Pierre-Henry Frangne : Figuration et abstraction. Robert Lapoujade face à la critique philosophique de Jean Hyppolite et
Jean-Paul Sartre
Pierre-Henry Frangne est Professeur en philosophie de l'art à l'université
de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication). Sur ses activités de recherche
et ses publications, voir sa page personnelle sur le site de l'université de Rennes 2.
© Pierre-Henry Frangne.
Mis en ligne le 13 juillet 2016.
Figuration et abstraction
Robert Lapoujade face à la critique philosophique de Jean Hyppolite et
Jean-Paul Sartre
« La forme à voir est à naître. »
Robert Lapoujade
« “L'hostilité primitive du
monde, à travers les millénaires remonte vers nous” (Camus). Mais qu'importe
cette hostilité pour l'homme moyen ? Le désordre de la nature, s'il en est
un, ne nous est presque plus apparent dans son évidence primitive, parce que
nous nous sommes entrainés à la voir selon notre ordre. »
Robert Lapoujade
Introduction
Né en 1921 et mort en 1993, Robert Lapoujade est l'auteur
autodidacte d'une œuvre polymorphe et foisonnante, s'étendant sur plus d'un
demi-siècle, et qui apparaît tout à fait étonnante au sens strictement
philosophique et grec du terme. En ce sens que Platon et Aristote ont explicité
et qu'ils ont légué à notre culture, une œuvre, une pensée ou une production
qui s'étonnent, sont par principe — et non accidentellement —
ambivalentes : elles sont à la fois merveilleuses mais inquiétantes, à la
fois fascinantes mais critiques, à la fois engagées mais distanciées, et
toujours dans la conscience de leurs propres limites, de leurs propres
difficultés et de leurs propres apories, qu'elles possèdent pourtant la force
de soutenir. Pour une pensée qui s'étonne, il n'y a pas d'évidence, ou, plus
exactement il y a une « profondeur de l'évidence » qui est à
explorer. L'œuvre de Robert Lapoujade est étonnante en ce sens-là et à
plusieurs titres ; et ce sont ces titres (j'en dénombrerai quatre, qui
seront l'objet de ma première partie) que je voudrais repérer afin de tenter
d'en rendre raison, en en manifestant (dans ma seconde partie intitulée
« une explosion à gouverner ») comme le centre de gravité —
comme la courbe génératrice ou comme le principe s'y déployant — qui se
noue au sortir de la seconde guerre mondiale, de la fin des années quarante au
début des années soixante. À ce moment où l'artiste passe de la figuration à l'abstraction tout en
demeurant attaché au réalisme et en commençant une œuvre cinématographique
nécessairement figurative et parallèle à son travail pictural, Lapoujade prend
conscience de son art autant comme une activité poïétique (fabricatrice ou
créatrice) que comme une expérience conçue comme un lieu d'essais, d'exercices
et de tensions, comme un processus se mouvant par scissions ou contradictions
internes, comme un transit se déployant par décentrements et par altérations,
et qu'il désigne souvent du terme philosophique (grec aussi) de dialectique.
1) Quatre
étonnements
Le premier titre qui rend l'œuvre de Lapoujade étonnante est
celui du passage des arts, c'est-à-dire de sa pluridisciplinarité ou de
l'intermédialité que ce passage effectue. Car Lapoujade a expérimenté le
dessin, l'illustration (du Dialogue des
Carmélites de Georges Bernanos en 1945 à Droites
Distances d'Alice Colanis, Librairie de Saint-Germain-des-Prés, 1973), la peinture (sa première exposition date de 1939, sa
dernière de 1992), la gravure, la littérature sous le forme romanesque (L'Inadmissible, Denoël, 1970, adapté au
cinéma par lui-même en 1973 sous le titre Le
Sourire vertical) ou sous la forme théâtrale (la pièce de 1977 De l'une à l'autre ou La Raie médiane ; les représentations, avec Marie-France Coppeaux, ont
lieu à la bibliothèque municipale de Boulogne-sur-Mer et à Coulommiers en
février 1978),
le cinéma expérimental à partir de 1959 et jusqu'à 1967, le film ou
l'émission de télévision, le cinéma de
long métrage (Le Socrate (90 mn), dialogues de Colette Audry et Jean-Patrick
Manchette, musique de Bernard Parmegiani ; Le Sourire vertical, (1h50, dialogues de R. Lapoujade, musique de Patrice Sciortino, présenté à la quinzaine des
Réalisateurs au festival de Cannes de 1973), le cinéma d'animation image par
image enfin (Les Mémoires de Don Quichotte, comédie musicale en marionnettes
commencée en 1977, restée inachevée en 1981, musique de Claude Nougaro et
Romain Didier). Il y a donc chez Lapoujade la volonté d'expérimenter, au sein
d'un continuel mais mouvementé travail de peintre, toutes les modalités de
l'image, tous les modes de la visibilité, tous les types de fiction ou
d'imaginaire sans, d'une part, que ces modalités, ces modes et ces types ne
soient complètement cloisonnés ; sans, d'autre part, qu'ils ne s'unissent
ou ne fusionnent au sein d'une œuvre qui les contiendrait tous en une œuvre
totale, mais avec l'idée plus modeste qu'ils dialoguent et qu'ils s'essayent en
ouvrant un champ infini de possibles et d'expérimentations. Ce champ se place
toujours, selon Lapoujade, aux avant-postes de l'art et même des problèmes
socio-politiques ; il est constamment ouvert sur l'inédit, l'inouï et,
pourrait-on dire, l'invu ; il est pourtant incessamment adossé à la tradition
qu'il reprend et qu'il tord tout à la fois en une continuité brisée,
l'éloignant par là des avant-gardes.
Le second titre à l'étonnement est celui d'une constante
réflexivité de l'art de Lapoujade. Cette auto réflexivité passe par la
pédagogie (il fut professeur à l'école Alsacienne de Paris à la fin des années
cinquante, chargé de cours de cinéma, jusqu'en 1971, à
l'école du cinéma et de photographie de Vaugirard, professeur à l'école
supérieure des Arts Décoratifs de Paris jusqu'en 1986), par la réalisation
d'émissions de télévision sur l'art (interview de peintres étrangers lors de la
biennale de Paris en 1961, Des peintres
et du cinéma de 1962, Une leçon de
peinture par R. Lapoujade en 1991 par exemple), par l'élaboration
d'articles (« Peinture et réalisme », Les Lettres françaises,
septembre 1960 ; « La Réalité du réel », dans la revue lausannoise
Pour l'art, n°75, décembre
1960), par la prononciation de conférences (à la Société Française d'Esthétique
présidée par ƒtienne Souriau sur « La signification et la matière en
peinture » le 21 mai 1960), enfin par la rédaction d'essais sur l'art. Du côté de la pratique comme du côté de la théorie
alimentée par les lectures de Malraux, de Sartre ou de Merleau-Ponty ou par les
discussions avec François Châtelet, Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze,
Olivier Revault d'Allonnes, Marguerite Duras, etc., l'œuvre de Lapoujade ne se
conçoit donc pas en dehors du cercle qui réunit et qui sépare le faire et la
pensée du faire, en dehors d'une réflexion interrogative sur ce que peut vouloir dire
peindre, sur l'essence de la création ou de la réception des images de l'art de
part en part déployée en son histoire. À ce titre, l'art de Lapoujade se
considère lui-même comme moderne au sens où, comme il le dit au début des Mécanismes de fascination, la « peinture moderne »
commence à « la prise de conscience » qu'elle est « un langage,
abstrait par essence, en tant que langage ». Mais,
« moderne », l'art de Lapoujade ne se pense pas comme contemporain si
par « contemporain » on entend comme aujourd'hui ce moment où l'art
rend visible, non seulement son aspect autoréflexif mais aussi et surtout son
caractère profondément problématique comme on le voit par exemple chez les Américains
et notamment chez Roy Lichtenstein qui déclarait en 1972 : « Qu'est-ce que vous
pouvez bien peindre qui ne soit absolument ridicule ? » Pour
Lapoujade au contraire, la peinture et l'art se pensent toujours eux-mêmes mais
ils ne sont jamais « ridicules » c'est-à-dire au bord d'une fin,
d'une mort ou d'une impossibilité ; cette fin ou cette mort diagnostiquée
par l'hégélianisme d'Arthur Danto devant les Brillo box d'Andy Warhol. En 1960, au moment de la naissance du
Nouveau Réalisme, Lapoujade écrit : « Suffit-il sans craindre le
ridicule d'exposer une automobile compressée comme le fit César au dernier
Salon, de passer une toile au Roulex avec une seule couleur au nom de la
religion Zen (Yves Klein), d'intituler en titres royaux quelques gestes rageurs
et spontanés (Mathieu) pour établir définitivement la matérialité d'une œuvre
— son ontologie — et en fonder la signification ? » Chez Lapoujade, l'art et la peinture n'abandonnent
jamais, ni l'immémoriale vocation de manifester la beauté du monde, ni la
romantique opération, non de « subtiliser la matière » comme il le
dit, mais de la transcender en style et en significations à partir de la
volonté sans cesse renouvelée de l'expression. En ce sens, et dans la considération de la beauté comme un
absolu, son art se veut sans cesse philosophique ou philosophant ;
dans tous les cas, éminemment spéculatif.
À la tension des images et des arts et à celle de la
théorie et de la pratique, s'en ajoute une troisième qui constitue le troisième
titre que j'annonçais en commençant. Il s'agit de la tension entre l'aspect
spéculatif et l'aspect continuellement engagé de l'œuvre de Lapoujade. Pour
elle, la création n'est jamais une pure contemplation (relevant de ce qu'ƒtienne
Gilson appelle en 1958 un « théorétisme esthétique ») dans
la mesure où elle est toujours conçue comme une réponse active, concrète, à la
fois métaphysique et historique, et à une condition et à une situation : à
la condition de la liberté humaine adossée à sa finitude puisque « la
beauté, c'est l'homme confinant à la mort dans l'intensité même de sa vie » ;
à une situation historique perpétuellement changeante au gré des soubresauts
des affaires humaines : la bombe atomique, la guerre et la torture en
Algérie, le socialisme, les manifestations, etc. L'art de Lapoujade se déploie
entre les deux pôles de ces deux tentations : celle qu'il appelle
« ontologique » par laquelle la peinture principalement voit
« au seuil de l'être » et fabrique une présence qui fouille et
explore celle de l'homme au monde ; la tentation socio-politique qui condamne
sévèrement autant la doctrine de l'art pour l'art que le réalisme socialiste,
et qui fait de la pratique artistique une intervention extrêmement critique et
dénonciatrice, au sein de l'actualité, de tous les simulacres et de toutes les
dominations du monde contemporain. Les premières lignes des Mécanismes de fascination disent bien
cette ambivalence : « L'art, sous toutes ses formes, est une manière
pour l'homme de s'engager essentiellement, de s'éprouver, d'exercer sa liberté
à travers la multitude de liens, de rencontres, de projets, de coïncidences,
— au sein d'une actualité. Cependant, témoin millénaire du même jour et
de la même ombre, l'homme n'est jamais que passage. Mais passage collectif, et,
par là, continuité malgré l'innombrable rupture. »
Le quatrième et dernier titre à l'étonnement est
l'hésitation perpétuellement entretenue par Lapoujade à partir de la fin des
années quarante, entre la figuration et l'abstraction. C'est cette hésitation
maintes fois thématisée par Lapoujade lui-même qui semble condenser les étonnantes
tensions que je viens d'évoquer ; c'est elle qui explique le passage des
arts, qui motive l'autoréflexivité de l'œuvre, qui rend l'œuvre critique et
subversive en la transformant en instrument de combat contre le réel, contre
les situations socio-politiques, contre les mouvements de l'art contemporain
des années soixante. C'est elle qui est le nœud théorique qui opère la
rencontre des textes de Lapoujade avec la philosophie qu'il cite et utilise
constamment. C'est elle, enfin, qui circonscrit le problème esthétique à partir
duquel se fera la rencontre de l'œuvre de Lapoujade avec deux
philosophes : Jean Hyppolite d'abord, condisciple de Sartre, Raymond Aron,
Georges Canguilhem, grand ami de Maurice Merleau-Ponty, qui assista aux cours
d'Alexandre Kojève à l'EHESS et qui fut, au sortir de la guerre, le grand
traducteur et le grand commentateur de la Phénoménologie
de l'esprit de Hegel — le texte d'Hyppolite est la préface aux Mécanismes de fascination publiés 1955 — ;
Jean-Paul Sartre ensuite (dont Lapoujade fit plusieurs fois le portrait
pictural et cinématographique) dans un texte de 1961 —
« Le peintre sans privilège » — pour un catalogue d'exposition
de la galerie Pierre Domec où étaient présentées dix-neuf toiles sur la
violence politique (« L'explosion », « Triptyque sur la
torture », « Affrontement », « Panique »,
« Service d'ordre », « Barricades », etc.).
Ces deux textes ont selon moi deux fonctions : ils
commentent la peinture de Lapoujade du point de vue du double engagement
existentiel dont je parlais (ontologique pour Hyppolite et politique pour
Sartre) ; ils montrent aussi l'enracinement de la pratique et de la
théorie de Lapoujade dans la philosophie qui lui est contemporaine, à savoir la
phénoménologie, l'existentialisme et l'hégélianisme dont la France est le
théâtre à la fin des années quarante et au début des années cinquante. Ces deux
textes forment donc avec ceux de Lapoujade lui-même une sorte de cercle ou de
chambre d'échos au sein de laquelle se répercute l'idée que Merleau-Ponty dit très
bien en 1947, au sortir d'une conférence d'Hyppolite à l'Institut d'ƒtudes
Germaniques : « Il y a un existentialisme de Hegel en ce sens que
pour lui, l'homme n'est pas d'emblée une conscience qui possède dans la clarté
ses propres pensées, mais une vie donnée à elle-même qui cherche à se
comprendre elle-même. »
Merleau-Ponty montre ainsi comment c'est à partir de Hegel que se développent
les philosophies contemporaines « du marxisme, de Nietzsche, de la
phénoménologie, de l'existentialisme allemand, de la psychanalyse ».
2) « Une
explosion à gouverner »
Or, c'est cette obscurité et cette opacité vivantes que
supposent toutes ces philosophies qui se retrouvent dans la peinture abstraite
de Lapoujade dès 1949 et de laquelle se sont enfuies les choses et les figures
stables, les histoires et les anecdotes, pour ne nous donner à voir qu'une
absence d'évidence ; pour ne donner à voir que ce que Lapoujade appelle
sans cesse un « trouble » qui est la véritable beauté fascinante. Car pour lui
comme pour Hyppolite, la peinture abstraite, tout d'abord, se doit d'être
négative : elle se doit d'abolir cette pseudo transparence de la
figuration ou de la représentation (ce « mal à voir ») qui cache et
qui oublie le regard et la peinture mêmes ainsi que leurs opérations. La
peinture abstraite doit s'offrir, non comme une fenêtre ouverte cherchant à s'effacer dans sa trouée, mais comme un
écran sur lequel le regard vient
buter et qu'il ne saurait traverser pour demeurer toujours face à lui-même.
« La peinture [dit Lapoujade], c'est le monde en nous : son ambition
est d'opposer au Réel des écrans révélateurs, aussi réels que lui et auxquels
bientôt il ressemble. » Si,
en effet, la peinture est langage répète Lapoujade, alors, comme tout langage
en régime hégélien, elle doit tuer le « réel » afin de le remplacer
et de le distancier ; afin de lui substituer ce que Lapoujade appelle la
« réalité » qui
est un univers de significations proprement humain, un univers œuvré. « La
vie la plus intense doit mourir pour que soient restitués au plan pictural les
mouvements qui la parcouraient Ô'de son vivant''. »
L'univers formé ou informé est donc vivant de la mort du monde donné ; ce
monde donné se trouvant alors essentialisé et stylisé comme dans le souvenir
dont la remémoration est toujours une condensation, une distillation et une
reconstruction. Mais ce monde langagier fait de formes stylisées et de
significations serait lui-même mort s'il avait définitivement tué le monde en
le capturant. Aussi Lapoujade, cité par Hyppolite, continue-t-il en
disant : « La vie, par l'acte de peindre, accomplit sa propre
capture, et ne perd son immédiate réalité que pour la reconquérir plus
vraie : au regard de quoi le vivant n'est plus alors que sa caricature. » La
peinture qui est la vie se donnant le spectacle d'elle-même par la médiation
des significations humaines doit alors dépasser et conserver (en un mouvement
contradictoire que Hegel appelle une Aufhebung)
l'informe sur lequel elle est entée. Sous peine de devenir la copie caricaturée
de la vie, la peinture doit abandonner l'imitation et se faire abstraite afin
de s'installer dans « la vibration des apparences qui est le berceau des
choses » ; afin de « nous donner le spectacle d'elle-même dans
l'énigmatique affleurement du sens, là où le non-sens est toujours possible ». Pour
Lapoujade et pour Hyppolite, l'abstraction est la vérité de la peinture et est
le contraire d'une peinture de l'absurde, de la négation de l'homme ou de
l'impossibilité de communiquer. Elle est la vérité de la peinture parce que,
non mimétique mais expressive, elle projette sur ses écrans l'image de l'homme
comme négation et comme création de formes précaires et labiles. Ces formes
doivent être nécessairement précaires et labiles parce qu'elles doivent
contenir l'informe et la contingence dont elles sortent et dont elles ne
sauraient se garder complètement pures sous peine d'être formes vides,
conventionnelles et mortes. Dans cette pensée dialectique et téléologique, la
peinture figurative alors est une peinture abstraite qui ne se sait pas comme
telle (« en soi » dit Hyppolite), c'est-à-dire qui ne sait pas encore
qu'elle est une peinture « concrète », qui affiche sa picturalité
(qui devient donc « pour soi ») dans des formes (qui ne sont ni
figures, ni dessins, ni configurations) s'interdisant d'oublier l'informel et
l'insignifiance de la matière et de la contingence du monde :
« Aujourd'hui, la peinture commence son histoire. Elle est devenue un
moyen d'expression autonome ; elle n'est plus obligée de passer par le truchement
de la représentation pour signifier des émotions. »
Alors et bien évidemment, c'est l'opposition entre peinture
figurative et peinture abstraite qui perd toute sa pertinence et c'est cette
perte qui permet tour à tour à Lapoujade de réclamer un nouveau et supérieur
réalisme de l'intériorité, de critiquer
le réalisme comme l'abstraction, de produire
leur échange réciproque contre les images et les formes conventionnelles de
l'art, de passer de l'un à l'autre, de les maintenir l'un et l'autre du côté de
l'abstraction picturale comme du côté de la figuration cinématographique. Que
l'on soit du côté de la représentation ou du côté de l'abstraction, c'est
toujours la même présence concrète de formes mouvantes et animées, la présence
matérielle d'une surface colorée, fractionnée, que Lapoujade tente de donner à
voir, et dans la fixité de la peinture, et dans la temporalité du cinéma, qu'il
soit expérimental ou qu'il soit narratif. Dans tous les cas, c'est cette
distance et cette déprise généralisée eu égard aux illusions de transparence de
la représentation qu'engendre l'œuvre de Lapoujade au profit de la présence
opacifiante de l'écran de la toile blanche de la peinture ou de la salle de
cinéma, écran à la surface duquel advient « une version neuve de la
réalité du réel ». Quels
que soient les différents médiums qu'il utilise ou qu'il explore, et parce que
« la forme est le devenir de l'informe », l'art de Lapoujade se pense
fondamentalement comme un art d'animation et du temps ; un art
profondément musical comme il l'était chez Kandinsky ; un art de la
modulation et de la vibration qui ne connaît pas — comme la nature et le
paysage note Lapoujade —
d'à-plat. C'est donc
un art du passage et de la métamorphose dont il n'est pas étonnant qu'il
s'accomplisse — mais sans pour autant abandonner la peinture selon la
logique hégélienne de la conservation et du dépassement — dans l'art
cinématographique.
Dans « Le peintre sans privilèges »,
Sartre insiste à sa manière et, paradoxalement, dans le sens de l'engagement
politique de Lapoujade. Pour Sartre, plus l'art de Lapoujade est engagé
picturalement, plus il l'est politiquement car, précise-t-il, « la
peinture crève à l'instant même où l'on veut l'asservir à des fins étrangères
(366) ». La dénonciation de la violence, de l'injustice, de la torture, de
la guerre et de la domination ne doivent donc pas prendre les chemins balisés
et convenus de l'idée, du signe, du symbole et même de l'image. Elle ne doit
même pas prendre les défilés des Horreurs
de la guerre à la Jacques Callot ou à la Francesco Goya : car il
y aurait « trahison partout »,
figuration, esthétisation et embellissement de l'horreur c'est-à-dire sa
suppression engendrant son absence : « Nous
ne pouvons, s'il s'agit des hommes et de leurs peines, accepter ni la
figuration de l'horreur ni sa disparition sous les splendeurs. » Si donc la beauté ne veut pas passer
outre l'horreur de la violence et ainsi trahir la cause de la justice, alors
elle doit accueillir en elle l'horreur, elle doit faire descendre l'indignation
« dans son pinceau ». Pour
effectuer cela, à savoir une transformation qui n'est pas une transfiguration,
l'art doit se faire communication sans message et la beauté doit se faire
« explosante-fixe », une
beauté « vivante » c'est-à-dire « toujours en chantier »,
en précarité, en profondeur, par laquelle « elle n'est pas un aplat ». Telle est la
nécessité à la fois picturale, ontologique et politique de l'abstraction qui
veut « une présence concrète dans tout le tableau », une présence qui
s'éprouve dans la matérialité et dans la densité de l'empâtement. « Quand
on en vient à jeter la ressemblance par-dessus bord [écrit Sartre], à prévenir
que toute similitude entre l'image et la réalité ne peut être que fortuite, le
sens, libéré par l'effondrement de la représentation,
se manifeste par son aspect négatif ; il est le chiffre de son échec, il
miroite à travers les dissemblances, les lacunes, les à-peu-près, les
indéterminations voulues. »
Bref, l'art de Lapoujade est une série de coups de dés qui
jamais n'abolira le hasard, il est « une explosion à gouverner », une
« explosion sans maître » qui
réclame la disparition picturale de l'artiste comme le coup de dés mallarméen
réclamait « la disparition élocutoire du poète qui cède l'initiative aux
mots » montrant des choses dans le mouvement de leur disparition, de leur
naufrage ou de leur dissémination pourtant constamment contenue. Voilà le
peintre sans privilèges : le peintre qui « arrache par sa peinture le
masque de l'artiste » parce qu'il renonce à la virtuosité et à sa propre
mise en scène que suppose toute représentation et parce que, quand il peint une
foule, il la peint de l'intérieur, comme participant à sa houle inconsciente et
obscure, comme faisant lui-même l'épreuve de son jaillissement et de son
« unité explosive » (382). Le peintre alors n'est plus un simple
contemplateur ou une simple conscience extérieure maîtresse d'elle-même, car il
agit et pâtit tout à la fois dans son engagement pratique au sein d'une toile
qui n'est plus qu'une présence sensible où le sens n'est ni exprimé, ni
dévoilé, ni montré, mais profondément incarné. Selon Sartre, de même que
« l'âme c'est le corps visible » et
ainsi ne veut rien dire parce que cela engendrerait une distance entre le
sentiment et son expression, de même l'œuvre d'art en tant qu'elle est belle ne
veut rien signifier. Elle n'est pas un vouloir dire ou un vouloir faire
voir : elle est immédiatement un dire ou un voir qui est un sentir,
exactement comme le corps ne montre pas un sentiment mais s'identifie à
lui : est le sentiment. C'est dans cette perspective que l'art de
Lapoujade acquiert ainsi une puissante portée politique et éthique qui ne se
tient pas à distance de l'œuvre dans ses significations ou dans ses commentaires,
mais qui se trouve à même le déploiement de son art et à même la réduction de
cet art « à l'austérité somptueuse de son essence », comme
dit Sartre. Cette signification — indissolublement politique, éthique et
artistique donc — est l'exigence de solidarité induite et suggérée par la
posture du peintre s'effaçant dans l'anonymat de ses œuvres et pouvant dire
comme Sartre lui-même à la fin des Mots
qu'il est « tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous,
et que vaut n'importe qui ».
Conclusion
Dans l'interprétation d'Hyppolite et de Sartre l'abstraction
lapoujadienne n'est donc pas la complète absence de figuration ; elle n'en
est pas le dépassement mais le simple
déplacement de manière à nous faire
comprendre que le désordre et l'insignifiance ne sont pas l'autre côté inverse
de la signification. Bien au contraire, le désordre et l'insignifiant sont la
trame même (la pâte) toujours rompue et toujours reprise de la signifiance,
trame informe qu'il faut constamment voir dans toutes les formes afin
d'échapper aux illusions de transparence et de toute puissance de la
conscience. Le cinéma expérimental ou narratif de Lapoujade, porte la marque de
ce principe à l'œuvre dans toute sa peinture : l'envahissement des images,
leur accumulation, leur surcharge, leur passage abrupt, leur agressivité d'une
part ; la pratique démesurée jusqu'à la saturation des références
culturelles d'autre part (Le Sourire
vertical, ouvert sur la formule « tout homme qui se prend complètement
au sérieux est un malade », est plein de ce jeu ironique qui brise
l'histoire et transforme le film en un palimpseste surchargé et confus), tout
cela consomme ce mouvement d'abstraction par lequel c'est l'infraconscience de
nos perceptions, de nos émotions, de notre imagination de nos désirs, de nos
significations et de notre culture qui est donné à voir et à sentir.
Ainsi, dans cet échange réciproque du regard du
peintre-philosophe que s'est constamment voulu Lapoujade et des deux
philosophes s'intéressant à la peinture dont je vient de parler, se montre le
même souci de faire surgir sous la réflexion l'ensemble des processus
irréfléchis qui se passent derrière le dos de la réflexion et dont elle est
tissée. Ce souci est strictement phénoménologique : au sens de Husserl et
de Sartre d'une description de la manière dont le monde apparaît à la
conscience ; au sens de Hegel et d'Hyppolite du déploiement dialectique du
mouvement concret par lequel l'esprit s'apparaît à lui-même et se réalise (et
réalise sa liberté) à partir des mécanismes les plus enfouis du désir. Dans ces
deux faces que la phénoménologie nous montre dans les années cinquante et soixante,
dans ces deux faces de la phénoménologie comme méthode de compréhension de ce
qui apparaît sur un strict plan d'immanence (et malgré la grande distance qui
existe entre ces deux faces de la phénoménologie), c'est toujours la même
critique de la conscience comme réceptacle clos ingérant le monde extérieur
sous forme de représentations intérieures et fixes qui se joue. C'est, ainsi et
bien au contraire, l'idée de la conscience ou de l'esprit comme rapports ou
relations (extrêmement labiles, une explosion, un « grand vent », dit
Sartre), c'est-à-dire comme mouvement et comme processus, qui se libère. C'est
ce mouvement et ce processus que l'œuvre de Lapoujade montre, fouille et
explore et, même, devrait-on dire pour terminer, qu'effectivement elle est.
Pierre-Henry Frangne