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Pierre-Henry Frangne. La recherche-création : approches historiques et philosophiques.

Pierre-Henry Frangne est Professeur d'esthétique et de philosophie de l'art à l'université Rennes 2, directeur des Presses universitaires de Rennes.
Sur ses activités de recherche et ses publications, voir sa page personnelle sur le site de l'université Rennes 2.

Cette conférence a été prononcée à la rencontre annuelle de l'ANESCAS (Association Nationale d'Établissements d'enseignement Supérieur de la Création artistique Arts de la Scène) tenue à Nantes les 25-27 août 2021, dans les locaux du Pont supérieur. Nous lui avons gardé sa forme orale pour une raison qui tient à son objet ainsi qu'à la thèse qu'elle défend.

© Pierre-Henry Frangne.

Mis en ligne le 10 septembre 2021.


La recherche-création : approches historiques et philosophiques

Je vous remercie de votre accueil et de votre confiance. Dans cette intervention, je vais essayer de la mériter. Pour envisager ce que l'on appelle recherche-création, c'est-à-dire une recherche en art qui soit aussi par l'art et utilise les processus de création pour nous apprendre quelque chose de la réalité, je vais procéder en trois moments. Le premier dira pourquoi j'interviens professionnellement devant vous et repérera trois raisons. Le second moment décrira une expérience personnelle de recherche-création (ce serait aussi une quatrième raison de prendre la parole) et montrera ses soubassements théoriques et méthodologique. Le troisième moment enfin dessinera historiquement et théoriquement le spectre des rapports entre les arts, les sciences et la philosophie qui permettent le déploiement de la recherche-création exigé depuis des décennies par les ministères de la Recherche et de la Culture et par la politique européenne depuis les accords de Bologne de 1999.

1) Enseigner la philosophie de l'art, chercher et encadrer la recherche sur l'art et par l'art

Premièrement, si je prends la parole devant vous sur la question de la recherche-création, c'est en tant que professeur d'esthétique à l'université de Rennes qui s'affronte quotidiennement à toutes les questions posées par l'art, les arts, leurs correspondances ou leurs relations, la création, la relation esthétique (le rencontre entre l'œuvre et le spectateur), le statut ontologique de toutes les œuvres qu'elles relèvent de l'unicité d'un objet original et fixe (peinture), de la multiplicité des exemplaires d'un type (un roman) ou d'une matrice (photographie), d'un processus à deux temps (la conception et l'exécution, de l'écriture et de l'interprétation, comme en musique, au théâtre ou en danse), d'une temporalité précaire comme celle d'une improvisation, d'une simple idée comme dans l'art conceptuel, d'une action indéterminée et difficile à comprendre, d'un événement ou d'une expérience, enfin, comme une intervention ou une performance à la limite de la signification et même de la perception.

Comme professeur de philosophie de l'art, je suis confronté aux multiples, déroutants et étonnants aspects des arts contemporains qui oscillent entre le pôle de l'intellectualité la plus abstraite (comme un protocole) et le pôle le plus esthétique au sens grec d'aisthèsis, le pôle le plus sensible et esthésique, le plus charnel et le plus expérientiel. Et dans chacun de ces pôles, le théoricien mais aussi le simple spectateur sont mis aux limites de l'art dans son acception traditionnelle d'un objet concret, présent et possédant une unité, un objet fabriqué de façon virtuose (un artefact) en vue du plaisir d'un récepteur mis dans une attitude de concentration et de contemplation attentives, distanciées et désintéressées (dépragmatisées et démoralisées), c'est-à-dire en dehors des intérêts, des désirs et des motifs d'action de la vie ordinaire. Dans cette situation historique qui est la nôtre depuis les avant-gardes du début du XXe siècle (et peut-être depuis l'invention de la photographie en 1839), dans cette situation d'une dé-définition de l'art (Harold Rosenberg), d'une dé-essentialisation (pas de propriétés déterminées) ou d'une dé-artification de l'art qui faisait poser à Marcel Duchamp la question « Peut-on faire des œuvres qui ne soient pas “d'art” ?[1] », dans notre monde artistique peuplé d'« objets anxieux » (Rosenberg) ou d'« objets précaires » (Schaeffer), la musique et la danse (avec la littérature) demeurent sans doute les arts les moins affectés et les moins bouleversés dans la mesure où, en eux, demeurent nécessaires la maîtrise corporelle et instrumentale d'une part, et celle d'autre part des règles de l'écriture ne serait-ce que pour les tordre, les transgresser ou les changer.

La seconde raison de ma présence devant vous aujourd'hui ne tient pas exclusivement à mon métier d'enseignant-chercheur. Elle tient à la troisième fonction que tout enseignant-chercheur possède (devrait posséder) qui est une fonction d'administration, de direction ou de gouvernement. Dans ce cadre, j'ai en effet dirigé pendant sept années l'école doctorale Arts, Lettres, Langues de Bretagne, puis de Bretagne et des Pays de la Loire, école doctorale qui encadre la formation des doctorants des 6 universités concernées, par et à la recherche. Dans cette fonction qui concerne plus de 400 thésards et plus de 200 enseignants chercheurs, j'ai été directement confronté à trois éléments : a) D'abord, aux exigences épistémologiques, académiques et institutionnelles de la recherche en art, de la recherche dans tous les arts (littérature, musique, théâtre, architecture, cinéma, arts visuels) et dans toutes les sciences humaines et sociales qui s'en occupent (philosophie, sociologie, anthropologie, psychologie, histoire, histoire des arts, etc.). b) Ensuite, j'ai été confronté aux relations entre l'université dépendant du ministère de la Recherche, et les établissements d'enseignement supérieur d'art dépendant du ministère de la Culture (école des beaux-arts, écoles d'architecture, pont supérieur). Et c'est dans ce cadre que j'ai pu associer au travail doctoral ces écoles d'art, qu'elles accueillent des laboratoires reconnus de recherche (avec des enseignants docteurs et HDR comme l'école d'architecture de Bretagne) ou pas. c) Enfin, troisième confrontation, celle de la formation initiale avec la formation et l'expérience professionnelles dans la mesure où le doctorant est membre permanent de plein droit de l'unité de recherche qui l'accueille et que son travail est considéré comme une expérience professionnelle qui implique qu'il n'est plus un étudiant au sens strict. (C'est encore plus vrai pour les doctorants qui bénéficient d'un contrat de recherche rémunéré de 3 ans que ce contrat soit celui des universités dotées par le ministère ou qu'il soit celui des Régions, des associations ou même des entreprises qui les proposent.)

C'est au sein de cette triple confrontation, que j'ai créé il y a plus de deux ans un « label recherche-création » pour les doctorants et pour leur directeur qui le souhaitent, après une longue réflexion menée au sein du réseau des écoles doctorales en arts, réflexion menée avec les partenaires du ministère de la Culture, menée enfin avec les partenaires des écoles d'art, notamment l'ESSAB et l'ENSAB. Ce label recherche-création vaut pour les thèses en arts plastiques, en littérature française, en arts du spectacle (théâtre, cinéma, danse), en architecture, design, esthétique et en musique afin de reconnaître la spécificité d'une recherche reposant sur deux fondements : a) sur l'instauration artistique d'une œuvre (littéraire, musicale, plastique, chorégraphique, cinématographique, architecturale, critique) ou d'un processus créateur effectif, b) sur leur analyse scientifique, réflexive, problématique, critique, démonstrative et argumentative comme conditions de la construction et de la transmission d'un savoir ou d'une connaissance. Ce label reconnaît une recherche sur les arts qui soit surtout une recherche en arts et par les arts eux-mêmes dans le mouvement réflexif de leur production et de leur création. Ce label nécessite donc de la part du doctorant un engagement explicite et résolu dans une pratique personnelle des arts considérés. Et cette implication dans la création, constitue le substrat à la fois sensible et cognitif à partir duquel la thèse est pensée, élaborée et accomplie. Le sujet de thèse est ainsi l'émanation d'un rapport étayé et persistant à une pratique effective sans en négliger sa portée épistémologique. Dans l'ensemble de la thèse, et au moment de la soutenance comprenant la présentation de son travail, le doctorant s'applique à trouver un mode de fonctionnement pertinent et d'importance comparable entre sa création personnelle et la recherche développée dans l'écriture d'un mémoire. Il se soumet donc à des visées artistiques et à des visées théoriques. Les visées artistiques concernent a) l'identification et formulation d'un problème dans l'art considéré, b) la singularité, l'originalité de la démarche, de la production et de l'engagement artistiques, c) la capacité à rendre compte de façon argumentée des moyens techniques mis en œuvre et des choix des modalités d'exposition ou de présentation des réalisations artistiques, d) l'inscription culturelle ou sociale du travail artistique et le degré de communication ou de médiation dans les réseaux d'expérimentation, de collaboration et de diffusion artistiques. Les visées théoriques concernent a) la clarté et la précision de l'expression discursive, b) la qualité de la méthodologie suivie et la pertinence du questionnement heuristique, c) la capacité à problématiser, à argumenter et à démontrer, d) la richesse de la recherche documentaire et des sources, d) l'apport de connaissances inédites et de première main dans le champ artistique ainsi que la qualité éditoriale du mémoire incluant une iconographie de la production artistique personnelle quand elle est nécessaire.

Comme directeur de thèse désireux d'expérimenter par moi-même le dispositif (c'est la troisième raison de ma présence ici), j'ai eu la possibilité de diriger une thèse inscrite au label recherche-création qui est arrivée à soutenance en janvier 2021 devant un jury pluridisciplinaire de théoriciens du paysage, de l'urbanisme, de l'éco-biologie, de l'histoire de l'art auxquels s'était mêlé un photographe qui est aussi un théoricien de la photographie comme l'exige depuis les années 60 la thèse en arts plastiques. Depuis plus d'un demi-siècle en effet, ce genre de thèse en arts plastiques se déploie entre la production plastique et sa mise en perspective théorique par les disciplines les plus aptes à le faire : histoire de l'art, esthétique, analyse sémiologique, sociologique, etc. La recherche-création n'est donc pas quelque chose de neuf. Ce qui est inédit est plutôt la généralisation à tous les arts de ce cercle allant d'une création artistique à son explicitation théorique ou discursive et retour, c'est-à-dire d'un problème théorique lié aux arts à une production artistique qui n'en est pas seulement l'illustration, mais le déploiement et l'exploration en acte.

La thèse que j'ai dirigée a pour auteur Caroline Cieslik qui est photographe (elle sort de l'École nationale supérieure de photographie d'Arles) et enseignante à l'ESSAB site de Rennes. Cette recherche doctorale est une analyse trans-séculaire et transdisciplinaire de ce que les Latins nommaient le saltus, littéralement le saut, qui s'intercalait entre l'ager (l'espace agricole cultivé) et la silva (l'espace sauvage de la forêt). Le travail de celle qui est désormais docteure en arts et esthétique est ainsi une très vaste réflexion allant de l'Antiquité gréco-latine à la période actuelle, réflexion historique, conceptuelle, géographique, artistique et urbanistique sur ces espaces intermédiaires, vagues, déstructurés voire désordonnés, plus ou moins interlopes, toujours en instance de transformation ou d'aménagement que les villes, par leur rapide croissance un peu désordonnée, ont créés en leur sein ou à leur périphérie. Pour comprendre ces espaces polymorphes voire amorphes, « sans qualité » comme dirait Robert Musil, la chercheuse a déployé son travail entre le pôle de la généralité du sens du saltus dans l'ensemble de notre culture et celui de la singularité d'un saltus bien identifié, les prairies Saint-Martin de Rennes que la ville de Rennes voudrait transformer en Parc Naturel Urbain. Pour ce faire, la chercheuse a construit un discours érudit, argumentatif, descriptif et démonstratif (voire prescriptif) d'un côté, et de l'autre côté, une œuvre sérielle, photographique ou vidéographique, constituant un observatoire du paysage se développant sur un site internet et ayant donné lieu à plusieurs expositions. Ce qui se joue alors ici est une histoire générale du paysage de Virgile et de Vitruve jusqu'à nous (Gilles Clément, Jean-Christophe Bailly) ainsi que ses implications et ses métamorphoses dans l'analyse d'un paysage urbain décrit selon des procédures photographiques très précises. Ce qui se joue est une interrelation très étroite, entre le texte et l'image, entre la démonstration et la monstration, entre l'œuvre et le document, selon une logique qui serait celle du pli ou celle du dialogue séparant, articulant, reliant, traversant l'hétérogénéité et les différences des périodes, des disciplines, des discours, des représentations, des fonctions de ces représentations. Ce dialogue — comme tout dialogue humain d'ailleurs — suppose les trois éléments suivants : d'une part la présence mutuelle et la convergence qui est le contraire de la synthèse ou de la fusion ; d'autre part la différence réciproque et l'expression des tensions ou des oppositions ; enfin l'enrichissement ou l'apprentissage mutuels de soi au contact des différences et des différends. Loin d'être celle d'une heureuse congruence, la logique du dialogue est toujours celle de la friction et non celle de la fusion ou de la confusion. C'est une logique parlementaire comme le dirait l'anthropologue Tim Ingold dans sa Brève histoire des lignes au début de laquelle il déclare que « nous vivons dans un monde qui avant tout se compose non de choses, mais de lignes […]. À l'origine, le terme anglais thing signifiait à la fois un rassemblement de personnes et un lieu où l'on se réunissait pour délibérer et résoudre des affaires. Comme le dérivé du mot le suggère, toute chose est un parlement de lignes. » (Bruxelles, Édition Zones sensibles, 2011, p. 12). La recherche-création serait ici un parlement de disciplines, de modes de création (intellectuels, sensibles, artistiques), d'enjeux (théoriques, symboliques, personnels, socio-politiques), un parlement principalement adossé à un art documentaire dont on voit bien l'ambiguïté et le danger. Cette ambiguïté ou ce danger ne sont pourtant pas celles d'une pensée mal faite et confuse. Elles sont celles de la réalité précaire ou anxieuse que toute photographie possède et dont la nature est justement de passer entre ces deux pôles opposés qui la constituent. Ce qui se joue alors ici est une conception processuelle, relationnelle et aporétique de la réalité comme de la recherche portant sur cette réalité. Ce qui se joue est une conception de la pensée comme un art du passage selon un modèle musical qu'Adorno a conféré à l'écriture de l'essai.

2) L'expérience d'une recherche-création singulière

Il y a une troisième raison (en lien avec la seconde) pour laquelle je risque et je développe une réflexion sur la recherche-création. Si j'ai dirigé la recherche création que je viens de présenter rapidement, c'est parce qu'elle concerne le concept de paysage comme réalité et comme représentation et que le paysage est l'un de mes objets de recherche, sous la double modalité du paysage photographique et du paysage photographique de montagne (des pionniers que sont les frères Bisson dans les années 1860 aux photographes contemporains). C'est dans ce domaine que j'ai publié les actes d'un colloque sur Les Inventions photographiques du paysage (PUR, 2016), un ouvrage sur Alpinisme et photographie. 1860-1940 (2006, Les éditions de l'Amateur) et un ouvrage De l'alpinisme (PUR, 2019). C'est dans ce dernier ouvrage (et contrairement à ce que laisse entendre le titre renvoyant à la forme du traité de l'Antiquité jusqu'au XIXe siècle) que j'expérimentais, que j'essayais au sens de Montaigne une recherche-création fondée sur le récit littéraire consistant à raconter et à décrire quelques longues courses en haute montagne que j'ai effectuées depuis 20 ans sous la conduite du même guide. Il s'agissait alors pour moi de décrire toutes les dimensions existentielles de l'expérience ardues et périlleuses de la montagne. Il convenait de donner à penser et à sentir au lecteur tous les enjeux philosophiques, historiques, esthétiques, éthiques, culturels d'une pratique vieille de seulement deux siècles à partir d'un discours en première personne reposant sur l'exigence de sincérité et d'authenticité, sur « l'intransigeance d'exactitude, l'effort de véridiction, l'humilité de l'enquêteur » (I. Jablonka, p. 311), ascensionniste, voyageur (wanderer, comme dit le grand alpiniste Albert F. Mummery).

Et il s'agissait de faire alterner des récits autobiographiques subjectifs avec des chapitres plus académiques et universitaires sur l'histoire de l'invention de la montagne depuis le XVIIIe siècle, sur l'image photographique de l'homme en haute montagne comme constitutif de ce sport qu'est l'alpinisme inventé au XIXe siècle, enfin sur le sens philosophique de cette pratique sportive concernant la conception moderne de la liberté, de l'historicité, de la corporéité, de la mortalité, de la relation sociale et de l'éthicité. Il s'agissait donc de produire le tressage d'un discours dont les deux aspects (littéraire d'un côté, conceptuel de l'autre) se répondaient, se faisaient échos, se contaminaient et s'approfondissaient l'un et l'autre, l'un par l'autre, de façon à continuer le projet de René Daumal dans le roman Le Mont Analogue écrivant « je ne parlerai pas de la montagne mais par la montagne ». À ma modeste place, je pourrais dire : « je ne parlerai pas de l'alpinisme, mais par l'alpinisme ». Je produirai une philosophie de l'alpinisme, non en une position de surplomb qui ferait que la philosophie abattrait violemment sur cette activité une grille théorique et abstraite, mais je ferai une philosophie alpiniste dont les principes sortiront, sourdront, de l'exercice même de l'ascension, de l'ascension prise dans toute son épaisseur humaine, à la fois sensible, perceptive, émotionnelle et intellectuelle. L'ascension sera ainsi prise comme une expérience au sens fort que les philosophes allemands désignent du terme d'Erlebnis, une expérience enveloppant tous les aspects de la vie humaine qui ne sauraient être séparés les uns des autres si on veut en rendre effectivement la chair et le sens. Cette expérience engage la totalité de la personne et toute la profondeur de sa vie, non pas tant avec ce qu'elle reçoit passivement ou immédiatement, mais avec ce que, activement, elle fait[2]. Comprendre cette expérience suppose le refus de la vérité conçue comme un fait immobile à découvrir. Comprendre cette expérience suppose aussi ce qu'il faut appeler un franc-parler, cette parole interpellante, intervenante, qui « prend par la manche », engagée dans « la singularité des individus, des situations et des conjonctures » comme le dit Michel Foucault, que les Grecs nommaient parrhèsia et les Latins libertas. Michel Foucault nous en a montré la nature — opposée à celle de la parole rhétorique — et l'actualité à l'époque moderne et contemporaine[3]. « Pour qu'il y ait franc-parler (parrhèsia), il faut que dans l'acte de vérité, il y ait : premièrement, manifestation d'un lien fondamental entre la vérité dite et celui qui l'a dite (son opinion, sa pensée, sa croyance) ; deuxièmement, mise en question du lien entre les deux interlocuteurs (le risque de briser la relation à l'autre) ; troisièmement, une certaine forme de courage. »

Par l'essai littéraire et par l'essai philosophique, par leur nouage, l'ouvrage entend dès lors plonger dans l'épaisseur de l'expérience de la montagne et du paysage de montagne, là où « les choses ne sont pas des êtres plats, mais des êtres en profondeur, inaccessible à un sujet de survol[4] » selon l'expression de Maurice Merleau-Ponty. Par ce nouage, le livre tente de dessiner non seulement le cercle de l'alpinisme et de la philosophie par lequel les deux s'affectent et s'altèrent réciproquement, mais il essaie de construire, sur un exemple singulier, une esthétique du paysage qui ne soit pas celle, classique, du panorama, conçu comme vue détachée, lointaine, élevée et enveloppante d'un pays (une vedutta comme disent les italiens, c'est-à-dire une vue qui tout embrasse), mais qui soit celle, environnementale, d'une immersion dans un milieu qui vous enveloppe et au sein duquel, celui qui y est immergé et dont il est solidaire, possède « la possibilité de faire des gestes, des pas, pour rejoindre[5] » tel ou tel endroit, de faire des actions qui mettent l'ensemble du corps, sa vitalité et sa poly-sensorialité (sensations sonores, olfactives, tactiles, musculaires, etc.) en mouvement. Pour l'esthétique environnementale de la nature on peut dire comme le philosophe américain Arnold Berleant :

« Le monde naturel illimité ne se contente pas de nous entourer ; il nous enveloppe en son sein. Nous ne sommes pas seulement incapables de faire l'expérience de limites absolues dans la nature ; nous ne pouvons pas même mettre le monde naturel à distance afin de le mesurer et de le juger en toute objectivité […]. La relation appropriée à la nature est celle qui commande l'admiration — non pas seulement pour la grandeur et la puissance de la nature, mais encore pour son caractère mystérieux, lequel comme pour une œuvre d'art, fait partie de la poésie essentielle du monde naturel. Ce qui est illimité dans la nature est ce qui, dans son ampleur même, demeure ultimement insaisissable. Le sentiment de terreur est dès lors le sentiment approprié face à un processus naturel qui dépasse notre pouvoir […]. En percevant l'environnement pour ainsi dire de l'intérieur, non pas en jetant un regard sur lui mais en étant présent en lui, la nature […] se transforme en un domaine dans lequel nous vivons non pas au titre de spectateurs mais au titre de participants. […] L'expérience esthétique ne relève pas d'une contemplation désintéressée mais d'un engagement total, d'une immersion sensorielle dans le monde naturel[6]. »

Pour expliquer cette expérience, il faut d'abord la comprendre. Et pour la comprendre, il faut la vivre et la décrire afin que son opacité vécue possède une chance de s'éclaircir, et qu'une fois éclairée par la pensée intellectuelle, cette dernière puisse revenir à cette opacité (comme le prisonnier libéré de la caverne du début du livre VII de la République de Platon doit à la fin y replonger) comme à la source dont elle est sortie, et qu'elle ne doit pas oublier. Si la pensée intellectuelle le faisait, elle deviendrait une abstraction morte ou vide.

Du projet à la fois littéraire et scientifique que je viens de rappeler, je peux dire qu'il s'abreuve à deux sources contemporaines auxquelles il est redevable. La première, restreinte, est celle de Jean-Christophe Bailly, essayiste sur les arts, spécialiste du romantisme allemand et qui a enseigné à l'École nationale supérieure de la nature et du paysage de Blois. Il est l'auteur d'un très bel ouvrage intitulé Le Dépaysement dans lequel il tente de dire ce que signifie aujourd'hui la France, l'identité de la France pour dire comme Fernand Braudel, ce que « désigne aujourd'hui le mot France et s'il est juste qu'il désigne quelque chose qui, par définition, n'existerait pas ailleurs ». Bailly livre ainsi un récit à la première personne, un discours subjectif, mais problématique et réflexif à la fois, apte à prélever « dans le paysage lui-même, sur le motif, les éléments d'une possible réponse. Les frontières, les rivières, les montagnes, les écarts entre Nord et Midi, mais aussi les couches de sédimentation de la conscience historique, ce sont tous ces éléments rencontrés en chemin qu'il restitue » sur le mode d'une écriture qui est aussi impliquée que la conscience d'un sujet se déplaçant dans un espace qui est un milieu au sein duquel il se risque afin de le comprendre, non pas par l'abstraction d'un discours géographique ou d'un regard cartographique, mais par un discours et un regard sensibles et empathiques relevant de l'esthétique et de l'artistique.

La seconde source, plus générale, est l'œuvre actuelle de l'encore jeune historien de l'époque contemporaine Ivan Jablonka. Cette œuvre déjà très ample s'intéresse à l'histoire de l'enfance au XXe siècle, à l'histoire de la Shoah, à l'histoire des pratiques culturelles actuelles (l'usage du camping-car), à celle du fait divers (Laetitia ou la fin des hommes). De surcroît, cette œuvre réfléchit sur elle-même et sur l'épistémologie des sciences sociales dans l'ouvrage L'Histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales (Le Seuil, 2014) s'ouvrant sur la formule suivante : « Réconcilier recherche et création, inventer des formes nouvelles pour incarner le savoir, moderniser les sciences sociales sont pour moi équivalentes. Ce livre vise à mettre au jour leurs conditions de possibilités. » La thèse de Jablonka consiste à dire que, face à la professionnalisation des disciplines depuis la fin du XIXe siècle laquelle a engendré un progrès dans les méthodes du savoir en SHS, mais une régression en termes de forme, de plaisir et d'intervention civique ou publique, il convient de réhabiliter l'exigence de l'écriture et des formes d'enquête pouvant passer par le roman, le reportage, la photographie, le cinéma, le documentaire, la bande-dessinée, l'exposition muséale. Dans le sillage des travaux de Paul Veyne, de Michel de Certeau, de Paul Ricœur et de Michel Foucault pour l'histoire, de Malinowski, Lévi-Strauss, Clifford Geertz et Leiris pour l'anthropologie et l'ethnologie, qui ont tous mis en œuvre ce que l'on a appelé une écriture du réel ou une écriture du monde, dans la perspective ouverte par le linguistic turn des années 1970 comme l'a appelé le philosophe américain Richard Rorty, Jablonka défend l'idée selon laquelle les sciences sociales sont des littératures à la double condition de ne pas rabattre toute la littérature sur la fiction romanesque d'une part, et d'autre part de ne pas réduire le fait « établissable » et « documentable » à l'existence linguistique ou au texte comme le feraient Roland Barthes (« Le fait n'a jamais qu'une existence linguistique ») et Jacques Derrida (« il n'y a pas de hors-texte »). À condition de ne pas considérer le discours comme un ensemble de simulacres assimilant le monde au sens étymologique en lui faisant perdre tout caractère d'étrangeté ou d'extériorité, à condition de ne pas le réduire à ses purs effets rhétoriques de séduction sur autrui, à condition de le penser dans sa stricte transitivité et non dans une auto-référentialité et une autotélicité qui seraient à l'époque de la modernité comme les deux propriétés principales de l'œuvre d'art en sa pureté[7] — une œuvre d'art purement œuvre d'art —, l'écriture en sciences sociales, se sachant comme telle, c'est-à-dire comme recherche et comme création, échapperait à trois obstacles : a) à la neutralité impassible et objective du scientisme d'un côté, b) à la fantaisie inventive de l'imagination d'un autre côté, c) à l'épanchement lyrique et subjectif du moi, d'un troisième côté enfin. Pour effectuer cette triple émancipation, pour se tenir au milieu du triangle qu'elle dessine, il convient d'introduire dans le discours fait texte littéraire, la source dont il provient et qui en est le principe, l'archè comme commencement chronologique et commandement logique : la voix du je qui s'exprime, qui construit, qui explique, mais qui ne peut le faire qu'en montrant le laborieux cheminement d'un doute pour lequel et par lequel rien n'est définitivement acquis ni pensé. Ce cheminement est à la fois celui d'une subjectivisation et d'une objectivation.

C'est d'ailleurs celui que j'emprunte devant vous dans cet exposé. D'une subjectivisation puisqu'il est celui d'un sujet qui refuse de se cacher comme l'écrivain selon Flaubert ou Zola, comme le biologiste selon Claude Bernard, comme l'historien du début du XXe siècle chez Seignobos ou Langlois, puis en son milieu à l'école des Annales (comme le sociologue chez Durkheim ou Weber). « L'écrivain doit, dans sa création, imiter Dieu dans la sienne, c'est-à-dire faire et se taire » écrit Flaubert[8]. À rebours de ce principe, le chercheur-créateur « adopte un point de vue » et, comme le dit Bourdieu, « un point de vue sur son propre point de vue » (cité par Jablonka, p. 289). Par prudence et modestie épistémologiques, il indique une situation singulière, un raisonnement et une méthode qui se cherchent en un chemin théoriquement nécessairement risqué (cf. Descartes) par lequel le je de recherche se met à distance de lui-même en faisant apparaître ses héritages, ses appartenances, son contexte, ses présupposés sur le mode d'un mouvement d'estrangement de soi-même (on trouve le mot chez Montaigne, Viktor Chklovsky[9], Siegfried Kracauer ou chez Carlo Ginzburg) : processus aussi bien artistique que théorique par lequel la vérité n'est pas tant un résultat à exposer qu'un processus à parcourir et, plutôt, à créer : « le vrai est un processus » disait Hegel, non une constellation d'idées fixes et identiques à elles-mêmes, mais le mouvement d'une phénoménologie, d'un mouvement d'aliénation et d'altération de la pensée par lequel la conscience et le savoir se construisent, se réalisent, en parcourant et en faisant apparaître les moments qui leur sont constitutifs et qu'ils doivent constamment dépasser, en en conservant pourtant la trace et le souvenir sous la forme d'une recollection.

On peut considérer alors, comme le fait Jablonka, que réintroduire l'observateur dans l'objet de son observation est la condition de cette subjectivisation d'un savoir à créer qui se cherche, qui s'éprouve et fait sa preuve comme chemin sans fin d'objectivation. Voilà pourquoi le récit non fictionnel de l'enquête en histoire, sociologie ou anthropologie (en philosophie aussi), voilà pourquoi l'essai qui la raconte, sont sans doute les gages de la transparence, de l'authenticité, de la reconnaissance de limites au sein du mouvement circulaire de réflexion que tout savoir suppose et que, fondamentalement, il est.

3) À la recherche du schème de la recherche-création

Ce qui se fait jour ici est la découverte que les sciences humaines sont des œuvres, des littératures, des formes d'écriture adéquates chacune à son contenu, lequel ne saurait exister sans elles en leur singularité. Ce qui se fait jour ici, en fait, est la redécouverte de ce qui travaille la culture occidentale depuis le début, depuis la distinction grecque entre le logos et le muthos, depuis que Parménide a fait sortir les deux concepts d'être et de non-être fondateurs de toute la philosophie, du poème et des symboles religieux qui le constituent.

Depuis aussi que Platon a dénoncé le « vieux différend (diaphora, la dissidence) entre la philosophie et la poésie (poiétikê)[10] », rejetant cette dernière dans le domaine du pathos, de l'émotion, de la contamination des émotions et des simulacres. Mais il l'a fait pour que la philosophie (la science, la pensée intellectuelle qui argumente et prouve) se désigne elle-même à la fin comme l'œuvre d'art la plus haute, la tragédie la plus authentique[11] ou le mythe le plus vrai. C'est cette aporie qui n'est pas une contradiction morte mais une tension tout à fait vive, que Platon met en œuvre (aux deux sens du terme) avec le sens de la provocation et de l'extravagance (atopia, la principale propriété de Socrate qui change de position) à la fin de la République (livre X). Car il y fait se succéder, quasiment sans médiation aucune, la critique radicale de tout art et la considération fictionnelle, poétique et mythologique (le mythe d'Er) de la question de l'immortalité de l'âme et de la contradiction insurmontable de l'homme comme à la fois libre (responsable parce que « la divinité est hors de cause ») et non libre (aveuglé par ses désirs et son « avidité gloutonne ») : libre comme Ulysse qui choisit une nouvelle existence modeste et sage parce qu'il est enrichi de l'expérience de son voyage, non libre comme les âmes qui, avant lui, choisissent de funestes destins parce qu'elles sont entièrement déterminées par les habitudes de leur vie antérieure. Dans le Phédon (61a), Platon qui fut auteur tragique et qui, le soir du jour où il rencontra Socrate, brûla tous ses poèmes (si l'on en croit Diogène La‘rce), écrit : « Ô'Socrate, fais une œuvre d'art [une musique dit le texte, au sens d'une œuvre musaïque], travaille.'' […] La philosophie était l'œuvre d'art la plus haute et c'était elle que je pratiquais. » L'œuvre de Platon est absolument, et poétique et scientifique ; narrative, dialogique, artistique, argumentative et conceptuelle : la science et la poésie qui s'excluent réciproquement s'y trouvent malgré tout réconciliées, c'est-à-dire ramenées à leur origine commune qui est celle de la pensée. Celle-ci doit se départir grâce au raisonnement critique et articulé, de la séduction et des ambiguïtés des images. Elle mesure aussi par elle-même les limites de sa propre argumentation par la construction d'images bonnes qui sont à la fois belles et vraies en ce qu'elles orientent la dialectique vers les structures de la réalité (la géométrie, la musique pythagoricienne), en ce qu'elles confèrent à la dialectique des frontières parce qu'elles débordent la pensée rationnelle par la réserve infinie de sens que ces images recèlent. Il y aurait donc chez Platon la matrice de tous les rapports possibles entre art et science, que ces rapports interdisent l'idée d'une recherche-création fondée sur le principe d'une fonction cognitive des arts, ou qu'ils la rendent possible. D'abord, les deux positions qui la barrent.

Pour parler comme Alain Badiou, dans le rapport entre science et art, Platon établit d'abord à un « schème didactique » pour lequel « l'art est incapable de vérité » parce que « toute vérité lui est extérieure[12] » et qu'en conséquence la référence à l'œuvre d'art, à l'image ou au symbole ne peut être qu'au mieux seulement illustrative et bonne pour les exemples. Pour le dire autrement, avec les mots de Pierre Macherey cette fois : « L'œuvre est […] bien soumise à une légalité : mais cette légalité ne lui appartient pas en propre […]. La légalité dont elle parle est une légalité extérieure, elle intervient après coup, et s'applique à un objet déjà donné qu'elle n'a pas contribué à produire[13]. » Il y a là, une mise sous tutelle de l'art par la pensée scientifique ou philosophique qui barre l'accès à la recherche-création. Il ne faut sans doute pas l'oublier cependant, pour trois raisons. La première est qu'elle libère un doute sur l'art, sur ses risques et sur ses dangers qui sont ceux nécessairement, du mystère, de l'opacité, de la confusion des sentiments et de la séduction. La seconde raison est qu'il y a sans doute des formes d'arts différentes, des formes qui reposent sur l'illusionnisme, le jeu des apparences, sur le trompe-l'œil et la prégnance des émotions d'un côté, et des formes plus intellectualisées qui donnent plus à penser et qui sont plus soucieuses de la réalité, de l'autre côté. Platon distinguait ainsi le musicien qui s'enferme et enferme l'auditeur dans la prison ou la caverne du sensible (le joueur de cithare qui « tord les cordes et se guide à l'oreille »), du musicien pythagorien, austère et peu séducteur qui est soucieux de l'exactitude des rapports harmoniques parce que ces rapports sont ceux des lois des cordes vibrantes mais, au-delà, du monde à la fois terrestre et céleste que la musique entend faire comprendre. La troisième raison est que l'extériorité de l'art et de la recherche scientifique est devenue pour nous le régime habituel et courant que nous héritons du XVIIIe siècle et que le projet d'une recherche-création doit nécessairement ébranler. Ce régime de séparation est dû à David Hume et d'Emmanuel Kant, les deux créateurs de l'esthétique moderne et de l'esthétique au sens fort, c'est-à-dire la doctrine selon laquelle l'œuvre d'art et la relation à elle, se déploient dans l'indépassable horizon du sensible, radicalement séparé du logique ou du scientifique par une barrière insurmontable. « Il n'existe pas de belles sciences mais seulement des beaux-arts. Une science qui devrait être belle est un non-sens[14] » explique Kant, parce que la science repose sur des jugements rationnels de réalité alors que la relation à la beauté repose sur des jugements de valeur attentifs, non à l'objet, mais au sujet et à son sentiment de plaisir ou de peine (¤1 de la Critique du jugement). Du point de vue de la création, la création artistique relève du génie, disposition innée de l'esprit (ingenium) « consistant à produire ce pour quoi aucune règle déterminée ne peut être indiquée » (¤46), alors que la production du savoir relève d'une méthode transparente qui peut être comprise, acquise et reproduite par tout le monde (¤49) :

« Ainsi on peut bien apprendre tout ce que Newton a exposé dans son œuvre immortelle, les Principes de la philosophie de la nature, si puissant qu'ait dû être le cerveau nécessaire pour ces découvertes ; en revanche on ne peut apprendre à composer des poèmes d'une manière pleine d'esprit, si précis que puissent être tous les préceptes pour l'art poétique, et si excellents qu'en soient les modèles. La raison en est que Newton pouvait rendre parfaitement clair et déterminé non seulement pour lui-même, mais aussi pour tout autre et pour ses successeurs tous les moments de la démarche qu'il dut accomplir, depuis les premiers éléments de la géométrie jusqu'à ses découvertes les plus importantes et les plus profondes ; mais aucun Homère ou aucun Wieland ne peut montrer comment ses idées riches de poésie et toutefois en même temps grosses de pensées surgissent et s'assemblent dans son cerveau, parce qu'il ne le sait pas lui-même et aussi ne peut l'enseigner à personne. »

Le second schème des rapports entre art et science inverse le précédent : « l'art seul est capable de vérité » et même, « il accomplit ce que la philosophie ou la science ne peuvent qu'indiquer[15]. » On reconnaît là une thèse romantique telle que les frères Schlegel la pensent à la fin du XVIIIe siècle. Pour eux, la philosophie doit s'accomplir en œuvre d'art car « l'art est l'organon spéculatif par excellence[16] » et la poésie « la clef de la philosophie, son but et sa signification » dans la mesure où, comme le dit Novalis « quand le philosophe se contente de tout organiser, et de tout poser, le poète, lui, dissout tous les liens[17] ». De la même façon, « l'art est l'archétype (ou même l'apogée) de la science[18] » parce qu'il est une « technique de l'infini » engendrant un poème de Goethe (Der Granit à la fois poème et traité géologique) ou un paysage de Carus, Runge ou Friedrich. L'art réussirait là où la science échoue parce qu'il exprimerait des vérités inaccessibles à la discursivité de l'analyse scientifique ou philosophique. Ce serait la position de Nietzsche[19], de Heidegger commentant Hšlderlin avec l'idée que l'interprétation philosophique est au service de la parole poétique afin d'en recevoir le message spéculatif, de Merleau-Ponty commentant la peinture de Cézanne avec le même dessein, de Henri Maldiney devant Tal Coat ou même devant le Cervin. Du point de vue de la recherche-création, ce schème romantique symétrique du schème didactique semble plein de risques car la promotion de la création semble devoir dissoudre l'analyse explicative ou conceptuelle dans une parole oraculaire et une vision épiphanique au bord de la communication ou de la compréhension : parce que d'un côté, elle vise l'absolu d'une présence à connotation plus ou moins théologique ou épiphanique (Heidegger, Maldiney, Merleau-Ponty), de l'autre, elle fouille indéfiniment les apparences afin de faire émerger d'autres apparences (Nietzsche) et d'autre illusions en un gouffre sans fond.

Entre ces deux pôles antithétiques qui posent l'idée d'une extériorité réciproque de l'art et des disciplines théoriques se déploie l'espace permettant d'accueillir l'hybridité ou la mixité pour nous de la recherche-création au sein du projet de rapprochement des établissements universitaires de recherche et des établissements supérieurs d'art, projet que définit depuis plus de vingt ans le processus de Bologne, en vue d'une homogénéisation européenne des parcours universitaires (LMD), par-delà les disciplines, par-delà la distinction entre enseignement et recherche, par-delà la distinction entre arts et sciences. En France, le doctorat SACRe effectue cette mixité, cette hybridité et ce rapprochement[20].

Cette mixité n'est pas nouvelle. Elle prend deux formes, l'une moderne depuis la Renaissance en ce qu'elle fusionne l'art et la science, l'autre contemporaine en ce qu'elle met en dialogue l'art et la pensée philosophique.

La première forme, je l'appellerais classique parce que, de l'Antiquité gréco-latine à l'âge classique, elle se déploie bien avant le grand partage de l'artistique (de l'esthétique) et du logique (du scientifique), bien avant celui du théorique et du pratique, bien avant l'apparition des disciplines scientifiques telles que nous les connaissons depuis le XIXe siècle. Cette position que l'on trouverait aussi chez Platon mais qui est plus clairement défendue par Aristote, confère à l'art une fonction cognitive, c'est-à-dire une portée aléthique (cette fonction cognitive est aussi reconnue par la pensée contemporaine d'un Nelson Goodman par exemple). L'art comme mimésis, c'est-à-dire comme représentation organisée, cohérente, systématique, harmonieuse, permet une observation plaisante du monde de même que sa compréhension. Entés sur des modèles essentiellement biologiques ou mathématiques, les images comme les poèmes et les œuvres musicales (je pense à la polyphonie franco-flamande) sont des instruments de connaissances parce qu'ils manifestent l'architecture stylisée, purifiée, de la réalité. Quand, au XVe siècle, les images seront construites en perspectives géométriques, elles relèveront de la science appliquée et d'une stricte équivalence entre le voir et le savoir comme le font les tableaux de van Eyck, Piero della Francesca, de Léonard de Vinci. Erwin Panofsky écrit :

« Cette exigence de Ô'perspective'' […] nous fait voir comme en un éclair que l'anatomie en tant que science (et la remarque vaut pour toutes les autres sciences d'observation ou de description) était tout simplement impraticable sans une méthode qui permît d'enregistrer les détails observés, sans un dessin complet et précis à trois dimensions. […] Il n'est pas exagéré d'affirmer que dans l'histoire de la science moderne, l'introduction de la perspective marqua le début d'une première période ; l'invention du télescope et du microscope, le début d'une deuxième période ; et la découverte de la photographie celui d'une troisième : dans les sciences d'observation ou de description, l'image n'est pas tant l'illustration de l'exposé que l'exposé même[21]. »

À l'époque d'une scientifisation des arts qui est aussi celle d'une technicisation des sciences, les dessins anatomiques de Léonard par exemple ne sont pas l'illustration d'un savoir élaboré avant eux. Ils sont le savoir lui-même parce que la perspective montre et fait comprendre à même les images (à même leur processus de création ou d'engendrement et à même leur aspect final), les structures et les fonctions mêmes des organes et du corps tout entier. C'est ce « décloisonnement de la théorie et de la pratique » comme la nomme Erwin Panofsky (c'est-à-dire l'abandon de la distinction médiévale entre arts libéraux et arts mécaniques) qui amène la promotion de l'art et son accès à la « noblesse » de la science ; qui amène en retour la science à s'emparer des instruments artistiques de représentation pour se faire science d'observation et d'expérimentation.

À l'âge de la prolifération des images photographiques, cinématographique ou numériques, à l'époque de l'enquête, de l'archive ou du document, il n'est pas sûr que ce modèle classique soit désormais complètement obsolète malgré le fait que nous soyons aussi à l'époque de la subjectivité des goûts et de l'indétermination du concept d'art. Peut-être même que c'est parce que nous y sommes plongés qu'il est important que nous lui restions fidèles afin de rendre possible, non pas seulement une recherche sur l'art mais une recherche par l'art, non pas seulement une science mathématique de part en part abstraite, mais une science d'observation et d'expérimentation recourant aux images, aux récits, aux formes sonores et à toutes les expériences par lesquels il a la réalité pour nous. C'est d'ailleurs ce qui se passe dans les arts des XVIIIe, XIXe et XXe siècles : un dialogue avec les sciences dans le dessein de s'en servir : la musique de Rameau fondée sur la physique de la vibration des corps sonores, la peinture de Turner (voir le tableau de 1843 intitulé Lumière et couleur (théorie de Goethe)[22], toute la photographie des années 1840-1880, l'impressionnisme scientifique de Seurat utilisant la loi du contraste simultané des couleurs du chimiste Eugène Chevreul, Odilon Redon s'inspirant de L'Origine des espèces de Charles Darwin (1859) pour graver ses lithographies de 1883 intitulées Origines, la littérature critique de John Ruskin des cinq livres de Modern Painters consacrés à la peinture de paysage et au paysage naturel : projet scientifique, littéraire, artistique, philosophique, anthropologique et apologétique tout à la fois ; totalisation encyclopédique des savoirs (géologiques, minéralogiques, météorologiques, botaniques, etc.) adossée à un style littéraire très libre et qui a permis de dire :

« C'est de la philosophie et de l'esthétique, et beaucoup plus que cela. C'est de la poésie. C'est de la prose. C'est un traité. C'est un grand pamphlet. C'est une défense ou plutôt un règlement de comptes. C'est un sermon. C'est de la critique d'art, de l'histoire de l'art, un commentaire d'expositions récentes, une introduction à certaines collections. C'est une méditation sur le paysage, et un exercice pour apprendre comment les yeux doivent regarder la nature[23]. »

La deuxième forme est contemporaine et irrigue le XIXe et le XXe siècles. Elle s'origine à mon sens chez Hegel (dans sa philosophie de l'esprit, de l'histoire et de la culture) qui est le premier à l'époque moderne à faire de l'œuvre dÔart une pensée philosophique et de la pensée philosophique une œuvre d'art. Hegel est d'ailleurs l'un des premiers philosophes à faire des interprétations philosophiques d'œuvres d'art singulières et même de considérer ces interprétations, non pas comme de simples illustrations de sa philosophie et comme sa mise en images (ce que l'on pourrait appeler une allégorie), mais comme des moments de son déploiement et du cercle en lequel elle consiste (Sophocle, Diderot Goethe, Schiller, etc.). En disant que la philosophie et l'art (avec la religion) possèdent le même contenu de vérité, en disant que l'art est la manifestation sensible de l'esprit et la fusion dialectique d'un contenu (gehalt) et d'une forme (gestalt), Hegel permet de définir l'art autant que la philosophie et la philosophie autant que l'art. L'art n'est pas étranger à la pensée ; il n'est pas la simple expression d'une pensée déjà constituée avant lui et abstraite ; il n'est pas assimilable à une technique qui réalise un concept donné à l'avance et qu'il faudrait retrouver. L'art est le mouvement de la pensée elle-même prenant forme et configurant le sensible. Pensée-image (ou, pour la musique, pensée-son ; pour le cinéma pensée-image-son) mue par le devenir forme du fond et par le devenir fond de la forme, l'art est profondément philosophique ou philosophant. Mais inversement, symétriquement et de façon tout aussi importante, la philosophie (on pourrait le dire des sciences humaines) est créatrice de formes du discours qui disent la vérité tout comme le sculpteur par exemple l'exprime par les formes sensibles. Il y a donc aussi — et on le voit moins souvent — de l'artistique dans la philosophie et dans toutes les formes d'explorations intellectuelles du monde : de la création de formes et des figures. L'esthétique de Hegel peut alors être considérée comme un prodigieux poème des arts, un roman philosophique où le sensible devient discours, ce qui amène le texte hégélien, non pas tant à réfléchir sur les œuvres, qu'à les recréer dans l'élément de la pensée conceptuelle. Le cours d'esthétique reconstruit les œuvres dans le matériau singulier du concept, c'est-à-dire dans l'universalité. En lui, l'art devient propriété de la pensée et est soustrait à la visibilité d'où il est sorti, si bien que Hegel parle certes des œuvres et sur elles, mais, surtout, il parle de la source d'où elles jaillissent qui est le mouvement de la pensée qui se réfléchit dans ses œuvres. Ce qui traverse alors les arts, les sciences et la philosophie, c'est la même pensée réflexive, problématique et critique qui, selon la vieille idée grecque, s'étonne. Et par étonnement, il faut entendre comme chez Platon et Aristote bien sûr, l'acte contradictoire de s'émerveiller mais aussi de s'inquiéter ; l'acte d'admirer le réel d'un côté, mais, d'un autre côté, l'acte profondément fragile et ouvert de ne pas se satisfaire de cette admiration afin de comprendre qu'il y a, derrière les formes de la réalité comme des œuvres qui explorent cette réalité, quelque chose à comprendre, quelque chose à chercher pour sortir de l'ignorance, de l'embarras et des impasses d'une pensée systématiquement et non occasionnellement questionnante.

C'est dans ce lignage mais aussi en décalage avec lui (parce que chez Hegel, la philosophie semble finalement dire la vérité des œuvres) qu'il faut considérer les arts comme capables, chacun dans leur medium, de produire des idées concrètes, des idées en acte qui n'existent pas ailleurs qu'en leur forme, ni au-delà d'elle (par exemple, dans sa description ou dans son commentaire critique). Sans être argumentées bien sûr, ces idées sont réfléchissantes, problématiques, critiques et explorantes comme l'indique Deleuze du cinéma quand il déclare en 1987 :

« Avoir une idée en cinéma […], ce n'est pas la même chose qu'avoir une idée ailleurs. Et pourtant, il y a des idées en cinéma qui pourraient valoir aussi dans d'autres disciplines. Il y a des idées en cinéma qui pourraient être d'excellentes idées en roman. Mais elles n'auraient pas la même allure du tout. Et puis, il y a des idées en cinéma qui ne peuvent être que cinématographiques. »

S'il y a des idées cinématographiques, il y a des idées de roman, des idées de peinture, des idées musicales, etc. qui attestent que chaque art pense, réfléchit sur le monde et sur lui-même. Se dessine alors un nouveau schème sur lequel j'aimerais terminer, un schème que j'appellerais productif et heuristique qu'il est difficile d'aborder autrement qu'en présentant quelques exemples d'idées artistiques.

La musique : le premier mouvement de la Musique pour cordes, percussions et célesta de Béla Bartok (1936) : une fugue qui se déploie organiquement sur le modèle d'un éventail se dépliant crescendo et se repliant décrescendo à partir d'un sujet et d'un contre-sujet ; une fugue en deux parties nettement séparées qui, vers la fin du mouvement au moment d'un trait répétitif du célesta qui fonctionne comme un signal, superpose le contre-sujet et le sujet de façon à faire entendre et comprendre que le contre-sujet est le sujet inversé comme dans un miroir : le monde sonore et toute la variété mélodique, rythmique, harmonique et dynamique qui le constitue montre, de façon réflexive, la loi sur laquelle ce monde et sa variété existent et se présentent à nous. Cette loi est un schéma géométrique simple (une construction symétrique et un ordre arithmétique rigoureux, le nombre d'or. C'est le rapport qui gouverne le nombre de mesures des deux parties de la fugue ainsi que des deux parties de chacune des deux parties, celle du déploiement de la fugue et celle de son reploiement).

On pourrait aussi analyser une idée picturale : l'idée picturale de La Chasse au tigre de Rubens (1616. Musée de Rennes. Je pourrais prendre le double portrait de époux Arnolfini de Jan van Eyck ou l'art de la peinture de Johannes Vermeer) qui présente, très proche et monumentale pour le regard, un tumulte, un emmêlement de corps possédant le mouvement d'une spirale tournant autour du croisement central des deux diagonales de l'œuvre. La dialectique du visible et de l'invisible par laquelle les corps se montrent, se recouvrent, se découvrent, se manifestent sous des aspects différents s'emboîtant les uns dans les autres, cette dialectique est d'autant plus vive que les contrastes de formes comme de couleurs permettent de mêler les corps des chevaux, des hommes et des fauves. Ce qui s'échange alors, ce qui passe l'un dans l'autre, ce ne sont pas seulement les aspects visibles et invisibles des corps en mouvements, c'est, plus profondément encore, la condition de chasseur et de chassé, de bourreau et de victime, d'homme et d'animal. De façon seulement visuelle et plastique, le tableau donne à voir et à penser (Rubens serait autant peintre-philosophe que Poussin) la réversibilité de ces conditions, le devenir-proie du chasseur, le devenir-chasseur de la proie, l'animalisation de l'homme en sa férocité, et l'humanisation réciproque de l'animal qui, lui aussi, souffre et meurt.

Un exemple littéraire cette fois, d'une idée artistique : celle de l'incipit de Madame Bovary où Flaubert décrit la fameuse casquette de Charles écolier en un texte si saturé de détails que l'objet en devient monstrueux, effrayant et invisible par une telle hypertrophie du visible et par une telle densité de l'écriture et de ce qu'elle montre que le monde est donné à sentir dans son idiotie originaire, dans sa « laideur muette », dans son opacité, sa gravité, son étrangeté et même dans son obscénité que la photographie et le cinéma pourront reprendre selon leur logique visuelle propre. Mais dans la littérature, on pourrait multiplier les exemples d'idées romanesques (non des idées sur le roman mais des idées de roman) en lisant Mrs Dalloway de V. Woolf, La Montagne magique de Th. Mann, La Recherche du temps perdu de Proust comme le fait Paul Ricœur où il montre que la littérature nous apprend plus de choses sur l'expérience temporelle que n'importe quelle philosophie ou science humaine, ou comme le fait Vincent Descombes en montrant que Proust est instructif en ce qu'il contribue à une « conception sociologique de la vie humaine », c'est-à-dire à une compréhension du groupe humain dans laquelle « l'individualité humaine ne peut pas être considérée comme une donnée primitive ».

Un exemple cinématographique : la séquence au milieu de 2001 : L'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick (1968) où l'os jeté en l'air dans la furie du combat des préhominiens se transforme en un vaisseau spatial : sans doute la séquence joue-t-elle un rôle narratif puisqu'elle est une prodigieuse ellipse condensant en quelques secondes plusieurs millions d'années et puisqu'elle assure le passage entre la première et la seconde partie du film. Mais, dans son quadruple mouvement ralenti (mouvement de montée et de descente de la caméra, mouvement tournoyant de l'os-fusée, mouvement du passage progressif de l'os à la fusée, mouvement de coupure entre deux scènes ou entre deux actes), les images spécifiquement cinématographiques se reploient sur elles-mêmes et sur leurs forces plastiques et suggestives par lesquelles se disent et où se montrent le nom même de l'homme : le mouvement et la nature de son histoire.

On pourra dire que la signification de ces idées se trouvent dans le rapide commentaire et la succincte interprétation que je viens d'en donner mais ce serait oublier deux choses : d'abord, que l'interprétation est adéquate à la forme et la respecte (elle tente de ne pas détruire l'œuvre en dégageant son sens caché qu'elle recèle mais qu'elle serait incapable de dire clairement). Ensuite, qu'une œuvre d'art est faite pour être interprétée ; qu'une œuvre porte dans sa forme même cette nécessité qui ne lui est pas seconde, mais qui la constitue.

C'est la raison pour laquelle la recherche-création repose sur ce schème productif, constitutif, heuristique qui n'est ni didactique, ni romantique. Il est profondément expérimental. C'est lui qui permet la connaissance de l'œuvre et de la réalité à laquelle elle renvoie, par l'œuvre d'art elle-même pensée comme un dispositif en fonctionnement. J'insiste sur le par l'œuvre en tant que sont inscrites en elle la nécessité de son interprétation et celle de son discours critique parce que l'interprétation et le discours critique la constituent et font d'elle une matrice de connaissances par son aspect réflexif et problématique, c'est-à-dire par son aspect philosophique qu'il ne faut pas entendre en un sens strictement universitaire ou disciplinaire.

Pour conclure, ma position tiendrait donc le milieu (le juste milieu j'espère) entre la dénonciation de la recherche-création dans le récent livre de Carole Talon-Hugon[24] qui la considère comme une dangereuse imposture, et la façon dont certains envisagent la thèse en recherche-création comme pouvant échapper au régime de l'écrit. Je crois au contraire aux vertus de l'expérimentation, du dialogue et de la relation qui suppose, non point la fusion d'ordre romantique mais la différence et la friction, c'est-à-dire la lucide, mouvante, difficile et processuelle altération réciproque engendrée par le croisement, par le transport et par l'échange.

Pierre-Henry Frangne

Bibliographie sélective

 

Alain Badiou, Petit manuel d'inesthétique, Seuil, 1998

Aline Caillet et Frédéric Pouillaude, Un art documentaire, PUR, 2017

Ivan Jablonka, L'Histoire est une littérature contemporaine, Seuil, 2014

Frédéric Pouillaude, Représentations factuelles, Le Cerf, 2021

Revue Hermès, CNRS Éditions, 2015/2, n¡ 72

Philippe Sabot, Philosophie et littérature, PUF, 2002

Carole Talon-Hugon, L'Artiste en habits de chercheur, PUF, 2021

Programme doctoral SACRe

Université Bretagne Loire Label Thèse Recherche-Création



[1] Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Paris, Champs-Flammarion, 1994, p. 105.

[2] Baldine Saint Girons, L'Acte esthétique, Paris, Klincksieck, 2008, p. 24-26.

[3] Michel Foucault, Le Courage de la vérité, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2009, p. 13.

[4] Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 179.

[5] Jean-Pierre Cléro, « Plaisir d'espaces », in B. Saint Girons et C. Burgard, Le Paysage et la question du sublime, RMN, 1997, p. 121.

[6] A. Berleant, « Esthétique de l'art et de la nature », in Esthétique de l'environnement, trad. H. S. Afeissa et Y. Lafolle, J. Vrin, 2015, p. 102-105.

[7] Voir Gustave Flaubert, la fameuse lettre à Louise Collet du 16 janvier 1852, Correspondance, bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1980, t. 2, p. 31. « Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l'air, un livre qui n'aurait presque pas de sujet ou du moins où le sujet serait presque invisible, si cela se peut. » Remarquons les « presque » et la formule « si cela se peut ». Elles indiquent une aporie, une impasse, une exigence de pureté inatteignable pour un écrivain réaliste en but à la bêtise, à l'idiotie et à la massivité infrangible de la réalité qu'il convient de connaître : « La littérature prendra de plus en plus les allures de la science. » Lettre à Louise Colet du 6 avril 1863, p. 298.

[8] Gustave Flaubert, lettre à Amélie Bosquet du 20 août 1866, Correspondance, op. cit., t. 3, p. 517.

[9] Viktor Chklovsky, L'Art comme procédé, trad. R. Gayraud, éditions Allia, 2008. « le procédé de l'art […] consiste à obscurcir la forme, à augmenter la difficulté et la durée de la perception », ce qui a pour effet d'engendrer un sentiment d'étrangeté (« ostranénie »); «le caractère esthétique se révèle toujours par les mêmes signes : il est créé consciemment pour libérer la perception de l'automatisme; sa vision représente le but du créateur et elle est construite artificiellement, de manière que la perception s'arrête sur elle et arrive au maximum de sa force et de sa durée.»

[10] Platon, République, X, 607 b.

[11] Platon, Les Lois, 817 b.

[12] Alain Badiou, Petit manuel d'inesthétique, Paris, Le Seuil, 1998, p. 10.

[13] Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, François Maspéro, 1978, p. 26.

[14] E. Kant, Critique de la faculté de juger, ¤44.

[15] Alain Badiou, op. cit., p. 12.

[16] Ph. Lacoue-Labarthe et J.-L. Nancy L'Absolu littéraire, Le seuil, 1978, p. 50.

[17] G. Ph. Novalis, Poésie (1798), in La Forme poétique du monde, José Corti, 2003, p. 538.

[18] F. W. J. Schelling, Système de l'idéalisme transcendantal, in La Forme poétique du monde, José Corti, 2003, p. 405.

[19] Je pense par exemple au ¤295 du Voyageur et son ombre (1979) intitulé Et in Arcadia ego qui est une description d'un paysage de la Haute Engadine au cours de laquelle l'évocation des deux tableaux de Poussin et de ceux de Claude Lorrain fonctionne comme leur interprétation et leur prolongement littéraire et philosophique à la fois (cf. la référence à la façon héroïque et idyllique de penser d'Épicure).

[20] Ce doctorat est commun à six institutions : cinq grandes écoles nationales supérieures : le Conservatoire national supérieur d'art dramatique (CNSAD), le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP), l'École nationale supérieure des arts décoratifs (ENSAD), l'École nationale supérieure des métiers de l'image et du son (La Fémis), l'École nationale supérieure des beaux-arts (Beaux-Arts), – et l'École normale supérieure de la rue d'Ulm (ENS).

[21] Erwin Panofsky, L'Œuvre d'art et ses significations, trad. M. et B. Teyssèdre, Gallimard, 1969, pp. 118-119.

[22] En référence au Traité des couleurs que Goethe publia en 1810, trad. H. Bideau, Triades Éditions, 1973.

[23] Tim Hilton, John Ruskin, The Early Years, Yale University Press, 1985, traduit et cité par André Hélard, John Ruskin et les cathédrales de la terre, Chamonix, Éditions Guérin, 2006, p. 103.

[24] Carole Talon-Hugon, L'Artiste en habits de chercheur, Paris, PUF, 2021.

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