L'accueil et la consultation

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Pierre-Henry Frangne. L'accueil et la consultation.

Pierre-Henry Frangne est maître de conférences en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 Haute Bretagne (UFR Arts, Lettres et Communication). Il a notamment fait paraître La Négation à l'œuvre. La philosophie symboliste de l'art (1860-1905), coll. Aesthetica, Presses Universitaires de Rennes, 2005 ; Alpinisme et photographie (1860-1940), (avec M. Jullien et P. Poncet), L'Amateur, 2006 ; les éditions critiques de deux utopies baroques : Charles Sorel, La Description de l'île de Portraiture (1659), L'Insulaire, 2006 ; et Francis Godwin, L'Homme dans la Lune (1638), L'Insulaire, 2007. Il est membre du comité de bio-éthique de Rennes.

© Pierre-Henry Frangne.

Mis en ligne le 20 mai 2007.

Ce texte est une conférence faite au Congrès de la Fédération Française des Centres d'Étude et de Conservation des Œufs et du Sperme Humains (CECOS), tenu à Saint-Malo, le 24 mars 2000.


L'accueil et la consultation

Les remarques que je vais faire porteront sur la signification d'ensemble de l'acte d'accueillir un malade qui souffre. Il s'agira alors de décrire une attitude, une manière générale de penser, d'agir et de parler, manière qui est essentiellement celle du médecin mais qui est aussi plus largement celle de l'institution hospitalière qui accueille une personne ou un couple demandant une aide. Mes rapides remarques seront, en conséquence, formelles c'est-à-dire déliées de la considération d'un contenu ; le contenu singulier d'une maladie ou d'un problème médical dans une situation psychologique, sociale concrète. Le projet est donc très limité mais très ambitieux à la fois puisqu'il s'agit de circonscrire les présupposés fondamentaux de tout accueil et consultation médicaux, les cadres a priori si l'on peut dire, qui déterminent cet acte, c'est-à-dire les bornes entre lesquelles toute consultation médicale doit se déployer et qui structurent ou colorent le contenu même de la consultation.

1) Toute consultation est un moment critique.

Elle l'est à trois titres.

  • D'abord parce que le patient vient dire ou montrer une crise (krisis) à savoir un déséquilibre, une rupture, un basculement, une variation qu'il entend comprendre, corriger, surmonter. Toute consultation a pour cause l'expérience d'une scission ou d'une distension interne, celle d'un ordre psychologique ou corporel. Cette distension est vécue sur le monde de l'inquiétude, de l'angoisse, de la douleur ou de la souffrance.
  • La souffrance est ainsi cette crise comme « expérience limite » où se jouent les deux rôles ou les deux pôles constitutifs de la relation malade/médecin : la confiance du malade dans le médecin d'une part ; la fonction médicale de soigner et de soulager le malade d'autre part. La souffrance apparaît comme la mise à l'épreuve directe de cette relation, ce moment risqué, et donc critique, que cette relation doit surmonter sous peine de disparaître. C'est dans la souffrance du malade et dans les efforts pour tâcher de l'abolir que le patient et le médecin tentent de reconquérir tous les deux la même certitude qui les unit du pouvoir de la médecine. De ce fait, la crise n'est pas seulement celle du malade ; c'est aussi celle de la relation du malade et du médecin. Cette relation est bien critique dans la mesure où elle est un espace commun d'autant plus travaillé en profondeur par la contradiction que cet espace se structure sur le fond de l'inégalité de celui qui sait et celui qui ne sait pas, de celui qui peut et celui qui ne peut pas, de celui qui agit et de celui qui pâtit.
  • Mais l'expression «  moment critique » possède une troisième dimension : par moment critique, il faut comprendre moment de la critique, de l'analyse de la pensée (celle du médecin comme celle du malade unies dans l'espace commun du dialogue), qui cherche à distinguer des causes aux phénomènes et des raisons d'agir. Toute consultation est critique en ce qu'elle cherche des critères pour un examen qui fait évidemment, chez le médecin comme chez le malade, l'épreuve du doute qui suspend (qui rompt) et qui embarrasse. La consultation est ainsi toujours un essai au double sens que Montaigne donnait à ce terme : a) un exagium, une pesée, celle de esprit critique ; b) une tentative de ce qui est nécessairement précaire, branlant et approximatif : l'acte de soigner, de guérir, de poursuivre la consultation ou de la reproduire.

La dimension critique de la consultation sera d'autant plus forte que la demande du malade ou d'un couple se fera sous la lumière de la mort qui est scission absolue et absence absolue de signification (pour notre esprit moderne) ; que le médecin peut être en mesure de refuser, parce qu'il la juge déraisonnable, la demande du patient ou du couple venant dans un Cecos (possibilité de rupture du dialogue entre le médecin et le couple) ; que les critères ou les limites qui permettent de distinguer manquent : chez le couple par exemple, habité par un désir démesuré voire exorbitant ou aveugle d'enfant ; chez le médecin qui n'est pas certain de la valeur technique ou éthique de sa décision.

2) Toute consultation est un accueil.

Le moyen et le but de toute consultation est donc d'abord d'accueillir, comme l'acte de relier (colligere) ce qui est séparé et qui est, comme je l'ai dit, en crise. L'accueil essentiel est évidemment l'acte par lequel le médecin ou l'hôpital répond à la crise du malade, porte cette crise à son attention, la recueille, c'est-à-dire la prend en charge pour la reprendre et la ressaisir à un niveau plus lucide, plus intellectuel, plus efficace, plus humain aussi parce que partagée et dite. Dans l'accueil, s'expriment donc non seulement l'idée, l'exigence et le devoir de réunion, mais aussi l'idée du refuge, du devoir de protection et celui du soulagement. Accueillir, c'est donc recueillir dans un lieu protecteur, un hôtel (qu'il soit hôtel de Dieu ou pas), un hospice, un hôpital, celui qui possède deux caractéristiques principales : la faiblesse d'une part et l'étrangeté d'autre part. Hostis en latin c'est l'hôte, c'est aussi l'étranger ; tellement étranger, éloigné ou extérieur à soi qu'il peut en devenir l'ennemi (hostis), hostile par définition et par étymologie. L'exigence principale de l'accueil ou de l'hospitalité n'est donc pas tellement celle du secours par amour ou par charité. C'est l'exigence d'un acte qui consiste à égaliser (hostire), à traiter d'égal à égal celui qui est faible, étranger voire ennemi. Accueillir alors c'est élever à une certaine dignité ou valeur morales celui que les circonstances diminuent ou affaiblissent au plan de la puissance et des faits, au plan du statut et du droit. C'est cette triple signification de l'accueil (réunion, protection, égalisation) qui s'incarne et se réalise dans notre tradition de l'hospitalité telle qu'elle s'exprime dans notre littérature, dans l'Odyssée d'Homère par exemple : aux chants VI et VII, Homère montre Ulysse abandonné et épuisé sur le rivage des Phéaciens. Émergeant des broussailles, nu, « comme un lion des montagnes », Ulysse apparaît dans une complète altérité, celle de la nature ou de l'animalité. Ensauvagé et barbare, Ulysse « effroyable et défiguré par la saumure », est accueilli seulement par Nausicaa à laquelle « Athéna donnait du courage et chassait la peur de ses membres ». Alors, après qu'Ulysse dise longuement « ma peine est lourde », est affirmé haut et fort l'exigence d'accueil : « Il nous faut l'accueillir. » Lavé, nourri, habillé, oint d'huile, Ulysse est purifié à la fois de la sauvagerie qui l'habitait et de l'étrangeté ou de l'altérité radicales qui le caractérisaient. Or cette purification (catharsis) est une véritable transfiguration : « Tout à l'heure en effet il me paraissait misérable, maintenant on dirait un des maîtres du vaste ciel. Ah ! si un tel héros pouvait être dit mon époux et habiter ici, s'il lui plaisait d'y demeurer… » proclame Nausicaa aux bras blancs.

On voit donc que l'exigence d'accueil n'est pas seulement celle du secours ; elle est aussi et surtout celle d'une élévation de statut qui amène l'hôte avec sa faiblesse, sa différence, son aspect dangereux, à la plus haute noblesse et à s'asseoir « en un fauteuil clouté d'argent » pour boire à la gloire de Zeus « l'ami des vénérables suppliants ». Telle est la logique de l'accueil : celle d'une égalisation qui repose sur l'idée d'une réciprocité : accueillir l'étranger, le faible ou le malade c'est comprendre que les deux positions des deux hôtes sont renversables et que ce qui les réunit, c'est cet échange possible (et même certain) des rôles. Accueillir, c'est dire « nous sommes semblables » : la différence entre nous n'est pas essentielle dans la mesure où elle n'est celle que de deux fonctions (l'une positive, l'autre négative) qui s'unissent dans un acte commun, comme l'extérieur et l'intérieur (le dehors et le dedans) s'unissent dans le passage d'un seuil. Nous ne sommes que les deux faces d'une même réalité. Cette idée se marque dans l'ambiguïté du terme d'hôte qui est à la fois celui qui reçoit et celui qui est reçu ; dans le terme grec de symbolon qui originairement désignait les deux parties d'un objet cassé en deux et que deux hommes pouvaient recoller ensemble afin de se reconnaître et de reconnaître leur communauté. Si donc accueillir c'est produire un symbole (un mettre ensemble), cette production ne peut se faire que par l'usage des symboles et de la parole qui est le lieu, le moyen et le but de la réciprocité.

3) Toute consultation est un dialogue.

L'expression des trois moments critiques (la souffrance du malade, la relation malade/médecin, la recherche d'une pensée lucide), la réunification de ce qui scindé (l'accueil) est nécessairement dialogique. Cela signifie trois choses que Jean-François Malherbe a parfaitement bien explicitées (J.-F. Malherbe, Pour une éthique de la médecine, Larousse, 1987).

  • Dans le dialogue, les interlocuteurs sont présents l'un à l'autre. Ils se manifestent réciproquement leur présence et doivent accepter l'écoute de l'autre. Pour le médecin, découle alors une exigence : celle de maintenir la présence (éviter la mort), celle de continuer le dialogue en reproduisant la présence du malade. Cette exigence est celle de la solidarité qui suppose écoute et aide c'est-à-dire la nécessité d'entrer dans la logique de la demande qui est faite au médecin, c'est-à-dire aussi la nécessité d'une compréhension.
  • Dans le dialogue, les interlocuteurs manifestent aussi leurs différences. Différence de statut, de position, de connaissance, d'avis. Dans le dialogue, chacun doit sentir qu'il a quelque chose à apprendre, à recevoir de l'autre comme autre, comme étranger. Le dialogue est donc le processus par lequel chacun tente de se décentrer par rapport à soi et de reconnaître sa propre finitude ou faillibilité : ses propres limites. Pour le médecin naît alors une seconde exigence, car la reconnaissance de la différence, c'est ce qu'on peut appeler la modestie. La modestie du médecin consiste donc à reconnaître qu'il ne peut pas tout faire ou tout prévoir, qu'il ne doit pas faire tout ce qui est techniquement possible, que faire le bien pour lui c'est en réalité ne pas faire le mal, que le bien véritable c'est ce que décide librement le malade lui-même après avoir été éclairé. Cette exigence de modestie est d'autant plus cruciale que la médecine moderne est de part en part technicisée et qu'elle possède une pente naturelle à déployer toute sa puissance.
  • Dans le dialogue enfin, les interlocuteurs maintiennent une équivalence (nous nous valons dans notre différence même). En conséquence, le dialogue implique la liberté et la responsabilité des interlocuteurs, leur autonomie (c'est parce qu'ils sont libres que les personnes sont équivalentes). Cette liberté passe par la contrainte du respect de la liberté de l'autre : en répondant à autrui je réponds de mes paroles et de mes actes. En répondant à, je réponds de. Cette double liberté est celle du médecin et du patient.

Ces trois exigences doivent être clairement maintenues afin d'échapper à trois attitudes antithétiques et néfastes : a) le première attitude consisterait à obéir immédiatement à la demande d'un couple sous prétexte qu'elle émane d'une souffrance presque indicible (il y aurait ici un refus de la différence, un refus de la capacité que possède le couple de réfléchir en se décentrant ou en introduisant une différence par rapport à soi-même) ; b) le seconde consisterait à informer le couple et à ne prendre aucunement position (ni pour ni contre), laissant au couple seul la responsabilité de la décision. Certes, cette responsabilité incombe pleinement au couple, mais ce dernier doit confronter sa liberté avec celle du médecin qui n'a pas que des connaissances mais possède aussi un avis, une certaine conception de ce qu'il faut faire, à la fois pour le couple, l'enfant à naître, la famille existante, la société qui a ses propres exigences. Ne pas conseiller, ne pas dire ce qu'il faudrait faire (même avec des doutes et des incertitudes) serait refuser l'exigence d'équivalence. c) Troisième attitude néfaste enfin : imposer une position autoritairement ou unilatéralement en se substituant à la liberté du malade ou du couple : ce qui serait le refus des trois exigences dégagées plus haut et l'abolition du dialogue.

4) Toute consultation possède donc des fonctions informative ou descriptive, explicative, compréhensive et prescriptive. C'est la fonction du dialogue que de nouer, de manière vivante, ces quatre fonctions.

  • Le couple demande des informations sur les risques, les chances (de procréation), le rapport (au sens mathématique) entre les deux.
  • Il demande des explications sur les différents mécanismes mis en œuvre. Il doit aussi être informé sur des risques ou des exigences qu'il ne soupçonne pas (risque pour soi, pour l'enfant, le couple lui-même).
  • Il demande une compréhension, c'est-à-dire la pensée en intériorité de ses motifs.
  • Il demande aussi une prescription, une autorisation portant sur le pouvoir et le devoir : Est-ce que je peux ? Les risques encourus sont-ils trop grands ? Est-ce que je dois ? Est-ce bon pour moi et pour ma famille ? Qu'est-ce que le bon dans ma situation ?

Il me semble que les vertus éthiques du dialogue entre le médecin et le malade reposent sur l'entremêlement de ces quatre fonctions dont aucune ne saurait demeurer pure ou séparée. Devant la souffrance, une explication sans compréhension, une information sans prescription, etc., me paraissent des fautes morales. Ces fautes s'adossent à l'illusion selon laquelle l'analyse d'une situation humaine et périlleuse pourrait être neutre, objective et froide : l'illusion d'une rationalité pure alors que le dialogue cherche le raisonnable approximatif et intéressé, un essai aux deux sens montaniens du terme que j'avais dégagés au début.

Disons pour terminer ces rapides remarques qu'elles mettent au jour un présupposé que j'ai essayé sommairement de poser : à savoir qu'une personne humaine n'est pas un principe substantiel qui demeurerait intact en chacun d'entre nous (sujet, âme, raison, etc.). Une personne n'est même pas une entité. Elle est un réseau de relations qui est en devenir. Elle est donc un processus symbolique où se joue une dialectique du séparer et du lier, qui est la nature du long processus de l'accueil. D'une certaine manière, on pourrait dire qu'un homme est un être qui est accueilli pour accueillir, tant il est vrai qu'un enfant qui vient de naître doit être accueilli, qu'il est notre hôte pour que justement il le devienne et que, nous qui le sommes, nous le devenions.

Pierre-Henry Frangne

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