Jacques André : <i>Algériennes(s)</i>

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Yves Fravalo : Étude du livre de Jacques André, Algérienne(s).
Texte mis en ligne le 2020.

© : Yves Fravalo.

Yves Fravalo a été professeur de Lettres classiques au lycée Guist'hau de Nantes. Dans le cadre désormais de l'Université Permanente à Nantes, il s'efforce de se faire l'interprète le plus attentif possible de quelques auteurs de prédilection, au premier rang desquels figure Julien Gracq.

André  Jacques André, Algérienne(s). Chroniques, éditions de L'Harmattan, 2020.


Le poids des mots

« Le poète se reconnaît

au nombre de pages insignifiantes

qu'il n'écrit pas. »

René Char

L'ouverture d'un chemin

Le lecteur qui prend en main ce petit livre, Algériennes.Chroniques, paru dans la collection « Écritures », chez L'Harmattan, ne peut soupçonner de quelle clé il s'empare : peu de pages – moins de deux-cents, très aérées –, peu de mots, toujours les plus simples, et c'est tout un monde qui s'ouvre, un monde tenu sous le regard d'un homme et d'un poète. Une distance de plus d'un demi-siècle et, malgré tout, la proximité de ce qui ne s'oublie pas : paysages, visages, évoqués dans leur vérité, dans leur beauté. Une terre, une guerre, des vivants et des morts, la violence, la haine, la petitesse et la grandeur, l'amitié, le désir, la tendresse ; un monde désespérant et pourtant la levée d'un espoir.

Comme pour tant d'autres appelés, ces jours, ces mois, ces années d'Algérie auraient pu ne former pour Jacques André, malgré l'angoisse, la sueur et le sang, qu'un temps de misère et d'ennui. Tout aurait pu se trouver traversé avec ce sentiment de «vacuité effarante des sens et du sens » éprouvé par celui qui, après les mois réglementaires d'instruction dans une enceinte de barbelés au camp de Béni-Messous, était rentré en France pour « faire les E.O.R. » : un répit et l'espoir, vague et finalement déçu, d'un poste où pourrait s'apaiser sa nostalgie des rivages du golfe de Guinée. Trois années de brousse ivoirienne qui ne compteront pour rien : à la fin du temps de formation, nouveau départ pour l'Algérie. On est en 1959. C'est ce qui va suivre, jusqu'à la date du cessez-le-feu, qui fait véritablement la matière du livre : accès à la conscience des droits d'un peuple et d'une terre, ouverture au sentiment du Divers, rencontre éblouie de la beauté.

L'épreuve du sang

Un cheminement d'abord masqué dans le maquis des jours, comme il convient dans une chronique qui colle au quotidien.

L'aventure a été celle de l'homme qui écrit, mais cette chronique se dira à la troisième personne. Le jeune aspirant, Jaqez, affecté à la 2ème Compagnie, basée au col d'Aïn N'Sour, au cœur du Zaccar, s'initie très vite aux lois de la guérilla : risques d'embuscade et de mort au moindre déplacement, menaces d'attaques nocturnes ; et aux pratiques de la contre-guérilla dans laquelle il est embarqué : ratissage et bouclage, avec l'éventualité, sans cesse, d'un accrochage à l'occasion du surgissement inopiné de ces « fells » si habiles à se faire invisibles, et ce jeu parfois pour tel jeune officier fringant et quelques soldats un peu zélés, appuyés par un hélico « puissamment armé », de  prendre en chasse et de « descendre », pour s'en faire gloire ensuite, tout ce qu'on peut atteindre au fusil mitrailleur dans une colonne indigène qui s'est laissé surprendre. La découverte de la guerre comme « jardinage » et « comme abattage d'animal ».

La vue très vite donc « du sang supplicié » : blessés qu'il faut évacuer, fémorale coupée, ventre éclaté ; les cadavres qui pourrissent au soleil, ceux qu'on rend à l'ennemi. Des jours de nomadisation sur « les versants des oueds qui griffent un paysage torturé » : bivouac, marche dans la nuit noire et la peur, voix berbère tout à coup dans le silence, scintillement de rafales sur les cailloux, froissement de feuilles et la fuite du guetteur qui a repéré le commando…

Entre deux opérations, la garde d'une ferme de colons : patrouilles de jour et veilles nocturnes ; fouille des bergers et des femmes dans les zones interdites, perquisition dans la mechta des sujets suspects, sans souci véritable parfois des procédures légales ; sans les précautions nécessaires non plus pour mettre à l'abri d'un viol une pauvre paysanne arrêtée…

« La mer trop lointaine »

Un jour, au cours d'une mission d'observation, des visages terreux de femmes et de mômes « débusquées d'un taillis d'arbousiers » qui demeurent serrées au sol « dans un cercle apeuré », sentant « le charbon de bois et la fumée », et, en surimpression, l'image recomposée d'une vie séculaire - c'était avant le temps de ces violences :

« Plus bas, au fond de l'oued, dans la profusion des lauriers-roses, c'est parfois l'enchantement de l'eau qui, en cette fin d'avril, coule encore abondante et claire sur les grandes dalles blanchies de soleil.
Ô les pieds nus des jeunes filles, qui, robes retroussées jusqu'aux cuisses brunes, essorent les linges et les tentures ! »

Voilà suggérés les bienfaits d'une entreprise de pacification, puisque c'est de cela qu'il s'agit ! Mais on aperçoit à cet endroit quelque chose du battement qui fait la puissance profonde de ce récit où l'on n'oublie jamais sur quel fond de splendeur les hommes continuent de jouer leur théâtre de sottise et de cruauté. On est dans le chapitre intitulé « ÒchoufÒ », qui rend compte de cette mission de huit jours au col de l'Aghber et fait vivre une opération de commando soldée par le repérage de dix-huit fells signalés par radio au commandement de secteur et la prise de trois d'entre eux sans armes ; on reste accordé constamment à la respiration du monde. Dès l'ouverture, le décor est posé :

« Déjà trois levers de soleil. Sur la crête qui domine le col de l'Aghber. Dissimulés sous les genévriers, entre les rochers. Au nord, très loin, de part et d'autre du triangle du Chenoua, on devine peut-être la mer. Est-ce bien elle ? Ce serait comme une respiration… »

Et à la clôture du même chapitre :

« Silence écrasé de chaleur et, dans le nord, la mer barre argentée inatteignable.
Ils sont encore demeurés un long jour, une longue nuit, planqués sous les chênes verts et les genévriers. A l'aube du sixième jour, ils sont sortis des fourrés, se sont ébroués dans des grognements de plaisir et les rires, ont allumé leur première cigarette depuis cinq jours.
Ils ont décroché tranquillement.
Vers le nord, la mer trop lointaine rosissait dans un matin nuageux. »

Dans l'intervalle, la vie du commando avec ses risques, ses contraintes, sa trivialité ; une digression sur les liens qui se nouent entre les hommes ; mais toujours, comme une scansion, ce retour aux impressions sensibles et cette écoute inquiète en même temps qu'émerveillée du monde :

« Va tomber la troisième nuit. Il est attentif à la montée de l'ombre. Elle vient du creux de l'oued, agrippe les flancs boisés. Tout au fond, déjà l'obscur. Les jappements tristes des chacals s'étirent en écho depuis les falaises du Zaccar qui s'effacent lentement dans le sud-est. Le corps se glisse dans un frissonnement craintif et paisible. Nuit de douceur et de danger. Dans le nord-ouest, dernières lueurs d'or sur la mer. La mer ? »

Et encore un peu plus loin :

« S'épaissit l'obscur au fond des oueds.
« Vers le sud, les chacals se sont tus. Un lointain roulement de galets tout en bas… »

C'est dans cette ombre et c'est de ce silence que va émerger la petite colonne qui s'achemine vers les crêtes : le jeu de la guerre ne connaît pas de pause.

Voilà un rapide aperçu du premier tiers du livre, où sont évoqués ces mois de « commando de chasse », dont Jaqez va tirer des enseignements utiles pour la suite de son expérience algérienne ; il y aura d'abord les mois de gestion d'un « village de regroupement » à Tamloul, dont le lieutenant s'emploiera à faire « autre chose qu'un camp de barbelés », puis les mois mouvementés dans l'Algérois, au temps de l'O.A.S. - mais le héros alors ne sera plus soldat -, et la descente finale vers Biskra.

Parcours de « l'humble cheminant »

L'écriture, on le comprend, est soumise à une double exigence, celle de la chronique fidèle, secouée par les caprices de l'aléatoire, docile au surgissement de l'imprévu, prête à se perdre dans le fouillis du quotidien, et celle de l'œuvre qu'il s'agit malgré tout de construire, avec la nécessité de faire apparaître un sens : direction et signification. Plongé dans une aventure qu'il n'a pas choisie, ballotté au gré d'événements qu'il ne maîtrise pas, obligé d'assumer des missions qu'on lui assigne, pris dans les contraintes de l'autorité hiérarchique, « l'humble cheminant » qu'est Jaqez, selon le mot même de l'auteur, accomplit un parcours dont les lignes de force peu à peu se dégagent et s'affirment.

C'est le rôle de brefs commentaires de l'auteur au seuil ou au terme de tel ou tel épisode, c'est le rôle, d'une autre façon, des titres retenus pour les grandes parties de ce récit. Embrassés d'un seul regard, ces titres, rassemblés et hiérarchiquement ordonnés avec ceux des chapitres dans la table des matières, dessinent une cartographie de la mémoire dotée de la clarté d'une vision satellitaire.

Autour de L'Intermède printanier – cœur lumineux et centre rayonnant du livre –, les deux séquences d'un même acte irréversiblement scindé en deux, La Pacification I et La Pacification II, et en amont, puis en aval, les chapitres du Commando de chasse et ceux du Retour en Algérie.

La chronique singulière est prise dans la grande histoire qui en règle les mouvements profonds, mais dont on n'a que des échos selon les hasards de la narration et en fonction de ses retentissements immédiats sur la vie dans le djebel. Dans les trente mois de service : la Déclaration du 4 novembre 1960 sur l'Algérie algérienne, l'appel de Challe en avril 1961, le cessez-le-feu de mars 1962. Le reste n'apparaît, sans ordre aucun, qu'en fonction des échanges, des inquiétudes – souvenir des barricades de janvier 60, à l'écoute de la radio quinze mois plus tard –, en fonction des déplacements – les massacres de Sétif, à l'occasion d'un passage dans la ville… Pleine maîtrise des lois de la perspective et de la hiérarchisation narrative, parfaite fidélité sans doute d'abord aux souvenirs du vécu.

Mais qu'on ne s'y trompe pas, le cheminement du héros passe par des étapes intimement liées d'abord à l'expérience personnelle. Ce qui se produit, c'est simplement l'affinement progressif d'une conscience spontanément ouverte au sens de l'humain. On ne peut ici inventorier ces étapes ni dénombrer les épreuves qui les fondent. Le lecteur remarque des silences, des refus, une façon de tenir tête à certains supérieurs, une émotion devant certains spectacles, le désir de ne pas humilier, l'aptitude à comprendre celui qui lui est désigné comme l'adversaire ou l'ennemi, quelque chose comme une sorte de connivence avec ces hommes regroupés dans le camp qu'il surveille et sur lesquels il a autorité ; devant le regard de certaines femmes, la honte, et un jour, devant la plus belle, venue au secours d'une vieille paysanne internée comme elle et violemment mise à terre pour avoir invectivé ceux qui passent en visiteurs le longs des barbelés, ce mot décisif : « Pardon. »

Le sens est inscrit à chaque fois discrètement dans la scène ; un détail suffit, un mot comme ici, un commentaire laconique ailleurs : « Soudain, il a honte. » Les remarques plus explicites n'apparaissent que dans la dernière partie du récit, formules rapides et synthétiques : « Tout a basculé pour lui, là, dans ce village de regroupement. Ses opinions politiques sur le Maghreb, l'Islam, l'amour ». Et à la clôture du même chapitre, dans une sorte de scène par prétérition, écrite au futur, mais dont les derniers mots, au présent, prennent un relief particulier : « Puis il revient sur ceux qu'il appelle les Algériens – il a aussitôt très envie de dire aussi les Algériennes. Il avoue s'être mis, depuis Tamloul, dans la peau de ces femmes, de ces hommes, pour tenter de porter un regard « algérien » sur cette quotidienneté misérable, déracinée et pourtant habitée par l'espoir ».

 Vision « camusienne »

On aurait pu avoir à cet endroit, comme pour les face-à-face précédents avec le colonel Corme Saint-Aubin, des débats à la manière de ceux qu'on trouve dans les romans de Malraux. D'une certaine façon il s'agit ici aussi de penser à « refonder l'homme », comme il est dit dans L'Espoir. Jacques André connaît ses auteurs, mais il sait se tenir à l'écart de toute grandiloquence, même au cœur de cette page si belle où, « un soir de tempête et de pluie », son héros, dominant du regard « la vallée qui s'évase en replis amollis de terre nue pendant sept kilomètres jusqu'aux petites gorges plus boisées de Sidi-Merouane… », médite et s'interroge : « Ces villageois et lui, ils sont quoi dans l'histoire de cette vallée, dans la rumeur horrifiée de cette guerre ? ». Ce qui affleure ici, dans un mouvement si naturel, c'est « l'idée “camusienne” du monde qui vainc l'histoire ». Aucun artifice, aucune enflure, tout prend racine dans l'impression sensible, dans le vécu immédiat. C'est le souvenir d'un accouchement, auquel deux de ses camarades et lui-même ont apporté assistance dans la journée, qui appelle la citation d'Héraclite convoquée à cet endroit :

« Sur la même grève, la mer primordiale répète inlassablement les mêmes paroles et rejette les mêmes êtres étonnés de vivre. »

Puis le narrateur reprend la parole, et c'est, à voix très basse dans le soir, une célébration des choses les plus simples :

« Assourdis par la pluie, le bêlement des troupeaux de moutons et de chèvres, l'éraillement niais des ânes montent du parc à bestiaux, en bas, près de la porte sud. Plus près, des mechtas voisines, paisible et familier, le roulement des moulins à semoule précède le parfum chaud des kesra qui dorent sur les kanoun. Partie de tarot dans la cagna. Jaqez tient à s'accorder ces minutes de solitude qui devancent la nuit. Veilleur des crépuscules. Le village semble se glisser dans l'apaisement. Il s'accorde à cette paix ».

Très haut moment de poésie ! On comprend que ce n'est pas pour la frime que le jeune lieutenant trimballe ses poètes. Et si, face au colonel qui l'engueule, il les convoque mentalement en établissant avec eux un contact physique où il puise la force qui l'aide à tenir tête, le geste vraiment a du sens : « Jaqez s'en assied sur sa cantine de livres, il a ses poètes sous son cul et ils sont d'une autre force. »

« Fille d'argile et de ciel »

Et le lecteur n'est pas le premier à être sensible au pouvoir de la poésie qui passe en Jacques André : « Ce n'est pas parce que tu es beau que je suis tombée amoureuse de toi, c'est pour tes poètes. », lui déclare une nuit Rabéa, la belle Aurèsienne qui l'a fait revenir et l'a retenu en Algérie, en ajoutant : « Lis-moi, lis-moi encore ! ». Et à la suite de cette évocation, ce sont des mots de Federico Garcia Lorca qui se dessinent sur la page du livre entre leurs marges blanches :

« Voici venir la nuit

Si tu venais me voir

par les sentiers de l'air… »

Le jour de leur première rencontre, comme Jaqez écoutait Rabéa sans rien dire, il avait eu, en réponse à la remarque de la jeune femme sur son silence, ces simples mots :

« - Je n'ai rien à dire, je suis bien là, c'est tout. Après ces quatre jours et ces quatre nuits, là-haut, dans les rocailles, vous êtes comme une eau paisible. »

C'est à la même femme un peu plus tôt dans la journée qu'il avait dit, sans la connaître encore mais immédiatement saisi par sa beauté : « Pardon ! ». Sans doute faudrait-il aller chercher du côté des plus belles scènes de première rencontre d'un écrivain comme Erri De Luca pour trouver à la fois aussi beau, aussi simple et aussi vrai !

Le livre tout entier se trouve éclairé par l'image de cette femme à la peau mate, à la chevelure noire et dénouée, de cette jeune femme divorcée et veuve, doublement libre donc selon ses propres mots ; éclairé par l'ardeur amoureuse qu'elle fait naître et qui, « quatre ans durant » sans fléchir, anime également les deux amants. Beauté à laquelle, par avance, la dédicace placée au seuil de l'incipit, « À Rabéa in memoriam », a donné sa coloration tragique. Mais rien de ce qui n'est pas l'éblouissement maintenu au long de ces années ne sera dit autrement que de façon oblique, par la voix de la poésie, celle de Lorca - et c'est les vers poignants de la gacela du souvenir d'Amour -, celle d'une complainte berbère, la complainte de la Kahéna où l'on pleure « la mort de la Grande Reine ».

Il y a dans ces pages bouleversantes, dans ce qui est dit et dans ce qui n'est pas dit, dans ce qui n'est qu'indirectement suggéré, la marque d'un très grand poète.

Jusqu'à la palmeraie

Le commentateur ne peut que signaler désormais la force d'un texte qui évoque les moments « d'une fastueuse fête d'amour » au cœur de la terreur entretenue par l'O.A.S. et rappeler ce qui est dit de la fonction d'initiatrice de Rabéa auprès de celui qui a quitté l'uniforme et fait retour vers un métier de l'éducation :

« Elle guidait le cheminement de Jaqez dans une nouvelle culture où absence d'écriture n'était pas ignorance. »

Au bout du cheminement raconté par le livre, il y a la descente vers Biskra où s'ouvre l'espace de la Saoura mythique dont on se plaît à égrener les noms – El Oued, Touggourt, Ouargla, Djanet – et la rencontre dans la palmeraie de Branis avec « Les hommes d'en face enfin ! » :

« Sous l'olivier.

Le long entretien s'achèvera par le partage du thé. »

L'écrivain-poète se contente, dès lors, de faire jouer les symboles : évocation finale du geste d'une femme, au passage d'un gué, « venue déposer sur les genoux des passagers, un régime de dattes des Ziban, ces Òdeglet nourÒ qui se disent aussi Òdoigts de lumièreÒ et un couffin d'oranges. »

Les ressources du chant

Dans le tissu du texte de la chronique ainsi rapidement parcouru, il y a, tracés en caractères italiques, des fragments dont les lignes singulières imposent au lecteur une autre accommodation du regard ; la voix – la même, on le sent bien – change de ton, les mots s'agencent selon de nouvelles cadences, la parole, cédant soudain à des pulsions intimes, se libère des contraintes de la prose et du temps. C'est un chant qui s'élève, et qui, dès l'incipit, monte dans l'après de l'espoir auquel on va s'ouvrir au long de l'aventure, et qui, non loin de la clôture du livre, revient, à l'occasion du passage à Sétif, sur les sanglants prémices d'une guerre de libération. La parenthèse étroite de la chronique éclate et le propos de l'auteur fait apparaître ainsi sa tension vers une totalité dont la dédicace initiale et les mots qui encadrent, si magnifiquement quoique si sobrement, l'envoi final disent avec la force de la poésie les pôles inaccessibles qui ont pour nom : origine et avenir.

Il faudrait savoir dire les effets de rupture et de continuité entre les deux versants d'une même écriture toujours tendue avec succès vers ses propres sommets. C'est, dès les premières pages, qui parlent de l'indéfini piétinement d'un projet, de l'impossible accès à la pensée de « la banalité » de tout un pan de vie obscure, après la montée lente et lancinante qui se dessine sous l'apparent arrêt sur image des alinéas de l'attente à l'instant du départ,

« Il est là sur le quai d'une gare… / Il songe à ces jours de grisaille… / Il est là sur le quai de la gare, dans la fraîcheur matinale de septembre… / Il est là, vacant, attentif, ne sachant rien encore de l'horreur des nuits et des matins de nostalgie, des midis d'âpreté et de l'angoisse de certains soirs. »

ce glissement soudain et cette déchirure, ce bond qui est la traversée d'un abîme :

« Cendres d'un pays naguère fabuleux

qui désormais se boursouffle dans l'ensanglantement,

les explosions, les tortures, les boues de l'hiver

et la poussière des saisons sèches… »

« Cinquante ans », la mesure est donnée, et cette mesure est celle d'un écart, creusé par le temps écoulé, mais celle aussi d'une épaisseur qui est celle du présent indéfiniment étiré de l'écriture, écriture de toute une vie, comme on le comprend dès ces mots qui nous montrent un peu plus loin Jaqez dans une ferme du djebel, notant, « dans le brûlant du vent », « assailli par les mouches », « dans une lassitude indécise », ses impressions, ses rêves, et lançant comme une « incantation à l'inconnue ».

« Nous écrivons sur nos genoux,

soldats trop enfants pour ce labeur. »

Le livre que nous lisons est le lointain accomplissement d'un geste engagé sous l'égide des poètes dont la voix accompagne la double aventure intimement mêlée de la vie et de l'écriture. D'une certaine façon, l'italique fait le lien, soulignant une filiation, entre ces fragments sporadiquement insérés dans la chronique et les bribes de poème qui passent dans le texte. Une voix prend le relai de l'autre : celle de Lorca, on l'a vu, celle de Kateb Yacine, prise dans la voix qui monte soixante ans après pour évoquer les massacres de Sétif ; et c'est aussi, le jour de la rencontre, ce décrochement soudain de la parole qui anticipe et qui épouse le rythme, semble-t-il, et le ton de la mélopée portée par la voix aurèsienne, qui n'est pas donnée à entendre :

« […] elle lui fredonnera à voix basse

à voix si lasse si lasse déjà

cette mélopée déchirante.

Quelques années plus tard… »

Aucun bariolage ici ; mais bien plutôt les noces profondes des chants, des voix et des cultures. Et il y a, comme une halte au dernier seuil, entre une double parenthèse d'italiques, ce suspens hors du temps que nous offre un poème d'une absolue pureté : dans sa langue natale, un homme venu du Nord chante une femme du Sud, la liberté et la beauté.

« Dans le vent lumineux »

Ces remarques laissent-elles suffisamment pressentir l'incommensurable de ce que l'auteur a su enfermer dans ces « modestes » chroniques ?

Il y a des livres volumineux dont rien ne demeure dans la mémoire du lecteur, quand ils sont refermés. Il y a d'autres livres dont les pages, légères en apparence comme « la danse des feuilles dans le vent lumineux », portent le poids des mots, de la vie, de la boue, de l'amour et du sang.

Yves Fravalo

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