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Pierre Campion : Alain Roussel, des mots et des choses.
Mis en ligne le 31 mai 2019.

© : Pierre Campion.

Roussel Alain Roussel, La Vie secrète des mots et des choses, Éditions Maurice Nadeau/Lettres Nouvelles, 2019.


Alain Roussel, des mots et des choses

Ce n'est pas vraiment un recueil, c'est un livre, enluminé de culs-de-lampe et de lettrines parmi lesquelles, d'emblée, en signature, les initiales de l'auteur.

En somme, c'est une somme. La somme, en fait, de plusieurs publications antérieures dont certaines remontent à 1997 et 1999, d'une première publication partielle, La Vie privée de mots (La Différence, 2008) et de textes nouveaux ; la somme, en esprit, d'une œuvre abondante commencée il y a plus de quarante ans ; la somme d'une vie. C'est un livre proliférant dans lequel on risquerait de se perdre, délicieusement, si l'on ne prenait garde aux principes qui font que cette somme est, plus qu'une addition : une totalisation, celle d'une expérience et de l'esprit de cette expérience.

C'est une somme de mots, de mots de la langue française. Roussel les travaille, mais plutôt en cabaliste et en poète qu'en linguiste : « S'il y a de ma part une recherche sur la langue, elle relève de la poésie et non de la linguistique » (p. 124). Il les classe, mais non dans un dictionnaire ni dans un lexique ni vraiment dans un glossaire, où l'auteur serrerait ses gloses, mais dans une collection : « Voilà que je me découvre un tempérament de collectionneur » (p. 15). La collection fait somme ouverte et se constitue avec le temps. Par un paradoxe, elle totalise des trouvailles dont chacune remet en jeu la totalité sans la compromettre. La trouvaille, successivement, fait briller tel ou tel mot, en invente même, s'en distrait ou plutôt s'en amuse, s'en fait rire et en fait rire. Dans la galerie que l'auteur fait visiter, rien qui sente le musée : le texte du guide est sans cesse en inventions, étourdissant, entêtant. Comment cela peut-il se faire ?

L'écriture est celle du parlé, elle met en jeu la verve (n. f., du bas-latin verba, le Verbe, passé au féminin et perdant sa majuscule), c'est-à-dire l'invention perpétuelle d'une parole passionnée, par histoires et scènes, portraits et caractères. Ainsi du chameau, l'un de ses personnages récurrents :

Un des rares inconvénients du chameau, ce sont ses mollets. Ah, ce qu'ils sont laids ! Ce qu'ils sont moches les mollets du chameau ! ‚a repart. Ah, ce ne sont pas les mollets de Miss Molly ! Ce sont de gros mots laids. Les mollets du chameau sont juste bons à donner à manger aux molosses. À ce compte, ceux-ci préfèrent encore manger des oies, des gnons, des ognons […]. (p. 30)

Et c'est reparti… Il faudrait tout citer du chameau, en toutes ses occurrences.

Alain Roussel raconte les mots comme étant des personnages. Pas vraiment des personnages historiques, mais des personnes privées, dont l'histoire, y compris étymologique — quand elle est évoquée, pas si souvent —, est prise par le côté des incidents, des aventures, des amours, par le côté de leurs secrets et cachotteries, de la petite histoire. Ils brillent parce qu'ils croustillent.

Les mots, tels qu'on les écrit et les lit, forment des corps de lettres. En chacun, les lettres entretiennent des accointances et par là chacun entretient des accointances avec d'autres mots. Témoin, à un moment du livre, le bref roman par lettres qui raconte les amours torrides des lettres féminine et masculine l et r. Amours traversées par un excitant épisode entre l et f, l'une de ces liaisons que les typos anciens et modernes travaillent, dans leurs fontes, par ce qu'ils appellent, n'est-ce pas, des ligatures comme fl justement. À nous l'esperluette, l'arobase, le œ, ces lettres embrassées que l'unicode de nos machines renouvelle des manuscrits médiévaux !

En fait, la vie des mots n'est privée que parce qu'elle entretient des liaisons avec et dans la vie intime de l'auteur. La trouvaille est une rencontre de fortune avec le mot, une occurrence du mot survenue dans l'esprit de l'écrivain, une aventure mentale qui, par exemple, signale sur le moment la liaison, dans sa pensée, entre le mot cinéma et la flambée ancienne avec Betty dans un cinéma, c'est-à-dire la découverte de la sexualité à l'âge de 14 ans. Comme dirait Hegel, la rencontre se produit en son temps et en son lieu, qui sont ceux de l'Esprit. La collection n'est pas celle des moments du passé mais celle, toujours naissante et saisie dans sa production, des événements actuels de la conscience Ñ tels qu'ils retentissent dans la conscience du lecteur. C'est par là que les mots brillent. C'est par là que les expériences de Roussel entretiennent un lien ténu avec celles de Proust et une ressemblance plus certaine avec celles du surréalisme — comme le suggère explicitement la dédicace à Alain Jouffroy. Ce n'est pas une autobiographie, c'est une vie inventée au gré de la parole.

 

C'est dire la charge qui incombe aux actes de l'écriture, celle de créer et de maintenir l'éclat de la rencontre du mot et des rencontres entre les mots, dans le sein du sujet, la seule instance dernière. C'est l'obligation d'une fortune continue, qui rachèterait l'infortune continue de l'écriture automatique, dénoncée par Breton. L'écriture doit toujours briller, la collection sans cesse se renouveler par de nouvelles trouvailles, l'esprit toujours produire des découvertes, conformément à sa nature. Cela sans sacrifier à l'attrait, au brillant de l'exercice littéraire. Redoutable tâche, celle de faire échapper les lettres aux Lettres, les raisons au Discours, la légèreté du rire à l'esprit de sérieux qui se loge jusque dans certaine irresponsabilité de principe.

C'est dire aussi le problème des choses et l'ordre dans lequel il arrive dans Roussel. Dans Ponge, qui fit des pas avec le surréalisme, les choses devinrent très vite premières, par un parti pris, et leur rencontre se fit dans le compte tenu des mots, cela engendrant une rage de l'expression, une espèce de « jargon » pour dire perpétuellement « le monde muet, notre seule patrie ». Mais, avec Roussel, dans « La poignée de porte », il est plutôt question du désir d'être poignée de porte, de la conscience des choses qui se porte dans la zone où elle se dépasse elle-même mais en elle-même :

J'aurais aimé être une poignée de porte. Hélas, je vois bien que c'est un souhait irréalisable. Je ne serai jamais qu'un homme qui joue avec une poignée de porte, avec sa pensée, avec sa sensibilité et sa chair. Je lui prête une subjectivité, allant jusqu'à prétendre qu'elle est amoureuse de certaines mains. À défaut d'être elle, je l'habille de mes émotions et, comme si cela ne suffisait pas, petit à petit je la fais glisser en moi. La voilà qui s'installe dans mon intériorité. […] je la vois dans le dehors de mon dedans, tandis que je me tiens en retrait, quelque part entre le dedans et le dedans […]. (p. 190)

C'est une rêverie ou plutôt une phénoménologie de la chose, une ontologie métaphysique de la chose comme expérience de la conscience, tout cela pouvant relever de Freud, que Roussel implique volontiers (« Freud dort toujours. Ne le réveillons pas », eh, il ne dort que d'un œil !) et rappelant le dernier Merleau-Ponty — celui de L'Îil et l'Esprit —, qu'il pourrait invoquer quand il écrit : « Par une perception directe, j'ai fait entrer les objets du monde réel dans mon univers intérieur sans trop les défigurer » (p. 163).

Dans Laurent Albarracin, l'un de ses éditeurs, l'obsession va, dès le début, à la réalité du réel et à une poétique de la tautologie qui ne vise qu'à dire et redoubler et redire « le secret secret », celui du secret des choses. De son côté, nécessairement, Alain Roussel en vient aux choses, mais sans doute aussi parce qu'elles garantissent, dans leur solidité et objectivité, les inventions infiniment libres des mots. Le fond, sans doute encore, est celui d'un discours, par fragments, sur le peu de réalité de la réalité, c'est-à-dire l'engendrement de proses lyriques à la gloire de la réalité exclusive du réel — celle de l'imaginaire, dans lequel vivent les choses et les mots, les choses par les mots, signifiants et signifiés, selon l'arbitraire des signes (il y a bien du Saussure là dedans) :

Les mots, les choses, l'innommable, j'ai parcouru dans ces textes de vastes territoires sémantiques, à l'écoute, toujours à l'écoute d'un chant singulier qui vient du fond de l'être, dans l'homme ou en dehors, et sur lequel je peux au fil de l'écriture rythmer ma vie et ma pensée, souvent accompagné d'un grand rire. C'est tout simplement ce que j'appelle le bonheur d'exister. (p. 11)

 

On ne fait ici qu'effleurer la richesse de cette somme d'écritures, qu'essayer de donner une idée d'un effort repris sans cesse depuis des années, de suggérer la résolution et l'énergie mises à le porter rigoureusement et avec bonheur.

Pierre Campion

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