmore, se récite parfois une pensée bouddhiste. Avec l'exil, avec la douleur et l'absence, son destin est porté à incandescence : elle est devenue la songeuse de l'invisible.

Écriture qui procède par la notion de destin, par la métaphore des pas dans la neige et par l'allusion littéraire. Écriture risquée, non pas principalement aux dangers de l'anachronisme ou même de l'erreur car la vérité historique n'est pas ici vraiment en jeu, mais plutôt à ceux justement de l'appropriation.

Le cœur est bien une place forte : il propose un asile aux oubliés. Cependant, conforté quÔil est en lui-même par le renfort de ses appropriations, il est obligé de s'objectiver dans les formes fragiles d'un style.

Il faut approuver Marie-Hélène Prouteau de tenter l'écriture des enchantements de la conscience en ses moments de paix comme de détresse, les uns comme les autres indéterminables : ici dans une jeune fille qui savait par cœur tel essai de Montaigne.

Pierre Campion



[1] Marie-Hélène Prouteau, Le Cœur est une place forte, La Part commune, 2019.

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