Pierre Campion « De la guerre dans les Lettres. Le Dictionnaire philosophique de Voltaire »
Mis en ligne le 9 juin 2008. De la guerre dans les LettresLe Dictionnaire philosophique de Voltaire« Écrasons l'infâme ! » Voltaire, passim. La vérité et la liberté ont des ennemis : en certains des humains, l'humanité a ses ennemis. Qu'est-ce qu'un ennemi ? C'est tout homme, c'est toute institution, c'est toute pensée qui attente à l'humanité en tant que telle. S'il existe de ces hommes, de ces institutions et de ces pensées, alors, de fait, nous sommes en guerre : c'est eux ou nous. Depuis toujours — peut-être depuis qu'il étudiait chez les Jésuites —, telle est l'intuition de Voltaire, confortée, précisée, simplifiée avec les années, et pleinement constituée et complétée, armes et bagages, avec les publications successives du Dictionnaire philosophique (1764-1772). Voltaire est un chef de guerre, le chef d'une longue guerre qu'il n'espère pas vraiment gagnée de son vivant : il recrute et anime une petite troupe (mais, comptant surtout sur lui-même, il reste le principal combattant), il distingue l'ami et l'ennemi (les ennemis déclarés et ceux qui se glisseraient dans ses rangs…), il fixe les objectifs et les chemins pour y parvenir, il s'adapte au terrain et aux circonstances. Déplaçant son poste de commandement à l'étranger ou aux frontières du royaume, toujours à la recherche de puissants alliés et souvent déçu de ce côté-là, avouant et désavouant ses actions au gré des nécessités, il n'est pas à l'abri des erreurs et des bévues, y compris des siennes : il faut alors, toute honte bue, laisser des plumes et faire retraite pour reprendre les hostilités ailleurs et autrement[1]. Toujours mourant et toujours vivant, Voltaire, c'est le sens et le goût de la bataille : une vision de la philosophie comme combats, et l'énergie propre à soutenir ces combats[2]. Voltaire ou l'intelligence stratégique Dès son Œdipe de 1718 et dès la Henriade (1723), Voltaire défend le déisme contre « le Dieu terrible et le prêtre cruel » et, pendant son exil en Angleterre, il a rencontré les quakers et s'est initié à Locke. Puis, à Cirey, auprès de Mme du Chatelet (1734-1739), il a travaillé à la critique de la Bible. Cependant, dès les années 1735-1745, il éprouve des difficultés à construire son déisme et, au tournant de 1750, à travers les expériences de son séjour en Prusse, de l'émergence d'une nouvelle génération critique avec l'Encyclopédie (il y rencontre des athées), et des malheurs du temps (le tremblement de terre de Lisbonne, les guerres, les affaires Calas, La Barre et Sirven), il approfondit le problème du Mal, il rencontre un visage de plus en plus odieux de la religion, et il donne lui-même un tour de plus en plus âpre à la lutte[3]. Aussi, avec le Dictionnaire philosophique, s'il est encore question de la politique (souvent), des mœurs (« Luxe », « Morale »…) et même de l'esthétique (« Beau, beauté »), le problème des religions vient-il décidément au cœur de la bataille. Les trois imposteursLa première action — le coup d'œil juste du stratège — consiste à reconnaître, désigner et qualifier l'ennemi, à déclarer l'état de guerre. Car l'ennemi justement se dissimule comme tel. C'est déjà le sens de la référence à l'histoire des trois imposteurs (article « Athée, athéisme », p. 38[4]). Comme Swift l'avait fait en ses propres termes, Voltaire reprend la vieille fable De tribus impostoribus : C'est un vieillard qui laissa, en mourant, une bague à chacun de ses trois enfants : ils se battirent à qui aurait la plus belle ; on reconnut enfin, après de longs débats, que les trois bagues étaient parfaitement semblables. Le bon vieillard est le théisme, les trois enfants sont la religion juive, la chrétienne et la musulmane[5]. Dans cette imposture, il y a de la tromperie et de l'hypocrisie et, sous le masque des monothéismes, il faut d'abord faire voir l'usurpation troublante du théisme originel. Comme Molière et La Rochefoucauld l'avaient éprouvé en leur temps et pour leur compte, l'imposture ne saurait se réfuter : de vive force ou par ruse, il faut arracher les masques intimidants et sans cesse renouvelés qui, par l'habileté de certains, adhèrent au visage de la vérité. Car, détournant à leur profit, et censément comme des révélations, la postulation purement humaine qui donne son plein sens au théisme, les trois religions du livre affublent le Dieu de la raison d'une figure anthropomorphique, c'est-à-dire qu'elles pervertissent ce qui, dans l'homme, en appelle à un Dieu unique, pur et simple, et universel. Ainsi, plus subtiles que les polythéismes, ces religions qui prétendent abolir l'idolâtrie ont-elles su fabriquer les images perverses et exactement inversées du Dieu que la raison et la nature proposaient d'emblée à l'humanité (« Théiste », 373 : « Sa religion [celle du théiste] est la plus ancienne et la plus étendue ; car l'adoration simple d'un Dieu a précédé tous les systèmes du monde »). Visant assez peu l'Islam, Voltaire s'en prend avec violence au judaïsme (« Judée », par exemple), en des termes qui, évoquant non seulement la religion mais le peuple juif (« peuple de Dieu », « nation chérie », « préjugés vagues et grossiers de la nation »), tournent à l'antisémitisme[6]. Ainsi le judaïsme usurpe-t-il le Dieu de la religion naturelle au profit d'un petit peuple archaïque et barbare, sans art et sans histoire, qui a tout emprunté à ses voisins, y compris l'idée du Dieu unique (« Job », 248). Mais bien sûr c'est au christianisme qu'il s'en prend
principalement, à « cette secte née dans le sein de ce fanatisme juif[7] ».
C'est l'ennemi principal, proprement « l'infâme » (mot fort et
imprécis, mot à tout faire), « la superstition la plus infâme qui ait
jamais abruti les hommes, et désolé la terre » : c'est la religion
dominante, historiquement et pratiquement ; c'est une religion instituée
en Église au cœur de la société (« Pierre »,
« Prêtre ») ; c'est la religion expansionniste et prosélyte,
catholique, universelle ; c'est la religion qui porte au plus haut point
le caractère de secte, c'est-à-dire celle qui divise le mieux et asservit le
genre humain (« Guerre ») sous le prétexte et au motif pervers de son
dieu unique et universel : « Celle-ci [la religion théologique] est
la source de toutes les sottises et de tous les troubles imaginables ;
c'est la mère du fanatisme et de la discorde civile ; c'est l'ennemie du
genre humain » (« Religion », 346-347).
Un deuxième frontCependant, il y a un autre ennemi, et d'une certaine manière un quatrième imposteur ; c'est l'athéisme, qui pourrait bien prendre le prétexte des friponneries des religions pour avancer ses sophismes destructeurs. L'hostilité de Voltaire à l'égard de l'athéisme est ancienne, mais elle redouble et se cristallise vers 1760 pour atteindre toute son ampleur vers 1770 (observons que les articles « Athée, athéisme » I et II sont respectivement de 1764 et 1767 et qu'ils sont complétés en 1770 dans les Questions sur l'Encyclopédie[8]). Le texte fondamental est bien « Athée, athéisme » I, qui justement distingue tactiquement entre l'athéisme et l'athée, le premier condamnable, le second plutôt rare et pardonnable. Car Voltaire entend, pour ménager le camp des « frères » contre « les fanatiques », « les fripons » et « les sots », minimiser le phénomène de l'athéisme : « […] il y a moins d'athées aujourd'hui que jamais. » Mais, si, dans ce texte, il s'attarde sur la figure de l'obscur Vanini puis sur les positions de Bayle, c'est qu'il veut poser la question de l'athée vertueux et celle de « savoir si une société d'athées pourrait subsister ». La réponse est claire : Vanini n'était ni athée ni d'ailleurs vertueux, et « il est absolument nécessaire pour les princes et pour les peuples, que l'idée d'un Être suprême, créateur, gouverneur, rémunérateur et vengeur soit profondément gravée dans les esprits » (44). Quant à Needham, avec son histoire d'anguilles et de génération spontanée, c'était en effet un faussaire (anc. éd., 515-518). Cependant, si l'auteur va bien jusqu'à presque renvoyer dos à dos le fanatisme et l'athéisme (« si [celui-ci] n'est pas si funeste que le fanatisme, il est presque toujours fatal à la vertu », 44), c'est par des précautions, distinctions et balancements qui indiquent assez la complexité du terrain, le problème des alliances et les nécessaires subtilités de la tactique. C'est pourquoi, dans « Athée, athéisme » II, il attribue l'existence même des athées aux « tyrans mercenaires des âmes, qui, en nous révoltant contre leurs fourberies, forcent quelques esprits faibles à nier le Dieu que ces monstres déshonorent » (45)[9], et il lui arrive de les disculper en supposant que personne ne les lit… Et, à travers notamment la critique de Spinoza et les discussions avec La Mettrie et d'Holbach, les compléments des articles « Athée, athéisme » (anc. éd., 457-463), « Dieu » (anc. éd., 505-521), et « Enfer » (anc. éd., 523-526), plus ou moins fortement, maintiendront les distinctions entre l'athéisme de cabinet (celui du philosophe) et l'athéisme dans les rois et les masses[10], opposeront toujours le camp des philosophes aux « fripons », mais réaffirmeront fermement et constamment la nécessité morale et sociale de la croyance en Dieu. Car, très sensible qu'il est aux discontinuités et irrationalités du monde, et aux limitations de la raison, Voltaire n'est pas prêt à admettre les solutions simples et massives de l'athéisme matérialiste d'un d'Holbach ou même d'un Diderot. Une notion de combat : le théismeAu reste, pour s'établir, le théisme de Voltaire a besoin de cet autre front, certes mouvant et ménagé, que constitue l'athéisme, et du mot même d'athéisme, auquel il s'oppose. Se positionner en théiste, c'est critiquer les méfaits des religions polythéistes et monothéistes sans rien concéder de décisif à l'athéisme. Tactiquement, le mot s'oppose aussi à de celui de déisme, trop marqué par l'usage polémique et par là épuisé, et qui servait justement à dénoncer ici ou là des arrière-pensées d'athéisme. Stratégiquement, le terme de théisme sert à désarmer le mot d'athéisme mais il l'utilise en transfusant sa virulence dans une notion positive. Conceptuellement, il donne un tour plus abstrait et plus général à l'idée de Dieu ; il l'éloigne et la rationalise, peut-être même à outrance, ce qui fait que Voltaire préfère l'entrée « Théiste » à celle de théisme. À l'origine, il y a une opération de retournement. Conformément d'ailleurs à une idée fondamentale des Lumières, Voltaire substitue, dans la philosophie, une exigence pragmatique à toute entreprise spéculative ou systématique[11]. Le « Comment faire ? » de l'article « Tyrannie » (386) est, sur tout problème, le vrai mot d'ordre de sa pensée, et justement ce qui lui donne son aspect de stratégie. Contre le Dieu personnel des chrétiens, la notion de Dieu est donc une postulation, construite juste et seulement autant qu'il la faut pour rendre compte de et garantir l'existence morale, la vie sociale et la capacité théorique de la raison, ce qui n'est rien d'autre que supposer ce qu'il faut de divinité et comme il le faut pour que la vie des humains soit humaine. La formule de Dieu, sous diverses formes, mais toujours essentiellement fonctionnelle est celle-ci, citée plus haut : « Être suprême, créateur, gouverneur, rémunérateur et vengeur ». On ne développera pas les implications de cette position sur la limitation des compétences de la raison (« Bornes de l'esprit humain », « åme », « Corps »…)[12], sur les conceptions liées de la vertu et de l'existence sociale, ni sur la différence entre les conceptions de l'existence morale chez Voltaire (elle est obligée et conditionnée) et chez Kant (elle sera inconditionnée). Critique des armes, armes de la critiqueLe théisme s'établit donc moins comme une doctrine positive qu'il ne se constitue, article par article et reprise après reprise, dans le déploiement des oppositions analysées ci-dessus. L'esprit en est celui d'une tâche historique, destinée à faire advenir « le jour de la raison[13] » (« Abbé », 6). En même temps, et dans le même esprit, la modalité essentielle de la critique est celle d'une histoire (ou d'une archéologie, ou d'une généalogie) qui, supposant un état premier et innocent de la religion (un état historique ou un état heuristique, Voltaire varie là-dessus), vise à remonter à ces origines, c'est-à-dire à l'époque d'avant l'élaboration de l'imposture. Car ce qui a été fait humainement peut toujours humainement se défaire : non par des raisonnements (auxquels l'imposture est invulnérable et ses victimes insensibles) mais par la mise en évidence des processus qui ont perverti la religion naturelle, et des avatars que ces processus ont produits. Il recherche donc le moment originaire et le processus de formation du « Christianisme », d'un dogme (« Divinité de Jésus », « Enfer »), d'un sacrement (« Baptême », « Confession »), d'un rite (« Circoncision »), d'un usage (« Carême »)… Dissoudre (dans la langue du XVIIIe siècle), déconstruire ou jeter le soupçon (dans la nôtre), telle est la forme virulente et, à certains égards sournoise et rusée, que prend l'action d'éclairer les consciences illusionnées[14]. Déchiffrement de l'universel dans le particulier et de la vérité dans le travail même de l'imposture, cette entreprise tient de l'interprétation et de l'exégèse. Essentiellement différente de la critique des athées, elle est, en un sens, plus radicale : elle va aux racines pour y faire reconnaître l'existence historique et le caractère manipulable de la raison humaine. Pour décrire ce combat (ce travail, cette dépense de l'esprit, cette mise en évidence…), trois termes conviennent. D'abord démythifier et, par là, démystifier, c'est-à-dire réduire toutes les constructions qui en imposent à la raison. En même temps et ainsi, rationaliser : non pas au sens de construire de nouveaux systèmes illusoires, mais au sens d'un travail patient d'élucidation et de développement de « la raison commencée » qui, en dépit des errances de toutes sortes, a sa première expression dans le sens commun (« Sens commun »). Enfin, épurer : sous ses occurrences très nombreuses dans le Dictionnaire philosophique, la notion a une valeur thérapeutique et morale, et elle emporte aussi l'idée de simplification. Réduire les croyances multiples et aberrantes à « l'adoration simple de Dieu » (« Liberté de penser », 265 et « Théiste »), c'est délimiter le domaine propre à la religion, le définir et le spécifier[15]. Ce faisant, Voltaire est pleinement fidèle à l'une des positions fondamentales des Lumières, que Cassirer résumait magistralement en ces termes : La raison se définit beaucoup moins comme une possession que comme une forme d'acquisition. Elle n'est pas l'aerarium, le trésor public de l'esprit où la vérité est entreposée comme monnaie sonnante et trébuchante mais le pouvoir original et primitif qui nous conduit à découvrir la vérité, à l'établir et à s'en assurer. Cette opération de s'assurer de la vérité est le germe et la condition indispensable de toute certitude véritable. C'est en ce sens que tout le XVIIIe siècle conçoit la raison. Il ne la tient pas pour un contenu déterminé de connaissances, de principes, de vérités mais pour une énergie, pour une force qui ne peut être pleinement perçue que dans son action et ses effets. Sa nature et ses pouvoirs ne peuvent jamais se mesurer pleinement à ses résultats ; c'est à sa fonction qu'il faut recourir. Et sa fonction essentielle est le pouvoir de lier et de délier. Elle délie l'esprit de tous les simples faits, les simples données, de toute croyance fondée sur le témoignage de la révélation, de la tradition, de l'autorité ; elle ne connaît pas de repos tant qu'elle n'a pas mis en pièces jusques dans ses derniers éléments et ses derniers mobiles la croyance et la « vérité-toute-faite »[16]. Savoir rompre le combatS'il est un terrain sur lequel Voltaire refuse de s'avancer trop avant, c'est celui du bien et du mal. Surtout depuis 1750, le problème du mal s'impose à sa pensée, comme expérience concrète et comme aporie possible de la philosophie. Voltaire n'élude pas les notions de providence (« Fin, causes finales »), de destin (« Destin », « Nécessaire », « matière ») ou de malheur (« Bien (tout est) »), mais il les aborde avec prudence et précautions. En minimisant parfois l'existence réelle du mal, et au risque de se contredire (« Méchant », 287 : « Il y a donc infiniment moins de mal sur la terre qu'on ne dit et qu'on ne croit. Il y en a encore trop sans doute […]. ») ; en faisant de Dieu une fonction régulatrice, qui peut se trouver en défaut, et non pas un Sujet tout-puissant ; en distinguant entre le mal « naturel » et celui que Dieu laisse faire à la folie des hommes (« Nécessaire ») ; en opposant donc deux types d'effets, ceux qui tiennent à la création première (à une cause première universelle) et ceux qui tiennent au développement libre et historique des facultés humaines (« Fin, causes finales »), Voltaire tente des solutions qui visent en somme à préserver Dieu de toute immanence et à sauver la rationalité de la fonction divine menacée par l'irrationalité du monde. Mais, pour l'essentiel, il agit par des refus, par exemple en rejetant la théodicée de Leibniz (« Bien (tout est) ») parce que c'est un système, le système par excellence, un « roman » comme il aime à le dire des systèmes, qui évacue le problème dans un délire de mathématique[17]. Il refuse aussi le manichéisme, qui divise la fonction divine pour un gain purement spéculatif. Et surtout il entend préserver un « je ne sais pas… », c'est-à-dire le genre de déclaration qui, recentrant l'ignorance sur le sujet humain, la présente comme un fait et non comme le malheur voulu par une Puissance, et évite par là de magnifier l'obscurité elle-même en Mystère de la foi. Ainsi, dans « Bien (tout est) », 59, et juste avant « Bornes de l'esprit » : « La question du bien et du mal demeure un chaos indébrouillable pour ceux qui cherchent de bonne foi ; c'est un jeu d'esprit pour ceux qui disputent : ils sont des forçats qui jouent avec leurs chaînes. » Ainsi encore, dans la préface de 1765, et non sans ironie (p. 3) : « Le dogme de la Providence est si sacré, si nécessaire au bonheur du genre humain, que nul honnête homme ne doit exposer ses lecteurs à douter d'une vérité qui ne peut faire de mal en aucun cas, et qui peut toujours opérer beaucoup de bien. » Et puis : « Heureusement, quelque système qu'on embrasse, aucun ne nuit à la morale. […] Nous devons être également vertueux sur un chaos débrouillé ou sur un chaos créé de rien ; presque aucune de ces questions métaphysiques n'influe sur la conduite de la vie […] » (« Matière »). Ici intervient la notion de difficulté (« Les difficultés contre la Providence ne l'ébranlent point [le théiste] dans sa foi, parce qu'elles ne sont que de grandes difficultés, et non pas des preuves » (« Théiste »). Pour une philosophie pragmatique et critique, la difficulté ne représente pas véritablement une aporie, c'est-à-dire une contradiction logique insurmontable qui mette fin à tout raisonnement, mais un problème qui se tranche dans le mouvement et se résout par une décision. En ce sens, la difficulté est le moment de l'esprit où celui-ci éprouve la réalité du réel et de lui-même, le caractère irréductible de cette réalité et l'épreuve de ses propres forces : le fait à la limite impensable du réel et, en tout cas, son caractère non négociable en pure raison. Simplement, il se passe ceci : si je veux vivre une vie conforme à la vertu, c'est-à-dire une vie humainement vécue et par là heureuse, il me faut, volant sur les mots et entre les articles du dictionnaire, dire, d'un seul et même mouvement, que Dieu est mon âme et qu'il est infiniment lointain, que la moindre de mes sensations et de mes idées, que mes songes mêmes, viennent de lui et pourtant qu'« il y a certainement plus loin du sultan à Dieu que du sultan au petit chiaoux » (« Gloire »), que l'idée de mon âme est une plaisanterie et que Dieu pourtant rémunérera mes actes et vengera mes avanies. Dans la difficulté, la raison voltairienne s'assure seulement qu'il n'y a pas de preuve contre son mouvement ni d'instance supérieure qui aille contre elle-même ; elle s'éprouve, non pas comme puissance effective mais comme exigence. Si l'on ne laisse pas derrière soi une poche de résistance par trop dangereuse, il est des moments où il faut savoir passer outre. C'est l'esprit de toute stratégie, sans lequel aucun chef de guerre ne tenterait jamais rien. Voltaire ou les malices de la tactique On a déjà vu, à propos de la lutte contre l'athéisme, que Voltaire descend avec soin dans les détails de l'exécution. Désormais il faut donc considérer les éléments tactiques de sa critique principale, celle du christianisme. Pour l'atteindre au mieux, il s'en prend aussi au judaïsme, dans la mesure où le christianisme, quoi qu'il en ait, prolonge le judaïsme et les pillages que celui-ci a faits de tous ses voisins, jusqu'au nom même de Dieu (« Abraham »). Ainsi, à la transition historique des deux religions, l'article « Paul » est-il décisif. « Peuple élu de Dieu » et « peuple déicide », le peuple juif est la pièce maîtresse de la critique historique voltairienne : diviser la révélation en deux, exploiter l'antisémitisme chrétien, travailler le nom et le personnage du « Messie », voilà d'infinies ressources pour les tactiques de Voltaire… D'autre part, et faisant jouer l'Orient contre l'Occident (« Catéchisme chinois », « Catéchisme du Japonais »), les païens contre les chrétiens et les chrétiens entre eux, il attaque encore la spécificité proclamée du christianisme (à travers le dogme de la révélation), en le confrontant aux autres religions et en dénonçant les multiples emprunts qu'il a faits, à la tradition juive, à la langue et aux mystères grecs, à Platon… Ni plus ni moins polythéistes que les autres (« Genèse », « Antitrinitaires »), les chrétiens pèchent aussi par des mystères et des dogmes absurdes : « Péché originel », incarnation et rédemption (« Divinité de Jésus »), « Grâce », « Transsubstantiation »… Développant une contre apologétique, il s'en prend alors aux « Miracles » et aux Écritures (« Prophète », « Salomon », « Moïse »…), cette critique lui permettant de se poster à la jonction du judaïsme et du christianisme mais aussi aux points sensibles qui se déterminent entre les sectes chrétiennes. Autre point important : la critique de l'institution ecclésiale, là où se fabrique et se défend le dogme (« Christianisme »), où se construit l'appareil temporel qui pérennise la religion sous la forme de la chrétienté (« Foi » I), où se concentrent les insuffisances et sottises toutes et trop humaines des personnes (une riche histoire…). À la tactique encore appartient le détail de la critique de l'anthropomorphisme, telle qu'elle développe l'idée stratégique selon laquelle les religions en général et notamment la chrétienne pratiquent exactement la relation abusive de l'homme à Dieu (« Ange » : « L'homme fit toujours les dieux à son image »). Voltaire démonte donc avec précision le fonctionnement de l'imagination religieuse : ses tautologies (« åme » : « Nous appelons âme ce qui anime. […] Pauvre philosophe, tu vois une plante qui végète, et tu dis végétation, ou même âme végétative. […] tu as des idées combinées et tu dis esprit ») ; ses tropes, bien nommés, qui déplacent, aux fins de nomination, description et connaissance, du connu et expérimenté à l'inconnu et inconnaissable, soit par analogies, et c'est la métaphore, soit pas associations animistes, et c'est la métonymie. Ainsi dans « åme », les esprits religieux vont du vent à l'esprit, et dans « Bêtes », 53 : « D'où peuvent procéder tant d'erreurs contradictoires ? De l'habitude où les hommes ont toujours été d'examiner ce qu'est une chose, avant de savoir si elle existe. On appelle la languette, la soupape d'un soufflet, l'âme du soufflet. Qu'est-ce que cette âme ? C'est un nom que j'ai donné à cette soupape qui baisse, laisse entrer l'air, se relève, et le pousse par un tuyau, quand je fais mouvoir le soufflet. »). Et pour les effets fétichistes de la métonymie, qui associent notre existence à celle des choses qui l'environnent immédiatement et un esprit à chaque chose, voici par exemple « Idole, idolâtre, idolâtrie » ou « Ciel des Anciens (le) », 134 : « Les anciens croyaient qu'aller dans cieux, c'était monter ; mais on ne monte point d'un globe à un autre ; les globes célestes sont tantôt au-dessus de notre horizon, tantôt au-dessous. […] Mais les anciens n'y entendaient pas tant de finesse ; ils avaient des notions vagues, incertaines, contradictoires, sur tout ce qui tenait à la physique. On a fait des volumes immenses pour savoir ce qu'ils pensaient sur bien des questions de cette sorte. Quatre mots auraient suffi : ils ne pensaient pas. » Ils pensaient par images : un écrivain est bien placé pour dénoncer le penser par rhétorique. Ainsi examiner par le menu les mots de la tribu, remonter à leur sens premier par des étymologies (« åme », « Idole, idolâtre, idolâtrie », « Messie »…) et faire l'histoire de leurs significations, analyser les traductions qu'on en a données (« Genèse », « Job »), travailler sur les noms propres (« Abraham »), noter les abus successifs dont les vocables ont été l'objet, voilà le travail d'assainissement qui se mène, article par article, dans un dictionnaire. Le dictionnaire, ou la pensée par momentsDepuis Bayle et triomphant dans l'Encyclopédie, devenu « portatif » avec Voltaire, le dictionnaire se prête aux besoins d'une critique qui doit à la fois attaquer les religions et se défendre des pièges que réserve une telle entreprise. Soutenir la fiction d'auteurs multiples nommés ou anonymes (Préface, 3)[18], ménager des compléments selon l'opportunité des rééditions, choisir les problèmes que l'on veut et les sérier selon l'ordre arbitraire de l'alphabet[19], laisser au lecteur une certaine initiative er surtout celle de conclure[20], voilà qui offre bien des commodités pour le combattant… Et, surtout, on évite l'ordre spéculatif que revêtirait tout traité ; on s'affranchit de tout système, alors que l'Encyclopédie supposait quand même un ordre réglé des connaissances : « Pour nous qui n'avons entrepris ce petit dictionnaire que pour faire des questions, nous sommes bien loin d'avoir de la certitude » (« Certain, certitude », addition de 1770, anc. éd., p. 479). Pour autant, le Dictionnaire philosophique n'est pas une rhapsodie. C'est bien un livre. Tel article renvoie à tel autre (ainsi « Destin » à « Liberté », « Genèse » à « Moïse »). On discerne aussi des indices d'organisation : on a déjà signalé la proximité de « Bien (tout est) » et « Bornes de l'esprit humain » ; il y a aussi « Songes » et « Superstitions », et la séquence de la lettre J (« Jephté ou des sacrifices de sang humain », « Job », « Joseph », « Judée », avant le nom de « Julien le philosophe, empereur romain », « le juste, le sage, le grand Julien », « persécuté, emprisonné, exilé, menacé de mort par les Galiléens sous le règne du barbare Constance », que les chrétiens flétrirent du surnom de l'Apostat et que Voltaire oppose ainsi à toutes les turpitudes de la tradition judéo-chrétienne, avant de traiter « Juste (du) et de l'injuste »). Et ce n'est pas pour rien peut-être que, partant d'un certain abbé, celui de la chanson leste Où allez-vous, monsieur l'abbé ?[21], l'on s'en va finir par l'article « Vertu », ou que l'on met au début les noms d'« Abraham » (le père des croyants) et d'« Adam », notre père à tous et l'objet de bien des hypothèses farfelues… Et puis, tout seul à sa lettre O, « Orgueil » ! Comme, dans sa lettre V, « Vertu », le dernier article du dictionnaire, auquel tous les autres conduisent : il n'y aura ni de « Volonté », ni de « Welches », ni de « Zoroastre »… L'article de dictionnaire, c'est l'une des formes privilégiées du combat voltairien[22]. Chacun représente, en petit, l'un de ces « rogatons », « fusées » ou « marrons » que lance Voltaire en sa vieillesse. Si certains se donnent plus ou moins parodiquement la forme ou l'allure de l'article canonique de dictionnaire (définition, étymologie, histoire de la notion, exemples, citations…), la plupart y manquent résolument et créent de la variété et des surprises en commençant par une anecdote (« Gloire » ou « Morale »), en amenant la définition par un trait paradoxal (« Beau, beauté »), en proposant un pastiche (des Provinciales dans « Grâce »), en se formulant en dialogue pédagogique, à l'image du catéchisme chrétien… Il adopte toutes sortes de formulations : la fable, les questions et interpellations, la prosopopée, l'anecdote et même le récit développé. Les histoires de Voltaire viennent discréditer les grands récits mythiques : ainsi cette nouvelle visite à un personnage de la Bible : « Bonjour, mon ami Job »… Il y a du désordre, souvent pour suggérer la cacophonie des doctrines (« Cela n'est pas clair »), des bifurcations et des dérivations (vers les persécutions contre les philosophes, dans « Philosophie » ou vers des critiques du peuple juif, dans « Torture » ou « Enfer ») : le travail de l'imposture ayant revêtu l'absurdité des apparences du naturel, il faut que le mouvement des phrases fasse éclater l'absurde de ces absurdités. Mais on trouve aussi l'ordre suivi et argumenté, dans des espèces de brefs traités (« Méchant », « Miracles », « Christianisme », ou « Religion », celui-ci développé en huit questions précises). Et la fin de l'article est toujours soignée. C'est la pointe armée de l'épisode, qui conclut l'engagement, souvent en tournant court, par un jeu de mots, une comparaison inattendue, un trait d'ironie ou d'insolence. Un « Je » apparaît assez souvent, celui du raisonnement mais surtout celui qui représente le sujet vivant et particulier de ce combat : indigné ou persifleur, furieux parfois, et parfois déguisé sous une attribution, vraie ou fausse. Ce « Je » atteste par ses occurrences le ton de tout le livre, c'est sur lui que repose finalement le genre de cohérence du dictionnaire et de sa philosophie ; c'est lui qui porte le poids et les risques du combat. Il représente l'exigence et l'intuition d'un point de vue particulier, critique et pragmatique, qui entend soutenir une cause universelle. Chaque article relève de l'humeur d'un moment ; il se présente comme tel dans la bataille sans fin qui oppose les croyances à la raison. L'article de dictionnaire est une forme qui exalte le caractère transitif des idées dans les mots, dans les phrases et dans les textes, et les propriétés créatives de l'esprit en tant qu'il combat, c'est-à-dire le sens de la dynamique dans la philosophie et du mouvement dans la guerre ; c'est la forme idéale de l'engagement, dans tous les sens du mot : attaquer et blesser (tuer si possible) ; passer outre ou faire retraite ; revenir, changer d'angle et reprendre[23]… Jamais peut-être autant que dans Voltaire (et dans Nietzsche) on ne sentit que la pensée est faite pour combattre : entendu au sens fort, cela peut choquer, mais cela est. La bonne foi, le respect de l'adversaire, la lecture scrupuleuse des textes, la neutralité de principe dans l'argumentation…, cela n'existe plus quand il s'agit de la vie ou de la mort de l'esprit : avec Voltaire, « c'est eux ou nous ». Il vaut mieux l'entendre ainsi si l'on veut le comprendre. L'écriture de la critiqueLa forme article de dictionnaire donne pleine carrière à l'écriture des occasions. Autrement dit, le sens tactique de Voltaire, c'est son style, et son style, c'est le génie de sa parole combattante. La libération de l'esprit s'éprouve dans la créativité de l'écriture. L'énergie de Voltaire se déploie en une verve, trouvailles et cocasseries, qui emporte tout[24]. Toutes les figures de l'éloquence visent à faire impact : interpellations et hypotyposes, invocations, énumérations, anaphores, prosopopées, parodies. Parmi les articles les plus remarquables à cet égard : « Martyre », « Grâce », « Religion », « Pierre », « Tolérance » et, bien sûr, « Guerre », dans lequel Voltaire assène aux prédicateurs ce qu'ils auraient dû proclamer en chaire s'ils avaient voulu être conséquents et humains. Ici la vitesse est la loi. D'un article à l'autre et dans le même article, on passe sans arrêt d'un registre à un autre. Dans cet esprit et quand on est porté par une stratégie méditée et intériorisée, « la guerre est un art simple et tout d'exécution », comme le disait, paraît-il, Napoléon. Et c'est ainsi qu'il faut comprendre l'invention de Voltaire : non comme la puissance philosophique que procure la force du concept, mais comme la liberté de gestes incessamment variés et comme improvisés : Indignatio facit verbum. Les débuts sont percutants : attaquer sur une chanson (« Abbé ») ; mêler les noms de Mme Bourignon, Platon et Adam (« Adam ») ; interroger un crapaud, un nègre de Guinée, le diable et les philosophes sur ce que c'est que le to kalon (« Beau, beauté ») et créer ainsi des cacophonies historiques et conceptuelles, c'est signifier l'arbitraire de la parole créatrice : en effet, il n'y a pas là d'autre rapport que celui que crée à l'instant dans l'esprit la volonté de combat. Pour le prévoir, l'ennemi ne saurait se mettre à la place de Voltaire : où va-t-il chercher tout ça ? C'est le privilège de cette parole, son caractère d'invention non déductible, son genre de discours réglé mais non réglable, dont la seule légitimation réside dans l'effet, c'est-à-dire dans la force de percussion, laquelle tient à la soudaineté, à la simplicité, à la pureté du geste. Il en va de même, dans l'article et jusque dans la phrase, pour le sens de la disproportion, de la rupture, de l'absurde : « Moïse, qui parlait à Dieu face à face et qui ne le voyait que par derrière » (« åme », 16, note) ; « […] les Égyptiens, ce peuple si sage, si renommé pour ses lois, ce peuple si pieux qui adorait des crocodiles et des oignons » (« Anthropophages », 27) ; « […] c'est à eux de nous enseigner la justice, parce qu'ils vendent du mauvais vin sur les grands chemins, que leurs femmes vont comme des folles dans les rues, et qu'elles dansent pendant que les nôtres cultivent des vers à soie » (« Catéchisme chinois », 83). Dans Voltaire, la Raison n'est pas un appareil réglé d'avance à la production d'un discours, elle synthétise sans durée ni transition, elle illumine en un instant, elle frappe, au besoin avec brutalité : « On nous berne de martyrs à faire pouffer de rire » (« Martyre »). Tel est le mode de ses révélations à elle. À ses risques et périls, Voltaire… Plusieurs fois, nous avons montré les prises de risque (toute guerre affronte l'aléa), et déjà laissé entendre quelques équivoques dans cette voix, et pas nécessairement voulues. Nous avons vu Voltaire poser la nécessité de Dieu, nous avons vu les précautions qu'il déploie pour soutenir son Dieu contre les athées tout en évitant à cette figure de redevenir anthropomorphique. Posé certes de manière axiomatique, Dieu revêt les fonctions que la raison souhaite parce quelle ne les voit pas remplies parmi nous, des fonctions tout humaines pour une humanité par trop inhumaine, — des fonctions trop humaines ? Nous n'avons pas encore parlé de l'ironie voltairienne[25]. Elle est partout présente, car elle représente apparemment le mode idéal du combat : s'emparer des mots de l'ennemi, de sa grammaire et de sa pensée pour les retourner contre lui et pour les exhiber comme des trophées, faire rire des « religions tristes » (« Carême », 63) en imitant leur discours, voilà l'arme quasiment absolue. Mais il y a du danger à reproduire le ton de la parole de l'ennemi et à singer ses attitudes, celui de s'incorporer cette pensée au point de la faire — presque ? — sienne : on ne pratique pas l'ironie sans connaître intimement le langage de l'ennemi, sans reconnaître ses ruses, ses forces et sa logique, sans les pratiquer ; et l'écart que l'on ménage entre lui et son propre langage doit rester, en même temps, assez net si l'on veut que le lecteur le reconnaisse et assez ténu, pour que le même lecteur jouisse en connaissance de cause de la seule différence et en soit instruit. Ainsi, en effet, une distance se trouve-t-elle ménagée pour éveiller et exciter sa vigilance à l'égard de discours qui ont revêtu, avec le temps, la fausse évidence de ce qui voudrait bien aller de soi. Cependant, comme nous venons de le voir, reprenant aux apologistes chrétiens le mot de « difficultés », Voltaire parle de « la foi » du théiste dans la Providence et, là, on bascule du côté du sérieux et de la croyance : le rapport demeure, mais la différence échappe : il y a donc bien, selon le titre de Pomeau, une certaine « religion de Voltaire ». Ainsi encore, emprunt authentique ou non, Voltaire recopie le credo non publié de l'abbé de Saint-Pierre (« Credo », 150-151) et celui-ci comporte des articles qu'un chrétien ne renierait pas. Bien sûr, il faut le prendre à l'ironie et observer avec soin son mouvement, qui va d'une référence à l'amour de Dieu selon saint Jean à des propositions vivement anticléricales, et qui justement tire celles-ci de celle-là ; reste que ce « symbole » proclame l'amour de Dieu, revêt des accents religieux et reçoit visiblement l'approbation de Voltaire… Cette religion aura donc ses prières (« Credo » : « Je récite mon Pater et mon Credo tous les matins […] ») et ses homélies[26], ses apôtres et son exclu (« ce malheureux Jean-Jacques »), ses anges, son prophète et son espèce d'Église[27]. Allons plus loin. Quelle sorte de foi que celle du théiste, que celle de la raison ? Voltaire pose explicitement la question et formule la distinction : Qu'est-ce que la foi ? Est-ce de croire ce qui paraît évident ? Non : il m'est évident qu'il y a un Être nécessaire, éternel, suprême, intelligent ; ce n'est pas là de la foi, c'est de la raison. Je n'ai aucun mérite à penser que cet Être éternel, infini, qui est la vertu, la bonté même, veut que je sois bon, vertueux. La foi consiste à croire, non ce qui semble vrai, mais ce qui semble faux à notre entendement. (« Foi » II, 197) Dans la durée de son évolution, et explicitement dans les Lettres philosophiques de 1734, Voltaire s'est confronté à Pascal et cette opposition au Credo quia absurdum lui sert encore ici, comme le modèle repoussé de la foi. Mais la formule qu'on trouve dans « Inondation », 241 : « […] la foi consiste à croire ce que la raison ne croit pas […] » est peut-être plus ambiguë que l'auteur ne le voudrait, en ce que, justement, en jouant sur les mots, il laisse entendre que la raison croit, serait-ce, terme à terme et à l'envers, ce que la foi ne croit pas : y aurait-il donc quelque chose que la raison croirait ? Certes l'évidence rationnelle n'est pas l'évidence de la révélation : elle est posée, elle est acquise, elle est voulue et libératrice, mais tous ces caractères, précisément, sont pour ainsi dire déduits, négativement, de ce que la révélation a d'imposé, d'aliénant et d'imposteur. La protestation demeure le mode essentiel de la philosophie voltairienne : « […] le théisme de Voltaire est un christianisme déchristianisé[28] […] ». Par un effet en retour, difficile à parer parce que cette dialectique est originaire, chaque « n'est pas » se pose dans la perspective de ce qui est ainsi rejeté ; à son corps défendant, il enchaîne ce qui est de telle qualité (rationnel, moral et naturel) à ce qui n'est pas de cette qualité (absurde, inhumain et contre-nature), et ainsi, ne serait-ce que par le travail d'épuration lui-même, le Dieu du théisme à la figure judéo-chrétienne de Dieu, à sa transcendance, à sa puissance créatrice et conservatrice et à l'un de ses traits les plus terrifiants, son personnage de jugement dernier. En somme, la pureté de la religion naturelle pourrait bien ne tirer sa vérité que de la négation de la consistance, elle bien matérielle et bien humaine, des idoles et superstitions. Certes, la déclaration de l'antériorité de la religion naturelle vise à parer ce danger, mais, dans l'ordre de la guerre, rien ne vient soutenir cette supposition plus que celles de Rousseau sur l'archéologie de l'inégalité entre les hommes. Ce sont des constructions heuristiques qui tiennent dans la spéculation en cabinet, où elles sont de droit, mais pas dans « le combat d'hommes ». En d'autres termes, face à une absurdité qui tire sa force du simple fait qu'elle existe, quelle est la force d'une raison qui n'existe que par la volonté d'une exigence ? La force guerrière de l'exigence est réelle, mais elle est d'un autre ordre, moral et spirituel, qui n'en impose pas si facilement à l'ordre des corps ; Pascal, le vieil ennemi, l'autre stratège, savait cela. Finalement, comme on le sait, dans une large mesure les forces de la philosophie l'emportèrent, mais il y fallut aussi d'autres forces, sans doute plus déterminantes, et le christianisme ne fut pas détruit. Eût-il pour lui l'humanité, nul ne fait la guerre impunément. Les ennemis se connaissent bien, ils échangent leurs armes, et leur volonté de tuer peut les détruire aussi, chacun, de l'intérieur. Il n'est pas sans intérêt, il est presque tragique, de voir que la prodigieuse intelligence stratégique de Voltaire et le génie du style qui éclate dans ses tactiques, sans méconnaître sans doute cette réalité de la guerre, n'aient pas pu vraiment s'en affranchir. Pierre Campion [1] En 1752-1753, les démêlés avec Frédéric et la fuite hors de la Prusse donnent lieu à un feuilleton des erreurs, des imprudences et des humiliations de Voltaire, feuilleton qui se lit au jour le jour dans sa Correspondance ce cette année-là (Gallimard, Bibl. de la Pléiade, tome III). [2] « Voltaire est capable d'engager chaque matin le même combat, contre le même ennemi, avec les mêmes armes, sans se rappeler qu'il l'a déjà, la veille, gagné ou perdu », René Pomeau, La Religion de Voltaire (Nizet, [1969], 1994), p. 315. [3] Sur toutes ces périodes et sur le problème religieux en général chez Voltaire, le livre de René Pomeau, La Religion de Voltaire (op. cit.), reste la ressource indispensable. Notamment il montre comment l'idée d'un dictionnaire philosophique chemine depuis le séjour à Berlin (1752) et se développe dans les années suivantes. Ainsi, en février 1760, dans une lettre à Mme du Deffand : « Je suis absorbé dans un compte que je me rends à moi-même par ordre alphabétique, de tout ce que je dois penser sur ce monde-ci et sur l'autre, le tout, pour mon usage, et peut-être après ma mort, pour l'usage des honnêtes gens » Correspondance, éd. cit., tome V, p. 797. Analysant les phases de l'évolution de Voltaire (III, III), Pomeau évoque « la guérilla », « les partisans » et les « ennemis » de Voltaire, « l'artillerie lourde de Ferney », puis « les grandes espérances » et les « illusions perdues ». [4] Toutes les références ainsi paginées renvoient à l'édition de Raymond Naves et Olivier Ferret du Dictionnaire philosophique, Classiques Garnier/Poche, 2008. [5] Voltaire, Lettres à S.A. Mgr le Prince de *** sur Rabelais et sur d'autres auteurs accusés d'avoir mal parlé de la religion chrétienne (1767), dans Mélanges, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1961, p. 1185. [6] Il est vrai qu'il maltraite aussi les Égyptiens : « On a fort vanté les Égyptiens. Je ne connais guère de peuple plus méprisable […] », « Apis », 31. [7] Lettre de 1763 à d'Argence, Correspondance, VII, p. 401. C'est dans cette lettre que le peuple juif est qualifié « de tous les peuples le plus grossier, le plus féroce, le plus fanatique et le plus absurde ». L'antisémitisme de Voltaire n'est pas l'antisémitisme moderne mais c'est bien de l'antisémitisme. [8] Pour des raisons de distinction entre le Dictionnaire philosophique et les Questions sur l'Encyclopédie, la nouvelle édition Garnier supprime les larges extraits de celles-ci que donnait l'ancienne édition Naves, Classiques Garnier (1967). M. Ferret s'en explique p. lii de sa propre édition. À toutes fins utiles, je signale que les compléments de l'article « Athée, athéisme » figuraient pp. 457-463 de l'ancienne édition. Je signalerai celle-ci par anc. éd. [9] C'était déjà l'idée — et l'excuse — de Bayle : « Notre siècle est plein d'esprits forts et de déistes. On s'en étonne, mais pour moi je ne m'étonne qu'il n'y en ait pas davantage, vu les ravages que la religion produit dans le monde […] », cité par Ernst Cassirer dans La Philosophie des Lumières, [1932] 1966, trad. de P. Quillet, Fayard, rééd. par Gérard Monfort, p. 187. Notons la connotation négative et d'ailleurs habituelle du mot déiste. [10] Cependant, « le malheur des athées de cabinet est de faire des athées de cour » anc. éd., p. 521. [11] Les déclarations de ce principe sont innombrables. Voir les articles « Conciles », « Dieu », « Fausseté des vertus humaines », « Dogmes », « Juste (du) et de l'injuste », « Matière », « Catéchisme chinois »… [12] C'est bien en outrepassant les capacités de la raison que les athées supposent une plénitude de la nature (anc. éd., 511), construisent un monisme matérialiste et un principe d'intelligibilité absolue. En cela il y a du « roman » et de l'imposture. Voltaire, lui, est toujours soucieux de maintenir la raison dans ses limites et Dieu dans une transcendance de principe. [13] Notons au passage les accents d'eschatologie dans cette phrase qui clôt le premier article du Dictionnaire : « Vous avez raison, messieurs, envahissez la terre ; elle appartient au fort ou à l'habile qui s'en empare ; vous avez profité des temps d'ignorance, de superstition, de démence, pour nous dépouiller de nos héritages et pour nous fouler à vos pieds, pour vous engraisser de la substance des malheureux : tremblez que le jour de la raison n'arrive. » [14] Nietzsche aimait Voltaire. En 1878, cent ans après sa mort, il lui dédie Humain trop humain « comme un hommage personnel à l'un des plus grands libérateurs de l'esprit ». Et, plus tard, dans Ecce homo, il devait préciser l'esprit de cette dédicace et l'acception tout active dans laquelle il fallait prendre l'idée de liberté : « Il convient de prendre ici le mot “esprit libre” dans un sens, et un seul : celui de l'esprit qui s'est libéré, qui a repris possession de lui-même […]. Le nom de Voltaire placé en tête d'un écrit de moi, voilà qui était progresser — vers moi-même. » L'illusion n'est pas une erreur, c'est une aliénation de la conscience et de la volonté ; la liberté n'est pas un donné, la libération est un combat. [15] Là encore, notons déjà que l'idée d'épuration ne va pas sans ambiguïtés. Car l'histoire du christianisme précisément est aussi celle de certaines « épurations », lesquelles ont engendré les conciles, les sectes, les schismes. Histoire catastrophique qui montre comment le principe de l'épuration chrétienne, théologique, dogmatique et disciplinaire, perpétue et aggrave les divisions du genre humain au lieu de les réduire. Encore une forme de l'imposture, qui consiste à détourner un principe sain de la raison ; encore une histoire dont le cours doit être remonté. [16] Ernst Cassirer, op. cit., p. 48. Il ajoute aussitôt : « Mais après ce travail dissolvant s'impose de nouveau une tâche constructive. La raison ne peut évidemment demeurer parmi ces disjecta membra, il lui faut en faire un nouvel édifice, une nouvelle totalité. […] C'est par ce double mouvement intellectuel que la raison se caractérise pleinement : non comme l'idée d'un être, mais comme celle d'un faire. » Ici, nous supposons que ce double mouvement se développe simultanément dans l'effort de guerre : détruire (le Dieu théologique) en construisant (le théisme). Notons aussi, au passage, les expressions de lier et délier que le philosophe allemand emprunte aux pouvoirs de Pierre tels que définis par Jésus dans l'Évangile de Matthieu (16, 19). C'est ce pouvoir même que Voltaire analyse, dans l'article « Pierre », 327, comme un jeu sur les mots. [17] « Bien (souverain bien), 54 » : « Il n'y a ni extrêmes délices, ni extrêmes tourments qui puissent durer toute la vie : le souverain bien et le souverain mal sont des chimères. » [18] Voir aussi p. 438, en annexe II, le « Mémoire sur l'auteur du Dictionnaire philosophique », mémoire anonyme rédigé et répandu par Voltaire. Cela faisait partie de ses rideaux de fumée. [19] Le titre de la dernière édition séparée du Dictionnaire philosophique est La Raison par alphabet (1769). [20] « Prêtre », 335 : « Que de choses à dire sur tout cela ! Lecteur, c'est à vous de les dire vous-même. » « Sensation », 366 : « Que conclure de tout cela ? Vous qui lisez et qui pensez, concluez. » « Philosophie », 326 : « Philosophes, il vous sera aisé de résoudre ce problème. » [21] « Cet abbé pressé ne court pas à l'office de son couvent », écrit Pomeau (op. cit., p. 431). La nouvelle édition Garnier propose « une version possible de cette chanson du temps », p. 444. [22] « Bien avant de concevoir le projet d'un dictionnaire, Voltaire pensait déjà par articles. […] Voltaire faisait depuis une vingtaine d'années des articles de dictionnaire sans le savoir, quand l'idée lui vint de composer un dictionnaire philosophique » René Pomeau, « Histoire d'une œuvre de Voltaire : le Dictionnaire philosophique portatif », article dans L'Information littéraire, 1955, n¡ 7. [23] En décembre 1944, peu de temps avant sa mort, Valéry prononça un discours en Sorbonne pour le 250e anniversaire de la naissance de Voltaire, « une manière de héros », dit-il. « Les philosophes après lui ne voudront point qu'il soit philosophe. Ils estiment sans doute qu'un philosophe est un homme qui s'attarde sur les termes, comme si les mots avaient plus de consistance et de profondeur que l'espace et l'état mental où ils s'animent en chacun. Mais Voltaire vole sur eux. Peut-être qu'il ressent trop, de toute sa nerveuse nature, qu'une valeur d'esprit ne dure qu'un éclair, et que l'esprit est vie, et la vie essentiellement transitive » (Paul Valéry, Œuvres I, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1957, pp. 518-530). C'est bien vu, pour le sens de la vie et pour la vitesse de déplacement. Valéry aurait pu ajouter que les philosophes, généralement, considèrent l'exercice de la raison comme essentiellement pacifique. C'est le contraire pour Voltaire, et pour Nietzsche. [24] Quand ces emportements vont jusqu'à la fureur, la veine peut être scatologique (« Transsubstantiation »). [25] Pour le développement de ce thème de l'ironie, je me permets de renvoyer à un chapitre de mon livre La Littérature à la recherche de la vérité, Seuil, 1996 : « Le Dictionnaire philosophique de Voltaire ou les ennemis intimes », pp. 184-196. [26] « Homélies prononcées à Londres en 1765 » (1767), dans Voltaire, Mélanges, éd. cit., pp. 1119-1161. [27] Par exemple, en 1764, Voltaire fait paraître un Évangile de la Raison et sa correspondance de ces années aux « frères » et aux « saints » (Thiériot, Damilaville, D'Alembert, Helvétius…) témoigne d'un glissement de plus en plus équivoque. La figure de Jésus-Christ, plutôt respectée d'ailleurs dans le Dictionnaire philosophique, revient d'une manière inattendue où l'ironie et la dérision dissimulent assez mal la fascination. Entre bien d'autres exemples que fournirait la correspondance, citons, dans une lettre à Damilaville de décembre 1763, l'allusion à la parabole du grain de sénevé dans l'Évangile de saint Matthieu, et ce commentaire qu'en donne l'éditeur : « On reconnaît, une fois de plus, la passion avec laquelle Voltaire, en proclamant un nouvel évangile, s'oppose concrètement au Christ et à ses apôtres, qu'il perçoit comme des adversaires réels et personnels » (Correspondance, éd. cit., VII, pp. 449 et 1294). Encore un exemple, tiré d'une lettre à D'Alembert de janvier 1765 : « Il faut avouer, quoi qu'on en dise, que la raison a fait de terribles progrès depuis environ trente ans. Elle en fera tous les jours ; il se trouvera toujours quelque bonne âme qui dira son mot en passant, et qui écr[asera] l'inf[âme] ; ce que je vous souhaite, au nom du père et du fils » (ibid., p. 1005). Avec la lucidité de l'ennemi, Joseph de Maistre avait déjà relevé ce trait dans la philosophie du XVIIIe siècle en général : « Alors se montre pour la première fois ce caractère de l'impiété qui n'appartient qu'au XVIIIe siècle. […] Les écrivains de cette époque, du moins les plus marquants ne traitent plus le christianisme comme une erreur humaine sans conséquence, ils le poursuivent comme un ennemi capital, ils le combattent à outrance ; c'est une guerre à mort : et ce qui paraîtrait incroyable, si nous n'en avions pas les tristes preuves sous les yeux, c'est que plusieurs de ces hommes qui s'appelaient philosophes, s'élevèrent de la haine du christianisme jusqu'à la haine personnelle contre son divin Auteur. Ils le haïrent réellement comme on peut haïr un ennemi vivant », Essai sur le principe générateur des constitutions politiques (1809), dans Joseph de Maistre, Considérations sur la France, éditions Complexe, 1988, pp. 273-274. [28] René Pomeau, op. cit., p. 365. |