Yves Fravalo :
Étude du livre de Jacques André, Algérienne(s). © : Yves Fravalo. Yves Fravalo a été professeur de Lettres classiques au lycée Guist'hau de Nantes. Dans le cadre désormais de l'Université Permanente à Nantes, il s'efforce de se faire l'interprète le plus attentif possible de quelques auteurs de prédilection, au premier rang desquels figure Julien Gracq.
Le poids des mots« Le poète se reconnaît au nombre de pages insignifiantes qu'il n'écrit pas. » René Char L'ouverture d'un chemin Le lecteur
qui prend en main ce petit livre, Algériennes.Chroniques, paru dans la collection « Écritures »,
chez L'Harmattan, ne peut soupçonner de quelle clé il s'empare : peu de
pages – moins de deux-cents, très aérées –, peu de mots, toujours les
plus simples, et c'est tout un monde qui s'ouvre, un monde tenu sous le regard
d'un homme et d'un poète. Une distance de plus d'un demi-siècle et, malgré
tout, la proximité de ce qui ne s'oublie pas : paysages, visages, évoqués
dans leur vérité, dans leur beauté. Une terre, une guerre, des vivants et des
morts, la violence, la haine, la petitesse et la grandeur, l'amitié, le désir,
la tendresse ; un monde désespérant et pourtant la levée d'un espoir. Comme pour
tant d'autres appelés, ces jours, ces mois, ces années d'Algérie auraient pu ne
former pour Jacques André, malgré l'angoisse, la sueur et le sang, qu'un temps
de misère et d'ennui. Tout aurait pu se trouver traversé avec ce sentiment de
«vacuité effarante des sens et du sens » éprouvé par celui qui,
après les mois réglementaires d'instruction dans une enceinte de barbelés au
camp de Béni-Messous, était rentré en France pour
« faire les E.O.R. » : un répit et l'espoir, vague et finalement
déçu, d'un poste où pourrait s'apaiser sa nostalgie des rivages du golfe de
Guinée. Trois années de brousse ivoirienne qui ne compteront pour
rien : à la fin du temps de formation, nouveau départ pour l'Algérie. On
est en 1959. C'est ce qui va suivre, jusqu'à la date du cessez-le-feu, qui fait
véritablement la matière du livre : accès à la conscience des droits d'un
peuple et d'une terre, ouverture au sentiment du Divers, rencontre éblouie
de la beauté. L'épreuve du sang Un
cheminement d'abord masqué dans le maquis des jours, comme il convient dans une
chronique qui colle au quotidien. L'aventure a
été celle de l'homme qui écrit, mais cette chronique se dira à la troisième
personne. Le jeune aspirant, Jaqez, affecté à la 2ème
Compagnie, basée au col d'Aïn N'Sour, au cœur du
Zaccar, s'initie très vite aux lois de la guérilla : risques d'embuscade
et de mort au moindre déplacement, menaces d'attaques nocturnes ; et aux
pratiques de la contre-guérilla dans laquelle il est embarqué :
ratissage et bouclage, avec l'éventualité, sans cesse, d'un accrochage à
l'occasion du surgissement inopiné de ces « fells »
si habiles à se faire invisibles, et ce jeu parfois pour tel jeune officier
fringant et quelques soldats un peu zélés, appuyés par un hélico
« puissamment armé », de
prendre en chasse et de « descendre », pour s'en faire gloire
ensuite, tout ce qu'on peut atteindre au fusil mitrailleur dans une colonne
indigène qui s'est laissé surprendre. La découverte de la guerre comme
« jardinage » et « comme abattage d'animal ». La vue très
vite donc « du sang supplicié » : blessés qu'il faut évacuer,
fémorale coupée, ventre éclaté ; les cadavres qui pourrissent au soleil,
ceux qu'on rend à l'ennemi. Des jours de nomadisation sur « les versants
des oueds qui griffent un paysage torturé » : bivouac, marche
dans la nuit noire et la peur, voix berbère tout à coup dans le silence,
scintillement de rafales sur les cailloux, froissement de feuilles et la
fuite du guetteur qui a repéré le commando… Entre deux
opérations, la garde d'une ferme de colons : patrouilles de jour et
veilles nocturnes ; fouille des bergers et des femmes dans les zones
interdites, perquisition dans la mechta des sujets suspects, sans souci
véritable parfois des procédures légales ; sans les précautions
nécessaires non plus pour mettre à l'abri d'un viol une pauvre paysanne
arrêtée… « La mer trop lointaine » Un jour, au
cours d'une mission d'observation, des visages terreux de femmes et de mômes
« débusquées d'un taillis d'arbousiers » qui demeurent serrées au sol
« dans un cercle apeuré », sentant « le charbon de bois et la
fumée », et, en surimpression, l'image recomposée d'une vie
séculaire - c'était avant le temps de ces violences : « Plus
bas, au fond de l'oued, dans la profusion des lauriers-roses,
c'est parfois l'enchantement de l'eau qui, en cette fin d'avril, coule encore
abondante et claire sur les grandes dalles blanchies de soleil. Voilà
suggérés les bienfaits d'une entreprise de pacification, puisque c'est de cela
qu'il s'agit ! Mais on aperçoit à cet endroit quelque chose du battement
qui fait la puissance profonde de ce récit où l'on n'oublie jamais sur quel
fond de splendeur les hommes continuent de jouer leur théâtre de sottise et de
cruauté. On est dans le chapitre intitulé « ÒchoufÒ »,
qui rend compte de cette mission de huit jours au col de l'Aghber
et fait vivre une opération de commando soldée par le repérage de dix-huit fells signalés par radio au commandement de secteur et la
prise de trois d'entre eux sans armes ; on reste accordé constamment à la
respiration du monde. Dès l'ouverture, le décor est posé : « Déjà
trois levers de soleil. Sur la crête qui domine le col de l'Aghber.
Dissimulés sous les genévriers, entre les rochers. Au nord, très loin, de part
et d'autre du triangle du Chenoua, on devine
peut-être la mer. Est-ce bien elle ? Ce serait comme une
respiration… » Et à la
clôture du même chapitre : « Silence
écrasé de chaleur et, dans le nord, la mer barre argentée inatteignable. Dans
l'intervalle, la vie du commando avec ses risques, ses contraintes, sa
trivialité ; une digression sur les liens qui se nouent entre les
hommes ; mais toujours, comme une scansion, ce retour aux impressions
sensibles et cette écoute inquiète en même temps qu'émerveillée du monde : « Va
tomber la troisième nuit. Il est attentif à la montée de l'ombre. Elle vient du
creux de l'oued, agrippe les flancs boisés. Tout au fond, déjà l'obscur. Les
jappements tristes des chacals s'étirent en écho depuis les falaises du Zaccar
qui s'effacent lentement dans le sud-est. Le corps se glisse dans un
frissonnement craintif et paisible. Nuit de douceur et de danger. Dans le
nord-ouest, dernières lueurs d'or sur la mer. La mer ? » Et encore un
peu plus loin : « S'épaissit
l'obscur au fond des oueds. C'est dans
cette ombre et c'est de ce silence que va émerger la petite colonne qui
s'achemine vers les crêtes : le jeu de la guerre ne connaît pas de pause. Voilà un
rapide aperçu du premier tiers du livre, où sont évoqués ces mois de
« commando de chasse », dont Jaqez va tirer
des enseignements utiles pour la suite de son expérience algérienne ; il y
aura d'abord les mois de gestion d'un « village de regroupement » à Tamloul, dont le lieutenant s'emploiera à faire
« autre chose qu'un camp de barbelés », puis les mois mouvementés
dans l'Algérois, au temps de l'O.A.S. - mais le héros alors ne sera plus
soldat -, et la descente finale vers Biskra. Parcours de « l'humble cheminant » L'écriture,
on le comprend, est soumise à une double exigence, celle de la chronique
fidèle, secouée par les caprices de l'aléatoire, docile au surgissement de
l'imprévu, prête à se perdre dans le fouillis du quotidien, et celle de l'œuvre
qu'il s'agit malgré tout de construire, avec la nécessité de faire apparaître
un sens : direction et signification. Plongé dans une aventure qu'il n'a
pas choisie, ballotté au gré d'événements qu'il ne maîtrise pas, obligé
d'assumer des missions qu'on lui assigne, pris dans les contraintes de
l'autorité hiérarchique, « l'humble cheminant » qu'est Jaqez, selon le mot même de l'auteur, accomplit un parcours
dont les lignes de force peu à peu se dégagent et s'affirment. C'est le
rôle de brefs commentaires de l'auteur au seuil ou au terme de tel ou tel
épisode, c'est le rôle, d'une autre façon, des titres retenus pour les grandes
parties de ce récit. Embrassés d'un seul regard, ces titres, rassemblés et
hiérarchiquement ordonnés avec ceux des chapitres dans la table des matières,
dessinent une cartographie de la mémoire dotée de la clarté d'une vision
satellitaire. Autour de L'Intermède
printanier – cœur lumineux et centre rayonnant du livre –, les deux
séquences d'un même acte irréversiblement scindé en deux, La Pacification I et
La Pacification II, et en amont, puis en aval, les chapitres du Commando
de chasse et ceux du Retour en Algérie. La chronique
singulière est prise dans la grande histoire qui en règle les mouvements
profonds, mais dont on n'a que des échos selon les hasards de la narration et
en fonction de ses retentissements immédiats sur la vie dans le djebel. Dans
les trente mois de service : la Déclaration du 4 novembre 1960 sur
l'Algérie algérienne, l'appel de Challe en avril 1961, le cessez-le-feu de mars
1962. Le reste n'apparaît, sans ordre aucun, qu'en fonction des échanges, des
inquiétudes – souvenir des barricades de janvier 60, à l'écoute de la
radio quinze mois plus tard –, en fonction des déplacements – les
massacres de Sétif, à l'occasion d'un passage dans la ville… Pleine maîtrise
des lois de la perspective et de la hiérarchisation narrative, parfaite
fidélité sans doute d'abord aux souvenirs du vécu. Mais qu'on
ne s'y trompe pas, le cheminement du héros passe par des étapes intimement
liées d'abord à l'expérience personnelle. Ce qui se produit, c'est simplement
l'affinement progressif d'une conscience spontanément ouverte au sens de
l'humain. On ne peut ici inventorier ces étapes ni dénombrer les épreuves qui
les fondent. Le lecteur remarque des silences, des refus, une façon de tenir
tête à certains supérieurs, une émotion devant certains spectacles, le désir de
ne pas humilier, l'aptitude à comprendre celui qui lui est désigné comme
l'adversaire ou l'ennemi, quelque chose comme une sorte de connivence avec ces
hommes regroupés dans le camp qu'il surveille et sur lesquels il a
autorité ; devant le regard de certaines femmes, la honte, et un jour,
devant la plus belle, venue au secours d'une vieille paysanne internée comme elle
et violemment mise à terre pour avoir invectivé ceux qui passent en visiteurs
le longs des barbelés, ce mot décisif : « Pardon. » Le sens est
inscrit à chaque fois discrètement dans la scène ; un détail suffit, un
mot comme ici, un commentaire laconique ailleurs : « Soudain, il a
honte. » Les remarques plus explicites n'apparaissent que dans la dernière
partie du récit, formules rapides et synthétiques : « Tout a basculé
pour lui, là, dans ce village de regroupement. Ses opinions politiques sur le
Maghreb, l'Islam, l'amour ». Et à la clôture du même chapitre, dans une
sorte de scène par prétérition, écrite au futur, mais dont les derniers mots,
au présent, prennent un relief particulier : « Puis il revient sur
ceux qu'il appelle les Algériens – il a aussitôt très envie de dire aussi
les Algériennes. Il avoue s'être mis, depuis Tamloul,
dans la peau de ces femmes, de ces hommes, pour tenter de porter un regard
« algérien » sur cette quotidienneté misérable, déracinée et pourtant
habitée par l'espoir ». Vision « camusienne » On aurait pu avoir à cet endroit, comme
pour les face-à-face précédents avec le colonel Corme Saint-Aubin, des débats à
la manière de ceux qu'on trouve dans les romans de Malraux. D'une certaine
façon il s'agit ici aussi de penser à « refonder l'homme », comme il
est dit dans L'Espoir. Jacques André connaît ses auteurs, mais il sait
se tenir à l'écart de toute grandiloquence, même au cœur de cette page si belle
où, « un soir de tempête et de pluie », son héros, dominant du regard
« la vallée qui s'évase en replis amollis de terre nue pendant sept
kilomètres jusqu'aux petites gorges plus boisées de Sidi-Merouane… »,
médite et s'interroge : « Ces villageois et
lui, ils sont quoi dans l'histoire de cette vallée, dans la rumeur horrifiée de
cette guerre ? ». Ce qui affleure ici, dans un mouvement si naturel,
c'est « l'idée “camusienne” du monde qui vainc
l'histoire ». Aucun artifice, aucune enflure, tout prend racine dans
l'impression sensible, dans le vécu immédiat. C'est le souvenir d'un accouchement,
auquel deux de ses camarades et lui-même ont apporté assistance dans la
journée, qui appelle la citation d'Héraclite convoquée à cet endroit : « Sur la même grève, la mer primordiale répète inlassablement les mêmes paroles et rejette les mêmes êtres étonnés de vivre. » Puis le
narrateur reprend la parole, et c'est, à voix très basse dans le soir, une
célébration des choses les plus simples : « Assourdis
par la pluie, le bêlement des troupeaux de moutons et de chèvres, l'éraillement
niais des ânes montent du parc à bestiaux, en bas, près de la porte sud. Plus
près, des mechtas voisines, paisible et familier, le roulement des moulins à
semoule précède le parfum chaud des kesra qui dorent
sur les kanoun. Partie de tarot dans la cagna. Jaqez tient à s'accorder ces minutes de solitude qui
devancent la nuit. Veilleur des crépuscules. Le village semble se glisser dans
l'apaisement. Il s'accorde à cette paix ». Très haut
moment de poésie ! On comprend que ce n'est pas pour la frime que le jeune
lieutenant trimballe ses poètes. Et si, face au colonel qui l'engueule, il les
convoque mentalement en établissant avec eux un contact physique où il puise la
force qui l'aide à tenir tête, le geste vraiment a du sens : « Jaqez s'en assied sur sa cantine de livres, il a ses poètes
sous son cul et ils sont d'une autre force. » « Fille d'argile et de ciel » Et le
lecteur n'est pas le premier à être sensible au pouvoir de la poésie qui passe
en Jacques André : « Ce
n'est pas parce que tu es beau que je suis tombée amoureuse de toi, c'est pour
tes poètes. », lui déclare une nuit Rabéa, la belle Aurèsienne qui
l'a fait revenir et l'a retenu en Algérie, en ajoutant : « Lis-moi,
lis-moi encore ! ». Et à la suite de cette évocation, ce sont des
mots de Federico Garcia Lorca qui se dessinent sur la page du livre entre leurs
marges blanches : « Voici venir la nuit Si tu venais me voir par les sentiers de l'air… » Le jour de
leur première rencontre, comme Jaqez écoutait Rabéa sans rien dire, il avait eu, en réponse à la remarque
de la jeune femme sur son silence, ces simples mots : « -
Je n'ai rien à dire, je suis bien là, c'est tout. Après ces quatre jours et ces
quatre nuits, là-haut, dans les rocailles, vous êtes comme une eau
paisible. » C'est à la
même femme un peu plus tôt dans la journée qu'il avait dit, sans la connaître
encore mais immédiatement saisi par sa beauté :
« Pardon ! ». Sans doute faudrait-il aller chercher du côté des
plus belles scènes de première rencontre d'un écrivain comme Erri De Luca pour trouver à la fois aussi beau, aussi
simple et aussi vrai ! Le livre
tout entier se trouve éclairé par l'image de cette femme à la peau mate, à la
chevelure noire et dénouée, de cette jeune femme divorcée et veuve, doublement
libre donc selon ses propres mots ; éclairé par l'ardeur amoureuse qu'elle
fait naître et qui, « quatre ans durant » sans fléchir, anime
également les deux amants. Beauté à laquelle, par avance, la dédicace placée au
seuil de l'incipit, « À Rabéa in memoriam »,
a donné sa coloration tragique. Mais rien de ce qui n'est pas l'éblouissement
maintenu au long de ces années ne sera dit autrement que de façon oblique, par
la voix de la poésie, celle de Lorca - et c'est les vers poignants de la gacela du souvenir d'Amour -, celle d'une complainte
berbère, la complainte de la Kahéna où l'on pleure
« la mort de la Grande Reine ». Il y a dans
ces pages bouleversantes, dans ce qui est dit et dans ce qui n'est pas dit,
dans ce qui n'est qu'indirectement suggéré, la marque d'un très grand poète. Jusqu'à la palmeraie Le
commentateur ne peut que signaler désormais la force d'un texte qui évoque les
moments « d'une fastueuse fête d'amour » au cœur de la terreur
entretenue par l'O.A.S. et rappeler ce qui est dit de la fonction d'initiatrice
de Rabéa auprès de celui qui a quitté l'uniforme et
fait retour vers un métier de l'éducation : « Elle
guidait le cheminement de Jaqez dans une nouvelle
culture où absence d'écriture n'était pas ignorance. » Au bout du
cheminement raconté par le livre, il y a la descente vers Biskra où s'ouvre
l'espace de la Saoura mythique dont on se plaît à égrener les noms
– El Oued, Touggourt, Ouargla, Djanet – et la rencontre dans la
palmeraie de Branis avec « Les hommes d'en face
enfin ! » : « Sous
l'olivier. Le
long entretien s'achèvera par le partage du thé. » L'écrivain-poète
se contente, dès lors, de faire jouer les symboles : évocation finale du
geste d'une femme, au passage d'un gué, « venue
déposer sur les genoux des passagers, un régime de dattes des Ziban, ces Òdeglet nourÒ qui se disent
aussi Òdoigts de lumièreÒ et un couffin d'oranges. » Les ressources du chant Dans le
tissu du texte de la chronique ainsi rapidement parcouru, il y a, tracés en
caractères italiques, des fragments dont les lignes singulières imposent au lecteur
une autre accommodation du regard ; la voix – la même, on le sent
bien – change de ton, les mots s'agencent selon de nouvelles cadences, la
parole, cédant soudain à des pulsions intimes, se libère des contraintes de la
prose et du temps. C'est un chant qui s'élève, et qui, dès l'incipit, monte
dans l'après de l'espoir auquel on va s'ouvrir au long de l'aventure, et
qui, non loin de la clôture du livre, revient, à l'occasion du passage à Sétif,
sur les sanglants prémices d'une guerre de libération. La parenthèse étroite de
la chronique éclate et le propos de l'auteur fait apparaître ainsi sa tension
vers une totalité dont la dédicace initiale et les mots qui encadrent, si
magnifiquement quoique si sobrement, l'envoi final disent avec la force de la
poésie les pôles inaccessibles qui ont pour nom : origine et avenir. Il faudrait
savoir dire les effets de rupture et de continuité entre les deux versants
d'une même écriture toujours tendue avec succès vers ses propres sommets.
C'est, dès les premières pages, qui parlent de l'indéfini piétinement d'un
projet, de l'impossible accès à la pensée de « la banalité » de
tout un pan de vie obscure, après la montée lente et lancinante qui se dessine
sous l'apparent arrêt sur image des alinéas de l'attente à l'instant du départ, « Il
est là sur le quai d'une gare… / Il songe à ces jours de grisaille… / Il est là
sur le quai de la gare, dans la fraîcheur matinale de septembre… / Il est là,
vacant, attentif, ne sachant rien encore de l'horreur des nuits et des matins
de nostalgie, des midis d'âpreté et de l'angoisse de certains soirs. » ce glissement soudain et cette
déchirure, ce bond qui est la traversée d'un abîme : « Cendres d'un pays naguère fabuleux qui désormais se boursouffle dans l'ensanglantement, les explosions, les tortures, les boues de l'hiver et la poussière des saisons sèches… » « Cinquante
ans », la mesure est donnée, et cette mesure est celle d'un écart, creusé
par le temps écoulé, mais celle aussi d'une épaisseur qui est celle du présent
indéfiniment étiré de l'écriture, écriture de toute une vie, comme on le
comprend dès ces mots qui nous montrent un peu plus loin Jaqez
dans une ferme du djebel, notant, « dans le brûlant du vent »,
« assailli par les mouches », « dans une lassitude
indécise », ses impressions, ses rêves, et lançant comme une
« incantation à l'inconnue ». « Nous écrivons sur nos genoux, soldats trop enfants pour ce labeur. » Le livre que
nous lisons est le lointain accomplissement d'un geste engagé sous l'égide des
poètes dont la voix accompagne la double aventure intimement mêlée de la vie et
de l'écriture. D'une certaine façon, l'italique fait le lien, soulignant une
filiation, entre ces fragments sporadiquement insérés dans la chronique et les
bribes de poème qui passent dans le texte. Une voix prend le relai de
l'autre : celle de Lorca, on l'a vu, celle de Kateb Yacine, prise dans la
voix qui monte soixante ans après pour évoquer les massacres de Sétif ; et
c'est aussi, le jour de la rencontre, ce décrochement soudain de la parole qui
anticipe et qui épouse le rythme, semble-t-il, et le ton de la mélopée portée
par la voix aurèsienne, qui n'est pas donnée à
entendre : « […]
elle lui fredonnera à voix basse à voix si lasse si lasse déjà cette mélopée déchirante. Quelques années plus tard… » Aucun
bariolage ici ; mais bien plutôt les noces profondes des chants, des voix
et des cultures. Et il y a, comme une halte au dernier seuil, entre une double
parenthèse d'italiques, ce suspens hors du temps que nous offre un poème d'une
absolue pureté : dans sa langue natale, un homme venu du Nord chante une
femme du Sud, la liberté et la beauté. « Dans le vent lumineux » Ces
remarques laissent-elles suffisamment pressentir l'incommensurable de ce que
l'auteur a su enfermer dans ces « modestes » chroniques ? Il y a des livres volumineux dont rien ne
demeure dans la mémoire du lecteur, quand ils sont refermés. Il y a d'autres
livres dont les pages, légères en apparence comme « la danse des feuilles dans le vent lumineux », portent le poids des mots, de la vie, de la boue, de l'amour et du sang. Yves Fravalo |