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Pierre Campion : lecture du livre de Jean Orieux Voltaire, Flammarion, 1966.

© Pierre Campion

Mise en ligne le 23 septembre 2016.


En lisant le Voltaire de Jean Orieux…

Voilà un gros volume auquel on vient pour le plaisir, cinquante ans après qu'il a été publié[1]. C'est une biographie très écrite, mais avec légèreté, comme on n'en fait plus : dans la vie de Voltaire, le talent du conteur rencontre une matière riche et prestigieuse.

C'est la vie passionnée d'un personnage passionnant. Ce n'est pas une étude universitaire : aucune note en bas de page ou en fin de chapitre, peu de références, une bibliographie cependant. Une fois qu'on a fait confiance à l'auteur, rien n'arrête la lecture. C'est un livre d'anecdotes, pour la vie d'un philosophe dans laquelle l'anecdote a valeur significative ; c'est le livre de ses singeries, pour un être endiablé ; c'est un livre qui se tient dans les surfaces d'une vie consacrée aux surfaces de la pensée, une vie à laquelle Nietzsche dédia son Humain trop humain, « à la mémoire de Voltaire en commémoration de l'anniversaire de sa mort le 30 mai 1878 ».

Le Voltaire d'Orieux est le roi d'une époque de l'esprit humain, mais un roi de plume, un héros de scènes et de coulisses, un roi bouffon : familier des puissances et des arrière-cours, prince des bisbilles et provocations, financier en tous investissements et notamment de prêts en viager à toutes sortes de clients auxquels il joue la comédie de la mort et que sa mort enrichira. Il se mêle de tout, intrigue partout, défend les victimes des parlements. Travailleur infatigable, son Voltaire écrit de tout, tout le temps, et pense à la vitesse de la lumière.

 

Dans le récit allegro d'Orieux, à tels moments, tel coup de sonde évoque vite fait des profondeurs insoupçonnées.

Ainsi au chapitre « Le maléficieux citoyen de Genève » (p. 552-556), un épisode de la relation tumultueuse entre Voltaire et Rousseau. Le 17 juin 1760, celui-ci écrit à Voltaire[2]. Il est question d'une lettre de Rousseau à Voltaire écrite en 1756, et publiée récemment à Berlin, de l'embrouillamini qui s'en est suivi et des scrupules et humeurs qu'en a conçus Rousseau… Et puis, sans transition, éclate la déclaration d'une haine étrange, d'une haine respectueuse pour ainsi dire et littéralement viscérale : « Je ne vous aime point, Monsieur ; vous m'avez fait les maux qui pouvaient m'être les plus sensibles, à moi votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l'asile que vous y avez reçu. Vous avez aliéné de moi mes concitoyens pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux : c'est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable ; c'est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants, et jeté pour tout honneur dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu'un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais, enfin, puisque vous l'avez voulu ; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer si vous l'aviez voulu. De tous les sentiments dont mon cœur était pénétré pour vous, il n'y reste que l'admiration qu'on ne peut refuser à votre beau génie et l'amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n'est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dû ni aux procédés que ce respect exige. »

Vous vous êtes établi aux portes de Genève, vous y faites jouer du théâtre. Par votre seule proximité, vous corrompez le lieu de l'innocence, vous infectez les sources de ma vie et la seule terre où me faire reconnaître et enterrer. Votre génie me touche toujours, mais il a changé de signe : il s'attache à mon flanc comme la négation vivante du mien.

 

À cette lettre-ci, le seigneur de Tournay et Ferney ne répond pas. Après 1764, il s'en prendra cruellement à Rousseau, mais sur le moment il est déconcerté, dit Orieux. Celui-ci ajoute, de manière pénétrante et en romancier qu'il est par ailleurs :

[…] cette haine molle, plaintive, vertueuse l'entraînait dans un monde indécent qu'il ne connaissait pas et qu'il ne désirait pas connaître. C'est en ce sens qu'il faut comprendre, semble-t-il, le reproche qu'on a fait à Voltaire d'être « borné ». Sur ce point, il l'est : Rousseau c'est l'étrange, l'informe, le malséant, c'est un pays où l'honnête homme ne s'aventure pas encore. On n'en saurait douter : Voltaire éprouvait une sorte de dégoût pour la sensibilité de Rousseau parce qu'il ne la comprenait pas. Telle est sa limite.

 

Cela est vrai.

D'ordinaire, Voltaire sait reconnaître aisément la jalousie qu'on a de son bien et de son talent, de sa situation dans les pouvoirs et dans les Lettres. Il la reconnaît car il tient à sa situation et à ses biens, et il la châtie immédiatement. Il sait traiter les rivaux comme Maupertuis ou tout autre qui se propose à sa haine, l'isoler, circonvenir, attaquer et neutraliser — comme nous disons. Mais la jalousie que Rousseau éprouve à son égard ne s'adresse pas à l'homme de lettres ni à ses écrits ou possessions. Elle lui dispute la ville que l'autre appelle sa patrie, la Genève mythique de son enfance, le lieu naturel où Jean-Jacques devait être consacré, le tombeau qu'elle devrait être pour lui un jour, l'air même que son être respire et dont Voltaire le prive. Ce langage d'amour et de haine est étranger à un correspondant à la perspicacité habituellement infaillible : Voltaire n'a pas de pays, il ne songe ni à son tombeau ni à ses aïeuls bourgeois, il poursuit le vieux projet d'une charge à la cour de Versailles et d'ambassades chimériques. Dans ce champ-là, il sait distinguer qui il aime et qui il déteste.

Dans le champ plus vaste de la philosophie, Voltaire sait reconnaître l'ennemi. Il est l'intelligence même au combat, l'intelligence stratégique et tactique d'une guerre qu'on lui a déclarée, à la raison et à lui-même personnellement, et qu'il a acceptée volontiers, et qu'il mène sans désemparer. Pur scandale : la raison humaine a des ennemis, des ennemis qui sont des institutions et des hommes, les uns et les autres à désigner et à détruire comme autant de monstres. (Autre forme du même scandale : affaires Calas, Sirven, La Barre, Lally-Tollendal…, ou comment des hommes peuvent-ils faire cela à d'autres hommes ?) L'idée, c'est celle d'une trahison, et le programme, c'est d'écraser l'Infamie, c'est-à-dire l'armée organisée des traîtres à leur propre humanité.

Comme toute guerre, celle-ci a ses victoires et ses revers, ses complexités et ses retournements, ses dangers devant lesquels il arrive à notre héros de trembler, — et la profonde obscurité de ce qui, divisant l'humanité, oppose l'homme des Lumières aux hommes de ténèbres. Usurper la parole de l'Infâme et la retourner contre lui, cela s'appelle l'ironie, où Voltaire est prince, mais au péril de devoir à son tour finir par instituer une nouvelle Église à laquelle prêcher à « mes frères » un nouvel Évangile, et même de parler à « mes anges » : tel est le danger que porte en elle cette sale parole. Ces ambiguïtés, Voltaire les affronte en toute lucidité et même dans l'allégresse : il n'aime pas les guerres — encore que les victoires de Frédéric… —, mais il aime celle-ci, quoi qu'il en ait.

Mais dénigrer les sciences et les arts, rechercher les origines de l'inégalité entre les hommes, faire venir au jour les contrats qui structurent les sociétés et imaginer des prisons pour obliger les citoyens à être libres, rêver de campagnes heureuses et d'amours innocentes, écrire des messages enrubannés à des femmes imaginaires, pleurer sa patrie et la revendiquer contre un soi-disant destructeur — dans l'instant, cela est rigoureusement étranger à la guerre que mène Voltaire en esprit et en réalité. Bientôt certes, ce « fou de Rousseau » sera passé au rang pur et simple d'ennemi des hommes, mais il y faudra quelque temps, le temps de simplifier la situation trop humaine où l'a mis Rousseau, le temps de décanter le trouble où il veut le noyer, le temps de s'y reconnaître.

La limite de Voltaire existe : dans un combat déjà suffisamment douteux en lui-même, ne pas s'encombrer du méli-mélo des fonds où barbotent les affects et des vérités. Se contenter d'inspirer Nietzsche un jour et non pas Freud.

Tel est aussi l'apport d'Orieux en l'occurrence, mais suggéré sans y toucher.

Pierre Campion



[1] Jean Orieux (1907-1990), Voltaire ou la royauté de l'esprit, Paris, Flammarion, 1966.

[2] En 1760, Rousseau est l'auteur déjà connu du Discours sur les sciences et les arts, du Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes et de la Lettre à D'Alembert sur les spectacles. En 1761 et 1762, il va publier d'un trait Julie ou La Nouvelle Héloïse, Émile ou de l'éducation, Du contrat social

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