Pierre-Henry Frangne : Pourquoi l'Observatoire de Rouen est un lieu
philosophique.
Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à
l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication).
Sur ses activités de recherche et ses publications,
voir sa
page personnelle sur le site de l'université Rennes 2.
Cette étude est le texte d'une
conférence faite pour les 140 ans de l'Observatoire de Rouen, à Rouen le 2 mars 2024.
Mis en ligne le 6 mars 2024.
Pourquoi l'Observatoire de Rouen est un lieu
philosophique
Histoire
d'une vocation singulière
« Tu remarquas, on n'écrit pas, lumineusement, sur champ
obscur, l'alphabet des astres, seul, ainsi s'indique, ébauché ou
interrompu ; l'homme poursuit noir sur blanc. »
Stéphane Mallarmé, L'Action restreinte
Quand Éric, notre Président, m'a proposé,
il y a plusieurs mois, de prendre la parole lors de la journée d'anniversaire
des 140 ans de l'Observatoire de Rouen, j'en ai été profondément ému : par
l'amitié, par la confiance et par le privilège qu'il m'accordait alors.
Beaucoup d'autres, et bien plus compétents que moi, auraient mérité qu'il
s'adressât à eux. Je leur demande de me pardonner d'avoir accepté. Si je l'ai
fait pourtant, c'est pour tenter d'expliquer à eux, à vous, mais aussi à moi, cette
émotion même ; cette émotion que j'ai eue à ce moment-là et que j'ai encore
ici en ce début de prise de parole. Si je l'ai fait, c'est qu'une bonne part de
cette émotion s'accompagne du sentiment de grande reconnaissance vis-à-vis de
l'Observatoire de Rouen et de ceux qui m'y ont accueilli il y a 52 ans alors
que j'étais encore un enfant. Un enfant de 13 ans. Si je l'ai fait, c'est parce
que j'ai la conviction qu'il est à certains égards un lieu de constitution,
d'institution, d'éducation de moi-même ; un lieu de ce que les Allemands
appellent Bildung dont le mot contient les
significations emmêlées qui sont un legs des Lumières : a) de la
construction (Bauen, to build),
b) de la culture comme édification de l'individu (Ausbildung,
éducation), c) de l'image (Bild) puisqu'il
s'agit bien d'un observatoire qui permet, prend, capte, construit des images du
ciel, d) d'une image du monde (imago mundi), des
images du monde plutôt (die Weltbilder,
Bildern der Welt),
c'est-à-dire des conceptions du monde, des conceptions fondées sur l'expérience
exploratrice des choses elles-mêmes, sur leur observation empirique et
expérimentale, bref, des conceptions scientifiques dans le sens moderne.
Vous devinez ce que je voudrais faire
devant vous : il ne s'agira pas, pour moi ici, de raconter ma vie dans ce
qu'elle a de plus privée. Il s'agira simplement de s'acquitter d'une dette, de
ma dette, mais de cette dette qui pourrait être celle de chacun d'entre vous et
de ceux qui pourraient parler à ma place. Je parle à la leur. Mais je vais
essayer d'être leur porte-parole, leur lieutenant (leur tenant lieu), et le
vôtre. Comment ? En développant, en dépliant, l'idée selon laquelle l'Observatoire
de Rouen est un lieu philosophique. Cette idée, je vais la déployer à partir de
mon point de vue de professeur de philosophie — de professeur de philosophie de
l'art — bien sûr ; mais je vais le faire de façon à ce que chacun puisse,
je l'espère, s'y reconnaître. Ma parole ne sera ainsi, ni particulière ni
entièrement subjective ou intime car alors elle n'intéresserait personne
d'autre que moi-même, ni universelle ou purement conceptuelle car alors elle
serait seulement abstraite, c'est-à-dire séparée de l'existence même,
expressive d'une simple et éthérée conscience de survol : elle sera en
revanche singulière en tant que la singularité est la synthèse contradictoire,
aventureuse, mouvante et problématique du particulier et de l'universel, une parole
explicative mais incarnée dans un parcours sans doute significatif mais qui n'a
rien exemplaire.
Qu'est-ce qu'un lieu philosophique ?
En quoi l'Observatoire de Rouen en est-il un, et au plus haut point ?
Avant de tenter la réponse, je veux faire trois
remarques préalables.
1) Chercher en quoi un lieu est
philosophique, s'adosse à l'idée selon laquelle toute philosophie possède un
lieu : Élée pour celle de Parménide, Éphèse pour celle d'Héraclite,
Athènes pour celles de Platon et d'Aristote et, à l'intérieur d'Athènes,
l'Académie de Platon que nous cherchions Éric et moi dans une vie antérieure,
ou le Lycée d'Aristote. On pourrait penser à Königsberg pour la philosophie de
Kant ou Berlin pour celle de Hegel. Il y aurait une géographie philosophique.
2) Quand un lieu n'est pas celui de la
naissance d'une philosophie, un lieu est philosophique parce qu'il est
l'endroit d'un exercice privilégié de la philosophie, et parce qu'il contient ce
que l'on pourrait appeler du philosophique.
3) La réponse à la question « en quoi
l'Observatoire de Rouen est-il un lieu philosophique ? » est nécessairement
plurielle. Elle obéit à une logique qu'on pourrait dire parlementaire selon
l'expression de l'anthropologue Tim Ingold dans sa Brève histoire des lignes.
Au début du livre, il déclare que « nous vivons dans un monde qui avant
tout se compose non de choses, mais de lignes […]. À l'origine, le terme anglais thing
signifiait à la fois un rassemblement de personnes et un lieu où l'on se
réunissait pour délibérer et résoudre des affaires. Comme le dérivé du mot le
suggère, toute chose est un parlement de lignes. »
Quelles sont alors ces lignes qui s'entremêlent
à l'Observatoire, ces lignes entre lesquelles il faut passer et qu'il faut
nouer, afin de répondre à ma double question ? Ces lignes pourraient ainsi
former une figure sexangulaire ou ce que l'on appelle en musique un sextuor :
1)
l'expérience de l'étonnement
2) l'expérience de la nuit
3) l'expérience de la
beauté
4) l'expérience de la sublimité
5) l'expérience des images
6)
l'expérience du bien.
1) L'étonnement
Si l'observatoire de Rouen est un
lieu philosophique ce n'est évidemment pas en un sens disciplinaire, scolaire
ou universitaire. Sa dimension philosophique ne doit pas s'entendre en un sens
académique comme celle des cours que je prononce depuis le début de carrière,
en lycée puis à l'université. La philosophie doit donc s'entendre en un sens
beaucoup plus large. Ce sens est très ancien puisqu'il remonte aux Grecs qui
inventèrent à la fois le nom et la chose afin d'en faire un lieu commun.
Philosopher, c'est connaître. Philosopher, c'est connaître rationnellement et logiquement
(ce sont les Grecs qui distinguent le muthos du logos et qui ce
faisant fondent notre culture comme culture scientifique). Mais, plus largement
encore, plus fondamentalement sûrement, philosopher, ce n'est pas connaître en
construisant nécessairement une théorie cohérente, voire systématique.
Philosopher, c'est, disent Platon et Aristote, s'étonner (thaumazein).
C'est adopter un esprit général, une manière globale de penser, une démarche affective
(pathos) aussi, consistant à admirer le monde et à s'inquiéter de
lui :
« Par les dieux, Socrate [c'est Théétète qui parle dans
le dialogue qui porte son nom et qui est consacré à la définition de la
science. Le passage porte sur l'examen de la définition sophiste de la science,
celle relativiste de Protagoras : la science comme sensation qui faisait
dire au grand sophiste : « l'homme est la mesure de toute
chose »], je suis perdu d'étonnement quand je me demande ce que tout cela
peut-être, et il arrive qu'à le considérer, je me sens véritablement pris de
vertige. Socrate répond : C'est la marque d'un philosophe que le sentiment
d'étonnement que tu éprouves. La philosophie, en effet, n'a pas d'autre
origine, et celui qui a fait d'Iris la fille de Thaumas
n'est pas, il me semble, un mauvais généalogiste. » Platon, Théétète,
155d.
La philosophie est sise entièrement dans
la figure allégorique d'Iris, la fille du dieu de l'étonnement qui apparaît dans
le phénomène de l'arc-en-ciel : phénomène céleste, phénomène optique,
objet pour la vue et le regard de l'observation, phénomène qui joint le ciel et
la terre (les hommes et les dieux), qui contient plusieurs couleurs et même
toutes les couleurs, qui est à la fois complexe, instable et beau.
L'étonnement, comme le sentiment devant l'arc-en-ciel, est l'archè de la philosophie ; et par archè,
il faut entendre son origine et son principe toujours présent, son identité, son
moteur, son commencement et son commandement. Le commencement et le
commandement de s'émerveiller devant la réalité céleste et l'ensemble de la
réalité qui s'en trouve comme tout irisée. Admirer la réalité et s'inquiéter
d'elle, ce n'est pas, ni être surpris par elle dans l'émergence de l'inattendu,
ni être stupéfait ou paralysé par elle. C'est, comme face à l'arc-en-ciel qui
en devient le modèle, la considérer comme quelque chose qui ne va pas de soi,
comme quelque chose qui résiste, qui est étrange et un problème pour soi,
c'est-à-dire, dans la lumière de ce qui est là et qui nous apparaît, une
opacité à fouiller et à éclairer, là où ceux qui ne font pas de philosophie
justement ne voient immédiatement qu'évidences lumineuses, sans obscurité.
Contre les opinions, et les évidences trop claires, s'étonner — philosopher —,
c'est penser radicalement la réalité comme un problème, comme quelque chose
d'embarrassant qui met à l'épreuve la réflexion en la déportant, en la secouant
en quelque sorte, et en la mettant perpétuellement en chemin. C'est d'ailleurs
comme cela que Platon présente Socrate dans tous ses dialogues. Dans toutes les
traversées de discours que ses dialogues supposent (dia : à
travers), dans tous les mouvements qui mettent en relation des points de vue
différents qui s'affrontent et s'évaluent, Socrate revendique son extravagance.
Le mot ne doit pas être entendu au sens péjoratif d'un caractère insensé ou
déraisonnable. Il doit être compris au sens strict et étymologique de celui qui
extravague, qui se déplace, qui change sa position et qui se décale toujours de
lui-même jusque dans l'incertitude, l'étrangeté et l'opacité, pour avoir une
chance de saisir, modestement, quelque chose de la vérité. Le philosophe tient
du voyageur qui se déplace, qui déplace ses points de vue, qui se décentre
jusqu'à ressentir le vertige de Socrate et de Théétète : ce vertige n'est
pas celui de l'alpiniste qui regarde le vide se creusant sous lui à mesure
qu'il escalade la paroi (vertige d'en-haut dont j'ai parlé dans De
l'alpinisme, chap. 7), ce vertige d'en bas pourrait-on dire, en contre-plongée,
il est celui qui nous saisit quand nous regardons vers le haut et qui nous
commande de comprendre ce qui est là devant nous pour la simple raison que
c'est là. Pas d'autre raison que de le connaître pour connaître ce qui est.
« C'est l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les
premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement
porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit ;
puis, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que
les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de
l'Univers. Or s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance. Ainsi donc, si
ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se
livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en
vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire […]. Nous n'avons
en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais de même que nous
appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n'existe pas pour un autre,
ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une
discipline libérale, puisque seul elle est à elle-même sa propre fin. » (Aristote,
Métaphysique, livre alpha, chap. 2)
Le climat de l'Observatoire, sa tonalité à
la fois sensible et intellectuelle, son ambiance est donc philosophique au sens
le plus originaire. Au sens d'un savoir et d'une exploration libres et purement
contemplatives du ciel : a) savoir et exploration qui ne servent à rien, à rien d'autre qu'eux-mêmes, b) qui font l'expérience de
l'obscurité de la nuit comme de l'obscurité de l'ignorance, c) qui, réunissant
la posture du corps et la position de la pensée, sont en adéquation avec
l'essence de l'homme, cet être de verticalité et de redressement : cet
être au « visage sublime » comme le dit Ovide parce que,
continue-t-il :
« Tandis que l'ensemble des animaux est courbé et
regarde la terre, Zeus a accordé à l'homme la station debout, lui permettant de
contempler le ciel et de lever la tête vers les étoiles. »
2)
La nuit
Un observatoire et la philosophie font
principalement l'expérience de la nuit. Pour eux, comme pour l'alpiniste que je
suis aussi par ailleurs, la nuit est toujours le commencement. Un grand
philosophe allemand auquel je suis très attaché, Hegel, le dit de façon
allégorique au début du XIXe siècle dans sa préface aux Principes de la
philosophie du droit :
« Ce n'est qu'au début du crépuscule que la chouette de
Minerve prend son envol. »
La chouette de Minerve est la figure
d'Athéna et le symbole de la philosophie qui voit dans l'obscurité de la nuit,
qui voit et qui comprend le jour, mais une fois que le jour s'est entièrement
déroulé et qu'il a déployé toutes ses figures ou toutes ses virtualités. Sans
être secondaire, la philosophie est toujours seconde, elle vient nécessairement
après. Hegel dit même qu'elle « vient toujours trop tard ». (Elle
n'est donc pas prophétique ; elle n'annonce rien, n'anticipe sur rien et
ne saute jamais au-dessus de son temps. Platon disait déjà que la philosophie
est par elle-même pauvre, pénès. Elle ne peut
enseigner sur la réalité qu'après avoir été enseignée par elle. Il n'y aurait
pas en conséquence de philosophie politique sans les États et les hommes qui
les gouvernent. Il n'y aurait pas de philosophie des sciences sans les savants
qui les construisent selon leur propre spécialité. Il n'y aurait pas de
philosophie de l'art sans les arts, les artistes et les œuvres qu'ils
fabriquent. Et il n'y aurait pas le modeste exposé que je fais devant vous sans
l'Observatoire de Rouen qui tente de s'y réfléchir comme dans un miroir, sur le
mode du retour et du cercle de la réflexion.) C'est la nuit qui permet ce
retour réflexif, car c'est la nuit qui contient la vérité du jour, comme c'est
l'observation des astres errants que sont les planètes qui a permis de
comprendre la loi de l'alternance du jour et de la nuit, celle de la course du
soleil comme n'étant pas son mouvement propre mais le mouvement propre de la
terre sur elle-même ainsi que son mouvement dans l'espace et celui des planètes
autour de lui.
C'est l'observation nocturne et la mesure
précise du déplacement des planètes notamment par Tycho Brahé
(mort en 1601) qui a rendu possible la révolution copernico-galileo-képlerienne
(de 1543 à 1630) et l'image exacte du système solaire. C'est l'observation
galiléenne des satellites de Jupiter ou des montagnes de la lune qui permet la
conception unifiée du monde (destruction de la distinction aristotélicienne
entre mode sublunaire et monde supralunaire
incorruptible) à partir de l'idée selon laquelle « la matière est une et
partout la même » (destruction de la physique des éléments) et que ses
déplacements sont partout quantifiables et mathématisables selon une physique
mécaniste de la percussion et de la répercussion (qui produit a) la destruction
de la distinction qualitative entre l'être en puissance et l'être en acte, b) entre
le mouvement et le repos, le repos n'étant plus que le degré 0 du mouvement, c)
entre les quatre causes).
Tel est le sens du titre du célèbre traité
de Galilée de 1610, Le Messager des étoiles (Siderius
Nuncius) et de celui de Kepler
(édition de 1596 et 1621) Le Secret du monde (Mysterium cosmographicum). C'est de la
lumière des astres et de leur mouvement que se dévoile la vérité : la
vérité de la totalité et de l'harmonie du monde, celle de l'univers au sens
strict (d'un unique univers, homogène si l'on peut dire de façon tautologique)
dont les lois commandent les étoiles du ciel et l'étoile de la terre, le flocon
de neige, cette « étoile sexangulaire » comme dit Kepler dans son petit
livre écrit à Prague, offert à son protecteur en guise d'étrennes le 1er
janvier 1610. La structure
hexagonale, la figure élémentaire de la matière et du tout du cosmos, cette
figure qui se lit la nuit dans la lumière des étoiles, se reflète dans ce « rien »
(nihil) qu'est le fragile flocon disparaissant sous la lumière du
soleil. Mais la réciproque est vraie aussi. La structure hexagonale est ainsi
une « figure cosmopoétique », selon le mot
de Kepler.
Ce mot, il faut d'abord l'entendre au sens
platonicien et grec de « fabricatrice (poiésis)
du monde », car c'est cette signification que l'on retrouve dans le Timée
de Platon où le philosophe écrit que « le temps est né en même temps que
le ciel et les planètes », et qu'il est par là-même « image mobile de
l'éternité », mimésis (en mouvements cycliques, réguliers et donc mesurables)
d'un modèle intelligible immuable, sans commencement ni fin. Dans cette
entre-expression du macro et microcosme se poste tout l'univers intellectuel,
culturel et même artistique du pythagorisme dont nous ne sommes sans doute pas
sortis, même si nous l'avons complètement laïcisé et émancipé de la logique de
l'analogie.
« Cosmopoétique »
peut également s'entendre au sens contemporain (anachronique pour Platon et
Kepler) en ce qu'il renvoie aux arts du beau. Architecture, sculpture,
peinture, musique et poésie sont les domaines où se mirent, l'une dans l'autre,
l'éphémérité du flocon, de l'arc en ciel ou de la
musique, et la permanence du système du monde ; où se mirent aussi l'une
dans l'autre, la nuit cosmique et la nuit de l'esprit de l'homme qui contient
tout.
« L'homme est cette nuit, ce néant vide, dit Hegel, qui
contient tout dans sa simplicité – une richesse de représentations infiniment
multiples, d'images, dont aucune ne lui échoit en ce moment –, ou qui ne sont
pas en tant que présentes. Ceci est la nuit, l'intérieur de la nature, qui
existe ici […] dans des représentations fantasmagoriques, il fait nuit tout
autour […]. »
De cette idée selon laquelle la philosophie
est nocturne et la nuit, philosophique, il suit 5 conséquences :
a) il faut distinguer la nuit des ténèbres
comme obscurité absolue (celle de la Bible avant le Fiat lux,
celle de Descartes entre les deux premières Méditations métaphysiques),
car la nuit est lumineuse, elle est le lieu d'une « obscure clarté »,
de ce que l'on appelle en peinture un clair-obscur (Caravage, la Tour) ;
b) la nuit n'est donc pas le contraire du
jour puisqu'il y a du jour dans la nuit et de la nuit dans le jour lequel ne
saurait se penser comme une pure et arrogante lumière ;
c) la philosophie comme la pensée et
l'observation astronomiques sont par définition des visions décalées,
latérales, biaisées, périphériques ou marginales qui nous
permettent le décentrement nécessaire pour penser. Et, de même que la
philosophie demande le temps et le détour de la réflexion, de même la vision
nocturne demande le temps de l'adaptation de notre rétine afin d'échapper au
double aveuglement de la nuit trop noire et de la lumière trop forte ;
d) le décentrement de la vie nocturne (qui
fait une place à la nuit dans la lumière de la pensée ou qui fait de la pensée
une nuit où peuvent scintiller toutes les pensées) produit l'extravagance et le
renversement astronomico-philosophiques, objet de ce
rire sur lequel Platon, une fois encore, avait insisté et qui résonne dans
toute l'histoire de la philosophie :
« L'exemple de Thalès te le fera comprendre, Théodore.
Il observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un
puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en
disant qu'il s'évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu'il ne
prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. La même
plaisanterie s'applique à tous ceux qui passent leur vie à philosopher. »
(Théétète, 174b)
e) Dernière
conséquence : de la nuit de la pensée comme de la nuit astronomique
sortent toutes les représentations de toutes natures. Pour les deux frères
étranges aux yeux du plus grand nombre, pour le philosophe et l'astronome qui
travaillent la nuit (sages noctambules ou éveillés « somnambules » selon
le mot d'Arthur Koestler) au moment où tous
les autres dorment, dans la solitude, dans le silence de la cité et de la
nature, toutes les représentations (qu'elles soient intellectuelles,
scientifiques, fictives, imaginatives, fantasmatiques ou oniriques) manifestent
leur congruence par-delà leurs différences ou leurs spécificités. La nuit
astronomique et philosophique est leur commune origine et l'observatoire est le
lieu de leur enracinement.
3) La beauté et la
vérité
Dans un observatoire, il est frappant de
noter que le muthos et le logos, la fiction et la vérité,
l'imagination et la raison, la poésie et la science trouvent le moyen de leur
union, de leur réunion plutôt, depuis que notre culture contemporaine les a
brutalement séparés. Il est frappant de noter comment la vérité astronomique se
greffe sur le dessin des constellations « délicieusement fausses »
dit Bachelard en ce qu'elles unissent « dans une même figure, des astres
complètement étrangers », en ce qu'elles « tirent les lignes imaginaires »
du zodiaque, ce « test de Rorschach de l'humanité enfant. »
L'explication du ciel n'est donc jamais détachée de la saisie de sa beauté.
Comment comprendre cette beauté que nous avons séparée depuis peu de temps (les
XVII-XVIIIe siècles) de son fondement théologique ?
D'abord comme le sentiment que nous
confère la nature quand nous avons sur elle un rapport contemplatif,
c'est-à-dire non instrumental sur elle. Le plaisir de l'observation est celui
d'une relation libre de tout intérêt qu'il soit utilitaire, cognitif ou moral.
Conformément à la philosophie de Kant, le plaisir devant le spectacle de la
nature (et d'une nature inaccessible) est pleinement désintéressé, et selon
lui, il est supérieur au plaisir que l'on a devant les œuvres d'art parce
qu'une œuvre d'art est nécessairement polluée par des intérêts de toute sortes
(psychologiques, sociaux, politiques, théoriques, moraux, etc.). Devant une
fleur, un coquillage marin, le plumage d'un oiseau de paradis (ce sont les
exemples de Kant), mais aussi de l'image télescopique de Saturne ou de la
nébuleuse de la Lyre, notre imagination est libre si l'on prend soin de ne pas
s'interroger scientifiquement sur eux et si l'on jouit librement du jeu de
formes ou de couleurs qu'ils montrent. Nous admirons les beautés naturelles par
le simple fait qu'elles existent, indifférentes à nous, sans raisons, et indépendamment
de tout autre souci que de continuer à les voir.
Mais il y a une autre manière de penser le
sentiment de la beauté : le sentiment plus intellectualisé reposant sur la
détermination par nos esprits de propriétés objectives qui existent réellement.
La conception contemporaine de la beauté relève d'un subjectivisme (la beauté
n'existe que dans le sentiment qu'on en a, elle n'existe que dans le regard de
celui qui l'aperçoit). Mais depuis l'Antiquité existe une autre conception qui n'est
sans doute pas inactuelle et qui est adéquate à celle que nous observons dans
un télescope ou une lunette : la beauté naturelle n'exprime rien mais elle
tient à des qualités intrinsèques qui seraient celles de l'ordre, de la
régularité, de l'équilibre, de l'unité, de l'harmonie. Pour l'astronome et
depuis Pythagore, la beauté est réelle ; le ciel est beau par lui-même,
indépendamment du sentiment subjectif qu'on peut ou pas en avoir, sa beauté
tient dans son essence ou sa structure : c'est une conception réaliste,
intellectualiste, cognitiviste qui s'oppose à l'opinion ordinaire. Pour cette
conception, il n'y pas de césure entre l'esthétique et le scientifique. Au
contraire, il y « adhérence » (c'est le mot de Kant quand il fait de
la beauté adhérente à un concept le degré le plus bas de la beauté, le degré le
plus haut étant la beauté libre ou vague) de la beauté aux lois rationnelles et
conceptuelles de la science.
L'observatoire rend possibles ces deux
approches de la beauté. C'est la seconde qu'il cultive cependant. Elle me
semble plus juste, et elle nous relie encore une fois aux sources
philosophiques — rationalistes et naturalistes — de notre culture occidentale. Face
au ciel, à l'œil nu comme à l'œil appareillé par les instruments d'observation,
une seconde expérience esthétique est possible, celle du sublime.
4) La sublimité
« Le silence paisible d'un soir d'été, quand le
scintillement des étoiles perce les ombres de la nuit et que la lune solitaire
se tient à l'horizon, éveille graduellement chez les natures qui possèdent le
sens du sublime de nobles sentiments d'amitié, de mépris du monde, d'éternité », écrit
Kant.
Le sens du sublime, c'est celui d'un
mouvement de dépassement (sub qui veut dire à
la fois sous et au-dessus) de la limite (limis)
et d'un seuil (limen). C'est le sens d'une
élévation par-delà le seuil du sensible, de la vision et du visible, d'une
élévation qui oriente l'esprit vers des considérations morales (amitié) et
métaphysiques (éternité) au-dessus du monde entendu comme à la fois sensible et
humain (mondanité). La vision céleste y est prépondérante et faisait dire à Kant
à la fin de la Critique de la raison pratique :
« Deux choses remplissent le cœur d'une admiration et
d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la
réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi
et la loi morale en moi. Ces deux choses, je n'ai pas besoin de les
chercher et de les conjecturer simplement, comme si elles étaient enveloppées
de ténèbres ou placées dans une région transcendantale en dehors de mon
horizon ; je les vois devant moi, et je les attache immédiatement à la
conscience de mon existence. La première commence à la place que j'occupe dans
le monde extérieur des sens et étend la connexion dans laquelle je me trouve à
l'espace immense où les mondes s'ajoutent aux mondes et les systèmes aux
systèmes, et en outre à la durée sans limites de leur mouvement périodique, de
leur commencement et de leur durée. La seconde commence au moi invisible, dans
ma personnalité et me représente dans un monde qui a une véritable infinité,
mais dans lequel l'entendement peut pénétrer et avec lequel je me reconnais lié
par une connexion universelle et nécessaire. Le premier spectacle, d'une
multitude innombrable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon importance, en
tant que je suis une créature animale qui doit rendre la matière dont elle est
formée à la planète après avoir été pendant un court espace de temps douée
d'une force vitale. Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur, comme
celle d'une intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me
manifeste une vie indépendante de l'animalité et même de tout le monde sensible
[…]. »
Nous voyons que l'expérience du sublime
est faite de paradoxes, de contrastes et de retournements. C'est pour cela
qu'elle est puissante, vertigineuse et bouleversante :
a) contraste entre la grandeur du monde ou
de la nature (sublime mathématique d'abord : celui devant le ciel
étoilé ; sublime dynamique de la force ensuite : devant la tempête
dans montagne) et de la petitesse de notre existence corporelle ;
b) contraste entre l'intensification de
notre existence (joie, plaisir) et la saisie de notre fragilité et de notre
mortalité (peur, voire effroi) ;
c) retournement de la sublimité elle-même
qui passe de la nature, à l'homme lui-même. Devant le sublime de la nature,
l'homme comprend en effet qu'il est l'authentique lieu de la sublimité parce
que, dans sa petitesse, il prend conscience de sa propre infinité à penser et à
agir librement avec les autres hommes. Sous la voûte céleste, à l'œil au
télescope qui nous dévoile le caractère d'illimitation du monde et des mondes,
nous sommes à la fois humiliés et grandis ; nous sommes à la fois tout
petits et infiniment grands parce que nous connaissons notre propre fragilité
et petitesse. Connaissant notre petitesse devant la grandeur matérielle et
mathématique (pas seulement devant mais au-dedans de cette grandeur matérielle
qui nous entoure et même nous enveloppe comme notre milieu), nous comprenons
notre grandeur spirituelle. Nous passons alors de l'oxymore hugolien de
« l'obscure clarté » à l'oxymore pascalien de « roseau
pensant », de roseau « le plus faible de la nature » mais de
roseau le plus grand, non dans l'ordre « de l'espace et de la
durée », mais dans celui de la « dignité » :
« l'univers me comprend et m'engloutit comme un point ; par la
pensée, je le comprends. »
d) De ce va-et-vient entre les extrêmes de
la misère et de la grandeur, entre ceux de l'humilité et de l'orgueil, entre
ceux de la finitude et de l'infini, entre ceux de l'enveloppement corporel et
l'enveloppement ou la compréhension intellectuelle, sort une exigence à la fois
esthétique et éthique : celle d'observer la nature, celle de l'admirer, celle
de l'aimer et celle de la protéger jusque dans ses manifestations les plus
intimidantes. Pourquoi ? Parce que nous y participons (nous y sommes
engagés, « embarqués » disait Pascal) et que cette participation est
la condition de la compréhension que nous avons de nous-même. Nous avons donc
des devoirs vis-à-vis d'elle et vis-à-vis de nous. Ainsi la protection du ciel
nocturne n'est pas seulement celle de la nuit ou de son accès à elle ;
elle est la nôtre en société ; elle est celle de notre liberté à un moment
de basculement anthropologique pourrait-on dire, puisque nous sommes les
premiers hommes privés du spectacle ordinaire de la voie lactée et dont les enfants
naissent sous un ciel aux étoiles presque entièrement éteintes. Derrière la
fontaine sainte Marie, forteresse assiégée par les innombrables lampadaires
d'une ville polluée, l'observatoire de Rouen, pourrait être l'emblème ou le
symbole de l'impérieuse nécessité esthétique, morale, sociale et même
politique, de continuer, coûte que coûte, à aimer le ciel, à l'observer afin de
prendre conscience de sa grandeur et de la nôtre qui sont, on vient de le voir,
inséparables. C'est en ce
sens-là aussi qu'il est un lieu philosophique : dans son impasse au sens
urbain et théorique-étymologique du terme (aporie), un lieu où se joue la
définition et le destin de l'homme, un lieu problématique de vérité et de
résistance contre ce qui tend à l'oublier.
5) La vue et les images
Je tire de là la 5ème ligne de ma figure
sexangulaire consacrée à la vue et aux images. Car le mot observatoire désigne a)
le lieu où l'on voit, b) le lieu où l'on explore à distance, c) le lieu où l'on
porte son attention, d) le lieu où l'on respecte (on observe une règle) et où
l'on préserve (servare en latin, sauver).
Ces quatre dimensions sont adossées au souci
des images, à la passion des images. L'observateur astronomique pourrait dire
comme Baudelaire dans Mon cœur mis à nu (fragments XXXVIII) :
« Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive
passion) » ou comme Philostrate le grand rhéteur grec du IIIe siècle de
notre ère : « Ne pas aimer les images (eikones),
c'est mépriser la vérité. » D'abord, parce que l'image est celle qui se
forme à l'intérieur de notre œil par laquelle le monde nous est donné et
produit sur nous des impressions. Ensuite, parce que l'image est un objet qui
rend visible des aspects de la réalité qui n'apparaîtraient pas sans elle. Enfin,
parce que l'image est mentale ; elle est une représentation de notre
esprit qui fait comprendre la réalité. C'est ainsi toute la culture
(philosophique, artistique, scientifique) de l'Occident qui se trouve condensée
dans un observatoire. Depuis Platon (le soleil de la caverne) et Aristote
(l'homme est un animal mimétique qui apprend en faisant et en voyant des images
et qui prend du plaisir à cela), notre culture
est celle du regard et de la vue ; celle de l'optique (opsis,
vision) et du théorique (theoria, vision
intellectuelle). Elle s'adosse au
seul souci de la lumière et de sa captation au point de faire de la lumière le
nom même de l'esprit (l'entendement comme lumière naturelle) et même de la
liberté (les Lumières). Elle vise principalement, non simplement à voir, mais à
regarder. Regarder, c'est re-garder,
c'est-à-dire garder et surveiller, s'emparer attentivement du monde pour le
connaître et le contrôler, l'arraisonner, le construire pour le re-construire, le voir pour le pré-voir.
Pour ce faire, l'astronome a besoin des
instruments optiques qu'il utilise depuis le XVIIe siècle. Grâce à eux,
l'espace cosmique n'est plus un espace purement théorique (une pure
cosmographie comme celle des médiévaux qui faisaient de l'astronomie un art
libéral). Il devient l'espace du voyage qu'il faut arpenter et pratiquer, comme
celui que les Européens ont effectué depuis Christophe Colomb (1492 à l'époque
de la découverte et du perfectionnement de la perspective) et comme celui qu'ils
inventent un siècle plus tard en littérature (Fontenelle, Cyrano de
Bergerac, Francis Godwin, à l'époque où la
peinture surtout en Hollande, le pays de Huygens, se fait plus descriptive que
narrative) en anticipant celui de nos sondes contemporaines. Le regard
appareillé-augmenté de l'astronome (ce regard de part en part informé par la
dioptrique et la mécanique) est bien un transport dans l'espace qui est devenu
également un transport dans le temps. Ainsi, ce regard voyageur devenu excentré
ou excentrique (ce regard qui a besoin, lui aussi, de cartes pour s'orienter) est
bien l'outil expérimental d'une aventure. En elle, il rencontre des éléments
inédits du monde au sein d'un second Nouveau Monde. Comme le premier, ce second
Monde est ouvert à toutes les découvertes. Mais contrairement à lui, le Nouveau
Monde astronomique est ouvert à un monde de mondes, à une infinité d'autres
mondes. Et ces mondes auxquels nous accédons par le regard télescopique, nous y
participons ; ils nous entourent et même nous enveloppent de manière à
faire de notre vision à distance, un contact réel et comme un toucher, un tact.
Ce dernier est tout à
fait décisif dans le souci que nous avons tous de l'image photographique. L'exigence
chasseresse de la prise, de la capture et de la captation attachée à la
photographie implique un rapport au réel qui est rapport environnemental comme
celui qui est né à l'âge classique et que nous continuons quand nous mettons
l'œil à l'oculaire. Alors que toute peinture suppose, conformément à la logique
de son médium, un transport et une reconstruction dans un espace qui est
entièrement agencé et pensé (et qui est celui de la fiction avec ses propres
règles et frontières par lesquelles elle constitue un monde. La peinture est
métaphorique), la photographie procède à la manière d'une immersion et d'une
continuation du fait de l'enveloppement de l'appareil enregistreur porté au sein
même de l'espace et du monde corporel auquel il appartient. La peinture et la
littérature, introduisent un rapport comparatif avec la réalité ; la
photographie, un rapport direct, documentaire, indiciaire, de détermination
physique par lequel l'image est d'abord et proprement une impression, une
reproduction dont « l'original » est le réel lui-même qui a dû être
nécessairement présent. C'est en ce sens que la photographie est un art du
prolongement, et à un double chef : prolongement des choses et des corps
matériels et sensibles dont elles sont faites ; prolongement de leur
présence et de leur contact, émanation de leur être même auquel ils sont
profondément arrimés. C'est en ce sens aussi qu'elle est bien un art de
l'exploration du réel. Dans leur silence, dans leur immobilité, dans leur
minceur, dans leur dissémination ou dans leur série, dans la réduction du réel
qu'elles opèrent à la seule et pure visibilité ou corporéité, dans la fragilité
de la durée et de l'événement de leur prise, les photographies indiquent la
naturalisation de l'homme, de l'image du monde et de leur interaction. C'est déjà
tout à vrai au moment de la conception moderne de la vision cher Constantijn Huygens et Johannes Kepler qui font, à l'époque
où Vermeer utilise la chambre noire pour peindre, de l'œil un instrument
optique et du télescope ou du microscope, un œil. Kepler écrit (il est le
premier à le faire) : « La vision est causée par une pictura (image) de la chose vue formée sur la
surface concave de la rétine. » Tandis que
Huygens déclare à propos du microscope :
« Discernant chaque chose avec nos yeux, comme si nous
la touchions avec nos mains ; nous errons à travers un monde de créatures
minuscules, inconnues jusqu'à présent, comme si c'était un continent de notre
globe découvert depuis peu. »
Cette naturalisation de
l'image du monde est encore plus spectaculaire au moment même de l'invention de
la photographie en 1839 lorsque François Arago présenta l'invention de Daguerre
à l'Académie des sciences puis à la Chambre des députés. Le 25 février de la
même année, le naturaliste et philosophe Alexander von Humboldt écrivit une
lettre de Paris où il raconte sa contemplation de la première photographie de
la lune en compagnie d'Arago. Il lie plusieurs
choses propres au procédé à la fois optique et chimique de la
photographique : a) la photo est le dépôt de la lumière sur la plaque de
métal. Elle est son impression au sens strict ; b) la photo enregistre des
détails qu'on ne verrait pas sans elle ; c) la photo demande un temps de
pose d'environ 10 minutes ; d) son procédé aboutit de façon étonnante, non
seulement à « l'image du disque lunaire, mais au portrait de Luna
elle-même » : la photo est le portrait de la Lune, la lune en présence
réelle.
6) Le bien
Il me reste à fermer l'hexagone que je
tente de construire devant vous. Je voudrais le faire en dégageant la dernière
et sixième ligne qui fait de l'Observatoire de Rouen un lieu philosophique.
Cette ligne, elle est éthique, c'est-à-dire sociale avec sans doute ses
conséquences politiques. Évidemment, cela suppose que la philosophie ne soit
pas une discipline exclusivement théorique. Et elle ne l'est pas dans la mesure
où elle se constitue au sein d'une incessante relation avec ce que l'on appelle
la vie concrète dans ses mouvantes et opaques dimensions existentielles. Elle
n'est pas un lieu de pure et distanciée contemplation car le regard, le
sentiment et la pensée, sont proprement engagés dans l'existence ;
embarqués disait Pascal en utilisant une métaphore nautique ; engagés —
pour parler comme un alpiniste — dans une interprétation de la réalité et dans
une action sur elle de manière à changer sa façon de vivre et de l'améliorer,
tant il est vrai, comme le dit Maurice Merleau-Ponty, que :
« L'art n'est pas fait pour exposer des idées, et la
philosophie contemporaine ne consiste pas à enchaîner des concepts, mais à
décrire le mélange de la conscience avec le monde, son engagement dans un
corps, sa coexistence avec les autres […]. »
La
philosophie est donc un instrument de compréhension du monde et de modification
de la vie ; un moyen de ce qu'il faut appeler une sagesse. Par
sagesse, j'entends un savoir qui rend meilleure la vie de celui qui
l'acquiert ; j'entends, dans la perspective contemporaine tracée par
Pierre Hadot, un « exercice spirituel » qui transforme les manières
de voir et de vivre, qui fait connaître et qui fait être différemment : « une transformation de la vision du monde et la
métamorphose de la personnalité », un
exercice grâce auquel « nous allons nous former, nous transformer ». De la même
façon, faire vivre l'Observatoire de Rouen comporte cette dimension qui
d'ailleurs, vous l'avez remarqué, traverse l'expérience de la beauté du ciel,
celle de sa sublimité, puis celle du regard augmenté (ou pas) par le télescope
ou l'appareil photographique argentique ou numérique.
Ce qui se joue en ses
dimensions, a) c'est une attitude détachée ou dépragmatisée, b) c'est le
respect fondateur d'une esthétique et d'une éthique environnementales que nous
devons à la nature, c) c'est enfin le respect que nous devons à notre humanité
et à celle des autres. L'Observatoire est en effet un lieu philosophique en ce
qu'il est un lieu d'instruction, d'éducation et d'amitié, ce terme que l'on
avait vu chez Kant au sujet du sublime. Non seulement il est un lieu
d'émancipation et de perfectionnement de la liberté et de la raison
individuelles ou collectives, mais il est aussi le lieu de ce que les Grecs
appelaient une philia. Ce terme que l'on trouve à la racine de la
philosophie désigne moins le sentiment moderne que l'on trouve chez Montaigne
d'une affinité subjective entre des personnes, que la conscience solidaire et
libre d'appartenir à une même communauté d'hommes et de femmes.
Pierre-Henry Frangne