Pierre Campion : La critique littéraire comme « encre sympathique ».
Mis en ligne le 31 août 2023.
Philosophie et littérature
La critique littéraire comme « encre sympathique »
Dans son entreprise de réconcilier littérature et
philosophie, et contre les incompréhensions et les exclusives réciproques des
littéraires et des philosophes, Gilbert Romeyer-Dherbey
avance deux cautions, le Victor Hugo de Littérature et philosophie mêlées
et Aristote dont il est un spécialiste.
Une troisième l'accompagne parfois, celle de Proust.
Deux courts textes encadrent six études d'œuvres : le
premier invoque Aristote et la manière qu'il a de lier les deux représentations
de la métaphore et du concept et développe l'idée d'une critique désarmée qui,
non contente de renoncer à toute méthode universelle applicable à toute œuvre,
s'écrirait à l'égard de chaque œuvre dans une encre sympathique —
sympathique dans les deux sens d'effacée et d'empathique. Le deuxième texte, à
la fin du livre, repose sur la métaphore d'un seul chemin de la pensée,
qu'empruntent, chacune à sa manière, en montant et en descendant, la
littérature et la philosophie : « Si l'image accompagne la pensée,
inversement la pensée descend dans l'image, comme elle descend dans le sentir
et dans le ressentir » (p. 176).
Quelle pensée descend dans l'image, comme une sorte de
visite discrète venue d'en-haut ?
« Le parti pris des choses d'Honoré de Balzac » (p. 48-68)
Nous n'attendions pas forcément Balzac à cette fête du
concept et de l'image.
C'est peut-être parce que nous n'avions pas assez bien lu le
début d'Eugénie Grandet, du Père Goriot ou même d'Une
ténébreuse affaire. Nous croyions sans doute que la maison Grandet et un certain
parc de château dans le département de l'Aube ne sont et ne seront que les
décors d'une action à laquelle nous étions pressé d'arriver, au point même
d'être tenté de faire l'impasse sur la longue description de la pension
Vauquer.
Citant d'autres sources dans Balzac, Gilbert Romeyer-Dherbey remet les choses à leur place :
Les péripéties du roman représentent l'agitation des hommes :
elles sont peu de chose en ce qu'elles ne constituent au fond qu'une comédie humaine : l'œuvre
balzacienne, dans sa lourdeur, se construit plutôt comme une épopée des choses.
Les choses ne font pas simplement
tapisserie : les choses parlent. (p. 49-50)
Dans Balzac, les choses ne sont pas le décor de l'action.
Mieux encore :
Les choses ne sont pas que le miroir réfléchissant de notre
esprit ; elles possèdent leur esprit à elles, qui est capable d'agir sur
le nôtre et de le modifier. Leurs qualités humaines ne viennent pas de l'homme, elles viennent à l'homme et, dans cette relation, les
choses ont l'initiative. (p. 51)
Dès lors,
La convergence des choses permet à l'auteur de faire plus que
les épeler, les lire, parce qu'elles composent par leur texture un véritable
texte. Il n'y a jamais, chez Balzac, de fatras descriptif ou énumératif, mais une
lecture de différents ensembles, visages ou mobiliers, rues ou monuments. […]
Comme une monade leibnizienne qui serait ouverte, chaque chose comporte donc à
l'intérieur d'elle-même l'estampille de ses proches, même lorsque leur rapport
obéit à la loi du contraste. Les choses se déversent l'une dans l'autre tout
comme elles se déversent dans les
personnages […]. (p. 57)
L'allusion à Leibniz prépare le passage à une métaphysique
de l'extérieur et de l'intérieur. C'est là que le secours de la philosophie
s'impose dans cette critique « désarmée » et spécifique de Balzac,
pour la préciser, par l'abstraction, mais en sympathie avec les images de l'écrivain,
et lui donner son plein développement, c'est-à-dire sa pleine intelligibilité.
L'intérieur et l'extérieur, le dedans et le dehors, le sujet
et l'objet, le visible et le caché, peuvent se penser : « La
distinction radicale, ontologique, entre la conscience et la chose
tombe », et une citation de Merleau-Ponty vient éclairer « toute
l'architectonique de la Comédie humaine » : « Avant
autrui, la chose réalise ce miracle de l'expression : un intérieur qui se
révèle au dehors, une signification qui descend dans le monde et se met à y
exister. » (p. 63) Une incarnation ?
Le nom de Ponge nous éloignerait de cette sorte de mystique,
mais le titre de l'étude le suggérait, en écriture sympathique : d'avance
Balzac avait pris le parti des choses contre celui du discours narratif, dans
le jeu qui les oppose au sein de ses romans.
« “Là-bas tout est plus beau”. L'inspiration
plotinienne dans la Sylvie
de Gérard de Nerval » (p. 89-113)
Toute différente d'esprit, cette étude, écrite dans les
marges du Contre Sainte-Beuve de Proust, s'ouvre sur l'aveu d'une
impuissance de la critique à maîtriser l'inexprimable dans la Sylvie de
Nerval. Cependant, là oò est la difficulté, là est la solution. Proust :
« Mais tout compte fait, il n'y a que l'inexprimable, que ce qu'on croyait
ne pas réussir à faire entrer dans un livre qui y reste. » (p. 89)
Quel peut bien être ce reste dans le récit de Nerval, sa
nature, le mode et les indices de sa présence ? La réponse : « […]
il n'y a pas que les mots : la littérature est paradoxalement moins faite
de mots que d'intervalles, de caractères que d'espace […] » (p. 89)
Mais à ce point, aussitôt, survient le recours à Plotin (205-270) :
L'hypothèse que nous ferons dans ces quelques remarques est
que l'« atmosphère » — ou du moins une partie de l'atmosphère de Sylvie est celle du néo-platonisme, de
sa conception de l'amour comme nostalgie de l'au-delà et comme mouvement vers
le suprasensible. « Là-bas, tout est plus beau », disent les Ennéades, « car là-bas, tout est
ciel ». (p. 90)
Lever d'abord un risque, celui d'un procès en flagrant délit
d'arbitraire, de ce genre d'arbitraire reproché aux « littéraires »
par les « philosophes ».
Le monde du néo-platonisme n'est pas inconnu de Nerval. Pour
cet enfant des Lumières, la place laissée vide de la religion chrétienne par la
Révolution est occupée par un syncrétisme venu à la fois des anciens Grecs et du christianisme
perdu, comme l'attestent maints de ses écrits et notamment le Voyage en
Orient : dans la Méditerranée, le cri du « Grand Pan est
mort » a apporté avec lui la certitude ancienne d'une divinité et la
nostalgie de sa disparition.
Cet arrière-fond de la culture et de la pensée nervaliennes
nous incite dès lors à donner tout leur poids à certaines expressions du récit
de Sylvie, qui ne sont que des
touches rapides mais n'en sont pas moins pleines de sens : « ces
paradoxes platoniques », « nos rêves renouvelés d'Alexandrie… ».
Nous essaierons de montrer que certaines grandes thèses de Plotin, et singulièrement
le traité « De l'amour » des Ennéades,
expliquent la nature de l'émotion amoureuse nervalienne, si particulière, dont
la dimension en fin de compte est plus métaphysique que
psychologique. (p. 95)
Ainsi s'ouvrirait tout naturellement, dans les « intervalles »
du texte, dans le non-dit qui est la condition même de toute écriture, la place
d'un amour qui a toutes les marques d'une perte nostalgique. Ce que Proust
nommait l'inexprimable est bien le reste inhérent au récit nervalien, que
l'écriture sympathique de la philosophie, en tant que trace infime, se contente
de faire apparaître :
La grandeur de l'amour est donc celle de la transcendance
qu'il révèle ; la trace de cette transcendance dans le monde d'ici-bas est
la réduction du multiple à l'unité,
l'inscription du présent dans l'éternel, la transfiguration de toute réalité en
vision. (p. 96)
À la fois, les analyses qui suivent développent la référence
au néoplatonisme de Plotin et la confortent dans la lettre même du récit :
la réduction du multiple à l'unité à travers les trois types de femmes aimées,
la paysanne, la religieuse et la comédienne ; la conception cyclique du
temps ; le théâtre et le tableau comme les modes d'inscription de la
Beauté dans la réalité.
« L'inquiétante étrangeté de Jules Amédée Barbey d'Aurevilly » (p. 113-142)
Tout autre récit. Dans le roman de Barbey Le Chevalier des Touches, le
critique relève, notées directement dans le récit ou racontées par l'un des
personnages, certaines interventions intrigantes de faits ou personnages
extérieurs à l'action. Le romancier les
tient pour significatives et s'interroge sur leur fonction.
Cependant, dès le titre de l'étude, et dans la personne même
de Barbey, s'introduisent allusivement la notion de l'inquiétanteé étrangeté et
son origine freudienne, une notion qui décrit chez Freud « un type
d'effroi bien distinct, celui qui s'attache “aux choses de tout temps
familières” » (p. 121).
Cette notion freudienne n'est pas, en elle-même,
philosophique, et il faudra attendre pour qu'apparaisse une description
philosophique du sentiment d'étrangeté, c'est-à-dire la description des
« multiples figures de la perte d'identité et de la recherche d'aséité
dans quelques thèmes et textes
aurevilliens » (p. 123).
En effet,
ce sentiment d'inquiétanteé étrangeté, qui forme à nos yeux
l'originalité et la réussite de la poésie de Barbey, et manifeste chez lui un
art d'une finesse extrême, ce sentiment nous semble résulter d'un effet de déplacement, qui part d'un léger
gauchissement de la perception coutumière pour culminer parfois dans
l'exorbitant de l'horrible. Le déplacé,
telle est d'ailleurs la définition
aurevillienne de la poésie, […] le déplacement qui, déportant l'être à côté de
soi, lui donne un air étrange parce qu'il en fait un étranger […] » (p.
122-123)
Tel est le relais qui fait passer de la problématique
psychanalytique — et permet de l'éviter — à l'univers de l'ontologie philosophique.
Dès lors, et comme dans Nerval, les analyses des occurrences
du thème du déportement et de sa conjuration illustreront et prouveront
les modalités de cette poésie aurevillienne :
Au lieu de transition, une coexistence de temporalités
hétérogènes. Les durées n'intersectent donc pas pour se confondre, mais pour
marquer durement leur incompatibilité ; elles vont même parfois jusqu'à
exploser l'une dans l'autre, et le rôle de détonateur est souvent dévolu chez
Barbey à un objet, porteur de passé, qu'il introduit en force dans le présent.
(p. 126-127)
Le thème du désencadrement serpente dans toute l'œuvre de
Barbey […]. Ce douloureux porte-à-faux entre l'homme et sa destinée renvoie à
un malaise plus fondamental, le sentiment de la séparation d'avec soi-même, qui prendra bien des figures
différentes. (p. 134)
La déchirure du moi n'est pas résorbée par l'amour ;
bien au contraire l'effet de la passion, c'est de créer la scission chez celui
qui ne la connaissait pas encore, parce que la loi de l'amour humain n'est pas
l'unité, mais la dualité. (p. 137)
On sait que Barbey échappera, par la conversion, à cette mort
spirituelle, et peut-être physique, dont il entrevoit la possibilité. Or cette
conversion, il l'exprime en termes de dépassement de la dualité, de la
séparation. (p. 138)
Toujours la méthode d'écrire une trace de commentaire dans
les marges de l'œuvre.
Des classiques à Céline
Publiées d'abord en revues, respectivement en 1984 et 1986
dans la Revue d'Histoire littéraire de la France et dans la NRF, l'étude sur La
Bruyère et celle sur Céline, encadrent ici les quatre autres. D'emblée, elles marquaient
l'ambition de leur auteur, de travailler sur l'ensemble de la littérature française.
L'étude sur La Bruyère, « Temps et contre-temps chez La
Bruyère », est dédiée à Georges Poulet, l'auteur devenu classique des Études sur le temps humain (Plon,
1949) et encore par exemple de La Conscience critique (Corti, 1971), et cela signifie que Romeyer-Dherbey s'inscrit dans une perspective philosophique et non
dans celles des sciences humaines qui dominaient dans les années 1980. De même
dans l'étude sur Céline, « L'écriture, la mort. Esthétique
célinienne ».
Témoin, dans cette étude sur Céline, des passages comme ceux-ci,
à l'appui de références céliniennes, dans l'œuvre et dans la correspondance. Dans
Céline :
Vie et littérature ne peuvent se déployer qu'en alternance,
et jamais se conjoindre : le temps de l'écriture ne peut être pris que sur
celui de la vie ; il est une parenthèse dans l'existence, et dans cette parenthèse
la vie vécue est en points de suspension. […] L'art exige un franchissement
décisif : il passe une ligne de démarcation au-delà de laquelle on se trouve
littéralement dehors. Ce n'est pas
qu'il nous fasse voir autre chose ; il nous fait voir les mêmes choses,
mais dans un renversement complet de perspective qui nous fait quitter le pays
de l'être. […] Or, cet autre mode, cet autre côté de la vie, ce n'est pas le
côté du vrai et de l'éternel, c'est le côté de la mort. (p. 148-149)
Et, dans la première, pour La Bruyère :
L'inspiration du moment est inapte à inscrire d'emblée une
œuvre dans l'éternel ; l'élan ne peut prendre pied dans l'instant afin de réaliser,
selon le mot de Thucydide, « une acquisition pour toujours » ;
bien au contraire sa défaillance nous contraint
au travail de Pénélope qui est celui du nouvelliste. L'écriture au présent est
seulement cause que le discours n'arrive jamais à point ; l'actualité,
loin d'être le sol de l'être en acte, est ce dans quoi l'on risque de
s'engluer. C'est pourquoi l'on a pu si facilement trouver des clés pour les Caractères de La Bruyère […]. (p. 23-24)
Dans ces deux études, la critique se fait sans cesse
ontologie, dans la marge d'œuvres qui font échec — et remédiation — à toute
ontologie de l'être dans le temps.
L'image de la trace
Toutes ces études mettent à l'épreuve une méthode audacieuse
de critique littéraire dans laquelle la philosophie s'adresse à son autre, la
littérature, d'écrivain à écrivain ou plutôt d'écriture volontairement pâlie à
écriture forte : « une trace infime d'encre pâle ».
Une trace et non un chemin qui serait la voie royale d'accès à une
œuvre — un mode d'initiation à telle œuvre jugée ardue (celle de
Céline), ou mystérieuse (Nerval) ou
méconnue (Balzac et La Bruyère). La trace est celle que laisse un personnage anonyme,
qui n'entend entraîner personne sur ses pas, d'un personnage qui a effacé de sa
personne toute caractéristique et qui n'utilise même pas le Je impersonnel du
philosophe.
Faire trace, c'est faire mouvement, dans telle œuvre qui
n'est pas considérée comme une forêt obscure, et encore moins comme un
territoire à cartographier et à s'approprier. Ce n'est pas une chasse au
trésor…
Et pourtant cette trace indique le sens de l'œuvre, ou plus
exactement un certain sens que la trace définit et avoue comme celui qu'elle
propose, comme un sens de l'œuvre constitué par son propre mouvement de
critique, lequel s'identifie au mouvement problématique de sa propre écriture.
La trace évoque une recherche de l'être. Dans l'étude sur
Balzac, la citation de Merleau-Ponty que nous avons retenue suggère ceci :
le sens recherché sera celui que découvre une phénoménologie, une conscience
phénoménologique, qui ne répond que d'elle-même.
Ainsi, selon sa propre dénégation — qui pouvait laisser
un prétexte au malentendu —, Romeyer-Dherbey ne
fait pas œuvre de psychanalyse littéraire. Car rechercher l'être dans telle
œuvre, y compris au niveau de son auteur et d'après les témoignages qu'il a
laissés, c'est faire œuvre philosophique. Avec son caractère d'abstraction et
son ancienneté dans l'histoire de la philosophie, la notion d'être n'est absolument
pas celle de l'inconscient.
La leçon de Proust, retenue par Romeyer-Dherbey
dans son étude sur Nerval, c'est que l'être est inexprimable et qu'il subsiste
comme tel dans les œuvres, en tant que ce « qui y reste »
(p. 89).
Ontologie toute négative. Elle suggère que l'être des œuvres
n'est lui-même qu'une trace, laissée là par une expérience ancienne et révolue,
trace qui s'est déposée dans l'écriture de l'œuvre et qui y serait lisible, par
un chercheur qui prend ses risques.
Cette critique est ambivalente : trace d'une trace, elle
en a, doublement, la fragilité et le caractère problématique. Mais, plus forte
qu'elle n'en a l'air, elle apporte en son chemin ses preuves, recueillies dans
la lettre des œuvres et dans certains témoignages de leurs auteurs.
Certes cette critique, rien qu'en s'écrivant et en se
publiant, propose un sens à son lecteur. Il y a là le mouvement d'une
désignation d'un sens dans telle œuvre. Cela, même si le critique prend le soin
de la minimiser dans l'infime d'une trace en voie d'effacement dès qu'elle se
produit et surtout dans la reconnaissance, de fait, de son point de vue
phénoménologique, essentiellement particulier. Là est d'ailleurs la limite de
toute phénoménologie.
Rarement on aura vu, de la part de la philosophie, démarche
plus désarmée à l'égard des œuvres littéraires, aussi peu théorique que
possible et aussi peu arrogante, aussi attentive à la spécificité de chaque
écriture, aussi sympathique à l'égard de la littérature.
Pierre Campion