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Pierre-Henry Frangne : Figuration et abstraction. Robert Lapoujade face à la critique philosophique de Jean Hyppolite et Jean-Paul Sartre

Pierre-Henry Frangne est Professeur en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication). Sur ses activités de recherche et ses publications, voir sa page personnelle sur le site de l'université de Rennes 2.

© Pierre-Henry Frangne.

Mis en ligne le 13 juillet 2016.


Figuration et abstraction
Robert Lapoujade face à la critique philosophique de Jean Hyppolite et Jean-Paul Sartre

« La forme à voir est à naître. »

Robert Lapoujade[1]

« “L'hostilité primitive du monde, à travers les millénaires remonte vers nous” (Camus). Mais qu'importe cette hostilité pour l'homme moyen ? Le désordre de la nature, s'il en est un, ne nous est presque plus apparent dans son évidence primitive, parce que nous nous sommes entrainés à la voir selon notre ordre. »

Robert Lapoujade[2]

Introduction

Né en 1921 et mort en 1993, Robert Lapoujade est l'auteur autodidacte d'une œuvre polymorphe et foisonnante, s'étendant sur plus d'un demi-siècle, et qui apparaît tout à fait étonnante au sens strictement philosophique et grec du terme. En ce sens que Platon et Aristote ont explicité et qu'ils ont légué à notre culture, une œuvre, une pensée ou une production qui s'étonnent, sont par principe — et non accidentellement — ambivalentes : elles sont à la fois merveilleuses mais inquiétantes, à la fois fascinantes mais critiques, à la fois engagées mais distanciées, et toujours dans la conscience de leurs propres limites, de leurs propres difficultés et de leurs propres apories, qu'elles possèdent pourtant la force de soutenir. Pour une pensée qui s'étonne, il n'y a pas d'évidence, ou, plus exactement il y a une « profondeur de l'évidence » qui est à explorer. L'œuvre de Robert Lapoujade est étonnante en ce sens-là et à plusieurs titres ; et ce sont ces titres (j'en dénombrerai quatre, qui seront l'objet de ma première partie) que je voudrais repérer afin de tenter d'en rendre raison, en en manifestant (dans ma seconde partie intitulée « une explosion à gouverner ») comme le centre de gravité — comme la courbe génératrice ou comme le principe s'y déployant — qui se noue au sortir de la seconde guerre mondiale, de la fin des années quarante au début des années soixante. À ce moment où l'artiste passe de la figuration à l'abstraction[3] tout en demeurant attaché au réalisme et en commençant une œuvre cinématographique nécessairement figurative et parallèle à son travail pictural, Lapoujade prend conscience de son art autant comme une activité poïétique (fabricatrice ou créatrice) que comme une expérience conçue comme un lieu d'essais, d'exercices et de tensions, comme un processus se mouvant par scissions ou contradictions internes, comme un transit se déployant par décentrements et par altérations, et qu'il désigne souvent du terme philosophique (grec aussi) de dialectique.

1) Quatre étonnements

Le premier titre qui rend l'œuvre de Lapoujade étonnante est celui du passage des arts, c'est-à-dire de sa pluridisciplinarité ou de l'intermédialité que ce passage effectue. Car Lapoujade a expérimenté le dessin, l'illustration (du Dialogue des Carmélites de Georges Bernanos en 1945 à Droites Distances d'Alice Colanis, Librairie de Saint-Germain-des-Prés, 1973[4]), la peinture (sa première exposition date de 1939, sa dernière de 1992), la gravure, la littérature sous le forme romanesque (L'Inadmissible, Denoël, 1970, adapté au cinéma par lui-même en 1973 sous le titre Le Sourire vertical) ou sous la forme théâtrale (la pièce de 1977 De l'une à l'autre ou La Raie médiane ; les représentations, avec Marie-France Coppeaux, ont lieu à la bibliothèque municipale de Boulogne-sur-Mer et à Coulommiers en février 1978), le cinéma expérimental à partir de 1959 et jusqu'à 1967[5], le film ou l'émission de télévision[6], le cinéma de long métrage (Le Socrate (90 mn), dialogues de Colette Audry et Jean-Patrick Manchette, musique de Bernard Parmegiani ; Le Sourire vertical, (1h50, dialogues de R. Lapoujade, musique de Patrice Sciortino, présenté à la quinzaine des Réalisateurs au festival de Cannes de 1973), le cinéma d'animation image par image enfin (Les Mémoires de Don Quichotte, comédie musicale en marionnettes commencée en 1977, restée inachevée en 1981, musique de Claude Nougaro et Romain Didier). Il y a donc chez Lapoujade la volonté d'expérimenter, au sein d'un continuel mais mouvementé travail de peintre, toutes les modalités de l'image, tous les modes de la visibilité, tous les types de fiction ou d'imaginaire sans, d'une part, que ces modalités, ces modes et ces types ne soient complètement cloisonnés ; sans, d'autre part, qu'ils ne s'unissent ou ne fusionnent au sein d'une œuvre qui les contiendrait tous en une œuvre totale, mais avec l'idée plus modeste qu'ils dialoguent et qu'ils s'essayent en ouvrant un champ infini de possibles et d'expérimentations. Ce champ se place toujours, selon Lapoujade, aux avant-postes de l'art et même des problèmes socio-politiques ; il est constamment ouvert sur l'inédit, l'inouï et, pourrait-on dire, l'invu ; il est pourtant incessamment adossé à la tradition qu'il reprend et qu'il tord tout à la fois en une continuité brisée, l'éloignant par là des avant-gardes.

Le second titre à l'étonnement est celui d'une constante réflexivité de l'art de Lapoujade. Cette auto réflexivité passe par la pédagogie (il fut professeur à l'école Alsacienne de Paris à la fin des années cinquante, chargé de cours de cinéma, jusqu'en 1971, à l'école du cinéma et de photographie de Vaugirard, professeur à l'école supérieure des Arts Décoratifs de Paris jusqu'en 1986), par la réalisation d'émissions de télévision sur l'art (interview de peintres étrangers lors de la biennale de Paris en 1961, Des peintres et du cinéma de 1962, Une leçon de peinture par R. Lapoujade en 1991 par exemple), par l'élaboration d'articles (« Peinture et réalisme », Les Lettres françaises, septembre 1960 ; « La Réalité du réel », dans la revue lausannoise Pour l'art, n°75, décembre 1960), par la prononciation de conférences (à la Société Française d'Esthétique présidée par ƒtienne Souriau sur « La signification et la matière en peinture » le 21 mai 1960), enfin par la rédaction d'essais sur l'art[7]. Du côté de la pratique comme du côté de la théorie alimentée par les lectures de Malraux, de Sartre ou de Merleau-Ponty ou par les discussions avec François Châtelet, Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze, Olivier Revault d'Allonnes, Marguerite Duras, etc., l'œuvre de Lapoujade ne se conçoit donc pas en dehors du cercle qui réunit et qui sépare le faire et la pensée du faire, en dehors d'une réflexion interrogative sur ce que peut vouloir dire peindre, sur l'essence de la création ou de la réception des images de l'art de part en part déployée en son histoire. À ce titre, l'art de Lapoujade se considère lui-même comme moderne au sens où, comme il le dit au début des Mécanismes de fascination, la « peinture moderne » commence à « la prise de conscience » qu'elle est « un langage, abstrait par essence, en tant que langage[8] ». Mais, « moderne », l'art de Lapoujade ne se pense pas comme contemporain si par « contemporain » on entend comme aujourd'hui ce moment où l'art rend visible, non seulement son aspect autoréflexif mais aussi et surtout son caractère profondément problématique comme on le voit par exemple chez les Américains et notamment chez Roy Lichtenstein qui déclarait en 1972 : « Qu'est-ce que vous pouvez bien peindre qui ne soit absolument ridicule ? » Pour Lapoujade au contraire, la peinture et l'art se pensent toujours eux-mêmes mais ils ne sont jamais « ridicules » c'est-à-dire au bord d'une fin, d'une mort ou d'une impossibilité ; cette fin ou cette mort diagnostiquée par l'hégélianisme d'Arthur Danto devant les Brillo box d'Andy Warhol. En 1960, au moment de la naissance du Nouveau Réalisme, Lapoujade écrit : « Suffit-il sans craindre le ridicule d'exposer une automobile compressée comme le fit César au dernier Salon, de passer une toile au Roulex avec une seule couleur au nom de la religion Zen (Yves Klein), d'intituler en titres royaux quelques gestes rageurs et spontanés (Mathieu) pour établir définitivement la matérialité d'une œuvre — son ontologie — et en fonder la signification[9] ? » Chez Lapoujade, l'art et la peinture n'abandonnent jamais, ni l'immémoriale vocation de manifester la beauté du monde, ni la romantique opération, non de « subtiliser la matière » comme il le dit, mais de la transcender en style et en significations à partir de la volonté sans cesse renouvelée de l'expression[10]. En ce sens, et dans la considération de la beauté comme un absolu[11], son art se veut sans cesse philosophique ou philosophant ; dans tous les cas, éminemment spéculatif.

À la tension des images et des arts et à celle de la théorie et de la pratique, s'en ajoute une troisième qui constitue le troisième titre que j'annonçais en commençant. Il s'agit de la tension entre l'aspect spéculatif et l'aspect continuellement engagé de l'œuvre de Lapoujade. Pour elle, la création n'est jamais une pure contemplation (relevant de ce qu'ƒtienne Gilson appelle en 1958 un « théorétisme esthétique[12] ») dans la mesure où elle est toujours conçue comme une réponse active, concrète, à la fois métaphysique et historique, et à une condition et à une situation : à la condition de la liberté humaine adossée à sa finitude puisque « la beauté, c'est l'homme confinant à la mort dans l'intensité même de sa vie[13] » ; à une situation historique perpétuellement changeante au gré des soubresauts des affaires humaines : la bombe atomique, la guerre et la torture en Algérie, le socialisme, les manifestations, etc. L'art de Lapoujade se déploie entre les deux pôles de ces deux tentations : celle qu'il appelle « ontologique » par laquelle la peinture principalement voit « au seuil de l'être » et fabrique une présence qui fouille et explore celle de l'homme au monde ; la tentation socio-politique qui condamne sévèrement autant la doctrine de l'art pour l'art que le réalisme socialiste, et qui fait de la pratique artistique une intervention extrêmement critique et dénonciatrice, au sein de l'actualité, de tous les simulacres et de toutes les dominations du monde contemporain. Les premières lignes des Mécanismes de fascination disent bien cette ambivalence : « L'art, sous toutes ses formes, est une manière pour l'homme de s'engager essentiellement, de s'éprouver, d'exercer sa liberté à travers la multitude de liens, de rencontres, de projets, de coïncidences, — au sein d'une actualité. Cependant, témoin millénaire du même jour et de la même ombre, l'homme n'est jamais que passage. Mais passage collectif, et, par là, continuité malgré l'innombrable rupture[14]. »

Le quatrième et dernier titre à l'étonnement est l'hésitation perpétuellement entretenue par Lapoujade à partir de la fin des années quarante, entre la figuration et l'abstraction. C'est cette hésitation maintes fois thématisée par Lapoujade lui-même qui semble condenser les étonnantes tensions que je viens d'évoquer ; c'est elle qui explique le passage des arts, qui motive l'autoréflexivité de l'œuvre, qui rend l'œuvre critique et subversive en la transformant en instrument de combat contre le réel, contre les situations socio-politiques, contre les mouvements de l'art contemporain des années soixante. C'est elle qui est le nœud théorique qui opère la rencontre des textes de Lapoujade avec la philosophie qu'il cite et utilise constamment. C'est elle, enfin, qui circonscrit le problème esthétique à partir duquel se fera la rencontre de l'œuvre de Lapoujade avec deux philosophes : Jean Hyppolite d'abord, condisciple de Sartre, Raymond Aron, Georges Canguilhem, grand ami de Maurice Merleau-Ponty, qui assista aux cours d'Alexandre Kojève à l'EHESS et qui fut, au sortir de la guerre, le grand traducteur et le grand commentateur de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel — le texte d'Hyppolite est la préface aux Mécanismes de fascination publiés 1955[15] — ; Jean-Paul Sartre ensuite (dont Lapoujade fit plusieurs fois le portrait pictural et cinématographique) dans un texte de 1961[16] — « Le peintre sans privilège » — pour un catalogue d'exposition de la galerie Pierre Domec où étaient présentées dix-neuf toiles sur la violence politique (« L'explosion », « Triptyque sur la torture », « Affrontement », « Panique », « Service d'ordre », « Barricades », etc.).

Ces deux textes ont selon moi deux fonctions : ils commentent la peinture de Lapoujade du point de vue du double engagement existentiel dont je parlais (ontologique pour Hyppolite et politique pour Sartre) ; ils montrent aussi l'enracinement de la pratique et de la théorie de Lapoujade dans la philosophie qui lui est contemporaine, à savoir la phénoménologie, l'existentialisme et l'hégélianisme dont la France est le théâtre à la fin des années quarante et au début des années cinquante. Ces deux textes forment donc avec ceux de Lapoujade lui-même une sorte de cercle ou de chambre d'échos au sein de laquelle se répercute l'idée que Merleau-Ponty dit très bien en 1947, au sortir d'une conférence d'Hyppolite à l'Institut d'ƒtudes Germaniques : « Il y a un existentialisme de Hegel en ce sens que pour lui, l'homme n'est pas d'emblée une conscience qui possède dans la clarté ses propres pensées, mais une vie donnée à elle-même qui cherche à se comprendre elle-même[17]. » Merleau-Ponty montre ainsi comment c'est à partir de Hegel que se développent les philosophies contemporaines « du marxisme, de Nietzsche, de la phénoménologie, de l'existentialisme allemand, de la psychanalyse ».

2) « Une explosion à gouverner »

Or, c'est cette obscurité et cette opacité vivantes que supposent toutes ces philosophies qui se retrouvent dans la peinture abstraite de Lapoujade dès 1949 et de laquelle se sont enfuies les choses et les figures stables, les histoires et les anecdotes, pour ne nous donner à voir qu'une absence d'évidence ; pour ne donner à voir que ce que Lapoujade appelle sans cesse un « trouble » qui est la véritable beauté fascinante[18]. Car pour lui comme pour Hyppolite, la peinture abstraite, tout d'abord, se doit d'être négative : elle se doit d'abolir cette pseudo transparence de la figuration ou de la représentation (ce « mal à voir ») qui cache et qui oublie le regard et la peinture mêmes ainsi que leurs opérations. La peinture abstraite doit s'offrir, non comme une fenêtre ouverte cherchant à s'effacer dans sa trouée, mais comme un écran sur lequel le regard vient buter et qu'il ne saurait traverser pour demeurer toujours face à lui-même. « La peinture [dit Lapoujade], c'est le monde en nous : son ambition est d'opposer au Réel des écrans révélateurs, aussi réels que lui et auxquels bientôt il ressemble[19]. » Si, en effet, la peinture est langage répète Lapoujade, alors, comme tout langage en régime hégélien, elle doit tuer le « réel » afin de le remplacer et de le distancier ; afin de lui substituer ce que Lapoujade appelle la « réalité[20] » qui est un univers de significations proprement humain, un univers œuvré. « La vie la plus intense doit mourir pour que soient restitués au plan pictural les mouvements qui la parcouraient Ô'de son vivant'' [21]. » L'univers formé ou informé est donc vivant de la mort du monde donné[22] ; ce monde donné se trouvant alors essentialisé et stylisé comme dans le souvenir dont la remémoration est toujours une condensation, une distillation et une reconstruction. Mais ce monde langagier fait de formes stylisées et de significations serait lui-même mort s'il avait définitivement tué le monde en le capturant. Aussi Lapoujade, cité par Hyppolite, continue-t-il en disant : « La vie, par l'acte de peindre, accomplit sa propre capture, et ne perd son immédiate réalité que pour la reconquérir plus vraie : au regard de quoi le vivant n'est plus alors que sa caricature[23]. » La peinture qui est la vie se donnant le spectacle d'elle-même par la médiation des significations humaines doit alors dépasser et conserver (en un mouvement contradictoire que Hegel appelle une Aufhebung) l'informe sur lequel elle est entée. Sous peine de devenir la copie caricaturée de la vie, la peinture doit abandonner l'imitation et se faire abstraite afin de s'installer dans « la vibration des apparences qui est le berceau des choses » ; afin de « nous donner le spectacle d'elle-même dans l'énigmatique affleurement du sens, là où le non-sens est toujours possible[24] ». Pour Lapoujade et pour Hyppolite, l'abstraction est la vérité de la peinture et est le contraire d'une peinture de l'absurde, de la négation de l'homme ou de l'impossibilité de communiquer. Elle est la vérité de la peinture parce que, non mimétique mais expressive, elle projette sur ses écrans l'image de l'homme comme négation et comme création de formes précaires et labiles. Ces formes doivent être nécessairement précaires et labiles parce qu'elles doivent contenir l'informe et la contingence dont elles sortent et dont elles ne sauraient se garder complètement pures sous peine d'être formes vides, conventionnelles et mortes. Dans cette pensée dialectique et téléologique, la peinture figurative alors est une peinture abstraite qui ne se sait pas comme telle (« en soi » dit Hyppolite), c'est-à-dire qui ne sait pas encore qu'elle est une peinture « concrète », qui affiche sa picturalité (qui devient donc « pour soi ») dans des formes (qui ne sont ni figures, ni dessins, ni configurations) s'interdisant d'oublier l'informel et l'insignifiance de la matière et de la contingence du monde : « Aujourd'hui, la peinture commence son histoire. Elle est devenue un moyen d'expression autonome ; elle n'est plus obligée de passer par le truchement de la représentation pour signifier des émotions[25]. »

Alors et bien évidemment, c'est l'opposition entre peinture figurative et peinture abstraite qui perd toute sa pertinence et c'est cette perte qui permet tour à tour à Lapoujade de réclamer un nouveau et supérieur réalisme de l'intériorité[26], de critiquer le réalisme comme l'abstraction[27], de produire leur échange réciproque contre les images et les formes conventionnelles de l'art, de passer de l'un à l'autre, de les maintenir l'un et l'autre du côté de l'abstraction picturale comme du côté de la figuration cinématographique. Que l'on soit du côté de la représentation ou du côté de l'abstraction, c'est toujours la même présence concrète de formes mouvantes et animées, la présence matérielle d'une surface colorée, fractionnée, que Lapoujade tente de donner à voir, et dans la fixité de la peinture, et dans la temporalité du cinéma, qu'il soit expérimental ou qu'il soit narratif. Dans tous les cas, c'est cette distance et cette déprise généralisée eu égard aux illusions de transparence de la représentation qu'engendre l'œuvre de Lapoujade au profit de la présence opacifiante de l'écran de la toile blanche de la peinture ou de la salle de cinéma, écran à la surface duquel advient « une version neuve de la réalité du réel[28] ». Quels que soient les différents médiums qu'il utilise ou qu'il explore, et parce que « la forme est le devenir de l'informe », l'art de Lapoujade se pense fondamentalement comme un art d'animation et du temps ; un art profondément musical comme il l'était chez Kandinsky ; un art de la modulation et de la vibration qui ne connaît pas — comme la nature et le paysage note Lapoujade —  d'à-plat[29]. C'est donc un art du passage et de la métamorphose dont il n'est pas étonnant qu'il s'accomplisse — mais sans pour autant abandonner la peinture selon la logique hégélienne de la conservation et du dépassement — dans l'art cinématographique.

Dans « Le peintre sans privilèges[30] », Sartre insiste à sa manière et, paradoxalement, dans le sens de l'engagement politique de Lapoujade. Pour Sartre, plus l'art de Lapoujade est engagé picturalement, plus il l'est politiquement car, précise-t-il, « la peinture crève à l'instant même où l'on veut l'asservir à des fins étrangères (366) ». La dénonciation de la violence, de l'injustice, de la torture, de la guerre et de la domination ne doivent donc pas prendre les chemins balisés et convenus de l'idée, du signe, du symbole et même de l'image. Elle ne doit même pas prendre les défilés des Horreurs de la guerre à la Jacques Callot ou à la Francesco Goya[31] : car il y aurait « trahison partout[32] », figuration, esthétisation et embellissement de l'horreur c'est-à-dire sa suppression engendrant son absence[33] : « Nous ne pouvons, s'il s'agit des hommes et de leurs peines, accepter ni la figuration de l'horreur ni sa disparition sous les splendeurs[34]. »  Si donc la beauté ne veut pas passer outre l'horreur de la violence et ainsi trahir la cause de la justice, alors elle doit accueillir en elle l'horreur, elle doit faire descendre l'indignation « dans son pinceau[35] ». Pour effectuer cela, à savoir une transformation qui n'est pas une transfiguration, l'art doit se faire communication sans message et la beauté doit se faire « explosante-fixe[36] », une beauté « vivante » c'est-à-dire « toujours en chantier », en précarité, en profondeur, par laquelle « elle n'est pas un aplat »[37]. Telle est la nécessité à la fois picturale, ontologique et politique de l'abstraction qui veut « une présence concrète dans tout le tableau », une présence qui s'éprouve dans la matérialité et dans la densité de l'empâtement. « Quand on en vient à jeter la ressemblance par-dessus bord [écrit Sartre], à prévenir que toute similitude entre l'image et la réalité ne peut être que fortuite, le sens, libéré par l'effondrement de la représentation, se manifeste par son aspect négatif ; il est le chiffre de son échec, il miroite à travers les dissemblances, les lacunes, les à-peu-près, les indéterminations voulues[38]. »

Bref, l'art de Lapoujade est une série de coups de dés qui jamais n'abolira le hasard, il est « une explosion à gouverner[39] », une « explosion sans maître[40] » qui réclame la disparition picturale de l'artiste comme le coup de dés mallarméen réclamait « la disparition élocutoire du poète qui cède l'initiative aux mots » montrant des choses dans le mouvement de leur disparition, de leur naufrage ou de leur dissémination pourtant constamment contenue. Voilà le peintre sans privilèges : le peintre qui « arrache par sa peinture le masque de l'artiste » parce qu'il renonce à la virtuosité et à sa propre mise en scène que suppose toute représentation et parce que, quand il peint une foule, il la peint de l'intérieur, comme participant à sa houle inconsciente et obscure, comme faisant lui-même l'épreuve de son jaillissement et de son « unité explosive » (382). Le peintre alors n'est plus un simple contemplateur ou une simple conscience extérieure maîtresse d'elle-même, car il agit et pâtit tout à la fois dans son engagement pratique au sein d'une toile qui n'est plus qu'une présence sensible où le sens n'est ni exprimé, ni dévoilé, ni montré, mais profondément incarné. Selon Sartre, de même que « l'âme c'est le corps visible[41] » et ainsi ne veut rien dire parce que cela engendrerait une distance entre le sentiment et son expression, de même l'œuvre d'art en tant qu'elle est belle ne veut rien signifier. Elle n'est pas un vouloir dire ou un vouloir faire voir : elle est immédiatement un dire ou un voir qui est un sentir, exactement comme le corps ne montre pas un sentiment mais s'identifie à lui : est le sentiment. C'est dans cette perspective que l'art de Lapoujade acquiert ainsi une puissante portée politique et éthique qui ne se tient pas à distance de l'œuvre dans ses significations ou dans ses commentaires, mais qui se trouve à même le déploiement de son art et à même la réduction de cet art « à l'austérité somptueuse de son essence[42] », comme dit Sartre. Cette signification — indissolublement politique, éthique et artistique donc — est l'exigence de solidarité induite et suggérée par la posture du peintre s'effaçant dans l'anonymat de ses œuvres et pouvant dire comme Sartre lui-même à la fin des Mots qu'il est « tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous, et que vaut n'importe qui[43] ».

Conclusion

Dans l'interprétation d'Hyppolite et de Sartre l'abstraction lapoujadienne n'est donc pas la complète absence de figuration ; elle n'en est pas le dépassement mais le simple déplacement de manière à nous faire comprendre que le désordre et l'insignifiance ne sont pas l'autre côté inverse de la signification. Bien au contraire, le désordre et l'insignifiant sont la trame même (la pâte) toujours rompue et toujours reprise de la signifiance, trame informe qu'il faut constamment voir dans toutes les formes afin d'échapper aux illusions de transparence et de toute puissance de la conscience. Le cinéma expérimental ou narratif de Lapoujade, porte la marque de ce principe à l'œuvre dans toute sa peinture : l'envahissement des images, leur accumulation, leur surcharge, leur passage abrupt, leur agressivité d'une part ; la pratique démesurée jusqu'à la saturation des références culturelles d'autre part (Le Sourire vertical, ouvert sur la formule « tout homme qui se prend complètement au sérieux est un malade », est plein de ce jeu ironique qui brise l'histoire et transforme le film en un palimpseste surchargé et confus), tout cela consomme ce mouvement d'abstraction par lequel c'est l'infraconscience de nos perceptions, de nos émotions, de notre imagination de nos désirs, de nos significations et de notre culture qui est donné à voir et à sentir.

Ainsi, dans cet échange réciproque du regard du peintre-philosophe que s'est constamment voulu Lapoujade et des deux philosophes s'intéressant à la peinture dont je vient de parler, se montre le même souci de faire surgir sous la réflexion l'ensemble des processus irréfléchis qui se passent derrière le dos de la réflexion et dont elle est tissée. Ce souci est strictement phénoménologique : au sens de Husserl et de Sartre d'une description de la manière dont le monde apparaît à la conscience ; au sens de Hegel et d'Hyppolite du déploiement dialectique du mouvement concret par lequel l'esprit s'apparaît à lui-même et se réalise (et réalise sa liberté) à partir des mécanismes les plus enfouis du désir. Dans ces deux faces que la phénoménologie nous montre dans les années cinquante et soixante, dans ces deux faces de la phénoménologie comme méthode de compréhension de ce qui apparaît sur un strict plan d'immanence (et malgré la grande distance qui existe entre ces deux faces de la phénoménologie), c'est toujours la même critique de la conscience comme réceptacle clos ingérant le monde extérieur sous forme de représentations intérieures et fixes qui se joue. C'est, ainsi et bien au contraire, l'idée de la conscience ou de l'esprit comme rapports ou relations (extrêmement labiles, une explosion, un « grand vent », dit Sartre), c'est-à-dire comme mouvement et comme processus, qui se libère. C'est ce mouvement et ce processus que l'œuvre de Lapoujade montre, fouille et explore et, même, devrait-on dire pour terminer, qu'effectivement elle est.

Pierre-Henry Frangne



[1] Le Mal à voir, Le messager boiteux de Paris, 1952, p. 20.

[2] Idem.

[3] On trouvera des images des peintures de Robert Lapoujade sur le site internet suivant :

http://phauser.free.fr/index.html

[4] En passant par Les Voies de petite communication de Louis Pauwels au Seuil, 1949, Observations de Charles Piquois, Le Messager boiteux de Paris, 1951, Le Nu et le chant de Jean-Clarence Lambert, René Debresse, 1953, Le Refus, roman de Ludovic Massé, 1963.

[5] Enquête sur un corps [15 mn]. Ses films expérimentaux, lui ont été commandés par le service de recherche de l'ORTF, alors dirigé par Pierre Schaeffer : Foules [9 mn], Noir Blanc [8 mn] (prix spécial de la semaine internationale du film à Évreux) (1961), Prison [16 mn 30] (prix Antonin-Artaud en 1961), Trois portraits d'un oiseau qui n'existe pas [7 mn 30, musique de François Bayle] (Prix Emile Cohl), Vélodrame [10 mn], Cataphote [10 mn] (1964), Mise à nu [8 mn] (1965), L'Ombre de la pomme [8 mn] (1967, présenté au festival de New York de la même année).

[6] Andreou [15 nin] (1960), Roger Chastel [18 mn, musique de Luc Ferrari] (1964), Prassinos : l'image et le moment [13 mn 30] (commentaire dit par Jean Vilar) (1963), Portraits parallèles : Jean Paulhan [18 mn].

[7] Le Mal à voir, Le messager boiteux de Paris, 1952 (avec 11 photographies d'Alain Resnais), Les Mécanismes de fascination, Le Seuil 1955 (avec une préface de jean Hyppolite), La Peinture trahie, essai auquel Lapoujade consacra dix années et qui ne parut jamais autrement que sous la forme d'articles. Le Regard caméra dont il ne reste que des chapitres épars.

[8] Robert Lapoujade, Les Mécanismes de fascination, Le Seuil, 1955, p. 28. Pour lui, la peinture moderne commence à Cézanne et plus encore à l'abstraction.

[9] Robert Lapoujade, « Peinture et réalisme », les Lettres françaises, 1-7 septembre 1960.

[10] Robert Lapoujade, Les Mécanismes de fascination, op. cit., p. 21.

[11] « La beauté est notre absolu immédiat », R. Lapoujade, Le mal à voir, op. cit., p. 68.

[12] Étienne Gilson, Peinture et réalité, Librairie J. Vrin, 1972, p. 184 et suiv.

[13] Robert Lapoujade, Les Mécanismes de fascination, op. cit., p. 107.

[14] Robert Lapoujade, Les Mécanismes de fascination, op. cit., p. 19.

[15] Repris dans Figures de la pensée philosophique, PUF, 1991, tome 2, pp. 831-836.

[16] Repris dans la revue Médiations, n°2, 1961 puis dans Situations IV, Gallimard, 1964, pp. 364-386.

[17] M. Merleau-Ponty, « L'existentialisme chez Hegel », in Sens et non-sens, Nagel, 1966, p. 113.

[18] R. Lapoujade, Les Mécanismes de fascination, op. cit., p. 104. Voir l'article « L'être en regard », Les Temps moderne, 1963.

[19] R. Lapoujade, Les Mécanismes de fascination, op. cit., p. 78.

[20] R. Lapoujade, « La réalité du réel », dans la revue Pour l'art, Lausanne, n° 12, 1960, pp. 31-36.

[21] R. Lapoujade, Les Mécanismes de fascination, op. cit., p. 82.

[22] « Le forme, c'est le passage de l'informe à l'homme.  » R. Lapoujade, Le Mal à voir, op. cit., p. 34.

[23] R. Lapoujade, Les Mécanismes de fascination, op. cit., p. 82, cité par Hyppolite, p. 15 (p. 834 de la réédition).

[24] J. Hyppolite, Préface aux Mécanismes de fascination, op. cit., p. 17 (p. 836).

[25] R. Lapoujade, Le Mal à voir, op. cit., p. 21.

[26] R. Lapoujade, Le Mal à voir, op. cit., p. 25.

[27] R. Lapoujade, Le Mal à voir, op. cit., p. 10.

[28] R. Lapoujade, « Le sens et le non-sens de la peinture abstraite, in Visages et perspectives de l'art moderne, CNRS, 1956.

[29] R. Lapoujade, Le Mal à voir, op. cit., p. 44.

[30] J.- P. Sartre, « Le peintre sans privilège », in Situations IV, Gallimard, 1964, pp. 364-386.

[31] Ibid., p. 364.

[32] Ibid., p. 366.

[33] Ibid., p. 367.

[34] Ibid., p. 369.

[35] Ibid., p. 364.

[36] Ibid., p. 368.

[37] Ibid., p. 370.

[38] Ibid., p. 375.

[39] Ibid., p. 377.

[40] Ibid., p. 383.

[41] Jean-Paul Sartre, Saint Genet comédien et martyr, Gallimard, 1952, p. 89.

[42] Jean-Paul Sartre, « Le peintre sans privilège », op. cit., p. 380.

[43] Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, 1968, p. 213.


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