Pierre Campion. Les Mots, de Sartre Mise en ligne le 7 décembre 2023. Sur ce site, à titre de référence et de discussion, lire le cours de Jean-Pierre Bourdon, "Quatre leçons sur Les Mots de Sartre", fait dans l'année 1996-1997 et mis en ligne en mars 2021.
Sartre pris dans ses MotsÀ Pierre-Henry Frangne. Soit le finale des Mots, célèbre à juste titre[1] : « Si je range l'impossible Salut au magasin des accessoires, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n'importe qui. » Je tiens le tout dernier membre de la toute dernière phrase, le « et que vaut n'importe qui », pour un effet de rhétorique, pour le pendant nécessaire et quasi automatique du « et qui les vaut tous », pour la trouvaille d'un écrivain en quête d'une symétrie. Comme il y a des ruses de l'histoire, il y en a bien de l'écriture. Ce qui précède, c'est-à-dire « Tout un homme, fait de tous les hommes », me paraît légitime — la totalisation de tous les hommes dans le moi et le passage, dans l'instant qui suit, de l'ordre de l'être à celui de la valeur pour proclamer l'équivalence d'un Je à l'égard de tous et de chacun —, légitime à la condition que l'on reconnaisse la validité d'un double changement d'ordre. Car on est quand même passé, sans le dire, d'un récit factuel à une prose lyrique et de l'ontologie à la morale, ce chemin-là précisément qui hante Sartre depuis la Critique de la raison dialectique (1960), et qu'il n'a jamais pu établir en raison. Cependant le « et que vaut n'importe qui » n'en est pas pour autant légitimé. Cela parce que cette assertion est soupçonnable d'invraisemblance, ou même de mensonge ou au mieux de mauvaise foi, pour parler comme Sartre. Je tiens en effet pour impossible que Sartre, comme personne et comme personnage et surtout comme écrivain, tienne n'importe qui comme son équivalent. De toute évidence et à travers l'expérience de la lecture, l'auteur de La Nausée, de L'Être et le néant et de La Critique de la raison dialectique ne peut pas exister, aux yeux d'aucun lecteur de bonne volonté — c'est-à-dire engagé dans la découverte du livre qu'il lit —, comme l'équivalent de n'importe qui. Mais, cela ne se peut pas non plus aux yeux de Sartre. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas d'écrivain sans cette conscience-de-l'écrivain qui est faite d'un genre de fierté, de confiance en son écriture ou plutôt sans cette espèce d'orgueil, sans lequel on n'écrit pas ou on n'écrit plus, l'orgueil de porter quelque sens ou quelque vision que lui seul peut formuler. Michelet n'avait pas honte d'écouter en lui-même le génie de la Révolution française, apparemment Sartre s'en voulait d'avouer en lui-même celui de la Littérature. Mais, dira-t-on, au moment précis où Sartre trace ces mots de conclusion, il estime qu'il est sorti de la littérature. Cela est si vrai que, quelques pages plus haut dans le livre, il annonce qu'il dira « plus tard » comment il est sorti de cette folie dénoncée dans le personnage de l'enfant Poulou[2] : J'ai changé. Je raconterai plus tard quels acides ont rongé les transparences déformantes qui m'enveloppaient […]. Je vois clair, je suis désabusé, je connais mes vraies tâches, je mérite sûrement un prix de civisme : depuis à peu près dix ans, je suis un homme qui s'éveille, guéri d'une longue, amère et douce folie et qui n'en revient pas et qui ne peut se rappeler sans rire ses anciens errements et qui ne sait plus que faire de sa vie. Cet « à peu près dix ans » nous reporte aux années
1952-1954, quand Sartre se rapproche du Parti communiste et que, pour écrire les
articles bientôt laissés en plan des Communistes et la paix, il sacrifie à grand peine
tout style[3]. Le récit annoncé de cette guérison ne fut pas écrit, cela parce que l'écrivain n'est jamais sorti de la littérature, — cela parce que Les Mots sont la Littérature elle-même : un livre de grand style et truffé de références et de citations, qu'il serait inexcusable de n'avoir pas reconnues un jour de concours (la Pauline de Polyeucte…). Mais déjà le passage subreptice d'une ontologie sartrienne à l'ordre de la lyrique dessinait-il le chemin d'un aveu ? Maintenant, de fait, l'écrivain cherche une clausule : pas de grande autobiographie française sans une clôture digne d'elle. Pensait-il aux Mémoires d'outre-tombe ? Le titre et la situation étaient désormais imprenables, à tous égards : s'asseoir au bord de la tombe la croix à la main, quand il n'y a plus de Salut ? Ou bien une maxime à La Rochefoucauld, serrée d'un membre à l'autre par une symétrie impeccable de renversement, qui trahirait une signature d'écrivain… ? Alors une phrase de Jean-Paul Sartre, qui n'est plus Poulou, et qui a dénoncé, à travers ce spectre intime, le statut imposé de grand écrivain et la fascination de la littérature. Il fallait bien cela pour couronner un livre d'un classicisme impeccable, d'une ironie toute française, à la Voltaire, — le nom que, paraît-il, lui accola un grand homme d'État haï — : une partie de chasse cruelle, de scènes, de tableaux et de portraits satiriques qui épinglent la religion, l'institution familiale et les enfants transformés en singes, le système des prix, Nobel compris et dénoncé d'avance, — et qui se découpe d'elle-même en explications de texte à l'intention des meilleurs candidats aux grands concours de l'État. Une fin vraiment pure et simple, et sincère ? Je ne moque pas : c'est le sort des plus grands monuments de la littérature française, surtout quand ils ne veulent pas de ce destin et que celui-ci fait retour de très loin, à l'insu même de l'auteur qui avait pourtant décrit les danses obligées du garçon de café, quand il dénonçait les replis et obscurités de la mauvaise foi. D'un grand écrivain qui n'échappe pas à l'invincible puissance du style dans le moment qu'il pense la dénoncer. Voyez, tout autres, les finales de Lévi-Srauss, dans ses essais d'ethnographie, quand il passe du recensement en bibliothèque de tel mythe à son mythe personnel du déclin de la civilisation et de sa déploration. Dans Histoire de lynx (1991), cette fin désillusionnée et inquiète déconcerte la pensée elle-même[4] : Devant des faits du genre de ceux que j'ai évoqués, les catégories habituelles de la pensée vacillent. On ne sait plus ce qu'on cherche : une communauté d'origine, indémontrable tant sont ténues les traces qui pourraient l'attester ? Ou une structure, réduite par des généralisations successives à des contours si évanescents qu'on désespère de la saisir ? À moins que le changement d'échelle ne permette d'entrevoir un aspect du monde moral où, comme les physiciens le disent de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, l'espace, le temps et la structure se confondent : monde dont nous devrions nous borner à concevoir de très loin l'existence en abandonnant l'ambition d'y entrer. Ou encore celle-ci, à la fin de La Potière jalouse (1985), dans un bref flot d'images, quand il oppose la pensée mythique à la raison analytique, la première rejoignant finalement la deuxième comme sa garantie dernière, sous la forme d'une tutrice sévère, et mandatée[5]. Par quelle autorité désignée ? Surgie du fond des âges, tutrice irrécusable, elle nous tend un miroir grossissant où sous forme massive, concrète et imagée, se reflètent certains des mécanismes auxquels est asservi l'exercice de la pensée. Et puis, bien avant ces ouvrages, le finale de Tristes
tropiques (1955) : « pendant les intervalles où notre espèce
supporte d'interrompre son labeur de ruche », évoquer une histoire inattendue
et provocante de l'humanité, au sein des pierres et de l'animalité[6] : […] saisir l'essence de ce qu'elle fut et continue d'être, en deçà de la pensée et au-delà de la société : dans la contemplation d'un minéral plus beau que toutes nos œuvres ; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d'un lis ; ou dans le clin d'œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu'une entente involontaire permet parfois d'échanger avec un chat. Tous ces développements par périodes impeccables, présentés avec une ironie constante et un sens de la provocation : Lévi-Strauss sait quand il passe au lyrisme et jusqu'où il se laisse déborder. Pour finir, un mot sur Rousseau, dans l'un de ses premiers ouvrages où éclate, à travers son échec même, la grandeur de la littérature. Il s'agit du deuxième Discours, celui sur l'origine de l'inégalité entre les hommes. Dans la pensée que toute institution a eu son commencement et que, par là, on peut présumer de pouvoir y mettre fin, Rousseau entreprend de remonter à la source de l'inégalité. Ayant ouvert son récit sur le tableau saisissant du premier des humains « qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire : Ceci est à moi », il s'avise lui-même immédiatement que, bien avant cette déclamation théâtrale, l'inégalité devait être présente. Car il connaît trop bien le sens, les nécessités et les séductions trompeuses de la scène pour s'en remettre à la beauté éloquente de ce geste quand il veut comprendre de si grandes conséquences[7] : Mais il y a grande apparence, qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne plus pouvoir durer comme elles étaient ; car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain. […] Reprenons donc les choses de plus haut et tâchons de rassembler sous un seul point de vue cette lente succession d'événements et de connaissances, dans leur ordre le plus naturel. Et de se livrer désormais à toutes sortes d'hypothèses, avant d'en revenir à des réflexions purement philosophiques sur le droit naturel et, finalement, à l'indignation première qui inspira ce Discours[8] : […] il est manifestement contre la Loi de Nature, de quelque manière qu'on la définisse, qu'un enfant commande à un vieillard, qu'un imbécile conduise un homme sage, et qu'une poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude manque du nécessaire. À la fin du Discours, un cercle se ferme entre l'indignation impuissante, la réflexion spéculative et le retour à l'indignation qui présida à sa création. L'ouvrage d'imagination en forme de généalogie — sous forme heuristique — est un échec. Cependant, de cet échec comme des passages lyriques maîtrisés de Lévi-Strauss comme des réserves sur l'entreprise de Sartre, on peut retirer la sorte de grandeur et le genre de beauté de la littérature : tous ces grands livres que nous lisons en confiance sont le lieu de la recherche de la vérité, d'une certaine recherche qui n'est pas vraiment ou pas exclusivement celle de la philosophie car cette recherche-là se déploie non pas par concepts et discours de raisonnements mais par images et par mythes, dans une langue non spécialisée et dans une histoire bien plus incertaine que celle de la philosophie. Les Essais seraient son emblème. Sur ce front-là, la dispute entre nos deux disciplines n'a pas lieu d'être, même si, dans les cas de Montaigne, de Pascal, de Rousseau, ou de Lévi-Strauss, chacune en effet revendique son bien, son ancienneté et sa manière. De manière paradoxale, la littérature peut à bon droit s'enorgueillir de ses échecs, de même que la philosophie n'a pas honte de ses apories, car les échecs et les impossibilités sont le signe de leur ambition et l'épreuve de leurs vérités. Pierre Campion [1] Sartre, Les Mots, 1964, Gallimard, collection Folio, p. 213. [2] Sartre, ibid., p. 211. [3] À la place éminente que lui firent les organisateurs, Sartre participa au Congrès des peuples pour la Paix (Vienne, décembre 1952). En termes visionnaires, il rendit compte de cette expérience, dans un discours au Vel d'Hiv et dans Les Lettres françaises sous quatre colonnes à la une dans le n° du 1er janvier 1953 : « À Vienne j'ai vu la Paix. » [4] Claude Lévi-Strauss, Œuvres, Gallimard, coll . de la Pléiade, 2008, p. 1473-1474. [5] Claude Lévi-Strauss, ibid., p. 1231. [6] Claude Lévi-Strauss, ibid., p. 444-445. [7] Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Gallimard, Folio-Essais, texte établi, présenté et annoté par Jean Starobinski, 1995, p. 94. [8] Rousseau, ibid., p. 123-124. Dans les Confessions, il racontera comment surgirent en lui l'idée de répondre et en quels termes à la question posée par l'académie de Dijon, cela en allant visiter Diderot emprisonné à Vincennes. |