Pierre Campion : Histoire d’un texte impossible.
Mis en ligne le 30 mai 2023.
© : Pierre Campion.
Histoire d’un texte impossible
ou les états d’une écriture
Alain Roussel nous livre l’histoire d’un texte, non pas au sens de l’érudition ou de la critique
littéraire qui établissent, par exemple, les versions d’un poème de Baudelaire
ou de Mallarmé, ou les étapes de l’écriture et de la publication d’un roman de
Balzac : ces disciplines ont leurs règles et leurs finalités (établissement
des versions manuscrites d’un texte quand elles existent, de ses publications
successives, de sa publication de référence, critique de ses sources réelles ou
possibles, circonstances de sa conception puis de sa publication, etc.).
Non, ici, on a un récit, par l’auteur lui-même, l’histoire
d’un certain texte, réelle ou fictive, du début à la fin. Cela s’est fait, par
exemple dans le Comment j’ai écrit certains de mes livres de… Raymond
Roussel (1933). N’excluons pas cette référence ou traitons-la comme un jeu
interne, qui, ici, ne nous mènerait probablement pas bien loin.
Car nous n’avons pas ou n’aurons pas ce texte, réel ou pas,
publié ou pas, ni ses versions et corrections, mais plutôt, si l’on peut dire
des états d’âme de l’écrivain ou, encore plus abstraitement, les états
successifs non de cet écrit mais de son écriture.
Pour l’ensemble de ce récit, je compte sept séquences,
clairement délimitées comme si c’était
des chapitres.
L’exposition d’un drame
La lettre qui précède ce récit nous laisse deviner
l’histoire d’un amour malheureux survenu dans la vie d’un homme solitaire, et
que ce récit a trait à cet amour.
Cette perte — cette rupture ? — a déclenché une espèce de stupeur et même
d’anéantissement du moi, brusquement rejeté à une indifférence du monde qu’il
n’avait jamais connue comme telle, ou mieux à l’agressivité destructrice, inconnue
jusque là, du monde indistinct des autres. C’est que
l’amour avait réconcilié le moi avec les choses et surtout avec les foules d’une
ville. Pour la première fois, cet homme solitaire éprouve sa solitude,
radicalement.
Surgit en même temps un besoin immédiat et étrange
d’écriture, dans la conviction déclarée presque immédiatement illusoire, que
l’écriture va installer des liens entre lui et ce monde des choses et des
foules : on ne saurait être plus aveuglé sur les pouvoirs de l’écriture.
Tel est le premier moment d’un récit de désillusion, d’une
étrange expérience des mots et de la langue — apparemment dans un homme qui était
même peut-être, déjà, un écrivain, qui en tout cas cite des linguistes et des
écrivains, et qui a rencontré cette femme, autour du Poids du monde de
Peter Handke, dans une bibliothèque publique…
Pour cet écrivain qui, à ce moment du récit, se situe explicitement
dans une culture réunissant les noms d’Umberto Eco (La Structure absolue)
et, à travers Octavio Paz, par rapport à « des démarches aussi
dissemblables que celles de Peirce, Wittgenstein, Heidegger et Lévi-Strauss »,
il n’y a plus d’écriture que dans la recherche hautement problématique d’un
texte « conçu comme un tissu de significations [dont le] sens ou bien n’existe
pas ou bien est indicible ».
Resterait à écrire une histoire venant après les histoires,
aux fins de constater la mort des inventions naïves et de rédiger le texte définitif
(le Livre ?) qui expliquerait comment cette perte d’un amour est
liée à la perte des merveilleux anciens et ainsi retrouverait un sens à cet
amour…
Péripétie n° 1
La deuxième séquence du récit, « quelques heures » après la
première, marque un retour forcé à la réalité :
En effet, chaque fois que j’écris, une frénésie de vivre
s’empare de moi, me détourne sans cesse de la page. Mes yeux se tournent
ailleurs, vers cette chaussure qui traîne au milieu de la pièce, ces jouets d’enfant
ou ces dessins étranges que la poussière dessine au hasard sur la vitre. Tout
me sollicite, m’appelle irrésistiblement pour m’empêcher d’écrire, comme si par
l’écriture, mais ce n’est qu’une impression, je jouais la mort des choses. (p.
21)
Voici que le projet de
ce Texte rencontre un empêchement : l’appel impérieux des choses, comme si
elles reprochaient à l’écrivain de poursuivre leur mort. Contre cette
impression, l’écrivain s’assure que les choses existent encore : il sort
de ce théâtre, paraît-il nous dire dans une sorte de didascalie. Après avoir
constaté que la ville existe encore, ainsi que les êtres et les choses, et même,
croit-il, que leur existence s’en trouve magnifiée, l’écrivain rentre, et reprend
son écriture là où il l‘avait laissée. La scène d’écriture se transforme en
scène d’amour, au prétexte d’un fantasme né de certaine femme croisée par
hasard au dehors.
Le récit paraît sauvé : l’écriture sauve la réalité, et
réciproquement, par le moyen d’une dialectique miraculeuse, la réalité sauve
l’écriture. Au passage, l’amour perdu paraît retrouvé, réincarné dans une femme
de pure fantaisie, saisie dans la foule et ramenée à la maison.
Réalité dûment contrôlée, ou
échappatoire tirée des logiques barthiennes
(Roland Barthes : Texte (théorie du), 1972 et Le Plaisir du
texte, 1973) ? L’écrivain, dès ce moment, répond :
On peut bien parler après tout,
dire ce qu’on veut, il n’en demeure pas moins que la parole est une dérobade devant
le monde, une désertion. Je m’avoue vaincu. Cette femme à peine entrevue, que
j’essaie de décrire, restera un être de papier. Les mots en font trop pour
masquer un irrémédiable manque. […]
Pour ma part, plus je parle et moins
j’aime. Vous allez voir qu’avant la fin de de texte, j’aurai fini par haïr. Ce
texte d’ailleurs, je le déteste déjà. Ça dure trop longtemps et ça me fatigue.
Je n’ai jamais été aussi seul que devant cette page. (p. 24)
La réalité ne se plie pas à l’écriture : la
quotidienneté rattrape le Temps rêvé de l’écriture. Voici la prosopopée
ironique du réel :
Le réel se rit de nos discours. Il est là, affalé dans sa
platitude insolente, me regardant de biais avec son air de vouloir dire :
« Vas-y, écris, écris encore, c’est sain d’écrire, ça ne gêne personne,
c’est comme le sport, tu es libre de dire ce que tu veux, tu peux même
m’assassiner dans les mots, me mépriser, me ridiculiser, me nier, cela ne
m’empêchera pas de vaquer à mes petites affaires. » (p. 26)
Péripétie n° 2 : le passage au poème
Rabaissons l’insolence du réel et relevons la puissance du
poème, cela par la distinction entre « la réalité en soi, qui se situe
totalement en dehors du discours et qui par conséquent ne nous est pas accessible »
et « la réalité comme une mystification de notre langage » (p. 30),
engendrée par les nécessités de notre vie sociale : à l’abri de cette distinction
conceptuelle apparemment inexpugnable et à la faveur d’un mot d’Henri Corneille
Agrippa (1486-1535), passons au poème.
Celui-ci, à partir d’une scène de café démesurément
agrandie, va développer des épisodes oniriques qui se formulent en textes d’une
prose libérée, lesquels vont occuper les séquences 3, 4, et 5 du texte
d’ensemble, entre les pages 29 et 57. Dans ces épisodes, sous diverses
incarnations, reparaissent les figures de la femme aimée et du narrateur, et se
recompose à vue leur histoire :
J’écris en spirale autour d’un silence qui se dérobe continuellement,
ne l’atteignant que par éclairs, dans des trouées de langue, par l’œil du vide,
alors que les nuages de mots s’amoncellent tout autour, se formant et
s’effilochant au gré d’une rêverie qui me dépasse et qui, génère, au fil des
phrases, ses propres repères : vide, vide immense, foule, banalité,
illusion [suit une liste de mots qui tient une page et demie]. (p. 45-46)
À la séquence 6, page 59, on est de retour à la maison :
J’écris. Je suis dedans et je suis
dehors. Il y a la réalité tout autour, ma chaise qui craque, la théière et sa
tasse, un cigare éteint dans le cendrier, les livres qui traînent sur le
canapé, la vie de tous les jours avec ses rengaines, qu’en écrivant je ne peux
tout à fait occulter. […]
C’est évidemment à toi que je pense,
écrivant sans cesse, dans l‘écriture et à côté, en porte-à-faux, comme si la
vie, vraiment la vie, pouvait repartir d’un mot, d’un de ces mots qui se
mettent subitement en travers de la route et qui vous forcent à prendre la
tangente. (p. 59-60)
Baisse des tensions, apaisement : « J’écris… »
Cependant :
J’écris et la vie de tous les jours devient intolérable. Ce
n’est plus alors dans le texte que mon mal-être est le plus vif mais dans la
réalité banale, je veux dire face à elle. C’est comme si le texte voulait
— mais ne pouvait pas — m’écrire dans la vie par l’effet de
quelque défaillance ou complot infernal propre au discours — son
ironie —, sorte de mirage pour un homme assoiffé dans un désert dont il
sait bien qu’il ne sortira jamais. (p. 65)
Pire que dans les premières séquences, l’ironie et le
sarcasme sont passés du côté du poème. Tout serait-il à refaire ?
Un dénouement ?
« Belle, tu es belle… » Serait-ce une
invocation, sur le mode épique, qui chercherait une sortie hors du dramatique,
de ses complots et de ses illusions propres, de son illusion de réalité ? Un
coup de force ?
Mais Elle est insaisissable, elle s’efface, elle disparaît :
Et soudain le texte se déchire dans
tes yeux pour m’ouvrir un passage par lequel je cherche à te rejoindre sans le
pouvoir autrement que par la métaphore, même si je te fais l’amour, t’admirant
à distance, certes prenant mon élan sur les mots mais non pas vers toi, allant
de mots en mots dans les mots au fil de la phrase, mots qui n’ont d’autre but
que de survivre face à la mort qui les guette depuis Babel. […]
J’ai écrit jusqu’à cette limite,
allant jusqu’au bout de l’impasse que constitue toute écriture, j’ai écrit
l’échec devant ton corps qui se refuse aux mots. […] Alors il faut bien que le
texte s’arrête de lui-même, se couchant au pied des murailles qu’il a lui-même
dressées, étouffant sous le poids de ses propres contraintes. (p. 72-73)
Fin, par épuisement des forces.
Faut-il, nous lecteur, nous en tenir à ce désastre ?
On garde l’aventure d’une écriture, comme une tentative héroïque.
L’histoire, elle attestée et réelle,
d’une tentative portée aux limites de l’écriture, l’histoire en elle-même
démonstrative d’une impossibilité, démonstrative jusqu’à nouvel ordre. Qui sait
si, un jour venant, « d’autres horribles travailleurs », tirant parti
de ce témoignage, ne trouveront pas où et quand l’écriture a failli ?
Serait-ce quand l’écrivain s’est donné la protection finalement
illusoire d’une distinction entre les deux concepts de la réalité, générale et sociale,
là où il aurait fallu maintenir l’unité de tout ce qui est réel ?
Flaubert donne à la bêtise sociale des êtres, comme au
paysage d’Yonville et comme à toutes les choses du quotidien, également la
dimension métaphysique de la Réalité. Face au mur sans faille du réel, il
construit mot par mot l’histoire de Madame Bovary, comme un texte saturé
de sens : d’êtres, d’événements, de phrases et de mots. Un texte, un mur, duquel
on ne puisse rien retirer, auquel on ne puisse rien ajouter. Un texte, comme un
homologue, certes dérisoire, de la Réalité : ce ne sont que des mots,
inopérants.
Je n’oppose pas à Alain Roussel le nom de Flaubert comme une
objection d’autorité mais comme une autre expérience, purement littéraire, laquelle
d’ailleurs ne relève ni de la pensée du soupçon ni de celles de la textualité.
En effet, Alain Roussel est dans une autre tradition, une autre famille d’élection — intellectuelle, philosophique, spirituelle —,
et une autre perspective, magique, celle de la poésie, ranimée notamment par le
surréalisme (André Breton, Introduction au discours sur le peu de réalité,
1926)… Après tout, dans la tradition ésotérique comme dans celle de la science
classique, il y a l’idée de connaissances acquises par l’expérience, déposées
dans des écrits et perfectibles au long d’une histoire de l’esprit humain.
Pierre Campion