Henri Droguet : Comment j'ai écrit certains de mes poèmes (essai) Henri Droguet est né à Cherbourg en 1944. Il vit à Saint-Malo où il a enseigné les lettres de 1972 à 2004. Il a publié des recueils de poèmes aux éditions Gallimard (Le Contre-dit, Le Passé décomposé, Noir sur blanc, La Main au feu, 48°39'N-2°014W (et autres lieux), Avis de passage, Off) et Champ-Vallon (Ventôses), un ouvrage en prose intitulé Albert & Cie, histoire, aux éditions Apogée, et, en collaboration avec des plasticiens (Thierry Le Saëc, Éric Brault, Dominique Penloup, Pierre Alechinsky), quelques ouvrages d'artiste. Mis en ligne le 2 février 2008. © : Henri Droguet Voir, sur ce site, Pour tout vous dire (ou presque), par Henri Droguet. Comment j'ai écrit certains de mes poèmes (essai)(ou : Pour vous en dire encore plus, mais toujours pas tout)Quand,
pour autant que je m'en souvienne, j'ai vaguement et tardivement, je devais
être en seconde, commencé à écrire, le projet, à supposer même qu'il y en eût
un (et c'est bien douteux, car je ne crois pas, rétrospectivement, que j'aie
pensé à ce moment-là qu'un « projet » (esthétique ou autre) fût un
préalable à une quelconque production (et j'avais raison, mais je ne le savais
pas), le projet était plutôt confus. Le but de la manÏuvre était
essentiellement et exclusivement « ludique ». Je me souviens
d'acrobaties verbales plutôt élémentaires, de télescopages phonétiques (déjà),
d'assonances et allitérations à tout va, de dérapages plus ou moins (plutôt
moins) contrôlés. (Exemple, pour mémoire, de
vers unique resté dans ma mémoire : « Les hastes cuspidés obèrent les
orins. » Depuis cette époque j'ai des réserves fortes à l'égard de la spontanéité
et des prétendus automatismes des surréalistes, mais c'est une autre histoire).
La question d'un éventuel sens de tout ça ne se posait pas, je ne la concevais
même pas. Ces petits jeux ne mangeaient pas de pain ; mais un jour, parce
que, je présume, l'euphorie qu'ils me procuraient malgré tout ne me suffisait
plus, parce que ça ne me paraissait tout à coup pas « sérieux », je
suis passé à « autre chose ». Et ce fut ma deuxième
période. Je me mis, hélas, à « discourir », à « vouloir dire »,
à enseigner les nations, à examiner mon intéressant ego, à énoncer mon point de
vue sur le vaste monde, etc. Toutes choses qui ont quelques centaines de
siècles. En fait je régressais « techniquement », tout ça produisait
une sorte d'aplatissement généralisé de l'écriture, et les résultats furent
désastreux pour au moins deux raisons (j'aurais dû y penser avant !) : 1 : mon ego (à
supposer que l'ego ait quelque consistance) n'était et n'est pas plus (ni
moins) intéressant que celui de n'importe qui, mais 2 : surtout, ledit
point de vue (je sortais du lycée, j'entrais en fac) était d'une simplicité
rafraîchissante telle que le projet même de l'énoncer relevait d'une
surestimation et d'une niaiserie extravagantes. Je produisis donc des
mégatonnes de textes boursouflés, de la plomberie lyrique, des fanfares
métaphysiques, j'allais à la ligne avec beaucoup d'application, je farcissais
le tout de métaphores stéréotypées etc. Je faisais comme tout le monde et comme
tous les ados (sauf géniale exception) continuent de faire. Ni mieux, ni pire. Ça
dura très (trop) longtemps, mais ça m'a appris deux ou trois choses et j'en
vins à changer enfin d'objectifs et de méthodes. Ce changement de cap s'est
fait insensiblement, longuement, et c'est après coup, en m'interrogeant sur ce
que mon écriture est devenue, que j'ai découvert et reconstitué, vaille que
vaille, le parcours. Au point où j'en suis,
aujourd'hui, et pour simplifier (ou essayer de) : ¥ L'impérialisme de
l'incontournable moi a été contenu, et le lyrisme, assumé, est minimaliste. ¥ Le bataclan rhétorique et la boîte à outils à l'ancienne ont été virés
par-dessus bord. J'entends par là l'emphase, le registre pathétique obèse, les
flatulences lacrymogènes. Tout est allé désormais dans le sens de l'économie
(et si je peux me permettre de l'apophatisme, par opposition au déclaratif/
assertorique, mettons). ¥ Comme
il n'y a pas de point de vue-Droguet homogène ou cohérent ou compact sur
l'univers, parce que, tout simplement, le monde réel m'apparaît toujours comme un chaos discontinu, secoué,
instable, angoissant/ émerveillant ; l'écriture elle-même va, par force,
se démantibuler, se farcir d'ellipses, d'anacoluthes, de paronomases, de
parataxe… De figures qui mettent en crise. Et, pour compenser ce brouillage du sens,
ce « fading », c'est le bidouillage sur les sons, les rythmes, les
pulsations, qui va, dans sa fécondité sauvage et par des dérapages
impitoyablement contrôlés, disposer des jalons, tracer un chemin, produire un
semblant de sens. Ça veut dire que « je » n'est plus le donneur d'ordre ou je ne sais quoi et
que le langage s'émancipe et gagne son autonomie (celle dont il dispose). Dans leur déroulement
chronologique schématique les choses se passent à peu près ainsi : Dans un premier temps « je »
est un collectionneur ; des mots me tombent dessus, me trouvent selon les
hasards du vécu, des lectures, des conversations, mais c'est la seule « initiative »
que je veux bien leur reconnaître (et encore… ils sont produits, ils l'ont été
par le seul être parlant, l'homme, ils n'apparaissent pas par génération
spontanée, mais passons…). C'est moi qui les filtre et en retiens quelques-uns
pour des raisons parfois aléatoires ou qui tiennent à mon idiosyncrasie :
ils ont un son hirsute et séduisant, un air cabossé, ils évoquent le tohu-bohu
élémentaire et universel, ou, à l'inverse, parce que la différence est un
moteur obligé de mon économie poétique, ils diront la suavité, la grâce,
l'équilibre ; ils seront piqués dans les gisements lexicaux (flore,
ornithologie, météo) auxquels mon vécu m'a sensibilisé, bref… Au fur et à mesure que se
développe mon « stock », commence à se développer la deuxième phase
des opérations qui est une sorte d'entreprise combinatoire qui divague, bifurque,
renonce, rebrousse, prend du volume à mesure que j'enfourne de nouveaux mots
dans mon mixeur où ils vont les uns avec les autres coaguler, s'éviter, s'agglomérer,
comme des boules de loto, et se mêler les uns aux autres certes par hasard mais
n'exagérons rien (ça peut-être leur distance non calculée, non délibérée, les
uns par rapport aux autres, dans mes listings récapitulatifs, qui déterminera,
ou pas, leur rencontre), ou pour des raisons toutes classiques, ou bien parce
que les associer c'est l'occasion de fabriquer tous les calembours possibles
d'entrer de l'humour et de la distance ironique dans mes chantiers métaphysiques
de fond en comble ce qui est un projet esthétique/existentiel avec
inévitablement réapparition du « je » et du « sérieux »
(mais pas trop ; je ne fais pas le poids, philosophiquement parlant, et je
le sais). Jusqu'à un certain point
ou moment du développement des opérations en cours, ma « responsabilité »
est très incertaine et je ne sais pas comment je suis mené par la texte qui
s'en va quasi tout seul. Je sais, sommairement, parce que je connais les
limites de mon « territoire » qu'il va y avoir un individu quelconque
empêtré dans la terrifiante et bénie beauté tumultueuse du monde, et c'est
tout. Mais il y aura forcément, d'une façon ou d'une autre, ça. Mais ressaisissons le
progress du work. Les bidouillages à partir du stock accumulé finissent par
donner des petites unités de sens ou morphologiques, ou phonétiques de un à six
vers, rarement plus, sauf quand le texte se propose d'un bloc, tout fait, comme
la foudre. Quand j'estime,
pifométriquement, avoir assez de matériaux (petits modules susdits) pour que
leur mise en rapport puisse creuser le sens, ou les sens, qui est/ sont, en
cours de route, apparu(s), je me lance dans la troisième phase de l'entreprise. Il s'agit d'un travail d'organisation
générale, de composition, de mise à distance et au point, d'architecture, au
choix, où j'entrerai très délibérément,
des ruptures, des trous, des lacunes, de l'indécision tonale (c'est-à-dire un
mélange de majeur et de mineur), en bref du désordre. Ça n'est pas le plus
facile. C'est un peu du chamboule-tout. Ça passe plus que ça ne casse car j'ai
acquis un certain savoir-faire, un peu de lucidité et, grosso modo, je vois à
peu près « ce qui se passe » : d'où ça part et où ça va, même si
le « départ » et « l'arrivée » peuvent très bien permuter
en cours de fabrication. Reste à fignoler, repolir, revenir sur les détails,
serrer les boulons, sabrer implacablement tout ce qui dépasse et ne s'en tenir
qu'à ce qui résiste à l'élimination. Il ne s'agit pas
exclusivement là-dedans de montage, de mécanique, de labeur formel et
formaliste ; l'autisme post-moderne et anti-humaniste n'est pas ma tasse
de thé. Même si je disloque soigneusement la syntaxe, si je juxtapose des propositions
indépendantes, si je traite à la désinvolte (en apparence) les figures et les tropes,
je ne peux pas m'en tenir là. Ce sont bien des signes que je manipule et jusqu'à
nouvel ordre un signe ça signifie ; par conséquent, même si je n'ai pas au départ
de chaque poème une idée très précise du contenu du texte achevé, je sais
parfaitement bien qu'il va prendre sens par rapport au catalogue répertorial et
répétitif (soit), l'index thématique bien délimité qui sont les miens,
singulièrement. Bien entendu les mots, dans leur liberté, me débordent, mais
c'est « moi je », le producteur, qu'ils débordent, et nul autre. Cette
liberté (la mienne aussi bien que celle des mots) est forcément cantonnée par
des déterminations qui tiennent à mon vécu et sont réinvesties sauvagement (et
non pas inconsciemment) dans l'écriture, ce qui produit, heureusement, quand ça
marche, de la différence (déjà dit, je crois). Ainsi, en dépit du côté
aléatoire de l'entreprise, il y a une homogénéité structurelle, lexicale,
thématique, dans tout ça, que moi je (me revoilà), modestement j'assume. Les
mots me tombent peut-être dessus dans le désordre, mais le résultat de leur
trituration, le poème (et ce qu'il peut bien signifier au bout du compte) est
le produit de mon travail, insistons sur ce mot. Reste une question :
quand décide-t-on que le poème est terminé? ou du moins qu'il est temps de
s'arrêter? C'est passablement arbitraire : l'« impression » que
le poème « tombe » bien, qu'il a atteint son équilibre, qu'il ne faut
plus toucher, qu'il n'a plus besoin de rien, en plus ou en moins. Cette
impression peut être fausse et doit être vérifiée. J'adresse donc ma copie à deux
lecteurs impitoyables qui confirment, proposent des rectifications dont je
tiens compte ou pas, conseillent éventuellement de mettre au panier, sont
d'accord ou pas dans leurs précieuses appréciations. Ce que je peux dire sur
l'ensemble de mes textes de poésie c'est qu'il s'agit de poésie charnelle,
élémentaire quoique non figurative (j'ai coutume de dire que je ne figure pas,
mais que je défigure). Je crois que c'est d'abord fabriquer de la musique de
mots, ou du grommelot. Il n'y a nulle tentative déterminée de représentation
là-dedans. J'ai mis en épigraphe à mon dernier recueil cette déclaration de
Pierre Soulages : « Je ne représente pas, je présente. » Voilà. Il s'agit de mettre en
espace, en jeu et en crise des mots où chaque lecteur mettra librement ce qu'il
voudra. Ce texte date du mois de
février 2000. Il a été relu, rectifié et amendé le 29 janvier 2008. Henri Droguet |