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Pierre Campion : Compte rendu du livre de Tilo Schabert, Mitterrand et la réunification allemande. Une histoire secrète (1981-1985).
Mis en ligne le 11 juin 2010.

© : Pierre Campion.

Schabert Tilo Schabert, Mitterrand et la réunification allemande. Une histoire secrète (1981-1995), [Wie Weltgeschichte gemacht wird. Frankreich und die Deutsche Einheit, 2002], traduction de l'allemand par Olivier Mannoni, Grasset, 2005.


Un Raymond Aron allemand ?

Tilo Schabert dans l'atelier de l'Histoire

Pour Harald Wahler.

En Allemagne, aux États-Unis et en diverses universités de l'Europe, Tilo Schabert est ou a été professeur de sciences politiques et d'histoire et, autant qu'on puisse s'en rendre compte à travers une traduction, c'est un écrivain. Un écrivain minutieux, un peu lent, un peu répétitif, mais précis, documenté, et inventif : persuasif.

Levons tout de suite un malentendu que le titre français pourrait susciter — un titre pour le public français ! Schabert n'entend pas rabattre l'histoire de la réunification allemande sur les deux septennats de François Mitterrand, et le nom de celui-ci n'apparaît pas dans le titre original. Même si, en France, son livre a été présenté et perçu comme une réhabilitation de la politique de Mitterrand à l'égard de l'Allemagne, son propos est plus général et plus intéressant[1].

Tilo Schabert est allemand, mais il regarde la politique de l'Allemagne par le point de vue de la politique de la France. Sa première idée, qui décale tout et rend sa lecture passionnante, c'est que l'Allemagne est un problème pour tout le monde et d'abord pour elle-même, mais que, si l'on veut comprendre l'Allemagne — et même si les Allemands veulent comprendre l'Allemagne —, il faut examiner comment l'Allemagne est un problème central pour la France. (Sous-entendu : la France, elle, n'aurait-elle pas de problème avec elle-même ?) Sa deuxième idée, qui sort de la première, c'est que, suite à la division de l'Allemagne consécutive à la deuxième guerre mondiale, sa réunification en 1990 fut une épreuve décisive, et sans doute même l'épreuve principale et fondatrice à nouveau de l'Allemagne, qu'elle vécut sous l'œil attentif et avec l'accompagnement de la France. Dans cet esprit, et bien que Schabert ne le dise pas expressément, j'ajouterais : en effet, pour la troisième fois depuis 1871, non pas à Versailles et non pas par la guerre, mais à Strasbourg, au château des Rohan, les 8 et 9 décembre 1989, l'Allemagne eut affaire, au sein de l'Europe, avec la France (la première fois, ce fut en 1918 par la défaite de l'Allemagne ; la deuxième fois en 1940, moment inouï dans l'histoire de la France, où sans aucun doute celle-ci douta d'elle-même et pour longtemps). Ce jour-là, non sans des difficultés de toutes sortes et au milieu d'un gué périlleux, François Mitterrand, président en exercice du Conseil européen, réussit à imposer à ses partenaires, et en premier lieu à Helmut Kohl, le lien entre la réunification de l'Allemagne et son ancrage définitif dans la communauté européenne par l'union économique et monétaire : la réunification, mais par et dans l'Europe, à travers ce que l'on n'appelait pas encore l'euro.

Raymond Aron avait fixé son regard sur la guerre froide, il l'avait scrutée à l'occasion de maints événements et l'avait déchiffrée en un seul ouvrage, Paix et guerre entre les nations. Tilo Schabert détermine l'événement qui met fin à la guerre froide mondiale, le comprend dans une certaine périodisation et l'interprète en centrant la multitude des événements sur une relation privilégiée entre la France et l'Allemagne. L'idée est bien celle d'un philosophe : choisir un problème crucial et inventer une perspective, créer des concepts, constituer un discours, élaborer un style.

Côté français, Schabert a eu accès aux archives, aux dossiers des conseillers et parfois à leurs confidences. Il crée des calendriers détaillés pour les périodes les plus chaudes. Il analyse la presse et les conférences de presse. Il renvoie à toutes sortes de témoignages. Je l'ai dit : dans cet énorme matériel, il avance lentement. À telle note ou tel compte rendu, il fait un sort, et il lui arrive de comparer les comptes rendus allemand et français de la même conversation. Mais jamais il ne quitte son intuition, ni ses images, ni ses mythes fondamentaux.

Sa première conviction est d'un humaniste : dans le dédale d'une histoire qui, en effet, remet en jeu soudainement les données de l'ordre mondial établi à Yalta, on peut et on doit mettre un ordre, plus d'ordre même qu'un peu de raison. Sa deuxième conviction, c'est que, dans ces circonstances exceptionnelles, les hommes politiques en général et les acteurs principaux notamment (George Busch et Mikhaïl Gorbatchev, Helmut Kohl et François Mitterrand, Jacques Delors…) ont déployé une activité réfléchie et rigoureuse, improvisée au gré des événements, souple et sans cesse adaptée — même si quelqu'un comme Margaret Thatcher leur a mis des bâtons dans les roues. Ces convictions se déploient suivant trois métaphores. La première est celle des récits ou des histoires : selon Schabert, chacun des grands partenaires raconte son histoire, chacun ordonne selon un récit les événements déjà survenus et ceux qu'il conjecture, chacun est le romancier de l'Histoire en train de se faire, à la fois pour orienter cette Histoire et pour convaincre les autres acteurs d'aller dans son sens. Bien entendu, chacun modifie son récit sans cesse pour en ajuster le train au cours des événements. Ainsi, consciemment sans doute, Schabert est-il l'héritier de la phénoménologie allemande[2].

Liée à la première, il y a la deuxième métaphore, celle du scénario, développée notamment dans le scénario américain (le movie, p. 303) et le scénario français (p. 309). Et puis il y a toute la pièce :

Comme des comédiens, les acteurs efficaces de l'unification allemande se trouvaient au milieu de la pièce qu'ils devaient interpréter mais pour laquelle ils n'avaient ni texte ni, surtout, synopsis. Ils la jouaient déjà mais devaient commencer par l'écrire. Ce qu'il y a de plus extraordinaire dans cette « histoire », c'est que les acteurs accomplirent leur mission. Ils donnèrent effectivement la pièce qu'ils avaient à jouer. Et ils le firent d'une manière aussi créative que celle-ci l'exigeait d'eux, en en faisant une œuvre véritable, un magnifique morceau « d'histoire ». En écrivant le texte et le synopsis de la pièce au fur et à mesure qu'ils la jouaient. Et en commençant ainsi à la maîtriser. (pp. 480-481)

Cependant son image obsédante est celle de l'atelier mondial de la politique.

Dans l'introduction de son Paix et guerre entre les nations, à sa manière brillante et paradoxale, Raymond Aron produit les quatre grandes divisions de son discours à partir d'une réflexion sur le football[3]. Dans le jeu des nations, comme dans « le sport appelé en France le football association », il y a : « la nature du jeu et les règles auxquelles il est soumis », la diversité des terrains où les parties se jouent, l'histoire d'une partie et des grandes parties, les valeurs enfin (le beau jeu, l'esprit du jeu…) telles qu'en jugent les arbitres et les publics. Ce qui faisait quatre parties pour l'analyse de la paix et de la guerre en période de guerre froide : « Théorie (concepts et systèmes) », « Sociologie (déterminants et régularités) », « Histoire (le système planétaire à l'âge thermonucléaire) », « Praxéologie (les antinomies de l'action diplomatico-stratégique) ».

À l'opposé de ces conceptualisations normaliennes, l'atelier de la politique est une métaphore d'ingénieur allemand. Dans ce lieu ouvert en permanence aux grands responsables et à leurs équipes, la concertation est de règle, le pragmatisme est une valeur et il y a obligation de résultat. Le temps est compté (Gorbatchev est l'un de ceux qui disent le mieux la présence de l'horloge, p. 371), le risque est admis mais la confiance règne sur la possibilité d'une issue : le chantier doit trouver des solutions, et il les trouve. Les ajustements sont permanents. Tout le monde travaille, on s'écoute d'une capitale à l'autre : à leur niveau les conseillers se consultent entre eux ; on met au point des processus de conférences, de dîners, de rencontres formelles ou informelles ; on écrit d'innombrables notes et comptes rendus. Et surtout le travail de l'atelier est créatif. La réflexion n'y est pas faite pour éblouir mais pour produire du sens, des montages, des actions : signée Élisabeth Guigou, Hubert Védrine, Caroline de Margerie ou Pierre Morel, la note va au président, elle est visée et appréciée, rarement par le ministre, jamais par le Premier ministre, mais par le Secrétaire général de l'Élysée ou son adjoint ou par le principal des conseillers diplomatiques, généralement Védrine[4]. Le président la marque « Vu », il souligne, annote, assimile, synthétise et s'en sert pour le discours du lendemain ou pour une instruction, ou la laisse tomber, quitte à la reprendre plus tard.

Il y a les principaux chefs de travaux, déjà nommés, chacun avec son équipe, ainsi que les premiers ministres du Canada, de l'Espagne et de l'Autriche ; mais le monde entier passe dans l'atelier, fût-ce fugitivement : par exemple, le roi de l'Arabie saoudite ou le président du Portugal, car chaque rencontre est l'occasion d'un éclaircissement pour soi-même, et tout messager peut être utile.

Dans l'atelier international de la firme humaine, travaillant avec les autres, chacun des hauts responsables travaille sur soi-même : à préciser son action, à infléchir son calendrier, à surmonter telle surprise ou tel désarroi, à se réconcilier avec lui-même… Au moment de sa nomination, chacun rapporte de ses voyages des informations sur le nouveau Premier secrétaire du PCUS : « Qui est Gorbatchev ? », « Que veut Gorbatchev ? Que vous a-t-il dit ? Quelle était son humeur ? Que pense son épouse ? » Peu à peu, une image s'affine, et bientôt Gorbatchev lui-même entre dans l'atelier… Le philosophe est donc curieux des personnes, des organigrammes, des systèmes de communication, informels ou institués : les dîners et visites, les sommets, le groupe ad hoc « 4+2 » (ou « 2+4 », les quatre puissances garantes de la paix en Europe et les deux États allemands), lequel, s'adjoignant la Pologne pour ce qui regardait sa frontière occidentale, pilota les derniers actes de la réunification…

Évidemment, on ne se dit pas tout. Le 7 décembre 1989, la veille du sommet de Strasbourg entre les dirigeants européens, Kohl publie sans les en informer au préalable, ni les États-Unis ni l'URSS, son plan de la réunification en dix points. Le mot y est, que personne ne voulait vraiment prononcer officiellement, ainsi qu'un terme et un chemin. Il s'ensuit dans l'atelier du trouble, un brouhaha, du désordre. Les conflits sont durs : ici on en compte au moins deux, celui qui concerne l'union économique et monétaire et, à la fin, l'empoignade sur les frontières de la nouvelle entité : quelles frontières, comment et par qui négociées, par qui et quand ratifiées ?

En si peu de temps nous l'avons oublié, la réunification de l'Allemagne fut une opération non souhaitée par certains, et redoutée par tous, certainement dangereuse. Pendant l'automne 89, chaque semaine, à Leipzig ou à Dresde, des manifestants toujours plus nombreux clamant bientôt : « Nous sommes le peuple » puis « Nous sommes un peuple, ein Volk » : si personne ne se déclare, se chercheront-ils un chef ? La frontière était ouverte entre la Hongrie et l'Autriche, par laquelle passaient des milliers d'Allemands de l'Est. Tout l'ordre de Yalta tombait en morceaux : que ferait la quatrième puissance garante de cet ordre et elle-même en grandes difficultés avec son économie et ses nationalités ? Et que va faire la RFA, autant dire déjà : que va faire l'Allemagne ? Aller vers l'Est, choisir la neutralité pour gagner son unité ? Ce que chacun traduit au gré de sa responsabilité : sortir de l'OTAN ? sortir de la Communauté européenne ? En janvier 1990, devant le Parlement européen à Strasbourg, Delors « déclare que la RDA a sa place dans la Communauté européenne si elle le désire » (p. 476) et, du 20 au 22 décembre 1989, Mitterrand se rend en RDA pour une visite d'État. Ce voyage étonnant et controversé est raconté en détails (pp. 498-507). La compétition pour le leadership du mouvement éclate entre James Baker le Secrétaire d'État des États-Unis, Kohl et Mitterrand : il faut être là. À Dresde, Kohl fait un tabac, le voyage de Mitterrand tombe presque à plat. Quoi d'étonnant ? Le discours de Kohl parle à ses compatriotes ; mais, dans un État qui n'existe plus et dans un pays qui attend tout de Bonn, celui de Mitterrand ne résonne pas.

Ainsi, entre avoir prévu la réunification, la souhaiter de loin et la reconnaître et la soutenir quand elle se présenta, il y avait un monde. Les Américains l'appuyaient, mais en pensant faire entrer la nouvelle Allemagne dans l'OTAN. Maintenant que c'est fait, on a oublié que c'était d'abord un rêve, et périlleux. D'autre part, n'en déplaise à Schabert, les documents mêmes qu'il cite à foison montrent bien que la France flottait souvent et comment, presque jusqu'à la fin, les protestations de Mitterrand en faveur de la réunification semblent faites comme pour effacer un doute persistant sur sa sincérité[5]. Il y a même une note de Védrine (13 septembre 1989) où il évoque l'Autriche comme l'un des trois États allemands susceptibles de constituer « une solution de transition viable » (p. 422) ! Pendant un temps, le scénario français comporte des « rêves d'interrègne » (pp. 494-498), selon lesquels l'idée d'une confédération européenne économique et militaire (de toute l'Europe !) pourrait venir supplanter la tutelle américaine. Et puis surtout cet équilibre formulé par Mitterrand entre, d'une part, « la réunification de l'Allemagne est un fait positif » et, d'autre part, « elle doit se faire dans la démocratie et dans la paix », cet équilibre, très mitterrandien, parut plus d'une fois ambigu, la deuxième proposition pouvant très bien aboutir à suspendre la première… Sans doute comme le dit plus tard Védrine à l'auteur, de la part de Mitterrand « il a manqué un grand discours à l'automne 1989 » (p. 318). Mais ce discours clair et univoque pouvait-il exister ? Et où l'aurait-il prononcé ?

Dans cette histoire, qui a commencé dès 1981 et même vingt ans plus tôt, deux données comptent dans la partition que jouent la France et l'Allemagne au sein du concert mondial — encore une métaphore appuyée dans l'ouvrage de Schabert. Le déséquilibre économique pèse de plus en plus au détriment de la première et le fait de l'arme nucléaire au détriment de la seconde, si bien que chacune des deux réalités vient interférer dans le processus de l'unification allemande[6]. Successivement les chanceliers Schmidt et Kohl, plus qu'inquiets de constater que l'Allemagne tout entière, Ouest et Est, peut devenir le champ de bataille, et parlant pour les deux peuples, avaient demandé à la France d'expliciter ce qu'elle considérait comme ses intérêts vitaux, si l'Allemagne entrait dans ces intérêts et comment. Mitterrand a toujours répondu en substance : « À partir de quand la France mettra-t-elle tout en jeu ? Je ne le sais pas moi-même » (p. 264)[7]. Dans le système français de la dissuasion, aucune autre réponse n'a jamais été possible. Dans le jeu mondial de la réunification, ces données bien sûr vinrent enrichir les travaux de l'atelier et les rendre plus difficiles.

 

Tilo Schabert pense-t-il aux travaux de son compatriote Hans Joas ? Celui-ci assure que, dans Marx lui-même, le travail et la révolution sont des représentations de l'agir humain, sans lesquelles justement cet agir serait impensable[8]. Ici la métaphore de l'atelier politique, qu'il soit mondial ou national, emporte nécessairement celle du travail : la politique est un travail. Cela va loin, et c'est le grand intérêt de ce livre, où la métaphore est poussée au bout d'elle-même, en toute conscience et de manière enthousiaste. La politique comme travail est une œuvre collective et technicienne, structurée et structurante, menée selon des buts à déterminer clairement et en confiance. Comme le travail, la politique comporte d'ailleurs aussi ces moments de rêve, que Schabert souligne à juste titre, en évoquant les réflexions alors en cours sur le système des alliances :

Mais que fallait-il imaginer à la place pour l'Europe ? À l'Élysée, Hubert Védrine, Élisabeth Guigou et le président lui-même esquissèrent des réponses, des projets, des schémas d'ordre. Ils « rêvaient ». Et le faisaient de la manière que l'imagination créatrice autorise aux êtres humains : en construisant des visions qui sont des rêves jusqu'au moment où elles sont transposées dans la réalité, mais perdent tout caractère onirique une fois qu'elles sont devenues réalités et, transformées en éléments du réel, agissent en lui et sur lui. (p. 495)

Ce que retient Schabert, c'est exactement ce que Joas retient de l'agir en général et qu'il transpose dans le travail et la révolution : le problème philosophique de la créativité. Comment penser l'invention de ce qui ne se préjuge ni se déduit de rien de connu ? Mais ce problème, il estime qu'il se résout dans le mouvement, et qu'il a été résolu, en pratique et en cette occasion privilégiée de la réunification allemande.

Pendant à peine plus d'un an, le monde a eu sous les yeux — et le philosophe a à penser, l'écrivain à décrire — ce que peut inventer l'action d'hommes et de femmes, en somme peu nombreux mais très organisés, qui se considèrent comme des professionnels responsables. Raymond Aron aurait-il applaudi à cette analyse ? Oui, en considérant l'audace de cette idée avancée aux risques et périls d'un esprit libre et modeste en des temps — les nôtres — qui sont encore idéologiques ou qui menacent de le redevenir. Mais, coexistant avec les formules brillantes de l'esprit français, il y avait dans Aron un philosophe de la tragédie. Raisonnant sous l'ombre portée de la guerre thermonucléaire et selon une philosophie de l'histoire qui faisait une place réelle mais modeste à la raison, il distinguait entre « stratégie rationnelle et politique raisonnable ». C'est le titre même de sa « note finale » dans Paix et guerre entre les nations, laquelle s'achève ainsi : « Il serait indigne de se laisser accabler par les malheurs de notre génération et les périls du proche avenir au point de se fermer à l'espérance. Mais il ne le serait guère moins de s'abandonner à l'utopie et de méconnaître les déchirements de notre condition[9]. »

Dans le siècle dernier, il y eut donc, vers la fin, au moins un cas et un moment où le travail des humains sut maîtriser une transition des plus dangereuses, et cela suscite à juste raison l'admiration. Restent tellement de conflits, par exemple celui du Proche Orient, que les ateliers de la politique, malgré beaucoup d'efforts, n'ont pas résolus, et dans lesquels ils ont même bien peu avancé le travail : beaucoup de peine, de bonne volonté et d'ingéniosité pour si peu de résultats. Tant il y a là-dedans d'irrationalité.

 

L'épilogue du livre est marqué de mélancolie. On y voit un Mitterrand en proie aux questions qu'il se pose à propos de la nouvelle Allemagne et de l'Europe, un Mitterrand désabusé et sarcastique : « Il faut se faire à l'idée que le monde est un immense désordre. » Est-ce la fin de ses septennats et le travail en lui-même de la mort, ou bien la déprise qui suit un immense effort de construction historique, ou encore l'idée que toute construction est vouée à l'entropie qui ramène toujours au chaos ? L'opinion et les gouvernants sont à l'unisson. Le livre lui-même est dans cette tonalité — comme s'il n'y avait plus rien désormais à raconter sur cette période ou comme si une telle aventure n'était pas près de se présenter à nouveau sous le regard du philosophe. Sous le titre allemand (quelque chose comme « Comment se fait l'histoire du monde »), le sous-titre (« La France et l'unité allemande ») annonçait un récit exemplaire de la fabrique humaine de l'Histoire… Se pourrait-il que le désenchantement sous lequel nous vivons en ce moment même ait commencé si tôt, juste après l'édification de la nouvelle Europe ? Et après coup, devant les critiques qui s'attachaient à sa politique et à son attitude, le sarcasme de Mitterrand ne disait-il pas en même temps : je la voulais cette réunification de l'Allemagne et j'avais bien raison, aussi, d'être en garde ?

 

La politique est-elle un métier — de seigneurs —, ou l'exercice de la démocratie au péril de l'Histoire ? Max Weber employait le mot de Beruf, lequel, paraît-il, signifie une vocation et suppose un charisme. Sans doute, par moments, la métaphore de Schabert souligne-t-elle trop le caractère technique de la politique.

Et puis, dans le jeu de toute métaphore, l'un des termes ne représente pas l'explication de l'autre, qui serait des deux l'obscur. Le travail n'est pas une notion claire et distincte, il ne se laisse pas lui-même diviser en quantités manipulables et ses tâches en autant de parties que nécessaire pour l'exercer et le comprendre. À l'agir humain, il emprunte justement le caractère indécidable de tout ce qui est invention et création. Dans toute métaphore, il y a un échange de sens entre deux termes obscurs : c'est cet échange qui porte sa lumière, entre eux, sans liquider leur caractère nécessaire d'obscurité. Il faut savoir gré à Tilo Schabert d'avoir bien fait voir cette lumière-là, et dans une occasion où la politique de l'intelligence et de la raison rencontra en effet l'un de ses plus beaux succès.

Pierre Campion



[1] En France, le livre fut reçu dans un contexte de polémique sur le rôle et l'attitude de Mitterrand à l'égard de et dans la réunification allemande. Voir à ce propos un article du blog d'Hubert Védrine. Peu de temps après la sortie de son livre en France, dans un article du Monde, Schabert lui-même prit vivement Kohl à partie sur les jugements défavorables que Kohl portait dans ses Mémoires sur l'action de Mitterrand dans la réunification. On peut donc penser que l'auteur a approuvé le titre français de son livre et, pour la couverture, le recadrage de la fameuse photo prise à Verdun le 22 septembre 1984.

[2] Je pense ici au livre de Wilhelm Schapp, Empêtrés dans des histoires. L'être de l'homme et de la chose, [In Geschichten verstrickt. Zum Sein von Mensch und Ding, 1983], traduit de l'allemand par Jean Greisch avec un avant-propos et une postface du traducteur, Les Éditions du Cerf, 1992. Schapp (1884-1969), élève de Husserl, auteur en 1910 d'une Phénoménologie de la perception, décrit la compréhension des événements, des autres et de soi-même que chacun construit à travers des récits. Notamment pour son concept d'identité narrative, Ricœur a pu s'inspirer de ces descriptions. Entre soi (l'Allemagne) et soi-même (l'Allemagne), il y a nécessité de médiations : la France comme nation et le récit comme travail de représentation.

[3] Raymond Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1962, pp. 20-30.

[4] Le Président appelle peu ses collaborateurs au téléphone. Exceptionnellement, fin 1989, il demande son avis à une jeune conseillère, arrivée depuis peu à l'Élysée et qui lui a adressé une note sur le problème : « Dois-je ou non aller en RDA le 20 décembre ? » Prenant son courage à deux mains, elle répond : « Non » (p. 503). Bien entendu, il ira.

[5] On comprend très bien que, dans ces mois mêmes, tout le monde hésitait et pouvait se tromper. À Latche, le 4 janvier 1990, Kohl et Mitterrand pensent encore que la réunification prendra des années… C'est pourquoi on peine à admettre que l'action de la France eut toujours cette clarté et cette fermeté que Schabert voit à l'œuvre la plupart du temps.

[6] Dans le livre de Schabert, la deuxième partie tout entière examine ces deux données et leurs interférences. C'est ainsi que, en effet, il travaille la période du premier septennat de Mitterrand et notamment le tournant de la politique économique française en 1983.

[7] Le 8 juin 1987, à l'occasion d'un G7 à Venise, toujours bonne camarade, Margaret Thatcher avait demandé à Mitterrand : « Emploieriez-vous vos bombes pour protéger Bonn ? » (p. 243). Sous les yeux des autres partenaires, il s'ensuivit une discussion à trois (Mitterrand, Thatcher, Reagan) dont il faut lire les détails dans le livre…

[8] Hans Joas, La Créativité de l'agir, traduit de l'allemand par Pierre Rusch (titre original : Die KreativitŠt des Handelns, 1992), préface par Alain Touraine, Paris, 1999, Les Éditions du Cerf, coll. Passages.

[9] Raymond Aron, op. cit., p. 770.


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