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MICRO-ÉTUDES DANS HUGO

Un discours de combat

Messieurs, comme vous tous, j'ai tenu dans mes mains ces journaux, ces brochures, ces pamphlets impérialistes ou césaristes, comme on dit aujourd'hui. Une idée me frappe, et il m'est impossible de ne pas la commmuniquer à l'Assemblée. (Agitation, l'orateur poursuit :) Oui, il m'est impossible de ne pas la laisser déborder devant cette Assemblée. Que dirait ce soldat, ce grand soldat de la France, qui est couché là, aux Invalides, et à l'ombre duquel on s'abrite, et dont on invoque si souvent et si étrangement le nom ; que dirait ce Napoléon, qui, parmi tant de combats prodigieux, est allé, à huit cents lieues de Paris, provoquer la vieille barbarie moscovite à ce grand duel de 1812 ? Que dirait ce sublime esprit, qui n'entrevoyait qu'avec horreur la possibilité d'une Europe cosaque, et qui, certes, quels que fussent ses instincts d'autorité, lui préférait l'Europe républicaine ; que dirait-il, lui ! si, du fond de son tombeau, il pouvait voir que son empire, son glorieux et belliqueux empire, a aujourd'hui pour panégyristes, pour apologistes, pour théoriciens et pour reconstructeurs, qui ? des hommes qui, dans notre époque rayonnante et libre, se tournent vers le Nord avec un désespoir qui serait risible, s'il n'était monstrueux ? des hommes qui, à chaque fois qu'ils nous entendent prononcer les mots démocratie, liberté, humanité, progrès, se couchent à plat ventre avec terreur et se collent l'oreille contre terre pour écouter s'ils n'entendront pas enfin venir le canon russe !
(Longs applaudissements à gauche. Clameurs à droite. — Toute la droite se lève et couvre de ses cris les dernières paroles de l'orateur. À l'ordre ! à l'ordre ! à l'ordre !
Plusieurs ministres se lèvent sur leurs bancs et protestent avec vivacité contre les paroles de l'orateur. — Le tumulte va croissant. — Des apostrophes violentes sont lancées à l'orateur par un grand nombre des membres.  — MM. Bineau, le général Gourgaud et plusieurs autres représentants siégeant sur les premiers bancs de la droite se font remarquer par leur animation.
)

    « Révision de la constitution », discours à l'Assemblée nationale le 17 juillet 1851, Actes et Paroles I, Robert Laffont, coll. Bouquins, vol. Politique, p. 292.


Louis Bonaparte avait été élu Président de la République le 10 décembre 1848. Peu à peu, de crise en crise et à travers des lois de restriction sur le suffrage universel ou sur la liberté de la presse, le parti monarchique, royalistes et bonapartistes réunis, tisse sa toile. En juillet 1851, l'Assemblée délibère sur la révison de la constitution qui permettrait au Prince-Président d'être réélu en 1852. Faute d'avoir réuni les deux tiers des suffrages, le projet échoua. On sait ce qui s'ensuivit : le coup d'État du 2 décembre 1851.
Dans le débat, Victor Hugo prit la parole le 17 juillet. Ce fut un long discours, haché d'interruptions et d'incidents.

La stratégie était simple et audacieuse : puisque Louis-Napoléon Bonaparte se réclamait du glorieux Empire, il fallait opposer l'oncle au neveu, élever la geste de l'un pour abaisser les prétentions de l'autre. Et c'est ainsi que, quelques instants avant le moment qui nous occupe, l'orateur avait lancé la formule destinée à une certaine fortune : « Quoi ! après Auguste, Augustule ! Quoi ! parce que nous avons eu Napoléon le Grand, il faut que nous ayons Napoléon le Petit ! » La tactique était celle de la provocation, et le tumulte avait été, selon les rédacteurs du Moniteur, « inexprimable ».
Maintenant, sous l'apparence d'une improvisation et sous le prétexte des libelles plus ou moins inspirés par l'Élysée — dont quelques-uns peut-être, en effet, en appelaient au tsar contre les désordres de la République —, l'orateur s'en prend au parti de l'ordre et à cette propension qu'il montre à se tourner vers l'ennemi.
L'image qui fait mal, et dans laquelle les bancs de la droite se reconnurent avec fureur : celle qui conjugue la peur de la démocratie et le recours à la dictature, le vœu d'un malheur national et l'adoration des barbares, pour peu que ceux-ci puissent favoriser l'écrasement de la République.

À cet instant, Victor Hugo ne se doutait pas que, vingt ans plus tard, le canon prussien et une défaite inouïe — certes amèrement déplorée par lui — le ramèneraient en France puis à la tribune d'une Assemblée dominée par un parti de l'ordre avide d'entériner une paix honteuse et profitable. Encore moins pouvait-il prévoir que, en 1940, un écrivain français imbu de raison et de royauté, Charles Maurras, saluerait la « divine surprise » qu'une barbarie triomphante procurait, en la personne du maréchal Pétain, au parti increvable de l'ordre à tout prix.

Pierre Campion

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