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Pierre-Henry Frangne : Pourquoi l'Observatoire de Rouen est un lieu philosophique.

Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication). Sur ses activités de recherche et ses publications, voir sa page personnelle sur le site de l'université Rennes 2.

Cette étude est le texte d'une conférence faite pour les 140 ans de l'Observatoire de Rouen, à Rouen le 2 mars 2024.

© Pierre-Henry Frangne.

Mis en ligne le 6 mars 2024.


Pourquoi l'Observatoire de Rouen est un lieu philosophique
Histoire d'une vocation singulière

« Tu remarquas, on n'écrit pas, lumineusement, sur champ obscur, l'alphabet des astres, seul, ainsi s'indique, ébauché ou interrompu ; l'homme poursuit noir sur blanc. »

Stéphane Mallarmé, L'Action restreinte[1]

Quand Éric, notre Président, m'a proposé, il y a plusieurs mois, de prendre la parole lors de la journée d'anniversaire des 140 ans de l'Observatoire de Rouen, j'en ai été profondément ému : par l'amitié, par la confiance et par le privilège qu'il m'accordait alors. Beaucoup d'autres, et bien plus compétents que moi, auraient mérité qu'il s'adressât à eux. Je leur demande de me pardonner d'avoir accepté. Si je l'ai fait pourtant, c'est pour tenter d'expliquer à eux, à vous, mais aussi à moi, cette émotion même ; cette émotion que j'ai eue à ce moment-là et que j'ai encore ici en ce début de prise de parole. Si je l'ai fait, c'est qu'une bonne part de cette émotion s'accompagne du sentiment de grande reconnaissance vis-à-vis de l'Observatoire de Rouen et de ceux qui m'y ont accueilli il y a 52 ans alors que j'étais encore un enfant. Un enfant de 13 ans. Si je l'ai fait, c'est parce que j'ai la conviction qu'il est à certains égards un lieu de constitution, d'institution, d'éducation de moi-même ; un lieu de ce que les Allemands appellent Bildung dont le mot contient les significations emmêlées qui sont un legs des Lumières : a) de la construction (Bauen, to build), b) de la culture comme édification de l'individu (Ausbildung, éducation), c) de l'image (Bild) puisqu'il s'agit bien d'un observatoire qui permet, prend, capte, construit des images du ciel, d) d'une image du monde (imago mundi), des images du monde plutôt (die Weltbilder, Bildern der Welt), c'est-à-dire des conceptions du monde, des conceptions fondées sur l'expérience exploratrice des choses elles-mêmes, sur leur observation empirique et expérimentale, bref, des conceptions scientifiques dans le sens moderne.

Vous devinez ce que je voudrais faire devant vous : il ne s'agira pas, pour moi ici, de raconter ma vie dans ce qu'elle a de plus privée. Il s'agira simplement de s'acquitter d'une dette, de ma dette, mais de cette dette qui pourrait être celle de chacun d'entre vous et de ceux qui pourraient parler à ma place. Je parle à la leur. Mais je vais essayer d'être leur porte-parole, leur lieutenant (leur tenant lieu), et le vôtre. Comment ? En développant, en dépliant, l'idée selon laquelle l'Observatoire de Rouen est un lieu philosophique. Cette idée, je vais la déployer à partir de mon point de vue de professeur de philosophie — de professeur de philosophie de l'art — bien sûr ; mais je vais le faire de façon à ce que chacun puisse, je l'espère, s'y reconnaître. Ma parole ne sera ainsi, ni particulière ni entièrement subjective ou intime car alors elle n'intéresserait personne d'autre que moi-même, ni universelle ou purement conceptuelle car alors elle serait seulement abstraite, c'est-à-dire séparée de l'existence même, expressive d'une simple et éthérée conscience de survol : elle sera en revanche singulière en tant que la singularité est la synthèse contradictoire, aventureuse, mouvante et problématique du particulier et de l'universel, une parole explicative mais incarnée dans un parcours sans doute significatif mais qui n'a rien exemplaire.

Qu'est-ce qu'un lieu philosophique ? En quoi l'Observatoire de Rouen en est-il un, et au plus haut point ?

Avant de tenter la réponse, je veux faire trois remarques préalables.

1) Chercher en quoi un lieu est philosophique, s'adosse à l'idée selon laquelle toute philosophie possède un lieu : Élée pour celle de Parménide, Éphèse pour celle d'Héraclite, Athènes pour celles de Platon et d'Aristote et, à l'intérieur d'Athènes, l'Académie de Platon que nous cherchions Éric et moi dans une vie antérieure, ou le Lycée d'Aristote. On pourrait penser à Königsberg pour la philosophie de Kant ou Berlin pour celle de Hegel. Il y aurait une géographie philosophique.

2) Quand un lieu n'est pas celui de la naissance d'une philosophie, un lieu est philosophique parce qu'il est l'endroit d'un exercice privilégié de la philosophie, et parce qu'il contient ce que l'on pourrait appeler du philosophique.

3) La réponse à la question « en quoi l'Observatoire de Rouen est-il un lieu philosophique ? » est nécessairement plurielle. Elle obéit à une logique qu'on pourrait dire parlementaire selon l'expression de l'anthropologue Tim Ingold dans sa Brève histoire des lignes. Au début du livre, il déclare que « nous vivons dans un monde qui avant tout se compose non de choses, mais de lignes […]. À l'origine, le terme anglais thing signifiait à la fois un rassemblement de personnes et un lieu où l'on se réunissait pour délibérer et résoudre des affaires. Comme le dérivé du mot le suggère, toute chose est un parlement de lignes[2]. »

Quelles sont alors ces lignes qui s'entremêlent à l'Observatoire, ces lignes entre lesquelles il faut passer et qu'il faut nouer, afin de répondre à ma double question ? Ces lignes pourraient ainsi former une figure sexangulaire ou ce que l'on appelle en musique un sextuor :
1) l'expérience de l'étonnement
2) l'expérience de la nuit
3) l'expérience de la beauté
4) l'expérience de la sublimité
5) l'expérience des images
6) l'expérience du bien.

1) L'étonnement

Si l'observatoire de Rouen est un lieu philosophique ce n'est évidemment pas en un sens disciplinaire, scolaire ou universitaire. Sa dimension philosophique ne doit pas s'entendre en un sens académique comme celle des cours que je prononce depuis le début de carrière, en lycée puis à l'université. La philosophie doit donc s'entendre en un sens beaucoup plus large. Ce sens est très ancien puisqu'il remonte aux Grecs qui inventèrent à la fois le nom et la chose afin d'en faire un lieu commun. Philosopher, c'est connaître. Philosopher, c'est connaître rationnellement et logiquement (ce sont les Grecs qui distinguent le muthos du logos et qui ce faisant fondent notre culture comme culture scientifique). Mais, plus largement encore, plus fondamentalement sûrement, philosopher, ce n'est pas connaître en construisant nécessairement une théorie cohérente, voire systématique. Philosopher, c'est, disent Platon et Aristote, s'étonner (thaumazein). C'est adopter un esprit général, une manière globale de penser, une démarche affective (pathos) aussi, consistant à admirer le monde et à s'inquiéter de lui :

« Par les dieux, Socrate [c'est Théétète qui parle dans le dialogue qui porte son nom et qui est consacré à la définition de la science. Le passage porte sur l'examen de la définition sophiste de la science, celle relativiste de Protagoras : la science comme sensation qui faisait dire au grand sophiste : « l'homme est la mesure de toute chose »], je suis perdu d'étonnement quand je me demande ce que tout cela peut-être, et il arrive qu'à le considérer, je me sens véritablement pris de vertige. Socrate répond : C'est la marque d'un philosophe que le sentiment d'étonnement que tu éprouves. La philosophie, en effet, n'a pas d'autre origine, et celui qui a fait d'Iris la fille de Thaumas n'est pas, il me semble, un mauvais généalogiste. » Platon, Théétète, 155d.

La philosophie est sise entièrement dans la figure allégorique d'Iris, la fille du dieu de l'étonnement qui apparaît dans le phénomène de l'arc-en-ciel : phénomène céleste, phénomène optique, objet pour la vue et le regard de l'observation, phénomène qui joint le ciel et la terre (les hommes et les dieux), qui contient plusieurs couleurs et même toutes les couleurs, qui est à la fois complexe, instable et beau. L'étonnement, comme le sentiment devant l'arc-en-ciel, est l'archè de la philosophie ; et par archè, il faut entendre son origine et son principe toujours présent, son identité, son moteur, son commencement et son commandement. Le commencement et le commandement de s'émerveiller devant la réalité céleste et l'ensemble de la réalité qui s'en trouve comme tout irisée. Admirer la réalité et s'inquiéter d'elle, ce n'est pas, ni être surpris par elle dans l'émergence de l'inattendu, ni être stupéfait ou paralysé par elle. C'est, comme face à l'arc-en-ciel qui en devient le modèle, la considérer comme quelque chose qui ne va pas de soi, comme quelque chose qui résiste, qui est étrange et un problème pour soi, c'est-à-dire, dans la lumière de ce qui est là et qui nous apparaît, une opacité à fouiller et à éclairer, là où ceux qui ne font pas de philosophie justement ne voient immédiatement qu'évidences lumineuses, sans obscurité. Contre les opinions, et les évidences trop claires, s'étonner — philosopher —, c'est penser radicalement la réalité comme un problème, comme quelque chose d'embarrassant qui met à l'épreuve la réflexion en la déportant, en la secouant en quelque sorte, et en la mettant perpétuellement en chemin[3]. C'est d'ailleurs comme cela que Platon présente Socrate dans tous ses dialogues. Dans toutes les traversées de discours que ses dialogues supposent (dia : à travers), dans tous les mouvements qui mettent en relation des points de vue différents qui s'affrontent et s'évaluent, Socrate revendique son extravagance. Le mot ne doit pas être entendu au sens péjoratif d'un caractère insensé ou déraisonnable. Il doit être compris au sens strict et étymologique de celui qui extravague, qui se déplace, qui change sa position et qui se décale toujours de lui-même jusque dans l'incertitude, l'étrangeté et l'opacité, pour avoir une chance de saisir, modestement, quelque chose de la vérité. Le philosophe tient du voyageur qui se déplace, qui déplace ses points de vue, qui se décentre jusqu'à ressentir le vertige de Socrate et de Théétète : ce vertige n'est pas celui de l'alpiniste qui regarde le vide se creusant sous lui à mesure qu'il escalade la paroi (vertige d'en-haut dont j'ai parlé dans De l'alpinisme, chap. 7), ce vertige d'en bas pourrait-on dire, en contre-plongée, il est celui qui nous saisit quand nous regardons vers le haut et qui nous commande de comprendre ce qui est là devant nous pour la simple raison que c'est là. Pas d'autre raison que de le connaître pour connaître ce qui est.

« C'est l'étonnement qui poussa, comme aujourd'hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l'esprit ; puis, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l'Univers. Or s'étonner, c'est reconnaître sa propre ignorance. Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l'ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c'est qu'évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire […]. Nous n'avons en vue, dans notre recherche, aucun intérêt étranger. Mais de même que nous appelons libre celui qui est à lui-même sa fin et n'existe pas pour un autre, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit une discipline libérale, puisque seul elle est à elle-même sa propre fin. » (Aristote, Métaphysique, livre alpha, chap. 2)

Le climat de l'Observatoire, sa tonalité à la fois sensible et intellectuelle, son ambiance est donc philosophique au sens le plus originaire. Au sens d'un savoir et d'une exploration libres et purement contemplatives du ciel : a) savoir et exploration qui ne servent à rien, à rien d'autre qu'eux-mêmes, b) qui font l'expérience de l'obscurité de la nuit comme de l'obscurité de l'ignorance, c) qui, réunissant la posture du corps et la position de la pensée, sont en adéquation avec l'essence de l'homme, cet être de verticalité et de redressement : cet être au « visage sublime » comme le dit Ovide parce que, continue-t-il :

« Tandis que l'ensemble des animaux est courbé et regarde la terre, Zeus a accordé à l'homme la station debout, lui permettant de contempler le ciel et de lever la tête vers les étoiles[4]. »

2) La nuit

Un observatoire et la philosophie font principalement l'expérience de la nuit. Pour eux, comme pour l'alpiniste que je suis aussi par ailleurs, la nuit est toujours le commencement. Un grand philosophe allemand auquel je suis très attaché, Hegel, le dit de façon allégorique au début du XIXe siècle dans sa préface aux Principes de la philosophie du droit :

« Ce n'est qu'au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol[5]. »

La chouette de Minerve est la figure d'Athéna et le symbole de la philosophie qui voit dans l'obscurité de la nuit, qui voit et qui comprend le jour, mais une fois que le jour s'est entièrement déroulé et qu'il a déployé toutes ses figures ou toutes ses virtualités. Sans être secondaire, la philosophie est toujours seconde, elle vient nécessairement après. Hegel dit même qu'elle « vient toujours trop tard ». (Elle n'est donc pas prophétique ; elle n'annonce rien, n'anticipe sur rien et ne saute jamais au-dessus de son temps. Platon disait déjà que la philosophie est par elle-même pauvre, pénès. Elle ne peut enseigner sur la réalité qu'après avoir été enseignée par elle. Il n'y aurait pas en conséquence de philosophie politique sans les États et les hommes qui les gouvernent. Il n'y aurait pas de philosophie des sciences sans les savants qui les construisent selon leur propre spécialité. Il n'y aurait pas de philosophie de l'art sans les arts, les artistes et les œuvres qu'ils fabriquent. Et il n'y aurait pas le modeste exposé que je fais devant vous sans l'Observatoire de Rouen qui tente de s'y réfléchir comme dans un miroir, sur le mode du retour et du cercle de la réflexion.) C'est la nuit qui permet ce retour réflexif, car c'est la nuit qui contient la vérité du jour, comme c'est l'observation des astres errants que sont les planètes qui a permis de comprendre la loi de l'alternance du jour et de la nuit, celle de la course du soleil comme n'étant pas son mouvement propre mais le mouvement propre de la terre sur elle-même ainsi que son mouvement dans l'espace et celui des planètes autour de lui.

C'est l'observation nocturne et la mesure précise du déplacement des planètes notamment par Tycho Brahé (mort en 1601) qui a rendu possible la révolution copernico-galileo-képlerienne (de 1543 à 1630) et l'image exacte du système solaire. C'est l'observation galiléenne des satellites de Jupiter ou des montagnes de la lune qui permet la conception unifiée du monde (destruction de la distinction aristotélicienne entre mode sublunaire et monde supralunaire incorruptible) à partir de l'idée selon laquelle « la matière est une et partout la même » (destruction de la physique des éléments) et que ses déplacements sont partout quantifiables et mathématisables selon une physique mécaniste de la percussion et de la répercussion (qui produit a) la destruction de la distinction qualitative entre l'être en puissance et l'être en acte, b) entre le mouvement et le repos, le repos n'étant plus que le degré 0 du mouvement, c) entre les quatre causes).

Tel est le sens du titre du célèbre traité de Galilée de 1610, Le Messager des étoiles (Siderius Nuncius)[6] et de celui de Kepler (édition de 1596 et 1621) Le Secret du monde (Mysterium cosmographicum)[7]. C'est de la lumière des astres et de leur mouvement que se dévoile la vérité : la vérité de la totalité et de l'harmonie du monde, celle de l'univers au sens strict (d'un unique univers, homogène si l'on peut dire de façon tautologique) dont les lois commandent les étoiles du ciel et l'étoile de la terre, le flocon de neige, cette « étoile sexangulaire » comme dit Kepler dans son petit livre écrit à Prague, offert à son protecteur en guise d'étrennes le 1er janvier 1610[8]. La structure hexagonale, la figure élémentaire de la matière et du tout du cosmos, cette figure qui se lit la nuit dans la lumière des étoiles, se reflète dans ce « rien » (nihil) qu'est le fragile flocon disparaissant sous la lumière du soleil. Mais la réciproque est vraie aussi. La structure hexagonale est ainsi une « figure cosmopoétique », selon le mot de Kepler.

Ce mot, il faut d'abord l'entendre au sens platonicien et grec de « fabricatrice (poiésis) du monde », car c'est cette signification que l'on retrouve dans le Timée de Platon où le philosophe écrit que « le temps est né en même temps que le ciel et les planètes », et qu'il est par là-même « image mobile de l'éternité », mimésis (en mouvements cycliques, réguliers et donc mesurables) d'un modèle intelligible immuable, sans commencement ni fin. Dans cette entre-expression du macro et microcosme se poste tout l'univers intellectuel, culturel et même artistique du pythagorisme dont nous ne sommes sans doute pas sortis, même si nous l'avons complètement laïcisé et émancipé de la logique de l'analogie.

« Cosmopoétique » peut également s'entendre au sens contemporain (anachronique pour Platon et Kepler) en ce qu'il renvoie aux arts du beau. Architecture, sculpture, peinture, musique et poésie sont les domaines où se mirent, l'une dans l'autre, l'éphémérité du flocon, de l'arc en ciel ou de la musique, et la permanence du système du monde ; où se mirent aussi l'une dans l'autre, la nuit cosmique et la nuit de l'esprit de l'homme qui contient tout.

« L'homme est cette nuit, ce néant vide, dit Hegel, qui contient tout dans sa simplicité – une richesse de représentations infiniment multiples, d'images, dont aucune ne lui échoit en ce moment –, ou qui ne sont pas en tant que présentes. Ceci est la nuit, l'intérieur de la nature, qui existe ici […] dans des représentations fantasmagoriques, il fait nuit tout autour […][9]. »

De cette idée selon laquelle la philosophie est nocturne et la nuit, philosophique, il suit 5 conséquences :

a) il faut distinguer la nuit des ténèbres comme obscurité absolue (celle de la Bible avant le Fiat lux, celle de Descartes entre les deux premières Méditations métaphysiques), car la nuit est lumineuse, elle est le lieu d'une « obscure clarté », de ce que l'on appelle en peinture un clair-obscur (Caravage, la Tour) ;

b) la nuit n'est donc pas le contraire du jour puisqu'il y a du jour dans la nuit et de la nuit dans le jour lequel ne saurait se penser comme une pure et arrogante lumière[10] ;

c) la philosophie comme la pensée et l'observation astronomiques sont par définition des visions décalées, latérales, biaisées, périphériques ou marginales[11] qui nous permettent le décentrement nécessaire pour penser. Et, de même que la philosophie demande le temps et le détour de la réflexion, de même la vision nocturne demande le temps de l'adaptation de notre rétine afin d'échapper au double aveuglement de la nuit trop noire et de la lumière trop forte ;

d) le décentrement de la vie nocturne (qui fait une place à la nuit dans la lumière de la pensée ou qui fait de la pensée une nuit où peuvent scintiller toutes les pensées) produit l'extravagance et le renversement astronomico-philosophiques, objet de ce rire sur lequel Platon, une fois encore, avait insisté et qui résonne dans toute l'histoire de la philosophie[12] :

« L'exemple de Thalès te le fera comprendre, Théodore. Il observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu'il s'évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu'il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. La même plaisanterie s'applique à tous ceux qui passent leur vie à philosopher. » (Théétète, 174b)

e) Dernière conséquence : de la nuit de la pensée comme de la nuit astronomique sortent toutes les représentations de toutes natures. Pour les deux frères étranges aux yeux du plus grand nombre, pour le philosophe et l'astronome qui travaillent la nuit (sages noctambules ou éveillés « somnambules » selon le mot d'Arthur Koestler[13]) au moment où tous les autres dorment, dans la solitude, dans le silence de la cité et de la nature, toutes les représentations (qu'elles soient intellectuelles, scientifiques, fictives, imaginatives, fantasmatiques ou oniriques) manifestent leur congruence par-delà leurs différences ou leurs spécificités. La nuit astronomique et philosophique est leur commune origine et l'observatoire est le lieu de leur enracinement.

3) La beauté et la vérité

Dans un observatoire, il est frappant de noter que le muthos et le logos, la fiction et la vérité, l'imagination et la raison, la poésie et la science trouvent le moyen de leur union, de leur réunion plutôt, depuis que notre culture contemporaine les a brutalement séparés. Il est frappant de noter comment la vérité astronomique se greffe sur le dessin des constellations « délicieusement fausses » dit Bachelard en ce qu'elles unissent « dans une même figure, des astres complètement étrangers », en ce qu'elles « tirent les lignes imaginaires » du zodiaque, ce « test de Rorschach de l'humanité enfant[14]. » L'explication du ciel n'est donc jamais détachée de la saisie de sa beauté. Comment comprendre cette beauté que nous avons séparée depuis peu de temps (les XVII-XVIIIe siècles) de son fondement théologique ?

D'abord comme le sentiment que nous confère la nature quand nous avons sur elle un rapport contemplatif, c'est-à-dire non instrumental sur elle. Le plaisir de l'observation est celui d'une relation libre de tout intérêt qu'il soit utilitaire, cognitif ou moral. Conformément à la philosophie de Kant, le plaisir devant le spectacle de la nature (et d'une nature inaccessible) est pleinement désintéressé, et selon lui, il est supérieur au plaisir que l'on a devant les œuvres d'art parce qu'une œuvre d'art est nécessairement polluée par des intérêts de toute sortes (psychologiques, sociaux, politiques, théoriques, moraux, etc.). Devant une fleur, un coquillage marin, le plumage d'un oiseau de paradis (ce sont les exemples de Kant), mais aussi de l'image télescopique de Saturne ou de la nébuleuse de la Lyre, notre imagination est libre si l'on prend soin de ne pas s'interroger scientifiquement sur eux et si l'on jouit librement du jeu de formes ou de couleurs qu'ils montrent. Nous admirons les beautés naturelles par le simple fait qu'elles existent, indifférentes à nous, sans raisons, et indépendamment de tout autre souci que de continuer à les voir.

Mais il y a une autre manière de penser le sentiment de la beauté : le sentiment plus intellectualisé reposant sur la détermination par nos esprits de propriétés objectives qui existent réellement. La conception contemporaine de la beauté relève d'un subjectivisme (la beauté n'existe que dans le sentiment qu'on en a, elle n'existe que dans le regard de celui qui l'aperçoit). Mais depuis l'Antiquité existe une autre conception qui n'est sans doute pas inactuelle et qui est adéquate à celle que nous observons dans un télescope ou une lunette : la beauté naturelle n'exprime rien mais elle tient à des qualités intrinsèques qui seraient celles de l'ordre, de la régularité, de l'équilibre, de l'unité, de l'harmonie. Pour l'astronome et depuis Pythagore, la beauté est réelle ; le ciel est beau par lui-même, indépendamment du sentiment subjectif qu'on peut ou pas en avoir, sa beauté tient dans son essence ou sa structure : c'est une conception réaliste, intellectualiste, cognitiviste qui s'oppose à l'opinion ordinaire. Pour cette conception, il n'y pas de césure entre l'esthétique et le scientifique. Au contraire, il y « adhérence » (c'est le mot de Kant quand il fait de la beauté adhérente à un concept le degré le plus bas de la beauté, le degré le plus haut étant la beauté libre ou vague) de la beauté aux lois rationnelles et conceptuelles de la science.

L'observatoire rend possibles ces deux approches de la beauté. C'est la seconde qu'il cultive cependant. Elle me semble plus juste, et elle nous relie encore une fois aux sources philosophiques — rationalistes et naturalistes — de notre culture occidentale. Face au ciel, à l'œil nu comme à l'œil appareillé par les instruments d'observation, une seconde expérience esthétique est possible, celle du sublime.

4) La sublimité

« Le silence paisible d'un soir d'été, quand le scintillement des étoiles perce les ombres de la nuit et que la lune solitaire se tient à l'horizon, éveille graduellement chez les natures qui possèdent le sens du sublime de nobles sentiments d'amitié, de mépris du monde, d'éternité[15] », écrit Kant.

Le sens du sublime, c'est celui d'un mouvement de dépassement (sub qui veut dire à la fois sous et au-dessus) de la limite (limis) et d'un seuil (limen). C'est le sens d'une élévation par-delà le seuil du sensible, de la vision et du visible, d'une élévation qui oriente l'esprit vers des considérations morales (amitié) et métaphysiques (éternité) au-dessus du monde entendu comme à la fois sensible et humain (mondanité). La vision céleste y est prépondérante et faisait dire à Kant à la fin de la Critique de la raison pratique :

« Deux choses remplissent le cœur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. Ces deux choses, je n'ai pas besoin de les chercher et de les conjecturer simplement, comme si elles étaient enveloppées de ténèbres ou placées dans une région transcendantale en dehors de mon horizon ; je les vois devant moi, et je les attache immédiatement à la conscience de mon existence. La première commence à la place que j'occupe dans le monde extérieur des sens et étend la connexion dans laquelle je me trouve à l'espace immense où les mondes s'ajoutent aux mondes et les systèmes aux systèmes, et en outre à la durée sans limites de leur mouvement périodique, de leur commencement et de leur durée. La seconde commence au moi invisible, dans ma personnalité et me représente dans un monde qui a une véritable infinité, mais dans lequel l'entendement peut pénétrer et avec lequel je me reconnais lié par une connexion universelle et nécessaire. Le premier spectacle, d'une multitude innombrable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale qui doit rendre la matière dont elle est formée à la planète après avoir été pendant un court espace de temps douée d'une force vitale. Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur, comme celle d'une intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me manifeste une vie indépendante de l'animalité et même de tout le monde sensible […][16]. »

Nous voyons que l'expérience du sublime est faite de paradoxes, de contrastes et de retournements. C'est pour cela qu'elle est puissante, vertigineuse et bouleversante :

a) contraste entre la grandeur du monde ou de la nature (sublime mathématique d'abord : celui devant le ciel étoilé ; sublime dynamique de la force ensuite : devant la tempête dans montagne) et de la petitesse de notre existence corporelle ;

b) contraste entre l'intensification de notre existence (joie, plaisir) et la saisie de notre fragilité et de notre mortalité (peur, voire effroi) ;

c) retournement de la sublimité elle-même qui passe de la nature, à l'homme lui-même. Devant le sublime de la nature, l'homme comprend en effet qu'il est l'authentique lieu de la sublimité parce que, dans sa petitesse, il prend conscience de sa propre infinité à penser et à agir librement avec les autres hommes. Sous la voûte céleste, à l'œil au télescope qui nous dévoile le caractère d'illimitation du monde et des mondes, nous sommes à la fois humiliés et grandis ; nous sommes à la fois tout petits et infiniment grands parce que nous connaissons notre propre fragilité et petitesse. Connaissant notre petitesse devant la grandeur matérielle et mathématique (pas seulement devant mais au-dedans de cette grandeur matérielle qui nous entoure et même nous enveloppe comme notre milieu), nous comprenons notre grandeur spirituelle. Nous passons alors de l'oxymore hugolien de « l'obscure clarté » à l'oxymore pascalien de « roseau pensant », de roseau « le plus faible de la nature » mais de roseau le plus grand, non dans l'ordre « de l'espace et de la durée », mais dans celui de la « dignité » : « l'univers me comprend et m'engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends[17]. »

d) De ce va-et-vient entre les extrêmes de la misère et de la grandeur, entre ceux de l'humilité et de l'orgueil, entre ceux de la finitude et de l'infini, entre ceux de l'enveloppement corporel et l'enveloppement ou la compréhension intellectuelle, sort une exigence à la fois esthétique et éthique : celle d'observer la nature, celle de l'admirer, celle de l'aimer et celle de la protéger jusque dans ses manifestations les plus intimidantes. Pourquoi ? Parce que nous y participons (nous y sommes engagés, « embarqués » disait Pascal) et que cette participation est la condition de la compréhension que nous avons de nous-même. Nous avons donc des devoirs vis-à-vis d'elle et vis-à-vis de nous. Ainsi la protection du ciel nocturne n'est pas seulement celle de la nuit ou de son accès à elle ; elle est la nôtre en société ; elle est celle de notre liberté à un moment de basculement anthropologique pourrait-on dire, puisque nous sommes les premiers hommes privés du spectacle ordinaire de la voie lactée et dont les enfants naissent sous un ciel aux étoiles presque entièrement éteintes. Derrière la fontaine sainte Marie, forteresse assiégée par les innombrables lampadaires d'une ville polluée, l'observatoire de Rouen, pourrait être l'emblème ou le symbole de l'impérieuse nécessité esthétique, morale, sociale et même politique, de continuer, coûte que coûte, à aimer le ciel, à l'observer afin de prendre conscience de sa grandeur et de la nôtre qui sont, on vient de le voir, inséparables[18]. C'est en ce sens-là aussi qu'il est un lieu philosophique : dans son impasse au sens urbain et théorique-étymologique du terme (aporie), un lieu où se joue la définition et le destin de l'homme, un lieu problématique de vérité et de résistance contre ce qui tend à l'oublier[19].

5) La vue et les images

Je tire de là la 5ème ligne de ma figure sexangulaire consacrée à la vue et aux images. Car le mot observatoire désigne a) le lieu où l'on voit, b) le lieu où l'on explore à distance, c) le lieu où l'on porte son attention, d) le lieu où l'on respecte (on observe une règle) et où l'on préserve (servare en latin, sauver).

Ces quatre dimensions sont adossées au souci des images, à la passion des images. L'observateur astronomique pourrait dire comme Baudelaire dans Mon cœur mis à nu (fragments XXXVIII) : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) » ou comme Philostrate le grand rhéteur grec du IIIe siècle de notre ère : « Ne pas aimer les images (eikones), c'est mépriser la vérité. » D'abord, parce que l'image est celle qui se forme à l'intérieur de notre œil par laquelle le monde nous est donné et produit sur nous des impressions. Ensuite, parce que l'image est un objet qui rend visible des aspects de la réalité qui n'apparaîtraient pas sans elle. Enfin, parce que l'image est mentale ; elle est une représentation de notre esprit qui fait comprendre la réalité. C'est ainsi toute la culture (philosophique, artistique, scientifique) de l'Occident qui se trouve condensée dans un observatoire. Depuis Platon (le soleil de la caverne) et Aristote (l'homme est un animal mimétique qui apprend en faisant et en voyant des images et qui prend du plaisir à cela[20]), notre culture est celle du regard et de la vue ; celle de l'optique (opsis, vision) et du théorique (theoria, vision intellectuelle)[21]. Elle s'adosse au seul souci de la lumière et de sa captation au point de faire de la lumière le nom même de l'esprit (l'entendement comme lumière naturelle) et même de la liberté (les Lumières). Elle vise principalement, non simplement à voir, mais à regarder. Regarder, c'est re-garder, c'est-à-dire garder et surveiller, s'emparer attentivement du monde pour le connaître et le contrôler, l'arraisonner, le construire pour le re-construire, le voir pour le pré-voir.

Pour ce faire, l'astronome a besoin des instruments optiques qu'il utilise depuis le XVIIe siècle. Grâce à eux, l'espace cosmique n'est plus un espace purement théorique (une pure cosmographie comme celle des médiévaux qui faisaient de l'astronomie un art libéral). Il devient l'espace du voyage qu'il faut arpenter et pratiquer, comme celui que les Européens ont effectué depuis Christophe Colomb (1492 à l'époque de la découverte et du perfectionnement de la perspective) et comme celui qu'ils inventent un siècle plus tard en littérature (Fontenelle[22], Cyrano de Bergerac[23], Francis Godwin[24], à l'époque où la peinture surtout en Hollande, le pays de Huygens, se fait plus descriptive que narrative) en anticipant celui de nos sondes contemporaines[25]. Le regard appareillé-augmenté de l'astronome (ce regard de part en part informé par la dioptrique et la mécanique) est bien un transport dans l'espace qui est devenu également un transport dans le temps. Ainsi, ce regard voyageur devenu excentré ou excentrique (ce regard qui a besoin, lui aussi, de cartes pour s'orienter) est bien l'outil expérimental d'une aventure. En elle, il rencontre des éléments inédits du monde au sein d'un second Nouveau Monde. Comme le premier, ce second Monde est ouvert à toutes les découvertes. Mais contrairement à lui, le Nouveau Monde astronomique est ouvert à un monde de mondes, à une infinité d'autres mondes. Et ces mondes auxquels nous accédons par le regard télescopique, nous y participons ; ils nous entourent et même nous enveloppent de manière à faire de notre vision à distance, un contact réel et comme un toucher, un tact.

Ce dernier est tout à fait décisif dans le souci que nous avons tous de l'image photographique. L'exigence chasseresse de la prise, de la capture et de la captation attachée à la photographie implique un rapport au réel qui est rapport environnemental comme celui qui est né à l'âge classique et que nous continuons quand nous mettons l'œil à l'oculaire. Alors que toute peinture suppose, conformément à la logique de son médium, un transport et une reconstruction dans un espace qui est entièrement agencé et pensé (et qui est celui de la fiction avec ses propres règles et frontières par lesquelles elle constitue un monde. La peinture est métaphorique), la photographie procède à la manière d'une immersion et d'une continuation du fait de l'enveloppement de l'appareil enregistreur porté au sein même de l'espace et du monde corporel auquel il appartient[26]. La peinture et la littérature, introduisent un rapport comparatif avec la réalité ; la photographie, un rapport direct, documentaire, indiciaire, de détermination physique par lequel l'image est d'abord et proprement une impression, une reproduction dont « l'original » est le réel lui-même qui a dû être nécessairement présent. C'est en ce sens que la photographie est un art du prolongement, et à un double chef : prolongement des choses et des corps matériels et sensibles dont elles sont faites ; prolongement de leur présence et de leur contact, émanation de leur être même auquel ils sont profondément arrimés. C'est en ce sens aussi qu'elle est bien un art de l'exploration du réel. Dans leur silence, dans leur immobilité, dans leur minceur, dans leur dissémination ou dans leur série, dans la réduction du réel qu'elles opèrent à la seule et pure visibilité ou corporéité, dans la fragilité de la durée et de l'événement de leur prise, les photographies indiquent la naturalisation de l'homme, de l'image du monde et de leur interaction. C'est déjà tout à vrai au moment de la conception moderne de la vision cher Constantijn Huygens et Johannes Kepler qui font, à l'époque où Vermeer utilise la chambre noire pour peindre, de l'œil un instrument optique et du télescope ou du microscope, un œil. Kepler écrit (il est le premier à le faire) : « La vision est causée par une pictura (image) de la chose vue formée sur la surface concave de la rétine[27]. » Tandis que Huygens déclare à propos du microscope :

« Discernant chaque chose avec nos yeux, comme si nous la touchions avec nos mains ; nous errons à travers un monde de créatures minuscules, inconnues jusqu'à présent, comme si c'était un continent de notre globe découvert depuis peu[28]. »

Cette naturalisation de l'image du monde est encore plus spectaculaire au moment même de l'invention de la photographie en 1839 lorsque François Arago présenta l'invention de Daguerre à l'Académie des sciences puis à la Chambre des députés. Le 25 février de la même année, le naturaliste et philosophe Alexander von Humboldt écrivit une lettre de Paris où il raconte sa contemplation de la première photographie de la lune en compagnie d'Arago[29]. Il lie plusieurs choses propres au procédé à la fois optique et chimique de la photographique : a) la photo est le dépôt de la lumière sur la plaque de métal. Elle est son impression au sens strict ; b) la photo enregistre des détails qu'on ne verrait pas sans elle ; c) la photo demande un temps de pose d'environ 10 minutes ; d) son procédé aboutit de façon étonnante, non seulement à « l'image du disque lunaire, mais au portrait de Luna elle-même » : la photo est le portrait de la Lune, la lune en présence réelle.

6) Le bien

Il me reste à fermer l'hexagone que je tente de construire devant vous. Je voudrais le faire en dégageant la dernière et sixième ligne qui fait de l'Observatoire de Rouen un lieu philosophique. Cette ligne, elle est éthique, c'est-à-dire sociale avec sans doute ses conséquences politiques. Évidemment, cela suppose que la philosophie ne soit pas une discipline exclusivement théorique. Et elle ne l'est pas dans la mesure où elle se constitue au sein d'une incessante relation avec ce que l'on appelle la vie concrète dans ses mouvantes et opaques dimensions existentielles. Elle n'est pas un lieu de pure et distanciée contemplation car le regard, le sentiment et la pensée, sont proprement engagés dans l'existence ; embarqués disait Pascal en utilisant une métaphore nautique ; engagés — pour parler comme un alpiniste — dans une interprétation de la réalité et dans une action sur elle de manière à changer sa façon de vivre et de l'améliorer, tant il est vrai, comme le dit Maurice Merleau-Ponty, que :

« L'art n'est pas fait pour exposer des idées, et la philosophie contemporaine ne consiste pas à enchaîner des concepts, mais à décrire le mélange de la conscience avec le monde, son engagement dans un corps, sa coexistence avec les autres […][30]. »

La philosophie est donc un instrument de compréhension du monde et de modification de la vie ; un moyen de ce qu'il faut appeler une sagesse. Par sagesse, j'entends un savoir qui rend meilleure la vie de celui qui l'acquiert ; j'entends, dans la perspective contemporaine tracée par Pierre Hadot, un « exercice spirituel » qui transforme les manières de voir et de vivre, qui fait connaître et qui fait être différemment[31] : « une transformation de la vision du monde et la métamorphose de la personnalité[32] », un exercice grâce auquel « nous allons nous former, nous transformer[33] ». De la même façon, faire vivre l'Observatoire de Rouen comporte cette dimension qui d'ailleurs, vous l'avez remarqué, traverse l'expérience de la beauté du ciel, celle de sa sublimité, puis celle du regard augmenté (ou pas) par le télescope ou l'appareil photographique argentique ou numérique.

Ce qui se joue en ses dimensions, a) c'est une attitude détachée ou dépragmatisée, b) c'est le respect fondateur d'une esthétique et d'une éthique environnementales que nous devons à la nature, c) c'est enfin le respect que nous devons à notre humanité et à celle des autres. L'Observatoire est en effet un lieu philosophique en ce qu'il est un lieu d'instruction, d'éducation et d'amitié, ce terme que l'on avait vu chez Kant au sujet du sublime. Non seulement il est un lieu d'émancipation et de perfectionnement de la liberté et de la raison individuelles ou collectives, mais il est aussi le lieu de ce que les Grecs appelaient une philia. Ce terme que l'on trouve à la racine de la philosophie désigne moins le sentiment moderne que l'on trouve chez Montaigne d'une affinité subjective entre des personnes, que la conscience solidaire et libre d'appartenir à une même communauté d'hommes et de femmes.

Pierre-Henry Frangne



[[1] Stéphane Mallarmé, Quant au livre, Œuvres complètes, Biblio. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2003, t. 2, p. 215.

[2] Tim Ingold, Brève histoire des lignes, Bruxelles, Édition Zones sensibles, 2011, p. 12.

[3] La philosophie est radicalement (à la racine, à son principe) problématique (elle jette, ballein, devant soi un obstacle à surmonter), aporétique (a-poros), atopique (a-topos, sans lieu fixe) et critique (en crise, en déséquilibre, en incertitude et contestation, en déplacement).

[4] Ovide, Les Métamorphoses, trad. D. Robert, Arles, Actes Sud, 2001, Livre I, vers 84-86. Voir Aristote : « Car c'est à l'homme surtout, parce qu'il se dresse droit, qu'appartient le privilège d'avoir sa partie haute dans le même sens que le haut du monde entier. » Opuscules, Parva naturalia, « De la jeunesse et de la vieillesse, de la vie et de la mort », 468a (trad. J. Barthélémy Saint-Hilaire, Paris, Dumont, 1847, p. 313-314).

[5] G. W. F. hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. A. Kaan, Gallimard, 1940, Préface, p. 45.

[6] Galileo Galilei, Le Messager des étoiles, trad. F. Hallyn, Paris, Seuil, 1992.

[7] Johannes Kepler, Le Secret de monde, trad. A. Segonds, Paris, Gallimard, 1984.

[8] Johannes Kepler, L'Étrenne ou la neige sexangulaire, trad. R. Halleux, Paris, J. Vrin / CNRS, 1975.

[9] G. W. F. Hegel, La Realphilosophie, cours prononcé à Iéna en 1805-1806, in Jacques Taminiaux, Naissance de la philosophie hégélienne de l'État, Paris, Payot,1984, p. 194.

[10] Jean-Baptiste Brenet, Demain, la veille, Lagrasse, Verdier, 2023.

[11] Baldine Saint Girons, Les Marges de la nuit, Paris, Les Éditions de l'amateur, 2006.

[12] Hans Blumenberg, Le Rire de la servante Thrace, trad. de Laurent Cassagnau, Paris, L'Arche, 2000.

[13] Arthur kœstler, Les Somnambules, The Sleepwalkers (1958), trad. G. Fradier, Paris, Le livre de poche, 1960. Sans doute vaudrait mieux dire selon le mot de Gilles Deleuze à propos d'Arthaud ou de Francis Bacon : des « vigilambules ». Gilles Deleuze, L'image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p 217.

[14] Gaston Bachelard, L'Air et les songes, Paris, José Corti, p. 202.

[15] Emmanuel Kant, Observation sur le sentiment du beau et du sublime, Œuvres, Paris, Gallimard, Biblio de la Pléiade, T. 1, 453.

[16] Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, trad. Fr. Picavet, Paris, PUF, 1965, p. 173.

[17] Blaise Pascal, Pensées, frag. 346, 347, 348 (édition Brunschvicg).

[18] « En percevant l'environnement pour ainsi dire de l'intérieur, non pas en jetant un regard sur lui mais en étant présent en lui, la nature […] se transforme en un domaine dans lequel nous vivons non pas au titre de spectateurs mais au titre de participants. […] L'expérience esthétique ne relève pas d'une contemplation désintéressée mais d'un engagement total, d'une immersion sensorielle dans le monde naturel. » Arnold Berleant « Esthétique de l'art et de la nature », in Esthétique de l'environnement, trad. H. S. Afeissa et Y. Lafolle, Paris, J. Vrin, 2015, p. 105.

[19] L'astronomie amateur est une résistance contre le mouvement de l'astronomie professionnelle qui « travaille exclusivement sur des préparations de laboratoires et des données chiffrées ». Hans Blumberg le dit très bien : « L'astronome moderne qui passe ses nuits retranché dans sa forteresse d'instruments est une projection de l'imagination ; en fait il dort paisiblement et c'est la plaque éclairée qui veille à sa place — quand il n'est pas même, au stade suivant, installé au débouché du flot monstrueux de données. Il ne viendrait à l'esprit de personne de voir là les agissements étranges d'un marginal : il peut accomplir sa tâche aux heures normales de bureau tandis que les instruments, des antennes paraboliques ou des satellites en orbite lui livrent ce qui autrefois s'appelait « étoile », mais qui ne présente plus de similitude avec son objet « classique » parce que celui-ci ne pourrait pas être saisi par le moyen sensoriel ni plus être constaté à la surface de la terre. De même que bon nombre de mathématiciens ne savent plus compter, de même bon nombre d'astronomes ne peuvent plus montrer dans le ciel les anciennes constellations. Pour eux, l'objet livre des données sur sa position, lesquelles sont entrées dans l'ordinateur de guidage de l'instrument : il est ce qui ensuite en ressort. […] Cela veut dire aussi et surtout que tout un chacun n'est plus à même de sentir ce qu'une vie de travail peut absorber de ces « objets. » Le Rire de la servante Thrace, ibid., p. 12 et 13.

[20] Aristote, La Poétique, chapitre 4, 1448b) : « On se plaît à regarder des images car leur contemplation apporte un enseignement et permet de se rendre compte de ce qu'est chaque chose. »

[21] Ivan Illich, La Perte des sens, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Fayard, 2004, « Passé scopique et éthique du regard », p. 287 et suiv.

[22] Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, Paris, GF, 1998.

[23] Savinien Cyrano de Bergerac, Histoire comique des États et Empires de la lune (1657), Paris, GF, 1993.

[24] Francis Godwin, L'Homme dans la lune (1638), introduction et édition de P.-H. Frangne, Paris, L'Insulaire, 2007.

[25] Frédérique Aït-Touati, Contes de la lune. Essai sur la fiction et la science modernes, Paris, Gallimard, 2011.

[26] La photo est métonymique. Je reprends les analyses clairvoyantes de Pierre Macherey, Identités, Saint Vincent de Mercuze, De l'incidence Éditeur, 2013, p. 107 et suiv.

[27] Cité par Svetlana Alpers, L'Art de dépeindre, trad. J. Chavy, Paris, Gallimard, 1990, p. 82. Inversement, « la rétine est peinte par les rayons colorés de choses visible » (p. 84). D'où l'expression keplérienne : « Ut pictura, ita visio. »

[28] Ibid., p. 79.

[29] Roland Recht, La Lettre de Humboldt, Paris, Christian Bourgois, 1989.

[30] Maurice Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Éditions Nagel, 1966, p. 105.

[31] Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Études augustiniennes, 1987-2, p. 13-58 ; réédition, Paris, Albin Michel, 2002. Pierre Hadot, La Philosophie comme manière de vivre, Paris, Le Livre de poche, 2015.

[32] Pierre Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, op. cit., p. 21.

[33] Michel Foucault, L'Herméneutique du sujet, cours au Collège de France (1981-1982), Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2001, p. 466.

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