RETOUR : Coups de cœur

Pierre Campion : Compte rendu du livre de Tiphaine Samoyault, Roland Barthes.
Texte mis en ligne le 30 avril 2015.

 Barthes Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, coll. Fiction & Cie, 2015.


Écrire une vie d'écrivain

Roland Barthes, par Tiphaine Samoyault

Prise de très près, ou bien détail agrandi d'un autre cliché, entamée sur tout le côté gauche par un noir sur lequel se détachent le titre, le nom de l'auteur et les indications éditoriales, la photo de couverture ne rappelle pas d'emblée le visage bien connu de Barthes[1]. Roland Barthes ainsi scruté, ainsi rêvé — ainsi dépaysé —, on entre dans sa « Vie » par le front (une partie), les yeux (sourcilleux et chacun éclairé d'un reflet), le nez (l'arête surtout, entre les deux fossettes), la bouche (en partie, léger sourire), et globalement par le grain de la peau : lui qui parlait du « grain de la voix », et dont « la voix est un trait biographique constant » (Samoyault, p. 33), c'est sa peau qui parle ici pour lui. Dispersées dans le livre, et non pas présentées en cahiers, les autres photos montreront le Barthes familial, le Barthes familier, le Barthes écrivant et parfois le Barthes officiel ; celle-ci, de face, engage une présence.

Cette présence est celle d'un vivant, tel que cette biographie entend le reprendre à la mort.

Car Tiphaine Samoyault commence par la mort de Roland Barthes. Le procédé, bien sûr, est de bonne composition : comme chez d'autres biographes (François Dosse pour Certeau), prendre à revers l'ordre chronologique d'une vie, à l'occasion d'un enterrement mesurer la présence d'un homme dans ses entourages et dans son époque, ici dans un relatif isolement : c'est le 28 mars 1980, mais ce n'est pas les obsèques triomphales de Sartre, moins d'un mois plus tard…

Il y a là plus qu'une astuce de composition. L'auteur veut saisir Barthes dans la lumière qui puisse éclairer son personnage : par l'accident subi en pleine rue, par ses difficultés anciennes à respirer, par l'espèce d'épuisement qui l'avait envahi à travers les tensions qu'il avait imposées à sa vie et qu'acheva un mois d'hospitalisation — surtout, par la préoccupation de la mort dans son œuvre.

Tiphaine Samoyault est universitaire et critique littéraire, mais aussi écrivain, romancière : on le sait, et on attend autre chose qu'une biographie de Barthes sans plus. De fait, celui-ci a déjà été beaucoup raconté : par lui-même d'abord et diversement, par deux biographes au moins, par des livres de souvenirs venus des uns ou des autres, par des critiques qui ont voulu travailler l'entrelacs de cette œuvre et de cette vie, et même par des romanciers qui l'ont mis en scène dans leurs fictions… Mais elle a eu accès à de nombreuses sources inédites. Certes elle n'a pas connu Barthes — ni Foucault, ni Lacan, ni Sartre —, ni la guerre d'Algérie, ni Mai-68, ni Vilar à Avignon : elle appartient à une troisième génération, mais c'est un avantage, celui de mêler distance et continuité, de créer une nouvelle familiarité, intérieure et réfléchie, imaginée, d'écrivain : « Roland Barthes est mon contemporain parce que je sais que je lui dois une manière de lire la littérature, un apport que je tisse entre critique et vérité, et la conviction que la pensée procède d'une écriture » (p. 44). Ainsi naquit en un écrivain l'idée d'un « geste biographique » qui fût quelque chose comme sa propre autobiographie : « Je lisais le Journal de deuil le jour de février 2009 où j'ai perdu ma propre mère. Je me sentais moi-même au milieu du chemin. Ce signe suffisait à faire que le travail puisse commencer » (p. 45)[2].

Six ans de travail, une documentation impressionnante et originale. Entre nos mains désormais, vu le choix de cette couverture dépaysante et l'abord de cette vie par sa fin, ce fort volume paraît préoccupé par l'image d'une identité dérobée, d'une existence inachevée, de quelque chose d'obscur et d'une inquiétante étrangeté. Tout sera donc exact et documenté, objectif, mais, pense-t-on, écrit comme quelque chose d'inconnu, à évoquer en tant que tel : non pas à résoudre par des explications mais à faire sentir, comme une ombre légère et obsédante, qui se projetterait dans ce livre. Programme d'écrivain : écrire « le roman de Barthes » (p. 168), mais comme une espèce de degré zéro du romanesque.

Cependant… Contraint par la volonté d'exactitude, par l'effort de construction que lui impose le geste biographique, par la rigueur que requiert l'exposé d'une pensée complexe et mouvante et par le degré réduit dont elle affecte son roman, l'écrivain paraît parfois se retenir.

Que se passe-t-il, quand un écrivain écrit la vie d'un écrivain ?

Trouble dans les générations

Cet inconnu, Roland Barthes, Samoyault le renvoie sans cesse à ses contemporains à lui, et c'est même l'un des traits forts de son imaginaire biographique. Beaucoup de références donc, un index à lire en lui-même, et même quatre chapitres de portraits en parallèles, dans la tradition la plus ancienne de l'écriture historienne et littéraire, et soigneusement distribués : « Barthes et Gide » (ch. 4), « Barthes et Sartre » (ch. 8), « Barthes et Sollers » (ch. 13), « Barthes et Foucault » (ch. 16).

Le quatrième met en œuvre deux presque contemporains (dix ans entre Barthes et Foucault) et fait vraiment vies parallèles, avec ce qu'il faut de différences et de ressemblances, de complicités et d'éloignements. Samoyault le place un peu avant la mort de son personnage, pour évoquer l'ombre portée d'une époque sur la nôtre, avant que le livre ne se ferme bientôt : « Le tétrasyllabe “Barthes et Foucault” sert à désigner une époque, un rayonnement de la pensée française, le renouvellement des sciences humaines, un moment où la théorie produit des “grands noms” et des “grandes figures” » (p. 595).

Entre Sartre et Barthes, il n'y avait aussi que dix ans mais en sens inverse, et on s'en étonne à le constater à nouveau, tellement ils semblent à première vue n'avoir eu rien à faire ensemble. Sur le rapprochement, elle s'explique et on la comprend : au delà de quelques coïncidences et rencontres de fait, dans le monde de réalités et de pensée où elle inscrit Barthes, et pour que celui-ci y revête son personnage historique, d'emblée elle choisit de le confronter à Sartre, à une vie et à une œuvre marquantes et délibérément historiques. En réalité, au moment des années 1950 où, pour ce faire, elle interrompt sa chronologie de Barthes, Sartre est aux prises avec Camus et Merleau-Ponty, et avec le fait et  la question du Parti communiste lui-même. C'est seulement vers 1965 que la crise est à son plein entre le philosophe et le structuralisme, et son adversaire est alors Lévi-Strauss et non pas Barthes. Mais, ici et en 2015, le contrepoint de Barthes en son siècle, c'est d'abord Sartre[3]. Quant à la relation difficile entre Barthes et Lévi-Strauss justement, elle est évoquée bien sûr, plus loin et au fil des années (notamment pp. 353-362), mais elle ne méritera pas un parallèle, ce qui est peut-être dommage.

Dans le temps des vies et des œuvres, rien ne va de soi[4], rien ne suit la claire distribution des siècles et des trois générations par siècle : Sollers a plus de vingt ans de moins que Barthes et il lui fait des leçons de politique. Lévi-Strauss a sept ans de plus que Barthes et il meurt près de trente ans après lui ! Tiphaine Samoyault a onze ans à la mort de Barthes (et de Sartre) — elle le dit. Elle est née un peu après la mort de Merleau-Ponty, elle a quarante ans à la mort de Lévi-Strauss… Ses professeurs étaient nés vers 1940 et lui parlaient du Plaisir du texte, des Éléments de sémiologie ou du Sur Racine, d'un Barthes lu par eux à mesure de ses publications, de ses bifurcations, de ses hésitations. À leur tour, la lisant en 2015 et à travers le talent que tout professeur aime à retrouver dans la génération de ses élèves, ils ressentent sans doute l'œuvre obscure et silencieuse du temps. Le Roland Barthes de Tiphaine Samoyault en appelle aux générations diverses de ses lecteurs. À chacun il appartient d'achever son livre, en pensée.

Car en cette matière, en ce sujet dirait Gracq[5], on a affaire à l'ouvrage du Temps, au trouble qu'il introduit dans les vies d'écrivains, à l'inconnu irréductible qu'il propose comme défi à tout écrivain qui voudra écrire une Vie. Ce n'est pas que Samoyault évite la question de la maladie, de la mort et du temps dans et chez Barthes, au contraire ; mais on regrette parfois que, dans sa volonté justifiée de ne pas tomber dans la psychologie,  et occupée plutôt à « faire trembler l'œuvre sous l'effet des échos du dehors » (p. 42) et à construire cette vie, l'écrivain n'ait pas constamment fait sentir « l'admirable tremblement du temps », en lui-même et comme l'évoquait un certain biographe que Barthes connaissait bien et pour cause, lui qui avait préfacé la Vie de Rancé pour la collection 10-18 en 1965, en l'âge d'or de cette collection : « Chateaubriand, disait-il, écrit la Vie de Rancé à soixante-seize ans ; c'est sa dernière œuvre (il mourra quatre ans plus tard). » Mais n'allons pas quand même pas reprocher à Tiphaine Samoyault, la première de sa génération à s'y être attaquée, d'avoir attendu l'expérience de la vieillesse pour écrire la mort et la vie de Barthes…

« Roland Barthes par Roland Barthes »

« [Donner] de la substance et de la cohérence à la trajectoire de Barthes » (quatrième de couverture), voilà bien le défi relevé par cette biographie pour une vie qui manqua singulièrement de substance et de cohérence, et qui se voulut même comme telle, par principe et par méthode.

Soucieux constamment de sa propre vie, dans ses écrits Barthes ne s'en remet pas à ses futurs biographes. Il les prévient et, selon son vocabulaire, il a dispersé partout de nombreux « biographèmes », notamment dans le marquant Roland Barthes par Roland Barthes de 1975, comme pour leur interdire d'avance toute idée de biographie en forme.

Non sans ironie, l'un de ces biographèmes leur fournit une suggestion sur laquelle plusieurs se précipitent et contre laquelle Samoyault, à raison, met en garde :

Une des raisons pour lesquelles on est parfois tenté de diviser l'œuvre de Barthes en « moments » vient d'ailleurs du Roland Barthes lui-même où un fragment, précisément intitulé « Phases », partage l'œuvre en quatre « genres » correspondant à quatre époques successives et des intertextes différents : la mythologie sociale, la sémiologie, la textualité, la moralité. Conformément au programme de l'autoportrait il faudrait se garder de lire ce passage de façon autonome et l'infléchir par d'autres considérations du même livre. mais on se précipite sur lui comme s'il disait une vérité définitive […]. (p. 585)[6].

Eh bien, justement, écrivant la vie de Barthes et non pas commentant son œuvre, et sachant que Barthes lui-même tend à projeter son œuvre sur sa vie, Samoyault ne construira pas sa biographie sur ces phases-là mais selon son propre scénario : de grands mouvements, coupés de tableaux et scandés d'années charnières : 1955, 1966, 1977.

À ses biographes comme à tous analystes et critiques à venir, Barthes a même préparé quelques tours plus pendables, des tours de fantôme et de possession post mortem :

Pour moi « être écrivain » (désir) c'est au fond me faire tel que des critiques ultérieurs pourraient parler de moi ; c à d tel que moi comme « critique », analyste, je pourrai parler de moi. (Fiche du « Grand fichier », en date du 19 juillet 1979, reproduite p. 273. Il écrit bien « pourrai ».)

Donc, en tant qu'écrivain soi-même, ne pas céder à l'emprise de Barthes, « l'écrivain de toujours », de son style allusif et brillant, de sa voix intimidante à force de présence et d'insinuation.

Autre danger, d'une autre sorte. Tiphaine Samoyault dispose de nombreuses ressources inédites : des correspondances, des entretiens avec des contemporains de Barthes, des agendas, et surtout le fichier énorme et divers qu'il a enrichi toute sa vie. C'est un avantage inestimable. Mais comme elle a beaucoup à citer, le commentaire de ces citations pourrait tourner parfois à la paraphrase. Cela justement parce qu'elle refuse la plate psychologie et se tient quand même un peu à l'écart de l'inconnaissable qu'il y a par exemple dans l'expérience de la tuberculose : elle note les lettres de l'alité mais elle veut éviter la prégnance de la mort. S'attachant aux descriptions des traitements de l'époque et citant les confidences et plaintes qui échappent au malade, et parce qu'elle ne veut ni les paraphraser ni non plus refaire La Montagne magique, l'auteur ne s'aventure pas complètement dans l'expérience vertigineuse de la familiarité — de l'espèce de complicité — et de l'horreur simultanément qu'il y avait à abriter en soi un certain travail de la mort. En même temps, en les prenant en leur moment, elle préfère rapporter ces lettres et témoignages à l'ensemble de l'œuvre, pour la parcourir ainsi maintes fois en lui rapportant les moments. Elle a un souci de fidélité à l'esprit de Barthes, à ce sens de la cohérence et du synchronique (qui s'opposait en lui à celui de la diachronie), un souci qui tend à lui cacher parfois la particularité de l'instant. Prenons un exemple.

Le 10 février 1942, à propos d'un projet de thèse de Lettres sur Michelet, qu'il abandonnera par la suite, Barthes écrit à son ami Philippe Rebeyrol :

[…] tu sais que j'attache une importance méthodologique à ces recherches, et que la nature générale d'une critique moderne devra être, je crois, de décrire plus et d'expliquer moins, d'être plus phénoménologique que logique, et de s'attacher davantage à l'œuvre même, à sa constitution organique, aux linéaments permanents de l'univers spirituel qu'elle révèle, plus qu'à ses sources et à ses entours, sociologiques ou littéraires. (p. 211)

Samoyault décèle ici, à juste raison, « le programme passionnant d'une critique immanente, en partie hérité de Baudelaire mais actualisé […], qui accorde tout l'espace aux textes et s'éloigne des contextes ». Mais observons que là où Barthes parlait de « l'œuvre » elle introduit « les textes », et qu'elle néglige l'idée de « l'univers spirituel ». Là où nous verrions plutôt l'inspiration de la phénoménologie et l'annonce d'une méthode à la Jean-Pierre Richard[7], elle pense au structuralisme barthien à venir. Elle sait où il va, lui ne le sait pas. Même : il le sait moins que bien des écrivains ; tel est le gouffre de discontinuités et d'inquiétude, le désordre d'instantanés que la biographe entend « compléter de légendes, de mises en réseau ou en liens et surtout de pensée » (p. 37). Compléter de pensée, ou tenter de penser l'impensable ?

Un être de fuite : la mise en mouvements

Tiphaine Samoyault souligne dans Barthes les déceptions qu'il éprouve à l'égard de ses amis et celles que ceux-ci éprouvent à son égard. Il y a là, en lui-même, quelque chose d'obscur, qu'il apprend à connaître, qu'il redoute et qui l'amène à en faire trop et justement à décevoir encore. À cet égard, il faut lire ce qu'elle écrit du rapport qu'il noue avec Maurice Nadeau, « Nadeau, à qui [il doit] cette chose capitale, un début » (pp. 212-217). C'est une relation étrange, traversée d'enthousiasmes, des deux côtés, et de froideurs, de silences et de phrases assassines, jusque, côté Nadeau, bien après la mort de Barthes[8]. Bien sûr, il y aurait des explications, comme toujours en pareil cas, lorsque les occupations, quelques malentendus et maladresses séparent les amis. Mais la biographe pointe bien, dès cette occasion et jusqu'à la fin (« Légitimité », ch. 15), le « sentiment d'illégitimité » et « le sentiment désespérant d'imposture » (p. 543) qui minent la confiance de Barthes au sein de ses succès mêmes, la surprise aussi de cet être « gentil » à rencontrer l'allusion, le sarcasme, la méchanceté ­— en réponse à ses propres prises de position dont il mesure mal l'agressivité. C'est quelqu'un qui poursuit une œuvre, mais qui ne croit pas vraiment à ses textes, qui se déplace sans cesse, qui très vite n'est plus là : que d'énergie mise à échapper et d'où vient cette précipitation employée à une espèce de perte ?

Là on commence à entrevoir la réponse que Tiphaine Samoyault apporte à la question de l'impensable : en écrivain, et d'abord en stratège de son livre.

À juste titre, elle résiste à la tentation de la psychologie. Elle suggère sans cesse une espèce d'ontologie de la fuite en avant, et c'est justement tout le mouvement de son livre : « Au départ » (ch. 1) ; puis « La vie devant soi » et « La vie derrière soi » (ch. 3 et 4) ; puis « Échappées » et « Sorties » (ch. 6 et 7), et « Scènes » (ch. 9, central) ; puis « Événements » (ch. 12) ; puis « Légitimité » (ch. 15). Et le mouvement repart, par la traversée des savoirs (« Structures », ch. 10) et « Déchirements » (la mort de sa mère, ch. 17). Et enfin, dans les temps de la dépression, la tentative inattendue d'une « Vita nova » (ch. 18). Entre ces mouvements d'une vaste suite musicale, les quatre portraits croisés que nous avons relevés et qui constituent autant de stations : calmer le jeu, fixer des photos de groupe, « faire la synthèse de quelques aspects importants du parcours de Barthes » (p. 254), l'insérer comme personnage principal dans des tableaux vivants.

Suggérer en effet, car l'énergie ainsi dépensée par son personnage surgit d'un vide que tout indique mais que toute analyse remplirait mal ou pas exactement : par la perte du père, par l'expérience de la maladie, par le tempérament mal assuré, par l'homosexualité honteuse… Voilà comment opère l'écrivain Tiphaine Samoyault : désigner le creux par toutes sortes de déictiques — qu'on peut appeler signes, si on veut parler le Barthes — et le laisser opérer dans le texte de son livre. Plutôt que les termes synthétisant des contenus, ses titres sont des signaux, des embrayeurs de vitesse[9]. Serait-ce une forme proche de ce que Barthes appelle l'écriture neutre, ou blanche ?

Que Barthes ait fait défaut à plusieurs de ses amis ; qu'il n'ait pas signé le Manifeste des 121 ; qu'il se soit tenu à l'écart de Mai-68, lui qui ne redoutait pas les formules provocantes et la violence des écrits (« Événements », ch. 12) ; que ces manquements et abstentions ou ses positions en marge aient été mal reçus ; tout cela laisse entendre — bien ou mal jugé — qu'il y avait en lui une sorte de manque qui attirait l'attention (manque de courage, de continuité, d'esprit de suite, de cohérence, de solidarité, de toute qualité qu'on voudra, lui qui refusait de croire aux qualifications), mais plutôt une sorte d'inquiétude, du trouble, de l'imprévisible, de l'insensé même, au sens étymologique : on ne saurait le faire entrer dans l'ordre reçu de la moralité, ou d'un sens plein, ou du romanesque, ou même (ou surtout) de la tragédie. Indépendamment même du fait qu'il s'agit d'une personnalité et d'une œuvre à travers lesquelles Samoyault s'est formée, cela de toute façon serait impossible à écrire positivement et dans quelque genre que ce soit, sinon comme il le fit, par biographèmes. Voilà à quoi l'écrivain paraît s'affronter en écrivant la vie de Barthes. Même si la biographe ne peut pas et ne doit pas se tenir dans cette espèce d'écriture négative, elle l'a quand même en vue, pour elle-même : c'est son sujet qui le veut.

La traversée des pratiques : de la science à la littérature

Avançons plus vite. Entre les années 1950 et 1970, Barthes va aller de la critique du théâtre à la mythographie de la quotidienneté, à la sociologie, à la critique littéraire, toujours soucieux de politique, et toujours diversement affecté par les événements, publics ou privés. Peu à peu, il va occuper du terrain sur la scène intellectuelle, intégrer des institutions d'enseignement et de recherche (presque toutes marginales, et jusqu'au Collège de France), traverser les structuralismes pour en sortir, critiquer le colonialisme puis attaquer le gaullisme puis prendre ses distances avec « les événements », évaluer et réévaluer les situations successives de la pensée… Des actions à raconter, des documents à commenter, des noms à relever : un travail énorme.

Barthes en effervescence. Il crée des concepts par emprunts et bricolages, il écrit et recycle des textes. Cultive des amitiés et des liaisons amoureuses. Fréquente Genette et Goldmann, Butor, Pinguet, et bien d'autres. Travaille dans la familiarité de Blanchot puis s'éloigne de lui, non sans repentirs. Envoie Critique et vérité à Lévi-Strauss et se fait rabrouer. Réunit les Essais critiques puis les complète. Relit les classiques et polémique avec Picard. Se laisse mettre en mouvement par telle ou telle rencontre : Kristeva, Sollers, Derrida, Foucault…

Dans la masse de ces événements publics ou privés qui donneraient bien le tournis, et toujours analysées, toujours mises en perspective dans l'histoire de l'époque et dans la trajectoire complexe et compliquée de Barthes, sous la plume informée et précise de Tiphaine Samoyault des périodes sont définies, détaillées et articulées, et, quand il faut, tuilées entre elles. Les domiciles y figurent, les voyages professionnels ou d'agrément, les universités américaines, le Maroc du tourisme sexuel rémunéré, la familiarité de l'Italie, le choc heureux du Japon (1966) et le voyage déplorable de la Chine (1974)[10]

Ces chapitres-là fourmillent de références aux publications de Barthes, replacées chacune dans ses circonstances[11] :

Souvent, par commodité, on aborde Barthes à travers ses livres, ce qui peut fausser la perspective. Rétablir la vraie chronologie de sa pensée en suivant sa production dans les revues, faire de ses livres des accidents plutôt que des volontés, révèle une figure beaucoup moins assertive ou définitive qu'elle peut paraître parfois. Cela donne à lire autrement le temps de la pensée : des moments de conjonction, de recherche, de tentatives ou d'essais, définitivement provisoires comme dirait Queneau, toujours en travail. (p. 415)

Elle connaît tout de son personnage, tel qu'il réunit en lui-même une œuvre et une vie.

La traversée des écritures

Pour Barthes, il est toujours grand temps. Il est toujours en retard sur ses contemporains et ses amis : ils entrent à l'ENS, ils sont nommés ici ou là, ils animent des revues, ils écrivent et ils publient. Tous (Sartre, Foucault…), et jusqu'à l'avant-garde (Sollers, Robbe-Grillet). Sa maladie y est évidemment pour quelque chose, ainsi que la recherche de ressources précaires pour sa mère, son frère et lui-même, mais ni le retour à la santé, ni l'héritage de sa grand-mère maternelle, ni la mort de sa mère, ni l'École pratique des Hautes Études, ni même le Collège de France ou le colloque de Cerisy ne mettront fin à la recherche d'un début dans la vie. Sur le très tard, il veut inaugurer une vita nova : enfin écrire (un roman !) et vivre — c'est tout un ; et alors c'est l'accident, l'hôpital, la fin. C'est aussi la fatigue de vivre sous les impulsions du désir et sur le rythme des événements.

Dans cette course, une idée fixe, et indéterminée : écrire. Le verbe ici est intransitif. Barthes lui cherche sans cesse un complément d'objet, un objet de complément : écrire une thèse, écrire une commande (un article, une préface, une entrée d'encyclopédie, un cours…), une sorte de manuel (Éléments de sémiologie), de petites mythologies, des recueils (de textes), des essais (ici les bien nommés), un provocant Roland Barthes par Roland Barthes (pp. 573-587, après le Michelet, Barthes en « écrivain de toujours » !), son Discours à lui des passions de l'amour, une Leçon inaugurale et des lettres, sans cesse… Récrire Sarrasine, de Balzac ; écrire le Japon, le photographier et le mettre en pages pour Skira.

Écrire des vrais livres, écrire un roman (vieux rêve). « “Être écrivain” (désir) », on l'a vu : être écrivain enfin, comme les autres, mais singulièrement. Le tracé erratique de cette course-là, d'une course au livre dernier (au dernier des livres ?), Samoyault en note les moments, les ordonne, les signifie et les fait signifier.

Roland Barthes : hypostasier cet objet obscur du désir, sous le nom de Texte.

Elle décèle le foyer central où il brûle ses énergies. Écrire, un point c'est tout : degré zéro d'une pratique impraticable, dont il fait sans cesse l'essai, dont il fait même la théorie, mais par morceaux. Les références, plus ou moins explicitées, c'est le narrateur de Proust, c'est Mallarmé, Valéry, Blanchot, c'est Bouvard et Pécuchet… Ce désir-là n'est pas un rêve de littérature, c'est celui d'une pratique absolue et mêlée des arts (notamment d'une praxis politique, notion revisitée du marxisme), d'une posture du corps et de l'être, d'un Plaisir en soi, d'un régime de la vie, qui s'appellerait le Texte (« Corps », ch. 14). Les archives des deux dernières années témoignent de projets pour ce qu'il appelle « Roman » (« Vita nova », ch. 18), et que Tiphaine Samoyault estime avoir été réalisable — n'était l'accident et la mort. Raconté l'espèce de miracle de La Chambre claire, le livre se ferme en deux pages : tout avait été dit de la mort de Barthes six cent cinquante pages plus haut.

Au début du livre, Tiphaine Samoyault suggérait que Barthes était déjà déprimé et que, après son accident, il s'était laissé mourir. À la fin, elle parvient à installer un doute : il se préparait à commencer une nouvelle vie, c'est-à-dire à écrire le grand roman dont il rêvait. Pour ce faire, elle avance des éléments objectifs. Mais peut-être aussi se fonde-t-elle sur une conviction intime : si atteinte fût-elle, la puissance de l'inventivité n'aura cédé, dans Barthes, qu'à un accident.

 

Pour Tiphaine Samoyault, Roland Barthes est « un vrai sujet[12] ». Il s'est présenté à elle et il s'est imposé. Il lui a offert à écrire, exposée, obsessionnelle et d'une certaine manière réalisée, une hantise de l'invention que partagent en effet, sous toutes sortes de formes, tous les écrivains.

Pierre Campion



[1] La couverture est de Marc Garanger. Il a déjà fait celle de Marie Gil, Roland Barthes, Au lieu de la vie (Flammarion, 2012) et celle d'Éric Marty, Roland Barthes, le métier d'écrire, (Seuil, 2006) — deux biographies que Tiphaine Samoyault cite volontiers comme précédant la sienne —, deux couvertures où l'on reconnaît immédiatement le visage de Barthes. Marc Garanger est un photographe renommé, il est né en 1935, il a plusieurs fois photographié Barthes.

[2] Décrivant l'état de Barthes à la mort de sa mère, Samoyault écrit : « C'est absolument intime et vrai pour chacun. Le chagrin n'est ni une durée ni une vague, c'est une coupure » (p. 637).

[3] À l'occasion du parallèle avec Sollers (p. 485) : « […] l'autre n'est ni l'aîné qui sert de modèle durant les années d'initiation (Gide) ; ni le contemporain capital, avec lequel on est dans une relation de dialogue […] mais une relation éloignée (Sartre) ; avec Sollers, il s'agit plutôt du contemporain amical avec qui Barthes partage des vues sur le terrain, essentiel pour lui, pour eux, de la littérature. » Sollers, un contemporain qui a quand même vingt ans de moins que lui…

[4] Vers la fin de sa vie, Barthes traite Flaubert en contemporain (p. 530). Et dans son Roland Barthes par Roland Barthes, en regard d'une photo de lui-même enfant, on lit : « Contemporains ? Je commençais à marcher, Proust vivait encore, et terminait la Recherche. »

[5] En lisant en écrivant (1980) : « Un vrai sujet ne laisse étranger à sa donnée aucun règne et aucun ordre, ni humain, ni terrestre. »

[6] Dans Roland Barthes par Roland Barthes (p. 148), le fragment « Phases » comporte tout un tableau, commenté par sept remarques ! L'ironie transparaît. En regard, une caricature : de gauche à droite, en bons sauvages, Foucault (probablement), Lacan, Lévi-Strauss et Barthes. En bas de page, quelques lignes, intitulées « La mode structuraliste » et terminées ainsi : « Une sorte de “ça” collectif se substitue à l'image que je croyais avoir de moi, et c'est moi, “ça” »

[7] Plus tard, Barthes rencontrera Richard. Il sera même l'un de ses familiers, à Londres, en 1954 (p. 286). Et Jean-Pierre Richard écrira sur Barthes.

[8] Il y aura bien d'autres engouements et éloignements : avec Bernard Dort ou Michel Vinaver, par exemple.

[9] Paradoxalement, les évolutions parfois brutales de Barthes facilitent la tâche de la biographe en lui permettant de caractériser des périodes. Ainsi le chapitre des « Scènes » regroupe-t-il les faits assez hétérogènes des années 1953-1960 qui voient Barthes se tourner plutôt vers le théâtre. Mais c'est aussi le chapitre où, relevant les mises en scène que Barthes organise de son propre personnage, Samoyault le met elle-même en scène, à un carrefour où se croisent les cheminements multiples qu'il emprunte. Avec les quatre parallèles, c'est l'un des chapitres où elle paraît le plus explicitement en écrivain.

[10] Samoyault : « Il y a là quelque chose de sombre, d'irréparable, qui peut faire césure dans le récit d'une vie » (p. 508).

[11] L'auteur renvoie le texte à l'édition des Œuvres complètes procurée par Éric Marty, mais elle note les lieux et circonstances de leurs précédentes parutions.

[12] Julien Gracq : « Un vrai sujet a une pente secrète : si vous cherchez à le préciser, et même sur quelque détail secondaire, il ne vous laisse pas plus dans l'embarras qu'un relief vigoureux ne laisse dans le doute la goutte d'eau de pluie qui tombe sur lui et qui l'interroge sur la direction à prendre. Il tient en quelques lignes, il se laisse embrasser d'un coup d'œil, et il a réponse à tout. »


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