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Pierre-Henry Frangne. Les figures de François Pétrarque.

Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 Haute Bretagne (UFR Arts, Lettres et Communication). Il a notamment fait paraître La Négation à l'œuvre. La philosophie symboliste de l'art (1860-1905), coll. Aesthetica, Presses Universitaires de Rennes, 2005 ; Alpinisme et photographie (1860-1940), (avec M. Jullien et P. Poncet), L'Amateur, 2006 ; les éditions critiques de deux utopies baroques : Charles Sorel, La Description de l'île de Portraiture (1659), L'Insulaire, 2006 ; et Francis Godwin, L'Homme dans la Lune (1638), L'Insulaire, 2007.

© Pierre-Henry Frangne.

Mis en ligne le 15 septembre 2012.

Ce texte était l'introduction d'une journée de recherches (tenue à l'université de Rennes 2 et organisée par le laboratoire de musique de cette université) consacrée au « Modèle vocal : traductions et lectures de Pétrarque ».

Voir par ailleurs, sur ce site, l'autre texte de Pierre-Henry Frangne, Monteverdi lecteur de Pétrarque, ou les deux praticce pétrarquistes de Monteverdi.


Voi ch'ascoltate in rime sparse[1]

Les figures de François Pétrarque

J'ai conçu ce texte comme une introduction à la lecture de l'œuvre de François Pétrarque. Écrit en 2004, il se veut évidemment une modeste contribution à la commémoration du sept centième anniversaire de la naissance du plus grand écrivain du XIVe siècle en tant qu'il fournit à la littérature occidentale moderne (et peut-être à la pensée tout court) son principe et son modèle classique : pas seulement son commencement historique ou chronologique, mais son essence logique, sa forme ou son identité ; ce que les Grecs appelaient une archè, et qui est toujours présente ou efficiente à tous les moments de notre histoire culturelle, jusqu'à notre temps. Mon exposé comportera trois moments : 1) Critique et humanisme ; 2) Mémoire et musique ; 3) De insanabili scribendi morbo (De l'inguérissable maladie d'écrire).

1) Critique et humanisme

La principale question est donc celle-ci : qu'est-ce qui explique, dans l'œuvre de l'écrivain du trecento, qu'elle soit à l'origine de la plus puissante et de la plus longue tradition façonnant l'identité de la culture européenne ? Comment est-il possible, c'est-à-dire pensable que, de Maurice Scève à Jacques Roubaud en passant par Honoré de Balzac et Charles Baudelaire, de Dufay à Liszt en passant par Lassus ou Monterverdi, de l'humanisme de la Renaissance à l'égotisme du Romantisme en passant par le néo-stoïcisme de l'Âge classique, la littérature pétrarquiste fournisse les thèmes infiniment repris, modulés et variés par lesquels nous ne finissons jamais de « pétrarquiser » ? Avant de tenter de répondre, retenons bien l'enjeu de cette question et son intérêt : lire Pétrarque, lire aussi les lectures de Pétrarque, c'est lire circulairement (et selon un mouvement de rétroaction propre à l'analyse de tout objet historique et culturel), l'origine de notre lecture : pas seulement son moment inaugural, mais le point de perspective originaire à partir duquel nous comprenons nous-mêmes, notre monde et notre histoire. Ce point de vue qui relève moins d'une histoire que d'une généalogie, il nous détermine en même temps que nous le déterminons parce que nous le choisissons.

La lecture que nous faisons de Pétrarque et qu'il invente, on peut dire qu'elle est adossée à une triple idée : a) celle d'une confiance en la liberté de l'homme et en sa noblesse ou dignité ; b) celle du moi conçu comme intériorité et réflexivité ; c) celle de notre appartenance à une époque se pensant sur le mode de la nouveauté et de la modernité, d'abord par le contact direct avec l'Antiquité, ensuite par l'abandon d'une période antérieure que Pétrarque nous a aidé à considérer comme un Moyen Âge (une période intermédiaire où les Muses se sont retirées, selon une métaphore de Boccace l'ami de Pétrarque, dans « un long exil »[2]), enfin par l'émergence de ce que Pétrarque a fait naître et que Renan, au milieu du XIXe siècle, a identifié sous le nom d'« Humanisme ». Puisque le mot d'humanisme n'existe ni pour la pensée latine (elle ne dispose que du terme humanitas pour désigner les disciplines littéraires) ni pour l'italien de la Renaissance (il ne dispose que de l'umanista pour désigner le spécialiste ou l'étudiant en rhétorique), il faut attendre l'époque contemporaine pour que se forge ce concept qui ne désigne pas seulement l'amour de l'homme mais, comme le dit Renan dans L'Avenir de la science (publié en 1890 mais écrit en 1848), « le culte de tout ce qui est de l'homme ». Ce culte qui est pour Renan la véritable « religion de l'avenir » comme « Humanisme », se distingue des autres en ce qu'il est essentiellement critique, scientifique, philosophique et philologique. Retrouvant la thèse wébérienne du désenchantement du monde, Renan déclare :

La critique ne connaît pas le respect ; pour elle, il n'y a ni prestige ni mystère ; elle rompt tous les charmes, elle dérange tous les voiles. […] C'est la seule autorité sans contrôle […] qui juge tout et n'est jugé(e) par personne. La cause de la critique, c'est la cause du rationalisme, c'est la cause même de l'esprit moderne. Maudire le rationalisme, c'est maudire tout le développement de l'esprit humain depuis Pétrarque et Boccace, c'est-à-dire depuis l'apparition de l'esprit critique. C'est en appeler au Moyen Âge. […] C'est proclamer le règne sans contrôle de la superstition et de la crédulité. […] Étudier, en effet, depuis Pétrarque et Boccace, la marche de la critique moderne, vous la verrez, suivant toujours la ligne de son inflexible progrès, renverser l'une après l'autre toutes les idoles de la science incomplète[3].

La ligne de la modernité donc est tracée par le double instrument critique qui découpe, partage, discrimine et examine (tels sont les sens du grec krisis, krinein) grâce à une lame à deux tranchants, que Renan nomme philosophie et philologie, pensée et érudition. Sans la philologie, la philosophie est comme un moulin que l'on ferait tourner « sans y mettre du blé[4] ». Sans la philosophie, la philologie serait « une simple curiosité d'érudit » sans véritable sens, au sens de direction et de signification. Selon Renan, il a manqué à l'Antiquité et au Moyen Âge, non la philosophie évidemment, mais la philologie ; celle qui examine les textes et les langues ; celle qui les compare et comprend la genèse historique de leurs significations. « Le vrai philologue, dit Renan, doit être à la fois linguiste, historien, archéologue, artiste, philosophe[5]. » Voilà pourquoi Pétrarque est, selon lui et pour nous aussi, le créateur de la modernité. Renan écrit :

C'est que l'esprit philologique fait en lui sa première apparition. Voilà pourquoi il doit être regardé comme le fondateur de l'esprit moderne en critique et en littérature. Il est à la limite de la connaissance inexacte, fragmentaire, matérielle, et la connaissance comparée, délicate, critique en un mot[6].

Commémorer Pétrarque, c'est donc commémorer une limite, c'est-à-dire un seuil qui permet à la fois un passage, une rupture et une continuité ; qui constitue plutôt le lieu de leur échange ou de leur emmêlement ; ce que les latins appelait un momentum qui est une impulsion dynamique (un movimentum), un poids ou une influence, enfin une articulation et du temps et du discours. Ce moment, il est celui de nous-mêmes en tant que nos cherchons notre identité dans deux mouvements inverses et contradictoires : 1) le mouvement de discrimination critique (que nous venons d'évoquer) propre à notre culture intellectuelle qui s'étonne, se divise dans la conscience des apories du monde et des moments de l'histoire ; qui se dédouble surtout dans l'acte de réflexion. Ce premier mouvement est celui de l'inquiétude, du « chemin du doute et du désespoir » comme le dira Hegel, parce qu'il est le mouvement de la conscience de la crise ou de la disjonction, le mouvement de la conscience comme crise et disjonction. 2) Le second mouvement est, alors et aussi, celui de la liaison, de l'articulation de ce qui a été divisé. Il est celui de la recherche de l'unité. Cette unité cependant, et pour nous qui vivons dans l'horizon de la pensée disjoignante, nous ne pouvons la viser qu'en tant qu'elle a été perdue et donc qu'en tant que l'on doive la reconquérir sans cesse selon un processus toujours reconduit. L'unité n'est pas réalisable par un saut au-dessus de la division et qui s'en garderait pure. C'est au contraire par la médiation de la division que suppose l'analyse critique, que l'unité est susceptible d'être entrevue et approchée par un travail infini et en progrès. Or cette recherche d'unité contre la division mais aussi en elle et par elle, s'effectue dans l'ordre du temps et dans l'ordre du savoir. Dans l'ordre du temps, elle engendre l'effort de commémoration ; dans l'ordre du savoir, elle engendre l'effort que le platonisme de Platon, d'Augustin et de Pétrarque a appelé la musique. Analysons ces deux points qui sont au centre de l'œuvre de Pétrarque en tant qu'ils lui confèrent ses deux visées principales.

2) Mémoire et musique

Commémorer Pétrarque c'est vraiment pétrarquiser. C'est faire, sur lui, ce qu'il nous a appris à faire selon cette circularité dans laquelle j'essaie de m'introduire depuis le début. En matière de commémoration, Pétrarque s'y connaissait parfaitement, soit parce qu'il commémorait lui-même, soit parce qu'il pensait, sans fausse modestie mais aussi sans vraie vanité, aux commémorations futures de lui-même, soit enfin parce qu'il pensait la pensée et l'histoire de la culture comme essentiellement commémoratives. Rappelons certains points. Pétrarque, qui cherchait à faire une œuvre digne de l'Antiquité, connut la gloire de son vivant quand il fut couronné de laurier à Rome le 6 avril 1341 ; il passa sa vie à retrouver, lire et penser les auteurs antiques ; il a honoré Rome au travers de Scipion dans son poème épique Africa ou au travers de Romulus et de César par exemple dans son De viris illustribus ; il dialoguait directement avec saint Augustin dans son traité le Secretum ; il parlait comme un ami exigeant avec Cicéron au dernier livre de ses Lettres familières (24 livres) ; il acheva ses Lettres de la vieillesse (18 livres) par une Lettre à toute la postérité sur sa propre personne et sur sa propre œuvre en se projetant cette fois-ci, non vers le passé, mais vers l'avenir et vers une immortalité, dont il dit qu'un laurier donné dans « la capitale de l'Univers la lui a promise » ; enfin, il ne vécut existentiellement que dans le souvenir du 6 avril 1327 et du 6 avril 1348 qui sont les dates de sa rencontre avec Laure dont l'évocation entame la première partie du Canzionere (sonnet 3) puis celle de la mort de Laure dont la blessure débute la seconde partie du Canzionere (sonnet 267). La commémoration, pour nous et pour Pétrarque lui-même écrivant par exemple le Rerum memorandarum libri (Les Livres des choses mémorables où Il rassemble les actes et paroles des grands hommes), a donc plusieurs significations et effectue plusieurs opérations : 1) celle, psychologique, de la mémoire et du rappel au souvenir de ce qui n'est plus, de ce qui est mort, du temps perdu et disjoint ; 2) celle, éthique, d'une reconnaissance de dette, d'un retour admiratif, amical et bienveillant vers ceux qui nous ont permis d'être ce que nous sommes ; 3) celle, sociale et collective, d'une célébration commune qui comprend et effectue tout à la fois, en un acte théorique et pratique, l'identité d'un groupe ; 4) celle, philosophique, d'une réminiscence qui ne se souvient pas essentiellement du temps passé mais qui conquiert (non en une remémoration mais en une anamnèse) quelque chose qui dépasse justement le temps et qui appartient à la transhistoricité, à l'immortalité, voire même à l'éternité ; 5) celle enfin, rhétorique, de l'élaboration d'un monument de discours qui « dispose l'esprit en harmonie avec la raison et avec l'ordre du monde », selon l'expression de Cicéron du De Inventione. Ces cinq opérations montrent bien la logique, à laquelle Pétrarque nous introduit, de l'effort d'unification et d'enveloppement de ce qui est séparé et même disséminé : les hommes, les pensées et les périodes.

Dans l'ordre du savoir, l'acte de commémoration engendre le projet d'une œuvre totale de laquelle le platonisme a rêvé, que Pétrarque a tenté de réaliser et dont il nous a légué le modèle. Or, faire l'œuvre la plus haute, c'est faire une musique. L'expression s'entend en deux sens.

D'abord au sens qu'élabore le célèbre passage du Phédon de Platon dans lequel Socrate raconte un rêve récurrent où le dieu lui souffle : « Socrate, fais une œuvre d'art, travaille[7]. » « Le rêve m'encourageait, dit Socrate, à continuer exactement ce que j'étais en train de faire, une œuvre d'art. Car dans mon esprit, la philosophie était l'œuvre d'art la plus haute, et c'était elle que je pratiquais. » La mousikè au sens du Phédon est ainsi l'union de tous les Arts des Muses (suivantes d'Apollon, auquel Pétrarque se compare souvent dans le Canzionere) qui constituent la culture de l'esprit où ils trouvent le lieu de leur articulation. Or toute l'œuvre de Pétrarque est cette mousikè où se récapitulent les disciplines, toutes les connaissances et toutes les références disponibles. Dans le même mouvement où se rassemblent dans une bibliothèque immense Platon, Aristote, Plotin, Augustin, Ovide, Virgile, Sénèque, Cicéron, Horace, Boèce, Marcianus Capella, etc., se totalise l'ensemble des savoirs : l'histoire, la philologie, la théologie, la morale, la philosophie, la poésie. Quel est le principe de cette totalisation en laquelle l'imitation des Anciens est le moyen d'une invention vivante, non par reproduction, mais par méditation, commentaire et remodelage[8] ? La réponse tient dans l'autre sens de ce que l'on appelle musique.

Car ce qui organise chez Pétrarque la totalité des savoirs et des arts, c'est la poussée autobiographique qui l'anime et qui l'amène à toujours déployer sa pensée à partir de son expérience vivante, dans des situations singulières et face à des interlocuteurs particuliers. C'est cette poussée autobiographique qui l'amène à écrire des dialogues et à éditer ses lettres en de véritables livres concertés. C'est elle qui lui permet de considérer la pensée et sa pensée comme une adresse aux vivants et aux morts ou comme une réponse. C'est elle qui lui permet de considérer l'esprit comme une expérience où la totalité de la personne ou du moi se projette et vit. Cela suppose deux choses.

D'abord que Pétrarque ne disjoigne jamais dans son œuvre la multiplicité de ses occupations. De même que Pétrarque s'est déplacé dans toute l'Europe au gré de ses travaux théoriques et de ses engagements politiques et religieux au point de nous fournir l'image, exemplaire pour nous, de l'homo viator (du voyageur pour lequel le déplacement géographique est une circulation spirituelle), de même il a pensé son existence comme le déplacement incessant reliant la vita activa (la vita negotiosa ou actuosa selon les expressions de saint Augustin) à la vita contemplativa. Luttant contre le sort de l'Italie en proie aux rivalités municipales, luttant contre la corruption de la cour papale en Avignon (voir le Liber sine nomine), négociant autant qu'il le peut la paix entre Milan et Venise, Pétrarque noue constamment ce qui pourtant s'exclut, à savoir le negotium affairé aux questions des États et des Papes, à l'otium permettant la tranquillité propice à la méditation et dont il fait l'éloge dans Le Repos religieux et La Vie solitaire (1346-1366). Si la pensée est une expérience globale de la personne, alors elle est l'emmêlement contradictoire et aporétique de la vacance libre nécessaire à la réflexion et du souci de l'action que Pétrarque ne cesse jamais de dire à partir de l'écriture de son moi.

La seconde chose qui nous introduit directement au deuxième sens du terme de musique est donc la question de l'écriture. C'est l'écriture qui permet l'union de l'autobiographie, du théorique et du pratique, et de l'ensemble des disciplines. C'est elle qui fait de Pétrarque, ce que l'on appelait chez les Latins un rhéteur et que nous appelons aujourd'hui un écrivain. Pétrarque inaugure l'âge de la littérature dans la mesure où, pour lui, la pensée et l'action sont indissociables de leur mise en mots et de leur configuration en ce que l'on appelle un style. La critique que Pétrarque fait de la scolastique dans Mon ignorance et celle de tant d'autres (1367-1368), se développe ainsi au nom de l'éloquence : les scolastiques empêtrés dans un discours technique et sophistique fondé sur la pratique de la quaetio et la de la disputatio sont proprement des enfants ; leur philosophie est une philosophia infantia, qui ne sait pas parler et qui ne se souvient « ni de Platon, le plus éloquent des hommes, ni, pour passer les autres sous silence, de ce doux et suave Aristote, devenu raboteux par leurs soins[9] ». À l'aphasie de la philosophie contemporaine, Pétrarque oppose l'élégance rhétorique d'une pensée vraie dans la mesure où elle est animée de l'intérieur par le souci poétique qui enveloppe la fonction théorique, éthique et existentielle de la pensée. À la fin de sa monumentale Philosophie du Moyen Âge, Étienne Gilson explique que le Moyen Âge s'achève sur le retour des Belles-Lettres en Italie sous l'influence de Pétrarque[10]. Gilson cite l'autobiographie pétrarquiste :

Dès mon enfance, à un âge où tous les autres bâillent encore sur Prosper ou Ésope, je m'appliquai aux écrits de Cicéron, soit par un instinct naturel, soit parce que j'y étais encouragé par mon père qui avait une grande vénération pour cet écrivain. À cet âge, je n'en pouvais rien comprendre ; la seule chose qui m'y attachait était une sorte de caresse des mots, la manière dont ils sonnaient, si bien que de tout ce que je pouvais lire ou entendre me semblait rude et discordant.

C'est donc à partir de la « musique verbale de Cicéron » que Pétrarque pense et écrit ; et Gilson conclut : « Pétrarque est un musicien ; c'est par l'infiniment délicate oreille de cet artiste que l'éloquence romaine l'a conquis. » Le sens n'est jamais émancipé, ni de son expression sensible ou sonore, ni de sa dimension vivante ou expérimentable. C'est ainsi, dans cette double et concrète vibration, que son œuvre déploie sa monumentalité. Cette dernière ne désigne pas le fait d'une grandeur démesurée, froide, intimidante parce que close sur elle-même et appréhendable uniquement du point de vue de l'extériorité. Au contraire, elle désigne une mémoire vive et récapitulative des hommes, du monde, de Dieu, du moi, qui est offerte à l'expérience même du lecteur du point de vue de l'intériorité. Au terme de cette seconde partie, on voit bien pourquoi saint Augustin est, pour Pétrarque, le modèle philosophique ou littéraire et le compagnon d'existence parfaits : il est latin, il est de l'époque de l'Empire romain d'avant la décadence, il est classique, il est chrétien, il est platonicien, il est le philosophe du « vaste palais de la mémoire », il est écrivain, il est le premier à penser, à vivre et à écrire : « Quaestio mihi factum sum » « Je suis devenu question pour moi-même. »

3) De insanabili scribendi morbo (De l'inguérissable maladie d'écrire)

Pétrarque vise la totalisation des moments de l'histoire ; la fusion de la connaissance, de la vie et de la poésie ; l'intrication du réel et de l'imaginaire ; l'identification de l'expérience singulière et temporelle avec celle, universelle, de l'éternité.

Cette quadruple visée est sûrement la raison pour laquelle l'un des textes les plus lus de Pétrarque est la fameuse lettre familière datée du 26 avril 1336. Le poète y raconte son ascension du mont Ventoux en compagnie son frère Gérard. La lettre narre une anecdote biographique avec des précisions concernant l'effort que consent le corps, « la masse abrupte, presque inaccessible, de terre rocheuse », la rencontre d'un vieux berger. Au sommet, la lettre devient une méditation sur la double élévation du corps et de l'esprit. La métaphore devient le moyen de penser que la véritable et précieuse montée est celle de l'âme qui aime et qui connaît. Au passage, la contemplation du paysage permet à Pétrarque d'évoquer l'Italie entrevue du sommet et le désir nostalgique de revoir sa patrie. Cette référence affective et nationale enclenche une méditation sur le sens de la vie, sur les épreuves qu'il faut surmonter et un jour récapituler pour leur donner une direction par la remémoration et la commémoration. L'ascension du mont Ventoux devient alors, non le récit d'une expédition comme a pu le faire depuis la fin du XVIIIe pour le Mont Blanc, non l'expression du sentiment (romantique) devant la nature, mais l'exposé d'une crise existentielle qui fait dire à Pétrarque : « J'aime ce que j'aimerais ne pas aimer… Sur le champ de bataille de mes pensées se livre encore un combat acharné, à l'issue incertaine. » L'issue momentanée de cette crise est alors l'ouverture au hasard des Confessions de saint Augustin. Stupéfait, Pétrarque lit cet extrait du Livre X, 8, 15 :

Les hommes ne se lassent pas d'admirer la cime des montagnes, l'ample mouvement des flots marins, le large cours des fleuves, l'océan qui les entoure, la course des astres ; mais ils oublient de s'examiner eux-mêmes.

La lettre s'achève alors sur une référence aux Évangiles et à Virgile sur la vanité des choses terrestres et sur le refus de la tentation de l'extériorité.

Tous les commentateurs de cette lettre reconnaissent qu'elle est une reconstruction longuement mûrie de ce qu'elle présente comme un récit élaboré dans la fraîcheur de l'événement. Tous aussi notent que l'élaboration littéraire ainsi que les multiples références aux poètes latins transforment le texte en une fiction qui déréalise l'anecdote ainsi que son cadre naturel, au profit des significations morales, philosophiques et théologiques. Tous remarquent la présence de la superposition ascendante des significations qu'Augustin avait dégagées et que Dante, un peu avant Pétrarque, avait clairement explicitées. Tout texte, et exemplairement le texte biblique dit Dante recueillant l'héritage médiéval, comporte quatre sens :

L'un s'appelle littéral ; c'est le sens qui ne s'entend pas au-delà de la lettre des paroles disposées avec art (comme le sont les fables des poètes). L'autre s'appelle allégorique et c'est celui qui se cache sous le manteau de ces fables, c'est une vérité dissimulée sous un beau mensonge […]. Le troisième s'appelle moral et c'est celui que les lecteurs doivent attentivement épier pour s'en servir eux-mêmes et en faire bénéficier leurs disciples. Le quatrième est le sens anagogique qui signifie les choses de la suprême gloire[11].

C'est toujours ce feuilletage interprétatif qui prévaut dans la lecture des lettres ou des poésies de Pétrarque : sous les choses, les événements et les hommes soumis au temps, existent des symboles. Sous les symboles, des préceptes moraux. Sous les préceptes moraux, la saisie de la vérité, de l'éternité et l'accès à la transcendance. La poésie est ici philosophique et la fiction vraie. Inversement, la vérité est charnelle, jamais séparée de l'existence d'un moi parvenu à la connaissance de lui-même par la réflexion, la critique et la construction musicale et mythologique. Par « musicale », il faut entendre les deux sens que j'ai signalés ; par « mythologique », il faut entendre, d'une part ce qui est signifié par ce qu'Aristote appelle le muthos (l'histoire, la narration), et d'autre part ce que Pétrarque désigne lui-même par fabula c'est-à-dire la fiction : la fiction de soi-même. C'est parce que Pétrarque cherche à construire son propre personnage, son propre mythe personnel, que sa vie et son œuvre philosophique, historique, morale, théologique et poétique constituent une complète œuvre d'art dont il est à la fois le sujet et l'auteur : une immense Confession (reflet moderne des Confessions d'Augustin) dans laquelle ce qui est divisé et contingent devient nécessaire ou prend la dimension d'un destin : d'un destin d'écriture comme pourront le penser plus tard des auteurs aussi différents que Chateaubriand, Hugo, Mallarmé ou Sartre.

Mais il en est de ce destin d'écriture comme du muthos tragique chez Aristote ou de l'analyse augustinienne de l'âme face au temps et à l'éternité : pour employer les expressions de Paul Ricœur[12], l'unification de la discordance d'une vie et d'une œuvre, ne peut se faire qu'en manifestant de façon réflexive et critique le déchirement qui travaille au fond de la concordance. C'est ce qu'a fait Pétrarque dans sa lettre du 26 avril 1336 ; c'est ce qu'il fait dans tous ses textes et spécialement dans celui qui va lui assurer une gloire éternelle : Il Canzionere.

Le mythe personnel que Pétrarque nous offre, est donc celui d'une crise sans cesse dépassée par l'écriture et sans cesse manifestée et reconduite par elle. Crise historique qui l'amène à ne pas aimer son époque de désordres et à tendre son âme vers l'Antiquité ou vers les temps futurs de sa postérité ; crise philosophique qui l'amène a prendre du recul vis-à-vis de la scolastique ; crise éthique qui le conduit à affronter l'affairé au solitaire qui sont les deux moitiés de lui-même ; crise spirituelle qui le fait osciller entre l'amour sensuel des êtres temporels et le désir contemplatif d'éternité ; crise existentielle enfin, qui le condamne à ressasser l'amour impossible et la mort irrémissible de Laure.

D'une crise l'autre, tel est le destin que Pétrarque dessine, se renvoyant au combat considéré comme la trame indéfiniment déchirée et reprise d'un réel conçu comme profondément déhiscent. « Mes vœux varient et mes désirs se contredisent et leur conflit me déchire. C'est ainsi que l'homme extérieur est en lutte avec l'homme intérieur… » dit-il dans ses Lettres familières (livre II, 9). Ou alors, comme dans le sonnet Or che Ôl ciel que Monteverdi mettra en musique : « La guerre est mon état, pleine de deuil, et d'ire. » Plus profondément et plus universellement encore, c'est Héraclite qui a raison, dit-il : « la lutte est la loi qui régit toute chose. » De là le sentiment pétrarquiste et qui est encore le nôtre aujourd'hui, d'une précarité fondamentale, d'une vanité des choses, d'une dénéantise de l'homme et du monde. Le terme est montanien (Les Essais, II, 12), mais le thème est augustinien voire horacien : il désigne la fragilité et le branle de toute chose qui fait dire à Pétrarque (on dirait du Montaigne) : « Nous mourons sans cesse, moi comme j'écris ceci, vous qui me lisez, d'autres comme ils écoutent ou n'écoutent pas… Nous mourons tous deux ; tout le monde meurt…[13] » C'est ainsi cette certitude, jointe à celle d'un possible dépassement de la mortalité par la méditation et la vertu, qui conduit Pétrarque à produire une œuvre foncièrement en travail, marquée par l'inachèvement (De viris, l'Africa) ou la refonte perpétuelle (De vita solitaria, De otio religioso) ; marquée aussi par le genre du dialogue qui suppose à la fois le différend et le différen; marquée enfin par le genre épistolaire qui conjoint le sens de la totalité architecturée à celui du fragment. C'est cette logique de la contradiction, agonistique et non dialectique, qui est à l'œuvre dans le Canzionere que je voudrais évoquer pour finir.

Pétrarque le refondit neuf ou dix fois jusqu'à sa mort. Il le nomma significativement Rerum vulgarium fragmenta. Cette contradiction oxymorique qui dévalue l'œuvre capitale d'une vie est la clé de l'écriture pétrarquiste. Car le Canzionere n'est pas une totalité sereine. Il est au contraire une totalité bruissante et mouvante dans laquelle chaque fragment en retour contient la totalité, chaque moment contient l'éternité, chaque sentiment son opposé. Le même, c'est-à-dire la structure ou la règle du poème (le sonnet), les images (de la nature, des animaux, des fleurs, de l'arc de Cupidon emprunté à Ovide), les thèmes (de la solitude emprunté à Cicéron, de la douleur de la perte ou de la scission du moi qui fait dire au premier sonnet repris par Monteverdi dans la Selva morale : « La honte de moi-même au fond de moi me prend »), le même donc, engendre l'autre sous la forme, moins d'une variété excluant l'uniformité, qu'une variation infinie qui est comme une immense modulation. À l'image du prénom Laura qui devient Lauro (le laurier), Laurea (la couronne) puis l'Aura (la présence et le souffle poétique), le Canzionere est une unité qui se divise et se diversifie ainsi qu'une diversité s'unifiant sans cesse par une écriture qui n'a plus vraiment à raconter, comme c'est le cas chez Dante, qui n'a plus à édifier comme dans la poésie courtoise, mais qui doit simplement s'intéresser à elle-même et à son propre développement. Cette écriture crée ainsi sa propre temporalité et devient essentiellement soucieuse d'une subjectivité qui se modalise sans cesse en passant du désir à la douleur, du bonheur à la tristesse, de la gloire à la prière comme autant de reflets contradictoires du moi. Ce moi, il est moderne, pas seulement parce qu'il s'expérimente comme intériorité, mais parce qu'il cherche une expression de soi qui toujours se dérobe. Il faut écrire pour surmonter la douleur, c'est-à-dire pour rendre concordante la discordance ; mais l'écriture n'est jamais le triomphe total de la concorde dans la mesure où elle dit la scission et le combat. Or che 'l ciel disait : « La guerre est mon état, plein de deuil, et d'ire », mais il continuait : « et je n'ai quelque paix qu'en repensant à elle. » Ce qui signifie que cette paix est encore une guerre : celle de la pensée et de l'écriture qui sont autant un remède qu'un poison (ce que Platon nommait un pharmakon) dans la mesure où elles reconduisent à un niveau supérieur (sublimé en langage freudien) la douleur qui n'est pas tout à fait la même mais qui n'est pas non plus tout à fait une autre.

La Canzone 73 qui est réflexive et méta-poétique récapitule les déterminations de l'écriture pétrarquiste qu'il lègue à la postérité.

Elle est un destin : « Puisque c'est mon destin/ qu'à dire me contraigne cette brûlante envie/ qui m'a contraint à soupirer toujours,/ qu'Amour, qui m'y engage, / soit mon guide, et le chemin me montre, / qu'il module mes vers à l'aune du désir. »

Elle est une tâche et un secours : « Au début je croyais trouver, dans ma parole, à mon désir ardent un bref apaisement, et quelque trêve… Ore me quitte avec le temps, et se dissipe. Pourtant je dois poursuivre en ma haute entreprise en prolongeant mes notes amoureuses. »

Elle est donc aussi une impuissance : « Je ne saurai jamais dépeindre, non plus que narrer, les effets que dans mon cœur ces yeux suaves font. »

Comme à la fois nécessaire et impossible, elle est enfin l'espace même, un et pourtant disjoint, vivant et dialogique du moi sous la forme de ce que le Tasse, l'ami de Monteverdi, appelait une concordia discors et que le premier vers du premier sonnet du Canzionere appelait de façon oxymorique un « rime eparse ». La canzone 73 s'achève alors ainsi, en même temps que mon texte : « Chanson, je sens déjà ma plume se lasser du long, doux entretien que j'ai eu avec elle, mais non pas mes pensées de parler avec moi. »

Pierre-Henry Frangne



[1] « Vous qui au fil des rimes éparses écoutez… », premier sonnet du Canzionere, trad. Pierre Blanc, Classiques Garnier, Bordas, 1988, p. 52 et 53.

[2] Cf. H. R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, TEL, Gallimard, 1978, p. 170 à 175.

[3] Ernest Renan, L'Avenir de la science, GF-Flammarion, 1995, p. 112 et 113.

[4] Ibid., p. 189.

[5] Ibid., p. 184.

[6] Ibid., p. 192.

[7] Platon, Phédon, 61a.

[8] Cf. le beau petit livre de Nicholas Mann, Pétrarque, Actes Sud, 1989, p. 30.

[9] Mon Ignorance et celle de tant d'autres, II 5, Éditions Jérôme Millon, 2000, p. 61.

[10] La Philosophie du Moyen Âge, Payot, 1976, t. 2, p. 720.

[11] Il Convivio, II, 1.

[12] Paul Ricœur, Temps et récit, Le Seuil, 1983, t. 1, p. 55.

[13] Lettres familières, Livre XXIV, 1. Cité par N. Mann, op. cit., p. 107.

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