RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature
Pierre Campion : Note sur le René Char en ses poèmes de Paul Veyne © Pierre Campion Je recommande la lecture de l'article de Sarah Rey sur Le curieux Monsieur Veyne , publié sur le site de La Vie des idées.
Note sur le René Char en ses poèmes de Paul VeyneC'est un gros livre qui, à sa parution en 1990 après la mort du poète, ne fut pas bien reçu par les milieux littéraires[1]. À cela, plusieurs raisons possibles, parmi lesquelles une dénégation de compétence à l'égard de Paul Veyne, d'un historien spécialiste certes renommé de l'Antiquité gréco-romaine et ami de Michel Foucault mais non reconnu dans le métier de la critique littéraire. On ne l'attendait pas là. Et puis, il y avait surtout la méthode d'un auteur qui s'autorisait de sa relation avec Char, et des propos que celui-ci lui avait tenus, pour trancher du sens dans des poèmes difficiles et d'une troublante obscurité. Et encore la relation elle-même entre les deux hommes traçait de chacun un portrait provocant à plusieurs égards. Enfin l'écriture de l'historien, bien connue par ailleurs de ses confrères et de ses lecteurs, heurtait sans doute par son style très personnel. Mais comment reprocher à un style d'être personnel, sinon en refusant que le commentateur ait un style ? Donc ce fut plutôt le silence. Mais il y eut aussi des critiques explicites et motivées qui visèrent la méthode de Veyne. Ainsi celle de Nathalie Nabert, nette et précieuse, dont le contenu et le ton sont sévères, et qui exprime aussi le malaise de plus d'un lecteur : [La] paraphrase mimétique […]
est le gouffre dans lequel bien des commentateurs de René Char, comme de
nombreux jeunes émules sont tombés, tant la puissance de son langage et le miel
de sa densité captivent la mouche qui s'y pose. […] Le livre de Paul Veyne, René Char en ses poèmes, est un modèle du genre dans sa perfection compulsive,
un hallali voyeur et impudique que l'auteur place dans ses pages conclusives
sous le double éclairage de la passion et de la vengeance : « Ce
livre est une quittance et une vengeance posthume, les comptes sont compensés,
comme il aurait dit. Je souhaite qu'on y trouve plus d'affection que de
ressentiment. » René Char avait
mené la vie dure à son interlocuteur, approuvant et contestant tour à tour
l'interprétation de son œuvre et la mise à nu de sa vie, jusqu'à la rupture
finale : « L'équivoque de ce livre dont je cessai de parler devait
obérer les dernières années, jusqu'à une rupture, deux mois avant sa mort. Car
j'étouffais », conclut Paul Veyne dans son introduction. Finalement le
livre parut après la mort du poète avec l'accord de Marie-Claude Char[2]. Formés comme beaucoup d'entre nous à l'école de l'analyse textuelle et dans le Contre Sainte-Beuve, et vaccinés contre la paraphrase parce que nous en avons trop lu, y compris dans des gloses sur Mallarmé, au moins deux générations de critiques et de lecteurs rejettent les errances à vide de la paraphrase. Le piège du « Le poète dit que… » nous est constamment présent à l'esprit. Or Paul Veyne lui-même revendique la paraphrase comme le principe de son livre et le souhait du poète : Je peux dire que René, dans ses pires colères, n'a jamais émis le moindre doute sur la méthode de la paraphrase : c'était ce livre qu'il voulait, pas un autre. […] Mais il fallait paraphraser sans se tromper : la poésie étant intuition, explosion de sens non discursive, instant, le droit à l'erreur n'existait pas. (32) Dans Paul Veyne, la paraphrase n'est pas mimétique ou, si elle l'est, c'est au sens de la mimesis aristotélicienne : de n'être pas ce qui est imité. Elle n'est pas un deuxième discours de la poésie, car la poésie de Char n'est pas un premier discours. Dès lors, elle doit être le deuxième moment du poème, absolument distinct, rigoureux, fidèle à lui-même et contrôlé par l'autorité du premier. Entre René Char et Paul Veyne, il y eut un pacte[3]. C'est que le premier eut besoin du second, et que celui-ci y acquiesça. Car le poète est divisé entre l'exigence de l'obscurité et la nécessité d'être compris : Ses poèmes étaient ses filles et il adorait ses filles. Il souffrait le martyre lorsqu'il les voyait incomprises. Seulement il voulait les vendre voilées et qu'on ne méconnaisse pas leur vrai visage ; il fallait les aimer, mais pour de véritables raisons. Ma situation d'interprète chargé de vanter ses filles n'était pas de tout repos, mais soyons juste : le père souffrait davantage. (32) Au sein d'une sorte de marché aux esclaves — image, de Veyne, en effet provocante —, la paraphrase est l'entremise contrôlée du poème sous le regard sourcilleux et jaloux et un rien pervers du poète. Une herméneutique Reprenons le problème de la méthode. Maintenant que les diverses théories de la littérature ont perdu de leurs prestiges et d'un certain terrorisme, il est temps peut-être de relire le livre de Paul Veyne. Dans la perspective de la relation en effet tourmentée entre René Char et Paul Veyne et par grands chapitres simulant par moments une biographie du premier par le second, le livre se présente comme des commentaires de poèmes, ou plutôt des tentatives d'élucidations qui avouent à l'occasion leurs échecs. Paul Veyne cite des textes, en renvoyant à la page de l'édition de la Pléiade récemment parue à l'époque[4] et il les analyse parfois vers par vers, sous le contrôle du poète à qui il fait rapport à chaque visite. Ainsi évoquée, toute l'œuvre de Char y passe, un texte au besoin renvoyant à un autre situé dans un autre recueil de l'œuvre. Prodigieuse érudition, l'auteur ayant tout lu de Char et en ayant parlé avec le poète, pendant plusieurs années. En historien de l'Antiquité, en agrégé de grammaire, rappelle-t-il, Paul Veyne est familier des inscriptions et des textes anciens, les unes et les autres parfois sibyllins, ou fragmentaires, voire empreints d'une sacralité. Par métier, il a pratiqué sans cesse l'herméneutique du sens. Or l'herméneutique n'est pas l'invention libre d'« un cela me fait penser à… » : elle observe des règles. Ici, s'agissant de textes contemporains produits dans une œuvre encore en train de se faire mais fondamentalement obscurs, formulaires et oraculaires — et conçus comme tels, sans ajout d'obscurité —, le problème se pose certes sous des aspects bien différents de ceux des textes anciens, mais pas absolument inassimilables à ceux-ci. Dans une inscription antique ou dans les rites d'une fête ou dans les formules d'une loi importent la langue, la grammaire de cette langue, les traits archéologiques du support et sa matérialité, les comparaisons que l'on peut établir avec d'autres inscriptions ou d'autres phénomènes en d'autres langues, et, d'autre part, l'époque et les données de l'histoire. Il y a donc ce que Veyne appelle, du nom anglo-saxon donné par les grands pratiquants, le double bind, la double contrainte, qui règle toute herméneutique et la garantit contre la fantaisie et l'erreur : entre le fait du texte et d'autres faits objectivement établis. N'oublions pas le flair de l'herméneute, un art acquis au long de son expérience : l'écriture de l'herméneute entre dans le double bind. Dans le livre sur Char, la double contrainte se forme à deux niveaux, impliqués l'un dans l'autre : entre les poèmes d'une part et la vie comme la personne et les pensées de Char de l'autre part, relation interne elle-même contrainte, cela au sein de la relation établie entre Char et l'auteur, contrainte voulue par les deux partenaires. Bref, dans ce que Veyne appelle lui-même son cercle herméneutique (33), il y a d'un côté les poèmes comme textes à interpréter et, de l'autre, la figure impérieuse du poète. Cette relation ne peut pas être paisible car elle est traversée par la passion d'un poète qui ne peut pas ne pas écrire de manière obscure tout en voulant être compris et par la passion de son herméneute : deux passions du sens, rivales et aussi fortes chacune que celles de l'argent, de la science ou de la gloire. D'o des drames et du dramatique, inévitables. Sous les apparences d'une biographie de l'un et d'une espèce d'autobiographie de l'autre[5] et d'une amitié traversée d'orages, il y a un combat : l'un ne veut pas être dépossédé du sens, l'autre doit le formuler. Combat d'hommes. Si, comme Paul Veyne le souligne à divers moments, le secret de René Char est entre la poésie et le poète, il ne peut pas y avoir de tiers sans dommages. Le postulat de cette situation herméneutique (et la garantie de sa bonne exécution) est qu'il ne s'agit pas exactement (ou pas seulement) de deux personnes dont en effet certains traits — qui les rapprochent — peuvent choquer (par exemple leurs goûts en matière de sexualité), mais plutôt de deux personnages ou de deux protagonistes en lutte, de deux entités dramatiques. Plusieurs fois, il est suggéré qu'il s'agit de deux nietzschéens, de la jalousie de l'un et du ressentiment de l'autre : pas de paix autour du sens des poèmes. C'est bien pour cela que, au delà de raisons d'euphonie, le poète s'appelle ici « René », et que l'herméneute ne dit que « Je », mais c'est tout dire — de même que, dans La Recherche, celui qui parle de Charlus, Jupien et Swann n'est pas Marcel Proust ni même quelque Marcel. Le lecteur se convaincra bientôt que, s'il m'arrive souvent de dire « je », mon intention n'est pas de parler de moi, mais d'authentifier un témoignage et aussi d'animer des récits affectueux ou plaisants. Ceux qui ont connu notre héros ont l'habitude de l'appeler des deux syllabes de son seul prénom, sans doute parce que « Char » chuinte et racle trop pour tenir dans la bouche. Mais, dans ce livre, l'usage du prénom sera différent et purement conventionnel : là o j'écris « René », cela veut dire : « l'auteur de ce livre a entendu, de la bouche de René, ce qui est affirmé ici ». Si donc j'écris : « René évoque, en ces deux vers, son expérience de l'extase », cela veut dire que le poète me l'a dit en termes exprès. Là o j'écris, en revanche, que Char, en dépit de la légende, s'intéressait peu à la pensée d'Heidegger, cette affirmation ne vient que de moi et le lecteur peut la mettre en doute. (11) Il s'agit d'un récit dont les deux personnages sont les héros. Paul Veyne s'est-il constamment tenu à la rigueur de ces principes ? Ce qui importe, c'est que ces principes soient ceux-là. Cette lutte, c'est raconté, conduira à une rupture, mais le livre, lui, en sortira, qui était ou est devenu celui du sens de « René Char en ses poèmes », et qui fut voulu par les deux parties et écrit comme tel, dans le bruit et la fureur qu'engendre une telle situation. Sur quoi l'auteur précise : « Il n'aurait pas aimé que j'y ajoute mes souvenirs sur lui ; mais j'y tiens, moi, et en les faisant imprimer je suis assuré de ne pas les perdre » (32). Cette raison, elle, n'est pas de méthode. Elle trahit un autre désir, celui de ne pas laisser perdre une certaine époque, à ses yeux précieuse, de sa propre vie. De l'exégèse Puisque nous sommes dans le domaine du sacré, d'un sacré certes athée, et d'une théologie non pas négative mais substituée et inversée, nous voilà dans l'aire d'une variante de l'herméneutique, celle de l'exégèse, proprement celle des textes des révélations. Là aussi il y a la tradition d'une discipline et de ses règles, sinon de ses rituels. Selon les écoles, on distingue dans l'exégèse des postures intellectuelles et spirituelles et des raisons à conduire, ainsi en Allemagne, dans l'école piétiste de l'exégèse biblique, les quatre subtilités : de saisir le sens littéral d'un énoncé, de comprendre celui-ci dans le sens global des énoncés auxquels il réfère, de traiter comme tel le sens symbolique (on dit « tropologique ») que produit cet ensemble, d'appliquer ces leçons à la conduite de la vie. Ce sont quatre sens (sentire, sensus) du Sens, quatre sensibilités réglées et réfléchies à déceler une pensée qui ne pouvait se donner que dérobée. Le sensus applicandi vient en dernier parce que, chez ces prédicateurs, il est le plus important. Il répond à la fonction anagogique de la révélation, en ce qu'il développe les trois autres en des actions et en une morale de la lecture. Dans la situation d'exégèse ici considérée, voici les premières lignes du livre : Ce livre « raconte » ce que disent les poèmes de Char comme on raconterait un film à quelqu'un qui ne l'aurait pas vu ou l'aurait mal compris. Cette visite de l'œuvre se déroule en suivant la vie publique et privée du poète et aussi la logique de sa philosophie personnelle ; les relations amicales et difficiles de Char avec son interprète feront voir l'homme au vif dans son intimité. À la fois esquisse biographique, portrait, exposé systématique et « traduction » intégrale des poèmes et aphorismes. Il fallait casser les vitraux pour faire circuler de l'air et un peu d'humeur. (11) Vie publique et vie privée du poète : une sorte d'évangile apocryphe, commenté — familièrement — en une sorte de chaire. À tout récit (à tout apologue), son héros, ses événements, son discours, son style, et la puissance de sa morale, qui s'adresse à tous lecteurs fidèles. Dans ce passage extrait de la longue paraphrase du poème bien connu de « La Sorgue. Chanson pour Yvonne » : Rivière au cœur jamais détruit dans ce monde
fou de prison, Garde-nous violent et ami des abeilles de l'horizon. On a remarqué que « violent » est au singulier : le poète ne prie que pour lui-même. tre violent est un éloge ; « violence » est le nom qu'après réflexion Char donne à l'énergie (826). Un homme énergique n'est pas « tendre » (cet adjectif n'est pas un compliment), ce n'est pas un agneau, une bête de troupeau ; un homme violent ne cédera pas aux forces qui nous entourent et qui, à l'intérieur de chacun de nous, s'appliquent à nous réduire pour dissoudre notre individualité, notre « cœur », dans l'anonymat d'un moi collectif docile aux ordres, aux superstitions et à ce qu'on appelle la morale. (41) Homélie nietzschéenne sur un fragment d'écriture : Heureux les violents ! La syntaxe, la référence au commentaire sur un poème de Baudelaire qu'il y a, à l'autre bout du volume de la Pléiade, page 826, dans le texte « Sous ma casquette amarante[6] », la symbolique opposant la rivière païenne à l'agneau mystique, et la complicité compréhensive entre les deux nietzschéens… L'exégète ne cache rien des excès de son prophète ni de son politiquement incorrect, de ses contradictions, de sa jalousie, ni des aspects triviaux ou déplaisants de leur relation. Son confrère bibliste éluderait-il les adultères du roi David ou les basses ruses de Jacob et de sa mère ? Il les comprend dans ce qu'il appelle le projet de Dieu. Et s'il n'est pas tendre avec les autres exégètes, et son Église n'est pas tendre avec lui. Trois exégèses 1 - Soit ce quatrain du poème « Les observateurs et les rêveurs », du Marteau sans maître (Veyne 42 ; Pléiade 37) : Seuls aux fenêtres des fleuves, Les
grands visages éclairés Rêvent
qu'il n'y a rien de périssable Dans
leur paysage carnassier. Un jour qu'il lisait une dactylographie o je protestais que ces fleuves étaient des rivières semblables à la Sorgue, et non le fleuve commun d'Héraclite, René leva la tête et dit d'un ton mordant : « En plus, le Fleuve a beau courir, je l'ai toujours trouvé fade ; il faut se baigner dans la vraie eau, celle des rivières. » Certes : la grisaille du devenir est plus insipide que l'onde poétique. La Sorgue de la chanson est en vérité le propre portrait de René Char (et d'Yvonne Zervos). Et pourtant, elle reste en même temps la rivière vauclusienne qu'ont vue les yeux de René enfant. Protester, puis acquiescer à la métonymie paradoxale qui lie en nature le refus de la leçon d'Héraclite, la fidélité de la rivière à sa source mystérieuse, la pérennité de l'enfance dans l'âge adulte et celle des deux portraits unis dans le médaillon sensuel d'un amour passé. 2 - Soit maintenant la première strophe du poème « Conduite » dans Seuls demeurent (Veyne 164-165 ; Pléiade 149) : D'abord « René » livre la circonstance : « J'ai écrit Conduite en août 1938, o j'étais avec Greta Knudson, ce fut un mois d'enchantement amoureux, d'o l'harmonie de ce poème. » Et l'exégète d'abonder : « C'est une des réussites les plus exquises de toute son œuvre ; rappelons le début, limpide, léger et d'un espace-temps de taille astronomique : Passe. La
bêche sidérale autrefois là s'est engouffrée. Ce
soir un village d'oiseaux très haut exulte et
passe. Passe toi-même, car tout passe : pendant les jours d'été, la mort paraît minuscule (43). « Dans le Luberon, au-dessus d'Oppède, il y a une grande faille verticale dans le rocher ; c'est la bêche sidérale, disait René. — Mais il suffit pour le poème qu'elle se soit enfoncée dans le ciel entre des constellations ? dis-je. — Oui, mais le coup de bêche en plein ciel a fini en s'enfonçant dans la montagne. » (Problème : ce que le créateur sait à part lui fait-il partie du poème ?) » (Notons que Veyne recopie au singulier le mot « oiseaux » du texte, ce qui changerait sensiblement le sens.) D'abord il relève la leçon morale posée en tête de la fable, comme fait parfois la Fontaine, et renvoie à la fin du poème « Crésus » du Marteau sans maître. Puis le corps de la fable. Mais là surgissent immédiatement une discussion entre les deux protagonistes et l'énoncé par l'un d'un « problème » capital touchant en effet au sens : le lecteur a-t-il le moyen du sens que l'exégète, pleinement dans son rôle, a forcé le poète à donner ? Est-ce de jeu ? suggère le « Je ». Souvent, dans le livre, René prétend que tout lecteur sagace a les moyens du sens. Ici, évidemment et, malgré le « là » du troisième vers — c'est moi qui le note —, un « ici » serait plus rigoureux, mais alors plus d'octosyllabe, et plus de cette harmonie heureuse… 3 - Passons à une tout autre occasion. à propos du poème « L'Extravagant » (Veyne 248-253, chapitre « Cinq grands poèmes » ; Pléiade 255-256). « Je » : « Poème puissant, sinistre, onirique et très mystérieux », écrit en 1946 : un homme marche par une nuit glaciale de lune, sans projeter aucune ombre. Longue « paraphrase » (cinq pages), au sens qu'on a dit d'un développement articulant deux ou trois entretiens à plusieurs années de distance : observations, rapprochements et questions d'un côté, obstination ; allusions, résistances et interdictions de l'autre. Ce qui est scruté ici, non sans un refus brutal de la part de René, c'est les arrière-plans du poème. Il vient, suggère une fois celui-ci, d'une époque mélancolique qui voyait retomber l'esprit de la Résistance. Mais aussi, à travers des confidences et des allusions, l'exégète a saisi une arrière-histoire, celle de deux épisodes particulièrement éprouvants des combats : « L'Extravagant est né de la conscience souffrante d'avoir fait exécuter deux traîtres pendant la Résistance. » À la réaction d'horreur de son interlocuteur quand René a évoqué froidement l'une de ces exécutions, celui-ci répond : « Mais, Paul Veyne, c'est très simple : comprenez donc que, dès qu'une guerre commence, une vie ne vaut plus rien ; on la boit comme un verre d'eau. » René — et l'exégète — savent-ils que René reprend ici l'image de Hegel quand celui-ci analyse la pratique de l'exécution sous la Terreur pendant le Révolution française : « C'est la mort la plus froide et la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d'engloutir une gorgée d'eau » ? Mais pourquoi cet acte revient-il dans le poème sous la forme d'une extravagance ? René : « L'extravagant du titre n'est pas un homme, c'est une action. Un acte, vous m'entendez ? Un acte extravagant. Et cet acte, c'est moi qui l'ai commandé. Interdiction de vous occuper de ce poème. Il est pour moi, rien que pour moi. » René a pour lui le sens abstrait du participe présent français substantivé. Double leçon pour l'interprète : d'aller apprendre à lire et de méditer sur le retour de l'insignifiant (un neutre) à la conscience sous la forme ravageuse de l'extravagant (autre neutre). Cela, peut-être le lecteur peut-il le soupçonner s'il a le sens (sensus grammaticus) de sa propre langue et du grec ancien ? Mallarmé n'en demandait pas moins. « Une clé sera ma demeure » Au sein du livre des exégèses ponctuelles, le chapitre XII fait un point, il prend la forme d'un essai[7]. C'est le point sur des thèmes abordés jusqu'ici à l'occasion de tel aphorisme ou de tel poème, les nombreuses références et analyses cristallisant ici, à un moment, autour du poème « Effacement du peuplier » (Veyne 286 et suiv. ; Pléiade 423) et de l'une de ses formules, « Une clé sera ma demeure. » Ce point d'étape s'opère autour du problème du Sens : au jeu entre les poèmes et dans le poème lui-même, à la relation du poète avec le poème et la poésie, à la relation du lecteur aux poèmes et à la poésie, et même à la relation des poètes entre eux, à travers des allusions aux rapports de Char avec Saint-John Perse ou Claudel ou Jouve ou les surréalistes. Qu'elles s'expriment sous les métaphores de la dispersion et de la pulvérisation, de la jalousie, du ressentiment ou de la solitude, ces relations sont toutes marquées du sceau de la séparation et de « l'universelle violence » : « […] il suffit de devenir soi pour faire violence à un autre être, par réversibilité. Tel est le véritable nom de la prétendue communication. Pour louer une page de prose, René disait qu'elle était violente : elle faisait son effet sur les lecteurs et les convainquait. » (301) Convaincre, ou le dernier outrage ? Cependant la réversibilité a une autre face, positive et peut-être heureuse. Ici, Paul Veyne cite « un fragment inédit dans la résonance de À une sérénité crispée[8] », Pléiade 1207-1209 : « Les efforts des meilleurs tendent toujours vers l'échappée, cette valorisation de leur propre moi qui ne peut s'opérer que dans une espèce de solitude. Ainsi, à l'écart, de génération en génération, se forme un mouvement ascendant qui par réversibilité agit bénéfiquement sur le commun contre lequel il était en révolte. » On peut voir en ces lignes un insupportable élitisme nietzschéen ; on peut aussi les saluer comme une libération, si l'on a la nausée devant l'autoritarisme doucereux du totalitarisme chrétien ou marxiste : voici un homme qui ne voulait pas de force le bien de ses frères. (301) Voilà que, tout d'un coup, la communauté des hommes et son histoire entrent dans la perspective de René et de son exégète, l'un et l'autre instruits de ce que c'est qu'une communauté poétique des saints, en pur athéisme. Le poète détient la clé du Sens parce que le sens est sa demeure, ou plutôt qu'il habitera cette clé même, posthumément. Mais comment habiter une clé ? Comment s'instituer, pour toujours, à sa manière, absolument et décidément païenne et athée, comme la vérité, la voie et la vie, personnellement ? Combien un poème a-t-il de sens ? Dans le même chapitre XII du livre, le poète confirme ce qu'il a toujours pensé et qui explique notamment ses déclarations d'amour à la poésie, ses humeurs jalouses et ses colères, son ton d'autorité féodale et son image de la clé, c'est-à-dire son identification personnelle de lui-même au poème et du poème à lui-même : René maintenait absolument qu'un poème n'a qu'un sens, celui que son auteur lui avait donné ; si bien que l'espace de liberté d'interprétation du texte demeure étroitement fidèle à ce qu'a voulu l'auteur ; le poème a beau avoir quitté le poète, celui-ci maintient fidèlement son allégeance à son amour, lequel cantonne son errance aux limites de ce lien exclusif. (288-289) L'exégète répond ironiquement par une observation de fait et par une parenthèse acrimonieuse : Malheureusement, les lecteurs feront dire au poème ce qu'ils voudront et cette pensée mettait en fureur Char, bien décidé à se venger d'eux : « Ils vont nous faire souffrir, mais nous les ferons souffrir » (en ce qui me concerne, il a tenu parole). […] Le poème se vengeant lui-même de l'interprète entre les mains de qui il est tombé. (289) Pourquoi cette remarque de l'exégète, irritée et pleine de ressentiment ? Peut-être parce que le poème n'est pas tombé dans ses mains par hasard mais au consentement et dans le besoin du poète, en vertu d'un pacte. Peut-être parce que l'idée de René et la fureur vindicative de Char le mettent en danger d'erreur, lui-même, et d'avoir à encourir la correction brutale du poète. Mais surtout la méthode et la mission de l'exégète sont en cause, décidément. Car ce qui le met, lui, en mouvement, on l'a vu, c'est la conviction que la poésie relève aussi de l'ordre symbolique (dit « tropologique »), celui qui oppose des dynamiques imprévisibles à tout poète qui entend les maîtriser d'avance. C'est l'espace ouvert dans lequel les lecteurs et l'exégète — celui-ci ayant désormais partie liée avec ceux-là — déploient légitimement leurs initiatives. C'est non seulement le monde immense et disponible des images mais aussi celui o s'exercent la variété et le caractère personnel des processus de symbolisation, qui n'est jamais que le mode de l'inventivité propre à chacun et inaliénable. (Ce n'est pas pour autant le monde de l'arbitraire, car on y pénètre dans le respect des autres règles de l'exégèse.) Dans cette page, le conflit entre Char et Veyne tourne au cauchemar et annonce une rupture, parce que l'herméneute revendique, par méthode et par pensée, d'opérer au sein d'un autre conflit, celui des interprétations, pour reprendre l'idée de Ricœur. Là il n'est plus question du salut des hommes mais de leur liberté. L'ironie et l'humour de Paul Veyne, son espèce de désinvolture même, c'est le style de son écriture, c'est-à-dire la prise de distance qui garantit sa liberté. Pierre Campion [1] Paul Veyne, René Char en ses poèmes, Gallimard, coll. Essais, 1990, 537 pages. En 1995, le livre a été repris dans la collection Tel. [2] Nathalie Nabert, « Présence de René Char. Trois fils d'Ariane », revue Études, n 2013/2, o elle fait état de ses propres rencontres avec le poète. [3] Ce pacte fut scellé, à la troisième visite de Paul Veyne à René Char, par la scène scabreuse de l'échange, entre les deux hommes, d'une visiteuse survenue à point nommé (13-14). [4] René Char, Œuvres complètes, introduction par Jean Roudaut, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1983. [5] Cette
autobiographie en forme viendra, vingt-cinq ans plus tard, aussi déconcertante.
C'est Et
dans l'éternité je ne m'ennuierai pas. Souvenirs, Albin Michel, 2014. [6] Plus bas dans ce commentaire, le thème des « abeilles de l'horizon » renverra positivement à celui de « l'abeille frontalière » (Pléiade 369-370) et négativement à celui de « l'abeille ambiante » (dans Le Poème pulvérisé, Pléiade 250). Ce n'est pas ce qu'on appelle, en poétique textuelle, intertextualité. [7] À partir de là et toujours en conservant la méthode et la rigueur de l'exégèse, le livre basculerait vers des réflexions à caractère plus général. Ainsi au chap. XIII, sur les accointances philosophiques de Char (Héraclite, Heidegger et Nietzsche) ou au chap. XX (« La mort o s'engouffre le temps »), jusqu'à la synthèse du chap. XXIV (« Comment vivre sans inconnu devant soi ? »). Vingt-quatre livres d'une épopée herméneutique ? [8] La formule de « fragment dans la résonance » est celui de l'édition de la Pléiade. La résonance est une image-notion qui appartient par ailleurs au vocabulaire de l'herméneutique et qui traite une modalité du sens. |