Nicolas Deleau Dans le cadre du service national, et pour une durée totale de douze mois, Nicolas Deleau est à Kerguelen où il travaille à la logistique de la base. Il est sur le point de finir un petit livre pour enfants (texte et illustrations). Mis en ligne le 10 juillet 2001.
Note du 2 février 2006 : Le texte ci-dessous paraît dans le volume que publient les éditions Glénat à Grenoble en mars 2006, sous le titre La Dent d'orque et autres voyages…. © : Nicolas Deleau et les éditions Glénat. Ce n'est point une menace vers moi brandie ; mais simplement je suis intrus dans l'inhabitable ; j'ai perdu ma proportion, je voyage au travers de l'Indifférent. Paul Claudel. Au temps d'avant, la terre surgit au lointain des flots et des brumes, blanche et noire ; et l'on ne sait laquelle des deux forces surpasse l'autre, de l'inébranlable saillie, ou de l'éternelle houle qui l'assaille en grondant. Des monts se perdent dans le ciel liquide, des inclinaisons sauvages meurent en glissant sous la surface des lacs, et eux, comme suspendus, avec leurs petites tempêtes, miment dans des cuvettes sans échelle l'énormité qui rugit plus bas, en bas des cassures vertigineuses, là où tout soudainement plonge comme avec fureur dans le bouillon marin. De loin en loin, une vaste plage au sable de basalte, gris et lourd, luisant tel qu'un lac de plomb. Kerguelen. Aujourd'hui, il neige. Il neige, comme presque chaque jour maintenant, de cette neige qui ne tombe jamais, qui vole, qui ne se dépose qu'un instant, et que d'un seul côté des pierres. C'est l'heure où l'amer laisse la place au phare. De loin en loin, j'interromps le chant imaginaire que je poursuis chaque jour avec les éternels absents ceux qui, sans le savoir, me suivent pas à pas : les aimés. J'en appelle un alors. J'entends une voix lointaine, une voix amie ; le temps d'une conversation, on rêve, on croit que mais soudain, c'est fini ; et l'on sait qu'on a été somnambule. On s'en retourne au silence. On a parlé, mais on n'a rien dit. C'est l'hiver, et comme pour pallier la trop courte durée du jour, le temps s'est dilaté dissous, presque. Le moment même de la fascination n'est alors plus l'instant magique, éphémère, mais comme une longue et presque mesurable suspension du temps
Ô les dangers d'un charme ! *** Pourquoi
échouer à dire ce que je réussis à vivre, et
à sentir ? *** Qui, de mon âme ou de l'île, se nourrit de l'autre ? Il
faut dire vraiment Kerguelen, c'est une question de survie. Ce que je peux dire vraiment ne m'aliénera pas. *** J'ai passé des mois, d'échec en échec. Elle a connu d'autres naufrages. Je suis pauvre, désormais ; économe de l'inutile, je me tais. Je ne suis plus enfin que ce que je vis ; et tout se passe comme si cette nouvelle et épuisante porosité aux choses, chaque jour plus forte, me densifiait chaque jour davantage. Je suis serré, immense. J'ai la taille de l'archipel, et son âge. Au
silence ! Tout en naît, tout y vit. Pour dire ici, il faudrait n'utiliser les mots qu'en cas d'urgence ; craindre leur mésemploi comme une colère divine ; sentir toute la gravité d'une véritable cérémonie, sans la transformer jamais en spectacle ; se défier du plaisir de la profération comme d'un viol de sépulture. Il faudrait le mot juste, à sa place ressuscité, violent comme jamais. Il faudrait la puissance et le souffle de mille vers lyriques, dans une petite phrase, au milieu de rien. Il
faut tuer le bavardage. Il faut tuer le désir. Au
silence ! Parents, amis ! J'ai tenté longtemps de vous donner à voir quelque chose, et j'ai échoué. Je ne recommencerai plus. Ceci n'est pas une capitulation, et je cesse aujourd'hui de vous parler de quelque chose pour
laisser naître le seul flux qui désormais importe : une voix
pure de toute matière. D'ici, la voix est un souffle sans fin, qui intime et instaure l'ordre du silence. C'est le râle d'un mort le râle d'un grand mort. Kerguelen se refuse, mais chaque mot resurgi, déjà, porte son empreinte ; et si je tais l'âme des nuits australes, je veux le Verbe éclaboussé d'aurores. Nicolas Deleau
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