Pierre Campion : Littérature et politique : Flaubert selon Rancière Ce compte rendu a été publié d'abord dans un volume de la série Flaubert nº 6, sous la direction de Gisèle Séginger : Fiction et philosophie, avec des notes inédites de Flaubert sur la philosophie de Spinoza et de Hegel, Minard, « La Revue des Lettres modernes », 2008 [paru en mars 2009]. Sur Rancière, lire par ailleurs sur ce site quatre textes de Pierre Campion :
Mis en ligne le 12 octobre 2009. © : Pierre Campion. Littérature et politique : Flaubert selon Rancière
Depuis longtemps, Jacques Rancière poursuit un projet complexe
et sans cesse approfondi. Il s'agit de penser les relations entre l'esthétique
et la politique au sein d'une perspective philosophique dont La Mésentente[1]
énonce le principe : il y a un conflit entre les hommes sur la question
même de leur appartenance à l'humanité, une « mésentente » essentielle
et sans cesse renaissante qui répartit entre eux, à chaque occasion, le droit à
la parole, à la visibilité et à la reconnaissance : le titre même de l'humanité.
Le Partage du sensible[2]
définit ces relations par le concept ici reformulé en ces termes : « Cette
distribution et cette redistribution des espaces et des temps, des places et
des identités, de la parole et du bruit, du visible et de l'invisible forment
ce que j'appelle le partage du sensible »
(p. 12). Dans cette élaboration longue, subtile et passionnée, la
réflexion sur les significations politiques de la littérature, considérée comme
l'un des lieux remarquables dans lesquels s'effectue ce partage sous le
régime démocratique de la représentation, s'appuyait d'abord plutôt sur
Balzac[3].
Avec le présent ouvrage, qui réunit des interventions plus ou moins récentes
(de 1979 à 2006, mais plutôt produites de 2000 à 2006), la référence à Flaubert
est devenue principale, cela dans les deux textes liminaires qui
constituent les « hypothèses » (« Politique de la littérature »
et « Le malentendu littéraire »), dans l'évocation directe de la
figure de Flaubert (« La mise à mort d'Emma Bovary. Littérature,
démocratie et médecine ») et dans l'analyse du conflit qui oppose Borges à
Flaubert (« Borges et le mal français »), — et c'est cette
référence qui nous intéressera ici. Déplaçant l'accent de Balzac à Flaubert (et à Proust…), et parce
que le nom, les déclarations et l'écriture de Flaubert évoquent en effet la
tentative idéale d'absolutiser la littérature, Rancière radicalise ce qu'il appelle
maintenant « politique de la littérature », entendons le mode
spécifique selon lequel la littérature constitue une politique. 1 – D'abord, contre les interprétations réductrices dont
les travaux de Sartre fournissent le type, Flaubert représenterait le cas
significatif où la littérature ne se laisse pas ramener à des causalités
sociologiques et directement politiques. À l'inverse, et contre Barthes par
exemple, Rancière rejette les tentatives d'hypostasier l'écriture de Flaubert
sous quelque mode de littérarité que ce soit. Pour lui, s'il y a une politique
de la littérature, cette politique ne s'analyse ni comme reflet des conflits
politiques au sens classique du terme, ni comme détermination par les
conditions sociales, ni comme moyen ou service à remplir à l'égard de telle ou
telle action politique, se dît-elle révolutionnaire. 2 – Ensuite, les formules flaubertiennes connues et la
pratique qui absolutisent le style permettent à Rancière de préciser, comme par
des tours d'écrou successifs, les quatre niveaux où la littérature « en
effet » (entendons par l'effet de ses dispositifs propres de partage du
sensible) développe une « métapolitique » (p. 54), qui est une
tentative elle-même ambigu‘ de nous guérir de nos malentendus, y compris
politiques (pp. 55 et 76-83) :
cela en s'adressant sans distinction aux lecteurs interchangeables de l'ère
démocratique (ce que faisait déjà Balzac) ; en produisant effectivement un
signe d'égalité entre tous les sujets que traite le style (Flaubert et Proust…) ;
en déplaçant le sens depuis les discours des princes de la tragédie ou même des
orateurs de la Révolution vers « les choses muettes » elles-mêmes
(« La littérature est le déploiement et le déchiffrement de ces
signes qui sont écrits à même les choses »,
p. 24) ; enfin, en transposant l'excitation caractéristique de
l'époque démocratique au sein de la représentation littéraire, c'est-à-dire en
portant dans le mouvement nécessaire des phrases, des paragraphes et du livre
l'espèce d'agitation sans origine ni finalité assignables qui est désormais la
loi de la vie[4]. Parlant des
trois derniers niveaux, Rancière peut ainsi écrire : Trois « démocraties », si l'on veut, trois manières
dont la littérature assimile son régime d'expression à un mode de configuration
d'un sens commun ; trois façons dont elle travaille à l'élaboration du
paysage du visible, de modes de déchiffrement de ce paysage et du diagnostic
sur ce qu'individus et collectivités y font et peuvent y faire. Mais aussi
trois politiques en tension entre elles, et en tension avec les logiques selon
lesquelles des collectifs politiques construisent les objets de leur
manifestation et les formes de leur énonciation subjective (p. 36). Ce sont donc toutes ces tensions, internes et externes, qui
définissent la littérature en tant que politique. Encore faut-il opposer cette pratique et cette idée du style,
qui portent positivement « dans les anneaux nécessaires d'un beau style[5] »
la vibration impersonnelle de la vie[6],
à tout esthétisme qui, prenant le chemin inverse et pathologique d'un
fétichisme, tendrait à transporter dans la vie le genre de nécessité des
totalités créées ainsi par l'art. Ce tour d'écrou supplémentaire est réalisé
par le texte sur « la mise à mort d'Emma Bovary » (pp. 59-83), le personnage étant
condamné selon la logique interne de la fiction, dit Rancière, à périr pour
punition d'une confusion hystérique entre sa vie et la tragédie et non pas en
vertu de la méchanceté de la société — tout comme Swann fut déterminé par
Proust à épouser Odette, « une femme qui ne [lui] plaisait pas, qui
n'était pas [son] genre ! », cela pour le tort d'avoir aimé en elle,
musique et peinture, des œuvres de l'art. 3 – Enfin, l'idée de malentendu littéraire, développée dans le deuxième essai du livre, rapatrie dans la perspective philosophique de la mésentente le conflit des interprétations dont Flaubert fut et demeure l'objet — étant bien entendu que le dissensus politique et le malentendu littéraire ne travaillent pas par les mêmes voies, et que celui-ci ne sert pas dans l'ordre de celui-là : « L'écart entre les deux rend douteux que la littérature puisse fournir ce que certains lui demandent comme gage de sa bonne volonté : l'élaboration d'une expérience sensible du monde qui serve à configurer un monde commun polémique du jugement et de l'action politiques » (p. 54). Ainsi non seulement Rancière renvoie dos à dos les interprétations réactionnaires qui reprochaient à Flaubert de céder au désordre insensé de la démocratie et celles qui le représentent au contraire en héros de la lutte contre la bourgeoisie, mais surtout il affirme le caractère irréductible de ces malentendus que l'on voudrait en vain lever par quelque effort de bonne volonté. En effet et à la fois : ils révèlent l'existence de contradictions inhérentes à la littérature elle-même, et qui font tout simplement sa vie ; ils sont déterminés par les œuvres elles-mêmes, car c'est elles qui en imposent aux interprètes les termes contradictoires ; et enfin — dernier tour d'écrou ? — la politique, entendue au sens strict des actions des collectifs humains, ne saurait ni expliquer ni dénouer ces conflits-là, puisque justement « les interprétations sont elles-mêmes des changements réels, quand elles transforment les formes de visibilité d'un monde commun et, avec elles, les capacités que les corps quelconques peuvent y exercer sur un paysage nouveau du commun. Et la phrase qui oppose la transformation du monde à son interprétation fait partie du même dispositif herméneutique que les “interprétations” qu'elle conteste » (p. 39-40). Marx lui-même en interprète et en écrivain, et en styliste[7] ! Décidément la littérature, comme instance politique spécifique, piégerait les plus forts. Pierre Campion À lire, sur le site de
Fabula, le
compte rendu du livre de Rancière, publié par Pascale Fautrier sous le
titre de Qui a peur d'Emma Bovary ? [1] Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995. [2] Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000. [3] Jacques Rancière, La Chair des mots. Politiques de l'écriture, Paris, Galilée, 1998 et La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature, Paris, Hachette Littérature, 1998, rééd. Pluriel, 2005. Dans cette période, sa réflexion sur Mallarmé fut déterminante : Jacques Rancière, Mallarmé. La politique de la sirène, Paris, Hachette Livre, 1996, rééd. Pluriel, 2006. Rancière revient sur Mallarmé dans le présent livre, à travers deux des textes ici recueillis : « L'intrus. Politique de Mallarmé » et « Le poète chez le philosophe. Mallarmé et Badiou ». Autres figures ici évoquées, celles de Tolstoï et Brecht ; autres problèmes, ceux de l'écriture de l'histoire, de l'interprétation psychanalytique et de la conceptualisation philosophique. Toujours il est question de la littérature, et souvent de Flaubert. [4] Sur ce thème, il faut lire les belles pages à la tonalité schopenhauerienne : « La vie est menacée par un ennemi insidieux, logé en son cœur, confondu avec sa puissance même : la vie est menacée par la volonté. […] La fièvre semble désormais consubstantielle à la vie elle-même. C'est sa propre poussée aveugle que de se saisir ainsi de tous mots et de toutes images pour construire sans trêve des objets de désir : des biens à consommer, des fins à atteindre, des personnes à conquérir » (pp. 78-83). On trouvera explicités le nom de Schopenhauer et le thème de la thérapie par la littérature dans le chapitre « La vérité par la fenêtre. Vérité littéraire, vérité freudienne », pp. 182 et suiv. [5] Proust, À
la recherche du temps perdu, Paris,
Gallimard, Bibl. de la Pléiade, vol. IV, 1989, p. 468. Ce passage est cité
par Rancière p. 186, mais sans le mot « nécessaires ». [6] « Si le style est tout, c'est parce qu'il est le rythme même des choses déliées, rendues à leur absence de raison » (p. 178). [7] Dans un
livre remarquable et trop peu connu, La Créativité de l'agir, 1992, trad. fr. Le Cerf, 1999, le sociologue
allemand Hans Joas soutient que les notions marxiennes de travail, de
production et de révolution sont des métaphores de l'agir humain, lequel ne saurait être directement envisagé…
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