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Pierre Campion : L'autonomie de l'agir. De Rancière à Sartre, et retour.
Mis en ligne le 10 septembre 2012.

© : Pierre Campion.

Note du 9 octobre 2012 : Jacques Rancière vient de publier un nouveau livre d'entretiens : La Méthode de l'égalité. Entretien avec Laurent Jeanpierre et Dork Zabunyan, Bayard, octobre 2012. On y trouvera sûrement de quoi préciser et nuancer le propos que je tiens ici.


L'autonomie de l'agir

De Rancière à Sartre, et retour

Il y a ceux qui agissent et il y a ceux qui savent. Qui savent ce qu'il faut ou ce qu'il faudrait faire, ou ce qu'il aurait fallu faire, et qui font volontiers la leçon à ceux qui font ou s'efforcent de faire. Qui, avec les meilleures intentions, s'empressent auprès de ceux qui agissent ou voudraient agir, au motif de leur apprendre ce qu'ils doivent savoir avant d'agir et après avoir agi.

Rancière : La Leçon d'Althusser (1974-2011)

En 1974, Jacques Rancière publiait son premier livre, La Leçon d'Althusser[1]. En son temps, et à certains égards, c'était un livre de circonstance et d'humeur trop longtemps rentrée, depuis Mai 68 et les années 70 qui virent l'échec du mouvement : se saisissant d'une « réponse » adressée au philosophe marxiste anglais John Lewis par Althusser, Rancière dénonçait dans cette démarche une leçon d'orthodoxie et dans son auteur une posture de maîtrise. C'était aussi un livre d'époque : malgré 68, le Parti communiste dominait encore la gauche française, mais son influence, politique et intellectuelle, était attaquée de toutes parts. Et puis c'était un livre d'histoire immédiate, qui racontait les tribulations récentes du mouvement communiste, notamment du côté de ses étudiants. Car, jusque dans son sein, et depuis longtemps, le Parti rencontrait la critique, la contestation et même certains ferments de destruction. À ces difficultés de plus en plus sérieuses, Althusser entendait répondre, de l'intérieur du Parti et en théoricien, par ce que l'on pourrait appeler une refondation du communisme, conduite à travers une lecture enfin radicale de l'œuvre de Marx. C'était déjà le sens du Pour Marx (recueil d'articles, 1965) et du Lire le Capital (séminaire, 1965), auquel Rancière avait d'ailleurs collaboré[2]. En somme, on assistait à une rencontre historique entre la pratique militante et la compétence théorique : en un lieu dévoué aux sciences, l'ENS, et abritant un noyau de jeunes intellectuels communistes inspirés par un maître à leurs yeux prestigieux, et dont c'était le métier — chaque année, pour ses étudiants en philosophie, traiter à fond les auteurs de l'agrégation… —, ce maître entreprenait, dans l'intérêt de son Parti, de relire à neuf l'œuvre de Marx, c'est-à-dire de faire l'archéologie du communisme pour le rendre à la vérité du marxisme.

Ce faisant, il n'entendait pas, bien sûr, prendre la direction du Parti mais plutôt, à sa place d'intellectuel, informer, influencer et, en somme, former ses dirigeants. Non pas usurper la Magistrature mais exercer un magistère : réaliser « le grand projet althussérien, la régénération du Parti par la Théorie, l'éducation des chefs » (p. 107). Car, de manière plus générale, Althusser prétendait apporter le secours de la philosophie à ceux qui censément étaient dans le besoin de sens pour leur action : les étudiants des années 1970, les scientifiques, les « producteurs », et les militants politiques.

En 2011, Rancière republie La Leçon d'Althusser, avec un avant-propos mais à l'identique pour le texte lui-même[3]. Le livre reste daté, bien sûr, et, près de quarante ans après, l'auteur a dû éclairer les événements et les circonstances à travers des notes, par exemple sur le Larzac, Lip ou les congrès de l'UEC (Union des Étudiants Communistes), tant de lieux, d'organismes et d'événements qui furent chauds mais qui ne peuvent plus dire grand chose, même aux cinquante ans.

Pourquoi cette reprise ? En 2012, nous sommes sortis sinon de toute problématique communiste du moins de la question du Parti communiste français telle qu'elle avait dominé la vie politique et intellectuelle en France de 1920 à 1990. Mais nous ne sommes pas exempts de la question plus générale de l'autonomie de l'action (politique ou autre) à l'égard de toutes les leçons que ceux qui agissent reçoivent de tel ou tel magistère. En un mot : qui peut et doit penser l'action, à tous les niveaux où se déploie l'agir humain — notamment à tous les niveaux où s'exerce le politique et selon « les multiples manières dont la pensée prend corps et fait effet dans le corps social » (avant-propos de 2011, p. 11) ? Pour ce faire, lesquels sont les mieux placés, ceux qui agissent ou ceux qui pensent pour eux ? Cette question-là demeure à travers la durée de l'histoire, récente ou ancienne. Sans cesse posée, elle doit être réexaminée, au présent, sous les divers aspects où elle se posa. Car « un présent ne cesse de se diviser en plusieurs temps et de s'ouvrir à de nouveaux liens avec un passé lui-même sans cesse re-divisé » (id. p. 14).

Les grands ébranlements que subissait le Parti communiste français au temps d'Althusser s'étaient annoncés bien avant les années 1970 et, en même temps, s'étaient posées la question de la conduite du mouvement ouvrier et celle de la place des intellectuels dans leur rapport à ce mouvement. Dans l'après-guerre qui avait connu une situation exceptionnelle du Parti communiste, la première fracture sérieuse apparut en 1952, du fait de la guerre froide mondiale et à l'occasion des répercussions en France de la guerre de Corée. Soixante ans plus tard, on a du mal à se représenter le retentissement qu'eut l'échec des grèves et des manifestations de mai et juin 1952, lancées par la CGT et le PCF contre « Ridgway la Peste ». Avec Sartre notamment, de son fait et en général, le débat avait pris immédiatement un tel tour de violence et s'était développé à tel point qu'il faillit faire disparaître Les Temps modernes et éclater la gauche non communiste.

Partant donc de la reprise par Rancière, en 2011, de son livre de 1974 et remontant aux positions de Sartre en 1952, je souhaiterais évoquer, non pas de manière exhaustive mais plutôt schématiquement, entre ces trois termes séparés par de longues périodes, les données d'un certain problème : celui du rapport permanent et difficile qu'entretiennent entre elles les pensées en travail dans le corps social et celles que leur proposent, imposent ou opposent les détenteurs des positions intellectuelles.

Rancière : La Nuit des prolétaires (1981)

En 1974, évidemment Jacques Rancière est bien loin d'avoir constitué les grandes lignes de ce qui deviendra, pièce par pièce et souvent au gré des circonstances, une vision cohérente et non systématique de l'agir à l'œuvre dans les processus sociaux, une vision qui conjoindra une esthétique (la littérature, le théâtre, le cinéma…), une réflexion sur l'histoire et une philosophie de « la mésentente » comme l'état fondamental et finalement indépassable des rapports entre les groupes sociaux — cela construit dans la perspective toujours présente et agissante du politique. Non pas donc une philosophie politique, ni une esthétique en tant que telle, ni une philosophie de l'Histoire, mais une recherche transdisciplinaire qui, de livre en livre, à partir des années 1980, s'essaiera à articuler en effet « les multiples manières dont la pensée prend corps et fait effet dans le corps social ». En somme, en 1974, La Leçon d'Althusser était déjà « une intervention » (ibid., p. 7), et non pas la première pierre, construction contre construction, d'une théorie, d'une esthétique et d'une histoire en forme et en pied. Et, en 2011, sa reprise est une autre intervention, c'est-à-dire non pas la redite, à titre de curiosité ou de documentaire, d'une certaine action censément exemplaire, mais une opération polémique menée dans l'espace politique de notre moment, en vue d'« aider la réflexion sur un présent où l'ordre capitaliste a repris à son compte l'argument marxiste de la nécessité historique et scientifique » (quatrième de couverture)[4]. Sens du moment et de l'opportunité, harcèlements et non grande et unique campagne, ironie risquée et non pas domination souveraine, tel est l'esprit dans lequel Rancière conduit l'action de sa pensée[5].

Néanmoins, dans la critique qui visait Althusser, il y avait déjà une idée et un mouvement qui, revenant au gré des « moments politiques », feront l'originalité et l'efficacité de Rancière. L'idée, c'est que la pensée est, en soi, une action de libération — libération du sens et de ceux qui attachent leur existence au sens de cette existence —, une action qui mêle la pensée à toutes les actions d'émancipation, de manière constituante. Réciproquement, toute action de libération porte avec elle et en elle le développement de sa pensée. Ce mouvement exprime et réalise le refus de toute maîtrise qui s'exercerait, fût-ce pour leur bien (pour leur libération !), à l'égard des dominés et le rejet de toute instance de révélation qui, levant leur soi-disant aliénation, leur permettrait de réaliser leur émancipation. Car toute pensée qui tend à s'approprier d'avance le devenir de l'histoire et des choses ainsi que les pensées des personnes et des groupes sociaux est outrecuidante, illusoire et mystificatrice.

Comment était née cette idée simple et dynamique, sinon dans la pratique plus ou moins heureuse des actions militantes et dans la critique de plus en plus impatiente de l'althussérisme[6] ? Mais, bien avant que ne fussent publiées les œuvres décisives que seront Courts voyages au pays du peuple (1990), Aux bords du politique (1990 et 1998), Les Noms de l'histoire. Essai de poétique du savoir (1992), La Mésentente. Politique et Philosophie (1995), La Chair des mots. Politique de l'écriture et La Parole muette. Essai sur les contradictions de la littérature (l'un et l'autre en 1998), Le Partage du sensible. Esthétique et politique (2000), Politique de la littérature (2007) et Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l'art (2011), il y eut « de longues années d'immersion dans les archives de l'émancipation ouvrière » (préface de 2007 pour Le Philosophe et ses pauvres de 1983).

Sous les apparences d'une recherche menée selon les principes de l'histoire des mentalités, et dans l'intention de surmonter « les impasses de la grande idée des années 1968-1970 : l'union de la contestation intellectuelle et du combat ouvrier », Rancière se voue d'abord à une longue enquête dans les écrits ouvriers, « pour comprendre l'échec ou le détournement des discours et des pratiques marxistes », dans « ces années 1840-1850 où la théorie marxiste était venue se greffer sur la protestation ouvrière et opposer la conscience du “mouvement réel” aux espérances et aux plans de l'utopie[7] ». L'idée était donc de rechercher ce qui s'était passé de si lourd entre Marx (« le jeune Marx » d'Althusser ?) et le mouvement ouvrier pour que la situation fût devenue tellement bloquée vers 1970. Et que découvre-t-il dans la masse des écrits laissés par ces prolétaires qui écrivaient la nuit[8] ? À la fois un fait et une perspective d'approche pour le penser.

Le fait, inattendu :

« Ouvrier » n'était pas d'abord une condition réfléchie dans des formes de conscience et des formes d'action, mais c'était d'abord une forme de symbolisation, un dispositif d'énonciation. […] Les prolétaires en question étaient des gens qui cherchaient eux-mêmes à se constituer comme êtres parlants, comme êtres pensants à part entière. Mais cette tentative pour briser les barrières entre ceux qui pensent et ceux qui ne pensent pas était nécessairement en même temps la constitution d'une espèce de symbolique commune toujours menacée d'une positivation nouvelle. On ne pouvait donc plus dire qu'il y aurait eu quelque part un authentique mouvement ouvrier qui aurait pu échapper à toutes les formes de positivations, de dégradations diverses. […] Il ne s'agissait donc pas d'opposer quelque chose qui aurait été un vrai prolétariat à celui des marxistes ou à celui de la dégénérescence corporatiste mais de montrer comment cette figure de subjectivation est une figure constamment instable, constamment prise en quelque sorte entre le travail de désincorporation symbolique et puis la constitution de corps nouveaux[9].

Ainsi donc, « l'émancipation ouvrière était d'abord une révolution esthétique : l'écart pris par rapport à l'univers sensible “imposé” par une condition. Elle n'était pas l'acquisition d'une science des raisons de la domination[10] ».

Et, en même temps, vient la manière de penser ce fait : dégager des scènes, fragiles et labiles, où se seraient rencontrées, de manière conflictuelle et ambigu‘, la parole de ceux qui, soi-disant, pensent et celle de ceux qui veulent être reconnus comme des êtres pensants, cela nécessairement à l'image de ceux qui pensent. Combat d'images, ambigu et forcément douteux. La théorie marxiste, prise dans le moment de son établissement, cède la place non pas à une autre théorie plus adéquate ou plus vraie, ni à une archéologie, mais à une dramaturgie, celle que l'on verra à l'œuvre par exemple et de manières diverses dans Courts voyages au pays du peuple, dans La Mésentente ou dans Les Noms de l'histoire et récemment dans les quatorze scènes de l'Aisthesis en 2011 : montrer, au sens premier, dans l'espace imaginaire de la pensée considéré comme un théâtre, les actions risquées et imprévisibles d'un partage obtenu par la force — ou la ruse — et constamment remis en question, c'est-à-dire, répétons-le, « les multiples manières dont la pensée prend corps et fait effet dans le corps social ». Car prendre corps et faire effet, c'est gagner son existence symbolique sur une scène, au moins sur le moment et jusqu'à la prochaine péripétie : car, sur cette scène-là, il n'y a ni dénouement ni parousie ni chœur de fin. Il y a plutôt reconstitution de nouvelles figures de consensus, sans que jamais disparaisse tout à fait l'esprit de dissensus.

Rancière : Le Maître ignorant (1987)

Dès La Leçon d'Althusser, le thème de l'éducation par la philosophie était apparu, sous la forme d'une analyse ironique qui visait le « despotisme éclairé » de certains « éducateurs », d'un côté celui d'Althusser, de l'autre celui des dirigeants d'un groupe étudiant maoïste : « Il fallait que les chefs du Parti devinssent philosophes, et c'est à quoi s'appliquait Althusser ; ou bien que les philosophes devinssent chefs de parti, et ce fut le sort de l'U.J.C. (M.L.) » (éd. cit., p. 105). On n'est toujours pas sorti de Platon.

Or, quelque dix ans plus tard, dans les expériences oubliées des utopistes, Rancière découvre un autre personnage décisif de son monde : une figure paradoxale, Joseph Jacotot, « le maître ignorant » (le contraire d'Althusser), lequel, en cinq leçons, nous apprend ironiquement l'inutilité — ­l'ineptie — de la leçon magistrale mais aussi l'échec final de l'émancipateur[11].

« En l'an 1818, Jacotot, lecteur de littérature française à l'université de Louvain, connut une aventure intellectuelle. » Parmi ses élèves, il y avait des Hollandais et lui-même ne connaissait pas leur langue. Or il arriva ceci : Jacotot leur donna une version bilingue du Télémaque, en leur demandant par voie d'interprète d'apprendre le texte français en s'aidant du texte néerlandais. « Quand ils eurent atteint la moitié du premier livre, il leur fit dire de répéter sans cesse ce qu'ils avaient appris et de se contenter de lire le reste pour être à même de le raconter. » Ils purent même écrire en français ce qu'ils pensaient de tout ce qu'ils avaient lu. Que s'était-il passé ?

Tout s'était joué par force entre l'intelligence de Fénelon qui avait voulu faire un certain usage de la langue française, celle du traducteur qui avait voulu en donner un équivalent hollandais et leur intelligence d'apprentis qui voulaient apprendre la langue française. […] S'ils avaient appris cela de Fénelon, c'était parce que l'acte de Fénelon écrivain était lui-même un acte de traducteur : pour traduire une leçon de politique en récit légendaire, Fénelon avait mis en français de son siècle le grec d'Homère, le latin de Virgile et la langue, savante ou naïve, de cent autres textes, du conte d'enfants à l'histoire érudite. […] Mais aussi l'intelligence qui leur avait fait apprendre le français dans Télémaque était la même par laquelle ils avaient appris la langue maternelle : en observant et en retenant, en répétant et en vérifiant, en rapportant ce qu'ils cherchaient à connaître à ce qu'ils connaissaient déjà, en faisant et en réfléchissant à ce qu'ils avaient fait. (p. 20-21)

Il y avait là un acte, de traduction, c'est-à-dire une certaine action complexe qui mettait en œuvre, entre certains acteurs, sur une certaine scène : un objet à s'approprier (un sens, et donc un pouvoir), une chaîne de motivations à agir et de volontés conjuguées — et ce qu'il faut de contingence pour qu'elles se conjuguent —, des opérations dramatiques de compréhension, en un mot des actes de pensée constituants de sens, selon « la raison des égaux » mise en situation de dialogue :

Il faut entendre comprendre dans son vrai sens : non pas le dérisoire pouvoir de soulever le voile des choses, mais la puissance de traduction qui confronte un parleur à un autre parleur. C'est cette même puissance qui permet à l'« ignorant » d'arracher son secret au livre « muet ». Il n'y a pas, contrairement à l'enseignement du Phèdre, deux sortes de discours dont l'un serait privé du pouvoir de « se secourir lui-même » et condamné à dire stupidement toujours la même chose. Toute parole, dite ou écrite, est une traduction qui ne prend sens que dans la contre-traduction, dans l'invention des causes possibles du son entendu ou de la trace écrite : volonté de deviner qui s'attache à tous les indices pour savoir ce qu'a à lui dire un animal raisonnable qui la considère comme l'âme d'un autre animal raisonnable. (p. 108-109)

Cette histoire vraie revêt la forme, le sens et la force démonstrative d'un mythe. Toutes précautions prises à l'égard des enseignements pratiques à tirer d'un mythe, on apprend ceci. La traduction est un cas particulier de la compréhension. Comprendre est un acte qui n'a pas besoin d'un tiers explicateur. C'est une action de la pensée, laquelle ne peut être réglée d'avance par méthode et encore moins comme un processus simple de transfert de connaissances entre un maître et possesseur de ces connaissances et un esprit vide qui en recevrait le dépôt. Personne, sauf sa mère et encore celle-ci de manière innocente et non préméditée, n'a à apprendre à l'enfant sa langue maternelle et personne ne la saura mieux que lui. De même pour toute éducation, pour tout apprentissage, pour toute pensée…

Sans y penser, [Jacotot] leur avait fait découvrir cela qu'il découvrait avec eux : toutes les phrases et par conséquent toutes les intelligences qui les produisent, sont de même nature. Comprendre n'est jamais que traduire, c'est-à-dire donner l'équivalent d'un texte mais non point sa raison. Il n'y a rien derrière la page écrite, pas de double fond qui nécessite le travail d'une intelligence autre, celle de l'explicateur ; pas de langue du maître, de langue de la langue dont les mots et les phrases aient pouvoir de dire la raison des mots et des phrases d'un texte. (p. 20)

Nouveau théâtre de l'égalité, lui aussi dépourvu d'arrière-scène et de mystères ; nouvelles scènes de l'agir humain ; nouveaux acteurs ; nouvelles aventures de la pensée… Comme tout drame, celui-ci donne sa chance à chaque force en présence, propice ou adverse. C'est l'agir qui produit par lui-même son propre sens, imprévisible, fragile, non définitif, et près toujours de retomber en doxa. Et cette conception dramatique des surprises, bonnes ou mauvaises, de l'endurance à déployer contre la force de l'adversité vient de l'expérience des reculs et des échecs enregistrés dans les pratiques militantes des années qui suivent 1968. Autant d'enseignements, à l'école de l'agir.

Rancière : La Parole muette (1998)

Rancière ne se pose pas la question du ce que c'est que la littérature[12]. Il ne conçoit pas non plus l'espace littéraire comme le lieu de l'anéantissement des choses et du sujet, ni la littérarité comme l'essence de la littérature, ni même les champs sociaux dans lesquels les écrivains déploient leurs stratégies de conquête et d'appropriation. Il ne se situe ni dans une perspective de critique ou de théorie littéraires ni dans celles de l'histoire littéraire. Il se demande plutôt ce que la littérature fait — ce qui s'y passe et comment : en quel espace politique symbolique, par quels acteurs, avec quels effets… —, en tant qu'il la définit, fonctionnellement, historiquement et politiquement, comme le mode d'écriture et de lecture spécifiques — « ­le régime » nouveau de la pensée — à l'âge démocratique.

Ce que j'appelle littérarité renvoie à un problème de partage symbolique […] qui concerne ce que j'appelle le partage du sensible : la distribution de la parole, du temps, de l'espace. Ce qui m'a amené là, ce n'est pas la théorisation de la littérature des années 1960-1970. C'est la question du partage de la parole et de la pensée, telle que je l'avais éprouvée en travaillant à La Nuit des prolétaires et tout particulièrement les récits ouvriers racontant — fictionnalisant en fait — la découverte du monde de l'écriture à travers des emballages alimentaires ou autres papiers arrachés[13].

Représentée idéalement par le roman moderne, la littérature est la parole errante et muette, émise pour tout un chacun par un auteur qui n'a à répondre en particulier à personne ni aucune leçon à délivrer. Sans autre spécificité, la littérature appartient au « partage du sensible » que les groupes sociaux organisent de manière conflictuelle dans l'esthétique, à l'ère démocratique. C'est ce que disait déjà Le Maître ignorant :

Le livre — Télémaque ou un autre — placé entre les deux intelligences résume cette communauté idéale qui s'inscrit dans la matérialité des choses. Le livre est l'égalité des intelligences. […] Le philosophe roi platonicien opposait à la parole vivante la lettre morte du livre, pensée devenue matière à la disposition des hommes de la matière, discours à la fois muet et trop bavard, allant rouler au hasard chez ceux dont ce n'est pas l'affaire que de penser. (op. cit., p. 66)

Car, justement, quand c'est l'affaire de tous que de penser à égalité d'intelligences, la littérature est là pour s'offrir également à chacun. La page écrite, celle du roman mais aussi bien celle de Mallarmé, relève et assume désormais la condamnation anciennement portée par Platon contre l'écriture, dans le Phèdre : délibérément elle s'adresse à tous, indifféremment et à l'aventure, de manière irresponsable (elle ne répond pas). En elle son lecteur s'émancipe. Elle prononce et remplit à sa manière l'exigence de l'égalité : la littérature est proprement l'esthétique du régime démocratique. À la différence des Belles-Lettres, d'origine et constitutivement, elle s'affranchit du devoir de représenter l'ordre institué et d'y jouer sa partie « naturelle » : c'est ainsi qu'il faut entendre, pour elle comme pour les arts plastiques, l'espèce d'autonomie que l'une et les autres ont gagnée à l'égard de l'obligation de la représentation, au risque de passer pour autotéliques et formalistes. Alors en effet le style, c'est une signature, c'est l'homme même. Telle est la condition à affronter, paradoxale et nécessaire, pour que l'écriture et les arts deviennent le lieu et la formule de la revendication politique d'humanité, portée pour tous, proprement à chaque moment et par chaque artiste.

Sartre : « Les Communistes et la Paix » (1952-1954)

Les interventions de Sartre sont innombrables et de toutes sortes : articles de presse, reportages, entretiens, meetings, vidéos…, tous supports et occasions où se manifeste, selon le moment, un style immédiatement reconnaissable : ses retournements dialectiques, sa verve et sa gouaille, son sens polémique de la formule, son goût de la prise à partie personnelle, du sarcasme et, parfois, de l'injure. Sartre est un penseur qui a des ennemis, qui le reconnaît et qui aime à les provoquer. Beaucoup de ces interventions sont oubliées et perdues dans des revues ou des journaux où il faudrait aller les retrouver, d'autres sont devenues légendaires. Mais les plus marquantes, à ses yeux, furent reprises dans les Situations, titre et volumes créés justement pour les recueillir, spécifier chacune et, sans doute, en prolonger l'effet.

Dans le moment crucial de 1952, l'intervention prend la forme proliférante et souvent confuse de « Les Communistes et la Paix ». Trois longs articles des Temps modernes étalés sur presque deux années et laissés sans la suite annoncée, trois cents pages de texte réunies en volume, une masse d'analyses et de chiffres, un ton de colère violente contre l'anticommunisme et un parti pris de sombre ironie qui le fait s'adresser à ses amis intellectuels de la gauche non communiste en reprenant le terme de « rats visqueux », dont la presse communiste l'avait régalé, lui, Sartre…

Au printemps de 1952, pour dénoncer l'emploi prétendu d'armes bactériologiques par l'armée américaine en Corée et se saisissant de l'arrivée à Paris du général Ridgway, la CGT et le Parti communiste lancèrent de nombreuses grèves et manifestations délibérément violentes, parmi lesquelles, à Paris, celles du 28 mai et du 4 juin. Ce fut un échec évident, lequel retentit aussitôt comme une révélation : le Parti ne tenait plus la classe ouvrière. Rentré d'Italie à ces nouvelles, Sartre perçut l'enjeu des événements et l'urgence de leur interprétation, et il se lança immédiatement dans l'écriture[14].

Près de dix ans plus tard, dans son hommage à Merleau-Ponty, Sartre raconta dans quel état d'esprit il avait écrit le premier des trois articles : « Quand je revins à Paris, précipitamment, il fallait que j'écrive ou que j'étouffe. J'écrivis, le jour et la nuit, la première partie des Communistes et la Paix. » Dans le moment politique, ce fut un moment personnel : « Les derniers liens furent brisés, ma vision fut transformée : un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n'en sortirai plus jamais. […] En langage d'Église, ce fut une conversion. […] Au nom des principes qu'elle m'avait inculqués, au nom de son humanisme et de ses “humanités”, au nom de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, je vouai à la bourgeoisie une haine qui ne finira qu'avec moi[15]. » Moment de grâce, qui se prolongea dans le deuxième article et finit par s'épuiser dans le troisième. Moment de crise dans les amitiés et dans la revue : « Je croyais, je savais, j'étais désabusé : en conséquence, je ne rabattrais sur rien : dans notre revue presque confidentielle, il fallait crier pour être entendu, je crierais, je me rangerais au côté des communistes et je le déclarerais » (id., p. 251). C'est Polyeucte, dans une « étourderie de violence qui veut aller droit au but et ne s'accommode pas de précautions ». Moment dramatique, dans lequel se préfigure aussi l'abjuration, un jour prochain, de la littérature.

Voyons le texte des trois articles, tel que constitué en volume dix ans plus tard, en 1964. Entre les arguties de détail (sur la réalité ou non de l'échec, sur la psychologie des ouvriers, sur l'interprétation de leurs motifs…), les emportements de la colère et les raisonnements de grande ampleur (une phénoménologie du prolétariat, un tableau de la situation économique française, une histoire française du massacre et de l'exclusion ouvrière sur un siècle, des analyses de la division récente entre professionnels et masse des OS, du pluralisme syndical, de la professionnalisation des appareils syndicaux…), et à travers les dérives que le projet subit entre 1952 et 1954 à mesure de ses publications[16], on discerne l'essentiel du propos.

Sur le fond de guerre froide mondiale et intérieure, l'enjeu est bien la fonction du Parti communiste dans la politique et la société françaises, c'est-à-dire sa nature même : il s'agit de dire « dans quelle mesure le P. C. est l'expression nécessaire de la classe ouvrière et dans quelle mesure il en est l'expression exacte » (p. 88). Par une intervention effectuée de l'extérieur du Parti et en intellectuel assumé comme tel, Sartre entend délivrer une vérité et deux leçons.

La vérité, inchangée par les échecs du 28 mai et du 4 juin, au contraire : dans la société, le prolétariat est la classe séparée ; contre une bourgeoisie malthusienne, il porte les intérêts réels de la nation ; le Parti communiste français est, sinon son expression adéquate, du moins la condition de son action, c'est-à-dire de son être lui-même : « Si la classe ouvrière veut se détacher du Parti, elle ne dispose que d'un moyen : tomber en poussière » (p. 195). Car, par lui-même, l'ouvrier ne peut « concevoir cette communauté combattante où il prendrait sa place » :

Écrasé par les forces bourgeoises, accablé par le sentiment de son impuissance, éreinté, où trouverait-il le germe de cette spontanéité que vous réclamiez de lui tout à l'heure ? L'action peut le prendre, le bouleverser, changer son univers mais d'où l'action va-t-elle naître ? […] Comment la passivité imaginerait-elle l'activité ? […] Pour que l'action soit à tout moment possible, il faut que la praxis existe au sein des masses elles-mêmes comme un appel, comme un exemple et aussi, tout simplement, comme une sorte de figuration de ce qui peut être fait. Bref, il faut une organisation qui soit l'incarnation pure et simple de la praxis. […] L'organisme qui conçoit, exécute, rassemble, et qui distribue les tâches ne peut se concevoir que comme une autorité. […] Il s'agit d'un Ordre qui fait régner l'ordre et qui donne des ordres. […] Le Parti figure pour chacun la morale la plus austère : il s'agit d'accéder à une vie neuve en se dépouillant de sa personnalité présente ; fatigué, on lui commande de se fatiguer plus encore ; impuissant, de se jeter tête baissée contre une muraille de roc[17]. (p. 246-247)

Sartre : le Parti est la création continuée du prolétariat, à travers la fonction de représentation constituante et contraignante que celui-ci lui délègue. Rancière, lui, ne parle plus du prolétariat mais des dominés, qui disputent aux dominants, effectivement, sur le champ et par eux-mêmes, les valeurs précisément au nom desquelles ceux-ci exercent leur domination.

La première leçon de Sartre s'adresse à la gauche non communiste — et anticommuniste — et à ses intellectuels (« chers rats visqueux », mes semblables, mes frères) : malgré les réserves que l'on peut formuler à travers les péripéties du moment et en dépit de certaines décisions de sa direction, — en dépit même des « germes de division » qui l'affaiblissent[18] —, le Parti communiste exerce en pratique et par constitution ontologique la direction du prolétariat : dans cette fonction, il est nécessaire. La deuxième leçon est pour le Parti, plus discrète mais présente : Sartre lui demande de devenir l'expression exacte du prolétariat, c'est-à-dire de se conformer réellement à la vocation grandiose qu'il lui trace.

La colère va donc principalement à l'anticommunisme de la droite, mais aussi aux scrupules mal placés et aux tergiversations de la gauche non communiste et enfin, non sans précautions, aux hésitations, aux variations et à certaines décisions du Parti français, parfois opposé au Parti italien. Ainsi : le 4 juin, pourquoi avoir lancé les ouvriers, en connaissance de cause, dans l'aventure sans issue des manifestations violentes contre les forces policières ? « Ils savaient que les masses ne se dérangeraient pas. Ils le savaient […] » (p. 154). C'est que chacun est dans son rôle, le gouvernement dans celui de la provocation, le Parti dans celui, ambigu, d'être à la fois l'expression immédiate des masses et la médiation, à terme historique, de leur action, ou de leur lassitude : « Mieux vaut laisser au militant le souvenir d'une défaite que celui d'une dérobade » (p. 166).

Cependant…

Un parti de masse, on le combat, on y entre ou on s'entend du dehors avec ses représentants sur des objectifs communs. […] Il est vrai, le but de cet article est de déclarer mon accord avec les communistes sur des sujets précis et limités, en raisonnant à partir de mes principes et non des leurs. […] Il est arrivé cent fois, depuis le Congrès de Tours, que des hommes ou des groupes « de gauche » proclament leur accord de fait avec le P. C. tout en soulignant leurs divergences de principe. Et si leur concours paraissait souhaitable au Parti, il acceptait cette alliance malgré les divergences. Il me semble aujourd'hui que la situation, pour lui comme pour nous, a changé de telle sorte qu'il doit souhaiter de semblables alliances en partie à cause des divergences. (p.168)

Dans le deuxième article (automne 1952), voilà soudain que Sartre découvre son projet réel. De puissance (philosophique) à puissance (politique), il évoque des négociations, il propose une alliance circonstancielle et avantageuse pour les deux parties, il met en œuvre une stratégie politique : par une dialectique serrée, coller au Parti communiste envers et contre lui-même, en tentant d'exercer sur sa direction et sur ses militants une pression en vue de le faire adopter une ligne plus exacte. Une sorte d'« unité d'action » ! C'était présumer de ses forces et de son influence, mais aussi c'était confondre le conseilleur et le payeur, le précepte et la responsabilité, l'analyse philosophique et la politique : Sartre, combien de divisions ? Car qui est ce nous ? La gauche non communiste, dont il serait le représentant, autorisé par l'épithète partagée des rats visqueux ? Les Temps modernes ? Sous la pression des événements et en partie du fait de cet article lui-même, la revue va bientôt se trouver au bord de l'éclatement.

Ni sur le moment ni par la suite, Sartre ne convainquit ni le Parti communiste ni la gauche non communiste : sa position était intenable. Et le texte lui-même, au fil des deux années de son élaboration et de sa publication, se perdit dans des analyses interminables sur les transformations de la société française et les orientations malthusiennes du capitalisme français et sur les difficultés de la CGT — et du PCF — à trouver la parade[19]. Mais était-ce bien le problème ? Car il s'agissait plutôt, déjà, du Parti communiste lui-même, de son histoire et de ses principes d'action, de son organisation et de son pouvoir, de sa fonction historique, de son existence même. Sans doute Lefort et Merleau-Ponty d'un côté, et Camus de l'autre, avaient-ils mieux discerné cela, et la suite le montra, jusqu'à ce que Sartre, vingt ans après, l'eût constaté lui-même.

Sartre : « Réponse à Claude Lefort » (1953), « Réponse à Albert Camus » (1952)

D'un côté, Sartre reçut donc le lot habituel de critiques et d'injures[20]. De l'autre, la gauche non communiste refusa la position qu'il lui offrait d'occuper, et, avec certains de ses proches, il alla même à la rupture.

Sur le moment, dans Socialisme et barbarie, Claude Lefort, un jeune collaborateur des Temps modernes, consacra à l'événement un article dont la première phrase donne le ton et la pensée : « Le gouvernement et les staliniens voulaient que leur rencontre dans la rue, le 28 mai, fît du bruit. Elle en a fait. » Et les dernières lignes tirent la conclusion d'une analyse d'inspiration trotskiste, qui allait essentiellement à une critique radicale du Parti communiste : « […] au travers de sa démoralisation, malgré sa passivité, le prolétariat a laissé paraître une réaction de critique à l'égard du stalinisme qui, sans marquer une véritable prise de conscience, révèle l'approfondissement de son expérience[21]. »

Dans la même ligne et en privé, Lefort fit part à Sartre des réserves que lui inspirait le premier article de « Les Communistes et la Paix ». Invité par celui-ci à les écrire pour Les Temps modernes, Lefort en effet donna à la revue un article assez vif intitulé « Le Marxisme et Sartre », dans lequel à son tour il donnait une leçon de marxisme à Sartre, tout en soulignant la nature bureaucratique du Parti communiste et sa coupure avec la classe ouvrière, à ses yeux congénitale et irrémédiable. Sartre riposta, à la suite et dans le même numéro, par une « Réponse à Claude Lefort » hargneuse et quelque peu offensée, laquelle put donner à Lefort l'impression d'être tombé dans un piège[22]. Dans une situation embrouillée sans doute par le conflit déjà ancien qui l'opposait à Merleau-Ponty, Sartre procédait à une espèce d'exécution.

Avec Merleau-Ponty justement, la rupture fut consommée à l'été de 1953. Beaucoup de griefs les opposaient, mais le motif politique fut prépondérant, comme nous en assurent les trois lettres — privées — échangées à ce moment-là et qui ne furent connues que bien plus tard[23]. En juillet 1953, Merleau-Ponty pense déjà aux Aventures de la dialectique (1955), lesquelles feront le point sur le communisme et sur ce qu'il appellera l'ultrabolchevisme de Sartre.

Entre les protagonistes de ces querelles fratricides, les griefs étaient divers, mais les motifs politiques prirent le dessus, exprimés de part et d'autre avec dureté et de manière trop personnelle. À Lefort, Sartre raille sa « jeune maturité » et ce qu'il appelle son quiétisme : « Peu vous importe que le monde se sauve ou se perde, pourvu qu'il soit bien établi que vous n'êtes pas dans le coup. » Quant à Merleau-Ponty, en privé, il l'accuse de prendre la philosophie (le Collège de France…) comme prétexte de son repli politique :

Tu me reproches d'aller trop loin, de me rapprocher trop du PC. Il n'est pas impossible que tu aies raison sur ce point et que j'aie tort. Mais je te reproche, moi, et bien plus sévèrement, d'abdiquer en des circonstances où il faut te décider comme homme, comme français, comme citoyen et comme intellectuel en prenant ta « philosophie » comme alibi. Car tu n'es pas philosophe, Merleau, pas plus que moi ou que Jaspers (ou tout autre). On est « philosophe » quand on est mort et que la postérité vous a réduit à quelques livres. De notre vivant, nous sommes des hommes qui, entre autres choses, écrivons des ouvrages de philosophie[24].

Entre autres amabilités, Merleau-Ponty répondit : « Je n'accepte pas le bénéfice de cette bonté que l'on réserve d'ordinaire aux animaux et aux malades et qui t'inspire de me laisser faire de la philosophie à condition que ce ne soit qu'un passe-temps. […] Tu as une facilité à construire et à habiter l'avenir qui t'est toute personnelle. Je vis plutôt dans le présent, en le laissant indécis et ouvert, comme il est » (id., pp. 638 et 641). Deux conceptions de la philosophie et de l'action en général : l'une sensible à la subjectivité des acteurs de l'histoire — sans prétendre la connaître et l'exprimer[25] — et aux retournements tragiques que la contingence et l'adversité réservent aux meilleures intentions, l'autre convaincue que la liberté se détermine toujours et en toutes situations, à chaque fois dans la situation du moment mais de manière souveraine.

À l'été de 1952, ulcéré par la violente critique de L'Homme révolté que Jeanson avait écrite pour Les Temps modernes, Camus, lui aussi, porta le différend sur le terrain politique. Il s'en prit directement à Sartre et aux « leçons d'efficacité de la part de censeurs qui n'ont jamais placé que leur fauteuil dans le sens de l'histoire ». En réponse, après avoir évoqué « un mélange de suffisance sombre et de vulnérabilité [qui] a toujours découragé de [lui] dire des vérités entières », Sartre reprocha à Camus d'avoir trahi une certaine image de lui-même (« l'admirable conjonction d'une personne, d'une action et d'une œuvre ») : « Vous avez été, pendant quelques années, ce que l'on pourrait appeler le symbole et la preuve de la solidarité des classes. » Celui qui fut un résistant clairvoyant et courageux serait revenu à une Révolte abstraite et précautionneuse : « Il ne s'agit pas de savoir si l'Histoire a un sens et si nous daignons y participer, mais, du moment que nous sommes dedans jusqu'aux cheveux, d'essayer de lui donner le sens qui nous paraît le meilleur, en ne refusant notre concours, si faible soit-il, à aucune des actions concrètes qui le requièrent. […] Votre morale s'est d'abord changée en moralisme, aujourd'hui elle n'est plus que littérature, demain elle sera peut-être immoralité[26]. » Bref, Sartre reproche à Camus d'avoir prolongé en anticommunisme un absurdisme ancien et un moment surmonté[27]. Leçon de morale, de part et d'autre.

Bien sûr, ce n'est ni l'esprit ni la méthode d'Althusser : Sartre n'est pas un professeur, ni un théoricien, et il mettait même son point d'honneur à n'être ni l'un ni l'autre. Il ne se prévaut pas d'une « lecture de Marx » (il lui arrive seulement de le citer, ainsi que Lénine ou Engels, et bien d'autres), ni d'objectivité, ni de savoirs, sinon de statistiques et de citations ramassées plutôt au besoin des opportunités. Il n'entreprend pas non plus d'éduquer les dirigeants du Parti mais, les prenant tels qu'ils sont, de négocier avec eux, c'est-à-dire de peser sur eux. À chacun ses illusions. En 1952, il s'agit bien de décrire une crise dans le Parti communiste, de profiter de cette crise pour tenter de lui imposer une alliance et, en tout cas, de le ramener à l'intelligence exacte de la situation politique française et mondiale, aux devoirs en quelque sorte de sa vocation ouvrière, en somme de le sauver — ce qui n'était le propos ni de Merleau-Ponty ni de Camus, évidemment, mais qui, à certains égards, annonçait celui d'Althusser.

Pourquoi alors cette autorité péremptoire et immanente, polémique d'ailleurs, si ce n'est au nom d'une certaine philosophie, celle qui prétend par exemple expliquer au Camus de L'Homme révolté ce que c'est que la liberté et ce que c'est que penser ?

Rancière : Le Philosophe et ses pauvres (1983-2007)

Sartre nommément, dans la perspective de Rancière. Encore une réédition, dont la préface, en 2007, réaffirme un principe désormais assuré et clair[28] :

Qui part de l'inégalité est sûr de la retrouver à l'arrivée. Il faut partir de l'égalité, partir de ce minimum d'égalité sans lequel aucun savoir ne se transmet, aucun commandement ne s'exécute, et travailler à l'élargir indéfiniment. La connaissance des raisons de la domination est sans pouvoir pour subvertir la domination ; il faut toujours avoir commencé à la subvertir ; il faut commencer par la décision de l'ignorer, de ne pas lui faire droit. L'égalité est une présupposition, un axiome de départ, ou elle n'est rien. (p. XI)

Cela vaut dans le domaine de l'éducation (Jacotot…), c'est vrai aussi de toute action d'émancipation : aucun philosophe, partant de la simple constatation de l'inégalité et cette constatation fût-elle violente, ne saurait instituer l'égalité autrement que comme une exigence vide. L'autre principe, puisé au voyage dans les archives ouvrières et ici rappelé : « L'émancipation ouvrière était d'abord une révolution esthétique : l'écart pris par rapport à l'univers sensible “imposé” par une condition. Elle n'était pas l'acquisition d'une science des raisons de la domination » (p. VI).

Dans ce livre, quatre philosophies, l'une qui prétend fonder en nature le pouvoir hiérarchique du philosophe roi (Platon), et trois qui entendent fonder l'émancipation dans la science du travail (Marx), dans la science de la société (Bourdieu), dans une dialectique de la liberté (Sartre). Tenons-nous en ici à ce que Rancière dit de Sartre.

Du philosophe, Rancière retient : « Les Communistes et la Paix » (1952), la Critique de la raison dialectique (1960), et deux fragments (1957 et 1981), réchappés d'un Tintoret qui ne fut pas publié[29].

Notons d'abord que Rancière, dans son Althusser, n'évoquait guère Sartre[30]. D'autre part, en 1983, au lendemain de la mort du philosophe, il va à ses années 1950 et non pas aux années 1964-1966, quand Sartre s'inquiétait de la montée du structuralisme et de sa perte d'influence à lui, dans la vie intellectuelle et dans la politique[31]. Pourtant, c'était justement le moment où Althusser publiait ses premiers travaux sur Marx et où Sartre s'en prenait, entre autres « structuralistes », à Althusser justement, dans le numéro de L'Arc où sortit le texte « Saint Georges et le Dragon », le seul autre des deux fragments du Tintoret parus avant sa mort. Mêlant Althusser aux structuralistes (Lévi-Strauss, Foucault, Lacan…), Sartre voyait alors, dans ceux-ci (plus ou moins sourdement) et en celui-là (visiblement), une « volonté de privilégier les structures par rapport à l'histoire » et un nouveau positivisme : non plus « un positivisme des faits mais un positivisme des signes ». Contre cette tentative des sciences humaines, dans laquelle il privilégiait le marxisme d'Althusser, à ses yeux mal placé, Sartre entendait maintenir les droits et la suprématie de la philosophie, telle que déjà il la définissait dans la Critique de la raison dialectique : la fonction d'effectuer, dans une démarche totalisatrice, le dépassement des nécessités que l'homme subit, cela suivant « une méthode, la seule qui rende compte de l'ensemble du mouvement historique dans un ordre logique : le marxisme[32] ». Ainsi, dans le contexte de ce numéro de L'Arc, le fragment « Saint Georges » du Tintoret rappelait-il, contre les totalisations déclarées partielles des structuralistes, que seule une anthropologie philosophique pouvait donner du sens aux faits de l'art. Peut-être Rancière aura-t-il préféré s'adresser à l'esprit même de la philosophie de Sartre, dans le moment où il s'est complété et au mieux explicité, quand celle-ci se confrontait à la pratique des communistes et qu'elle se situait dans le marxisme. Ou bien le Sartre de 1966, dans l'opposition qu'il manifestait contre Althusser et la génération des structuralistes, n'était-il pas trop proche de l'humanisme que Rancière défendait, de son côté et à sa manière, comme l'exigence de ceux auxquels on déniait leur humanité ? Ce qui est sûr, c'est que, en 1966, la position intellectuelle de Sartre s'est affaiblie : elle n'est plus si pure et simple, elle n'en est plus à proposer aux communistes l'unité d'action, la maîtrise s'est perdue, elle est prête aux renonciations des années 1970[33].

Quoi qu'il en soit de ce choix, voyons dans Rancière l'analyse du Sartre 1952-1960.

Dans « Les Communistes et la Paix », celui-ci prétendait donc révéler à tous (à ses proches « les rats visqueux », aux anarcho-syndicalistes, au Parti communiste…) la vérité de leur situation, c'est-à-dire, selon son anthropologie philosophique, les raisons réelles d'un fait : la lassitude et la passivité des ouvriers. À ceux-ci il ne parle pas (ils n'ont « pas d'oreilles pour l'entendre », dit Rancière). Le Parti, lui non plus, ne saurait entendre une rationalité qui fait de lui un pouvoir tout-puissant et inévitablement non obéi. L'élite ouvrière ne saurait non plus se reconnaître dans une situation qui la déchoit des anciens pouvoirs qu'elle exerçait à l'égard des autres ouvriers. Quant à l'intelligentsia et à la bourgeoisie de gauche, elles se laissent abreuver de mépris et d'injures, par le Parti et par Sartre, mais elles n'en pensent pas moins. En revanche, tous ces gens-là, y compris les ouvriers, Sartre les fait constamment parler : avec ces figures complaisantes de son imagination, il dialogue, il argumente, il ironise, il cite celui-ci ou celui-là, commodément. Bref, dans ce long article, il s'enferme dans les scénarios d'une critique écrite « au galop, la rage au cœur, gaiement, sans tact[34] », et qui ne mord pas sur la réalité. Il est, ajouterais-je, le séquestré du Prolétariat, lequel n'existe que comme la création continuée du Parti communiste, autant dire comme une Venise flottant sur les eaux. Comme son séquestré d'Altona, il sortira de cet enfermement quand il aura épuisé le charme des dialectiques tourbillonnantes.

Pour apporter aux ouvriers la Négation de ce qui les nie, la Critique de la raison dialectique, comme son titre l'indique, va tenter une sorte de sortie philosophique présumée décisive, et, non sans paradoxe, en parlant maintenant de l'intérieur du marxisme, avec lui et contre lui[35]. Rancière : « Pour n'être plus le compagnon de route parasite, expliquant à ses pairs les raisons du parti, le philosophe avait décidé de parasiter le marxisme de l'intérieur » (p. 225). Il montre alors que Sartre s'enferme dans « la rigueur de son entreprise », c'est-à-dire dans les tourniquets logiques et verbaux qui avaient déjà cours dans L'Être et le Néant. Au temps de l'article, le philosophe tournait dans les cercles d'une sorte de sainte colère, maintenant c'est dans une obsession de rationalité absolue. Car, pour que règne la dialectique de la Liberté et de la Nécessité dans l'affrontement de l'Ouvrier à la Matière, il faut bannir toute incertitude, tout jeu de l'événement, toute invention hasardée :

Le discours sartrien de la circonstance, pour Merleau-Ponty, c'est l'annulation de la dialectique historique en une série de gestes immédiats autant qu'éternels : le regard du prolétaire le plus défavorisé, où se lit la muette exigence de l'humain ; l'acte pur du parti, créant et recréant la classe dans l'instant de la décision ; la confiance inentamable du prolétaire dans le parti, sans quoi il ne serait que poussière ; le pur choix du philosophe admettant comme seul guide, dans l'aléatoire des sens, le regard du plus défavorisé qui en rend dérisoire l'interprétation ; et comme seul moyen de lire ce regard l'acte du parti qui le porte à la lumière. […] L'insupportable, pour le philosophe de la création continuée, ce n'est peut-être pas, comme le pensait Merleau-Ponty, l'intermonde des significations brouillées. Ce qu'il refuse surtout, ce sont les intervalles élastiques de la liberté autodidacte. La toute-puissance qu'il a déléguée à la matière ouvrée, c'est la même qu'il déléguait naguère au parti : cette liberté — la sienne — qui se corromprait à se réfracter dans le temps brisé des servitudes rongées et des loisirs épargnés, dans la lumière indécise des demi-savoirs et des demi-cultures, dans l'espace désorienté des chemins et des impasses où se cherchait naguère ce que les ouvriers révoltés er rêveurs nommaient émancipation : auto-transformation de l'esclave en homme. (p. 206 et 214)

À « Les Communistes et la Paix » et à la Critique de la raison dialectique, ces textes déjà si différents entre eux, Rancière joint le Tintoret en morceaux. Ce n'est pas seulement parce que ces tentatives de Sartre s'élaborent à la même époque mais aussi parce qu'à ses yeux elles joignent, chez Sartre, sous trois formes mais dans le même esprit, l'intervention directement politique, la spéculation philosophique et la réflexion sur l'esthétique — trois domaines que, lui, Rancière articule toujours entre eux, mais dans une tout autre perspective. Dans le « petit teinturier », d'un côté Sartre rejette une figure aristocratique de l'artisan roi ; de l'autre, ce personnage d'homme du peuple entreprenant, inventif et retors le fascine : « Anarcho-syndicaliste à sa manière, il transforme son atelier en Idée et projette les échafaudages de son métier dans le ciel de ses toiles » (p. 232). Dans cet atelier, Sartre visite le peintre en pensée, il l'interpelle, il le fait parler, il le dépeint, écrit Rancière, en « anti-héros du capitalisme naissant », lequel « figure assez bien le Sancho Pança dont l'aristocrate et intellectuel Michel-Ange serait le Don Quichotte[36] » :

L'extraordinaire dialogue imaginaire où il souffle à l'artiste muet des pensées qu'il l'accuse ensuite d'avoir travesties ou des mots qu'il le soupçonne d'avoir proférés pour tromper son monde figure un étonnant prolongement de la réflexion platonicienne sur l'artisan et le sophiste. […] Mythe de l'artisan comme figure matricielle du capitalisme. Pour Sartre, le petit teinturier est le premier à avoir remarqué l'absence de Dieu dans le nouvel espace perspectif. Du même coup, il lui fait inventer dans sa boutique l'éthique wébérienne du capitalisme, prenant acte du retrait de Dieu et rationalisant l'unité familiale de l'industrie picturale pour chercher dans la réussite sociale les signes nouveaux de la bénédiction divine. (p. 229-230)

 Dans la perspective de Sartre, le Tintoret ne fut donc jamais, à son tour, que l'un de ses personnages, comme Camus ou Nizan, Merleau-Ponty ou le Prolétariat, celui-ci toujours fatigué, passif et livré à la discrétion d'un Parti tout-puissant et impuissant. « Le séquestré de Venise », comme celui d'Altona (1959), est l'une de ces figures ambigu‘s et ambivalentes dans lesquelles Sartre projette volontiers les problèmes de sa philosophie et, si l'on en croit Merleau-Ponty, ceux de son moi[37]. Bientôt, en 1965, dans Les Mots, il se déclarera guéri, « depuis à peu près dix ans », de la « longue, amère et douce folie » qui consistait à prendre sur lui les malheurs du monde et à prétendre le sauver par l'exercice solitaire de la littérature[38].

 

En 1974, pour Rancière, Althusser est le prototype de ces « docteurs en marxisme-léninisme » ou « marxistes de la chaire », de ces spécialistes du sens qui pensent pouvoir « enseigner aux intellectuels petits-bourgeois à reconnaître eux aussi les vrais motifs de leur insatisfaction ou de leur révolte, pour leur désigner leurs véritables ennemis et leur montrer combien, pour les affronter, leurs ressources sont insuffisantes ; pour montrer aux savants qui s'interrogent sur leur rapport au pouvoir que leur véritable ennemi est l'idéalisme, et aux intellectuels révoltés qu'ils doivent d'abord se battre contre la contamination de l'humanisme[39] ». Discours de normalisation, opposés à des protestations d'humanité lancées par des hommes qui veulent faire reconnaître en eux cette humanité. Discours auxquels Rancière n'entend pas opposer une réfutation — la réfutation par un discours censément mieux fondé et mieux conduit —, « mais plutôt une mise en scène [déjà !] visant à dérégler le fonctionnement d'un de ces discours marxistes savants qui occupent notre espace théorique pour rendre lisible, dans le discours de la révolution, la consécration de l'ordre existant[40] ». En 1952, Sartre n'était pas du tout cela. Et pourtant, il exerçait une maîtrise, celle cette fois de la posture philosophique elle-même, quand elle se croit souveraine, c'est-à-dire quand elle monte en système imparable une idée a priori de l'humanité — c'est-à-dire toujours, depuis Platon. Une maîtrise à mettre en scènes, elle aussi : par exemple, tirées de la Critique et ironiquement déplacées, celle-ci, du philosophe à la fenêtre de ses vacances, qui voit deux travailleurs à l'ouvrage, un cantonnier et un jardinier, séparés par « un mur surmonté de tessons de bouteille qui défend la propriété bourgeoise où travaille le jardinier » — ou bien cette autre, du philosophe à son bureau en ville, contemplant de haut la série des individus qui attendent le bus[41].

Deux philosophies, celles de Sartre et d'Althusser, qui ne sauraient se reconnaître entre elles, mais qui ont d'avance réponse à toute protestation d'humanité et à tout événement dans lequel celle-ci ferait avènement. Et Rancière ? D'abord, il ne se situe pas en auxiiaire d'un pouvoir institué ni en vue d'en instituer un autre. Ce qui le tracasse, en tant que philosophe, c'est cette propension « naturelle » de la philosophie à se porter à l'aide de ses pauvres et, plus généralement, à méconnaître, dans l'effectivité de la pensée, les effets d'un pouvoir par trop impérial. Contre les entraînements de la pensée a priori, et pour s'en préserver lui-même, il pratique l'intervention au gré des circonstances et, ensuite, le retour sur ces interventions par des entretiens ou des rééditions. Surtout il se livre à un travail d'écriture : les scénarisations, les dédoublements de l'ironie et la vigueur des ellipses, la verve et les variations d'une parole libre et incisive. Il existe un style de Rancière, conscient de lui-même, et qui avoue la subjectivité et la prise de parti[42].

 

Il y a toujours des savants pour prétendre inspirer ceux qui inventent : des médecins pour les instruire de leur aliénation et les en guérir, des philosophes pour leur procurer, avant ou après, la réflexion qui permette ou achève leur action — et des doctes pour apprendre aux philosophes à philosopher et aux écrivains à écrire. Ainsi Sartre encore, morigénant Ponge sur la pertinence de la description dans sa « Lessiveuse » et le pressant « de renoncer à certaines contradictions qui masquent et déparent [sa tentative][43] » : dans le début de ses Proèmes, le poète répond aux recommandations philosophiques que lui prodiguent les uns et les autres, par un dicton venu de loin, « Natare piscem doces » : tu veux apprendre à nager à un poisson.

En littérature comme ailleurs, l'agir porte avec lui sa nécessité, ses raisons et sa pensée.

Pierre Campion



[1] Jacques Rancière, La Leçon d'Althusser, La Fabrique éditions, 2011. Première publication : Gallimard, 1974. Je cite dans l'édition de 2011.

[2] Louis Althusser, Pour Marx, Maspero, coll. Théorie, 1965, rééd. La Découverte, avec un avant-propos de Étienne Balibar, 1996. Louis Althusser, Lire le Capital, en collaboration avec É. Balibar, R. Establet, P. Macherey, J. Rancière, Maspero, coll. Théorie, 1965, rééd. PUF, coll. Quadrige, 1996.

[3] Dans l'avant-propos de 2011, Rancière précise, à l'égard d'Althusser : « La critique menée dans ce livre n'était en rien un règlement de comptes personnel » (p. 10). D'autre part, il s'explique sur le maoïsme auquel il se référait à l'époque : « Mon livre partageait la vision alors répandue de la Révolution Culturelle comme d'un mouvement antiautoritaire, opposant la capacité des masses au pouvoir de l'État et du Parti. […] La suite de l'histoire a permis […] de comprendre la réalité pénitentiaire que couvraient des thèses sur la rééducation des intellectuels par le travail manuel, qui consonaient si bien avec certaines critiques occidentales de la division du travail » (p. 13). Et il ajoute : « Sur ce point, mon livre vérifie à ses propres dépens la thèse selon laquelle il n'est pas de théorie de la subversion qui ne puisse épouser les raisons de l'oppression. »

[4] En 2007, rééditant son livre de 1983 Le Philosophe et ses pauvres, Rancière entend, dans le même esprit, « réinscrire le geste théorique propre à ce texte dans le développement d'un travail personnel et dans la confrontation avec les enjeux théoriques et politiques d'un temps dont le nôtre est encore dépendant ».

[5] Dans son livre Moments politiques. Interventions 1977-2009, La Fabrique éditions, 2009, Rancière retient certaines de ses interventions ponctuelles survenues sur une longue période et énonce sa conception du moment politique : « Un moment politique advient quand la temporalité du consensus est interrompue, quand une force est capable de mettre à jour l'imagination de la communauté qui est engagée là et de lui opposer une autre configuration du rapport de chacun à tous » (avant-propos, p. 9). Le moment se joue sur une scène de forces où un acteur choisit d'intervenir, en force et en finesse.

[6] Sur sa période Althusser et sur celle qui a suivi, Rancière s'est expliqué, notamment dans un entretien avec Peter Hallward (2003 en anglais-2009 en français), repris dans le recueil d'entretiens Et tant pis pour les gens fatigués !, éditions Amsterdam, 2009, pp. 325-331. Ce gros volume d'entretiens suit année par année, de 1976 à 2009, les interventions de Rancière en réponse à diverses sollicitations. Il manifeste au mieux la sorte de cohérence de l'œuvre, élaborée et réfléchie à mesure.

[7] « Et tant pis pour les gens fatigués ! », entretien de 1981 avec Edmond El Maleh, repris dans le recueil d'entretiens Et tant pis pour les gens fatigués !, op. cit., p. 36. Et, dans l'entretien avec Peter Hallward, « Politique et esthétique » (2003-2009), ceci : « Je voulais refaire comme la généalogie d'un siècle et demi et en particulier remonter au moment de la naissance du marxisme pour essayer de repérer les écarts entre le marxisme et ce qu'aurait pu être une tradition ouvrière différente » (id., p. 329).

[8] « J'ai appelé La Nuit des prolétaires le livre que j'ai consacré à l'émancipation ouvrière en France au XIXe siècle, parce que le cœur de cette émancipation, c'était de briser le partage naturel du temps qui fait que les ouvriers sont censés travailler le jour, dormir la nuit et n'avoir aucun temps de reste pour le travail de la pensée », Et tant pis pour les gens fatigués !, p. 151, « Littérature, politique, esthétique. Aux abords de la mésentente démocratique », entretien de 2000-2009, avec Solange Guénoun et John H. Kavanagh.

[9] Entretien avec P. Hallward, id., p. 330.

[10] Jacques Rancière, Le Philosophe et ses pauvres, Fayard, 1983 ; rééd. Flammarion, coll. Champs essais, 2007, préface de 2007, p. VI.

[11] Jacques Rancière, Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Fayard, 1987, rééd. coll. 10-18, 2004. Je cite dans cette édition.

[12] Explicitement, et dès l'incipit, La Parole muette, évoque le titre de Sartre, Qu'est-ce que la littérature ?

[13] Et tant pis pour les gens fatigués !, « Littérature, politique, esthétique. Aux abords de la mésentente démocratique », loc. cit., p. 155. Un autre partage du sensible — du visible —, c'est celui qui s'opère dans le cinéma et la photographie. Voir à cet égard : Jacques Rancière, Figures de l'histoire, PUF, 2012 (reprise de textes publiés en 1997).

[14] Sartre, « Les Communistes et la Paix », dans Les Temps modernes, nos 81, juillet 1952 ; 84-85, octobre-novembre 1952 ; 101, avril 1954. Repris dans Situations, VI. Problèmes du marxisme, 1, Gallimard, 1964, pp. 80-384.

[15] Sartre, « Merleau-Ponty vivant », Les Temps modernes, nº spécial, octobre 1961, repris dans Situations, IV. Portraits, Gallimard, 1964, p. 189-287. Ici, p. 248-260.

[16] Par un brusque infléchissement du propos, le troisième article, en 1954, fera un tableau du « mal français », historiquement voulu par la bourgeoisie pour endiguer le prolétariat, après l'avoir massacré en 1848 et 1871 : malthusianisme de la société, impéritie et incurie du patronat, atonie de l'économie, faiblesse du niveau de vie… N'était la phraséologie catastrophiste, on se croirait dans L'Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber (premier numéro en mai 1953). Le fond de l'air avait déjà changé, la mise à jour de l'économie et de la société était lancée, mais Sartre ne s'en apercevra que dix ans plus tard. En attendant, telle sera donc finalement la cause profonde du découragement de la classe ouvrière : « Si le prolétariat donne des signes d'épuisement, c'est qu'il est gagné par l'anémie de la nation » (p. 259).

[17] S'ensuivent plusieurs pages de la même inspiration, qui tirent de l'échec du 4 juin et du « découragement des masses » la nécessité encore renforcée d'un Parti communiste qui serait « la pure liaison, la relation qui surgit partout où deux ouvriers sont ensemble » (p. 249). Rancière relèvera cette référence à une parole d'Évangile.

[18] Ibid., p. 249, note.

[19] Dix ans plus tard, en 1963, au journaliste Michel-Antoine Burnier qui l'interrogeait sur la pertinence de « Les Communistes et la Paix », Sartre répondit : « Mon analyse cessait d'être juste au moment même où je l'ai écrite. Il y a eu ensuite un conflit entre le capitalisme expansionniste et les couches retardataires : conflit à l'intérieur d'une même classe. Le malthusianisme demeure à titre de vestige » (Michel-Antoine Burnier, L'Adieu à Sartre, Plon, 2000, p. 28). Dans la publication de l'article en volume, la note finale, de 1964, ne dit pas autre chose. Ce n'était pas seulement une pirouette ; cela signifiait que l'erreur, s'il en était une, tenait non pas à un manque de justesse de l'analyse sur le moment mais à un changement dans la situation historique. Autre situation, autre analyse : autre avatar d'une liberté jamais prise en défaut.

[20] On aura une idée de ces échanges en lisant l'article de Sartre de 1954 « Opération “Kanapa” », Les Temps modernes, nº 100, mars 1954, repris dans Situations, VII. Problèmes du marxisme, 2, Gallimard, 1965, pp. 94-103.

[21] Article repris dans Claude Lefort, Le Temps présent. Écrits 1945-2005, Belin, pp. 85-96.

[22] L'article de Lefort et la réponse de Sartre parurent dans Les Temps modernes, nº 89, avril 1953. La « Réponse à Claude Lefort » a été reprise dans Situations, VII, éd. cit., pp. 7-93. Lefort avait vingt-huit ans et Sartre était au faîte de sa gloire.

[23] Première publication de ces lettres dans Le Magazine littéraire, nº 320, avril 1994. Puis sous le titre de « Sartre, Merleau-Ponty : Les lettres d'une rupture » (avec une présentation de François Ewald), dans Maurice Merleau-Ponty, Parcours deux, 1951-1961, Verdier, 2000, pp. 129-169. L'édition des Œuvres de Merleau-Ponty, procurée par Claude Lefort, les donne dans une annexe à sa première partie « L'intelligence de l'histoire et le jugement politique à l'épreuve des événements », Gallimard, coll. Quarto, 2010, pp. 625-651.

[24] Lettre de Sartre, dans Merleau-Ponty, Œuvres, éd. cit., p. 629.

[25] Merleau-Ponty, dès 1946 : « Qu'est-ce qu'un communiste français d'aujourd'hui ? Que pense-t-il de la petite propriété, de la religion, de la morale, de la patrie, de la société, enfin que veut-il, non seulement d'une volonté délibérée, mais de cette volonté tacite qui se voit dans ses relations familiales, dans sa manière de travailler ou de se distraire ? […] Et de même, qu'est-ce qu'un Soviétique aujourd'hui ? Comment voit-il la vie, la mort, l'Occident, l'Allemagne, la famille, la morale, l'amour ? […] Qu'est-ce qu'un travailliste anglais ? Qu'est-ce que l'administration Truman ? Quelles sont les tendances des milieux capitalistes aux États-Unis ? Comment voient-ils leur avenir ? » (« Pour la vérité », Les Temps modernes, no 4, janvier 1946 ; repris dans Œuvres, coll. Quarto, p. 149-150). Merleau-Ponty pose ces questions, Sartre pense pouvoir y répondre.

[26] Sartre, « Réponse à Albert Camus », dans Les Temps modernes, no 82, août 1952. Repris dans Situations, IV. Portraits, Gallimard, 1964. Cette réponse trouve donc sa place et sa tonalité entre le premier et le deuxième article de « Les Communistes et la Paix ».

[27] Début 1960, à la mort de Camus, Sartre écrivit un article d'hommage et de justice : « Par l'opiniâtreté de ses refus, il réaffirmait au cœur de notre époque, contre les machiavéliens, contre le veau d'or du réalisme, l'existence du fait moral », France-Observateur, nº 505, 7 janvier 1960, article repris dans Situations, IV, p. 126-129, juste après la « Réponse » de 1952. Peu après, en octobre 1961, Sartre rendit un hommage de reconnaissance et d'amitié à Merleau-Ponty, décédé en mai : « Merleau-Ponty vivant », Les Temps modernes, no spécial, octobre 1961, repris dans Situations, IV, p. 189-287.

[28] Jacques Rancière, Le Philosophe et ses pauvres, éd. cit. de 2007. Je cite d'après cette édition.

[29] L'histoire des publications de ce Tintoret abandonné est complexe. Le premier passage fut publié par Sartre lui-même, sous le titre « Le Séquestré de Venise », dans Les Temps modernes nº 141, novembre 1957, comme « fragment d'un ouvrage à paraître », texte repris en 1964 dans les Situations, IV, pp. 293-346. En 1966, dans son numéro « Jean-Paul Sartre » de L'Arc, Bernard Pingaud publiera un autre fragment du manuscrit : « Saint Georges et le dragon », texte repris dans les Situations, IX. Mélanges de 1972, pp. 202-226. En 1979 (nº 18-19) et en 1981 (nº 24-25), la revue Obliques, sous la direction de Michel Sicard, publiera des inédits de Sartre et des critiques. Dans le volume 2 sur « Sartre et les arts », figurera un autre chapitre du dossier Tintoret, « Saint Marc et son double ». C'est celui-là que Rancière évoque, avec « Le Séquestré de Venise ».

[30] Cependant, ˆ un moment (p. 51-53), Rancire se demande si Althusser ne vise pas Sartre à travers John Lewis et il constate qu'Althusser élude le dŽbat que Sartre n'a cessé d'entretenir avec le marxisme sur « la part que les intellectuels sans parti peuvent prendre dans le combat politique révolutionnaire ».

[31] Pour Sartre, les années 1964 et 1965 sont celles des Situations, de IV à VII, où il éprouve le besoin de recueillir ses interventions des années 1950.

[32] Sartre, entretien avec Bernard Pingaud, « Jean-Paul Sartre répond », dans L'Arc, loc. cit., p. 94-95. Tout cela est dans la droite ligne de la Critique de la raison dialectique. En 1962, dans sa PensŽe sauvage, LŽvi-Strauss s'en prenait directement ˆ la Critique de Sartre. En 1966, quand paraissent Les Mots et les choses de Foucault et les Écrits de Lacan, Sartre est marginalisŽ.

[33] À cet égard, la photo de couverture pour l'édition 2007 de Le Philosophe et ses pauvres — Sartre sur son tonneau, en 1970 — n'est pas représentative de sa situation dans les années 1950 et 1960.

[34] Sartre, « Merleau-Ponty vivant », éd. citée, p. 249.

[35] Sartre, Critique de la raison dialectique, Gallimard, 1960. La phrase célèbre : « Je considère le marxisme comme l'indépassable philosophie de notre temps et […] je tiens l'idéologie de l'existence et sa méthode “compréhensive” pour une enclave dans le marxisme lui-même qui l'engendre et la refuse tout à la fois », p. 9-10.

[36] En 2005, dans le catalogue de l'exposition du centenaire (BNF/Gallimard, 2005, pp. 186-193), Michel Sicard publie un nouveau fragment du Tintoret qui confirmerait pleinement les analyses de Rancière. Comparant l'autoportrait du Tintoret à celui de Michel-Ange, Sartre y révèle quel Autre chacun des deux regarde. L'Autre de Michel-Ange, c'est « moi : ce géant fouille mon cœur pour y voir ce qu'il ressent ». Mais l'Autre du Tintoret, c'est lui-même, c'est-à-dire le Peintre qui, avant Picasso, a tué la Peinture. La scène tourne alors à une séquence policière dans le goût du cinéma muet… Voir Pierre Campion, « Sartre à Venise. Le séquestré du Tintoret », Les Temps modernes, nº 667, janvier-mars 2012.

[37] Merleau-Ponty à Sartre, en juillet 1953 : « Il faut tout de même que tu sentes que ta conduite, vue du dehors, est hautement “psychologique”, que justement ta présomption d'agir suivant des principes objectifs est la forme la plus arrogante de la “loi du cœur” et qu'enfin ta subjectivité est pour beaucoup dans l'image lamentable que tu as de moi depuis 1950 », lettre citée, loc. cit., p. 640.

[38] « Depuis à peu près dix ans »… Cette indication paraît situer cette conversion dans les difficiles années 1952-1955. Dans la « Réponse à Albert Camus » (août 1952), on lit ces lignes : « Ce qui vous arrive est parfaitement injuste, en un sens. Mais, en un autre, c'est pure justice : il fallait changer si vous vouliez rester vous-même et vous avez eu peur de changer. Si vous me trouvez cruel, n'ayez crainte : je parlerai de moi bientôt et sur le même ton. Vous essaierez en vain de m'atteindre ; mais faites-moi confiance, je veillerai à payer pour tout ceci », éd. cit. p. 122. Payer la leçon cruelle faite à Camus par la leçon impitoyable faite à Poulou ?

[39] La Leçon d'Althusser, éd. cit. p. 200.

[40] Id., p. 212.

[41] Le Philosophe et ses pauvres, éd. cit. p. 210 et 215.

[42] Le Philosophe et ses pauvres, éd. cit. préface de 2007, p. VIII : « La phrase de La Nuit des prolétaires s'était démesurément allongée et chargée d'incises pour rendre compte de la complexité qui habitait la perception et les discours des supposés simples. Le Philosophe et ses pauvres, à l'inverse, sacrifie volontiers à la phrase brève, à la parataxe et à la formule lapidaire pour marquer la brutalité des partages à l'œuvre dans la sophistication des analyses savantes. »

[43] Sartre, « L'Homme et les choses », dans Poésie 44, nº 20, juillet-octobre 1944, repris dans Situations, I, Gallimard, 1947, rééd. sous le titre Critiques littéraires (Situations, I), coll. Folio essais, 1993, p. 264. « Cet effort pour se voir par les yeux d'une espèce étrangère [pour devenir chose], pour se reposer enfin du devoir douloureux d'être sujet, nous l'avons déjà rencontré cent fois, sous des formes différentes, chez Bataille, chez Blanchot, chez les surréalistes. […] À chaque fois il a avorté. C'est que celui qui fait l'effort, par cela même qu'il le fait, s'échappe et se pose au-delà de son effort. C'est Hegel, ne pouvant, quoi qu'il fasse, entrer dans l'hégélianisme. La tentative de Ponge est vouée à l'échec comme toutes les autres de même espèce », p. 266. La critique de « La Lessiveuse » figure aux pages 269-270.

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