© : Yves Fravalo.
Yves Fravalo a été professeur de Lettres classiques au lycée Guist'hau de Nantes.
Dans le cadre désormais de l'Université Permanente à Nantes, il s'efforce
de se faire l'interprète le plus attentif possible de quelques
auteurs de prédilection, au premier rang desquels figure Julien Gracq.
Donner forme au silence
Une lecture de Banc de brume de Sophie Berger
« Ses mots, on dirait des lucioles venues du passé,
après avoir veillé les morts d'hier. L'émotion est intacte. Puissante. Une
vague qui roule depuis le milieu des années 70 pour se fracasser à nos pieds.
Il évoque quelques souvenirs heureux, puis la sidération qui les a saisis, une
semaine après le mariage d'Olivier et Yvonne. Il tente de décrire la façon dont
cet événement a marqué la vie de ceux qui les ont connus : pour la
plupart d'entre nous, comme foudroyés, se sont alors imposés un long mutisme et
un temps de reconstruction. » (p. 196)
L'événement ici évoqué est le crash d'un avion de tourisme
qui a tenté, en vain, dans la brume, le 4 janvier 1976, de se poser à
Lann-Bihoué. Il y avait à bord, outre le pilote, les deux jeunes mariés dont le
nom est ici rappelé. Et les mots qui sont comme « des lucioles » sont
écrits quarante-cinq ans plus tard, par celui qui fut le meilleur ami
d'Olivier, à l'adresse de la narratrice – Alice, née près de dix ans après le
drame – et de son frère, Étienne.
Et ces mots arrivent, avec la lueur vacillante qu'ils
portent, au terme pour ainsi dire d'une enquête conduite par le frère et la
sœur près d'un demi-siècle donc après l'accident. Deux hasards successifs,
à dix ans de distance, ont tout enclenché : une coupure de journal
inopinément découverte en 2010, puis une mission professionnelle qui, à la fin
du premier confinement, conduit Alice, « réalisatrice son », au
Guilvinec, lieu du mariage et de l'inhumation. Un passage au cimetière ;
et, devant la tombe, la mesure prise soudain de ce qu'a
« d'insupportable » l'ignorance où l'a tenue, comme ses frères et sa
sœur, le silence qui a toujours entouré l'histoire de ces parents si
proches : « Tout éclate brutalement là, dans le reflet du marbre
gris. » (p. 13)
L'enquête est lancée, et c'est le récit de cette enquête qui
va constituer le corps du livre.
L'écueil à esquiver
Au cœur de cette histoire, le heurt, à huit jours
d'intervalle, entre deux images : celle des noces et celle de la
célébration des obsèques ; la jeunesse éclatante des jeunes mariés à la
sortie de l'église, et les corps déchiquetés, dans la cour de la ferme où est
tombé l'appareil. L'image offerte par les photos du jour de fête et les images
suscitées par les mots des témoins retrouvés : « le corps décalqué
sur le mur de la cuisine », « la peau de bête suspendue… » ;
« […] et cette pauvre dame qui était enceinte », croit devoir
préciser la paysanne de Traoudec. Et autour de cet
accident, les coïncidences démultipliées, la cascade des faits qui auraient pu
ne pas être et la litanie des « si seulement… », « il aurait
suffi que… », qui passe entre les mots et dont l'idée étreint encore certains
proches survivants, quelques témoins du drame, et désormais l'enquêteuse et son
frère. Il y a, chez les parents, l'appel des gendarmes tard le soir, et la
traversée de la France en voiture, dans la nuit, des Alpes à Poitiers, puis,
après le réveil de celle qui est maintenant leur fille unique – Sylvie –, la
poursuite de la route jusqu'en Bretagne. Plus tard, il y aura l'écoute d'un
enregistrement où l'on entend les cris dans l'avion et les derniers mots
d'Olivier : « On se casse la gueule, on se casse la gueule »…
Toute « la violence du réel » ! Voilà ce qu'il faut
affronter ! Cette violence, attestée par le « mutisme » qui l'a
laissée intacte, et prête à rejaillir tout neuve à tant de détours de
l'enquête.
Le substrat biographique qui fait la substance du livre
offre, on le voit à ces quelques détails, toutes les données propres à nourrir
le plus convenu des mélodrames.
Si la jeune romancière est parvenue à esquiver l'écueil
auquel elle était exposée, c'est grâce d'abord aux ressources conjointes de ce
qu'on pourrait appeler une écriture du sismographe et à un art du montage, dont
les secrets tiennent sans doute à son instinct d'artiste autant qu'au savoir-faire
de la « preneuse de son » qu'elle est devenue.
L'écriture du sismographe
« Séisme », on comprend que le mot puisse
qualifier les effets de l'événement sur les proches des victimes, sur les
témoins de l'accident, les fonctionnaires dépêchés sur place, les lecteurs bretons
découvrant la une de leur journal – « Ouest-France »
ou « La Liberté du Morbihan »
–, en ce matin de janvier 1976, au lendemain de drame. Mais, dans ce livre, le
mot désigne aussi ce qui se produit au sein de l'enquêteuse, dans le temps même
de son enquête, quarante-cinq ans plus tard. Alice tend son micro et saisit les
échos de l'onde de choc qui n'a cessé de cheminer souterrainement, préservée
dans la gaine de silence où elle s'est trouvée prise pendant toutes ces
années ; un mot, un nom, une image, un lieu, un objet, un visage, une
rencontre – fortuite ou longtemps attendue –, la nudité et la brutalité d'une
bande son ou d'un document officiel, les notations précises d'un carnet de vol,
un entretien sollicité, une remarque ou une confidence de hasard, une fois
même, vers la fin du livre, comme une « confession » qui semble
délivrer celle qui parle… ; et, à chaque fois, la secousse est à nouveau
ressentie, « à neuf », en dépit de la faille irréversiblement creusée
entre les « deux strates du temps » ; et il faut l'inscrire
au plus vite, au plus près.
Immédiateté constante de la notation : rapidité,
concision de l'écriture. Une phrase lapidaire, volontiers uninominale, et qui ne
prend jamais le temps de s'étirer vraiment. La loi de l'enquête est la
hâte (« […] une course effrénée dans toutes les directions » p. 223) et
c'est cette loi qui règle le tempo du récit. Deux-cent-trente pages environ et
quarante-neuf chapitres : autant de séquences brèves, d'une à quatre pages
le plus souvent (on n'atteint ou dépasse les huit pages qu'à six reprises, pour
culminer deux fois autour de dix). Ouverture le plus souvent de la séquence in medias res :
un fragment de discours rapporté par exemple, suivi de didascalies très
sommaires qui disent le contexte. En quelques mots le nouveau décor est planté,
l'interlocuteur présenté, l'atmosphère dessinée, l'acquis nouveau consigné, les
résonances suggérées… Donner à sentir sans s'appesantir, quitter le champ de
l'émotion avant la montée des larmes...
Sans cesse changer de plan, changer de lieu, changer de
temps : ceux qui n'étaient pas nés écoutent les témoins du drame, croisent le
chemin des morts ; et ceux qui n'étaient plus que des fantômes, soudain,
redeviennent vivants ; la pente des années est sans cesse remontée puis
redescendue à la vitesse qui fut celle d'Olivier, conduisant « comme un
fou ». Vitesse donc du vécu d'aujourd'hui comme d'hier, vitesse aussi de
l'écriture qui cherche à fixer des éclairs, rassemble des éclats, raboute entre
eux « des morceaux de mémoire », les lambeaux dispersés d'une
histoire...
Un art du montage
Une histoire lointaine et ignorée qu'il s'agit de reconstituer,
et il n'est possible de le faire qu'en restituant les étapes d'une recherche qui
se vit au présent : histoire seconde dont les aléas conditionnent la
recomposition de la première et dont le fil souterrain et les visées secrètes fondent
la composition du livre. Car, si les matériaux du récit ont été fournis par le
chaos du réel – accidents du passé, rebonds parfois fortuits de l'enquête –, le
roman donné à lire obéit à un ordre concerté. La succession des séquences
juxtaposées résulte d'un montage qui finalement dessine un sens :
direction et signification.
Des réponses qui déplacent les questions
Le crash qui vient clore l'escapade aérienne des jeunes
mariés et sceller leur destin est aussi ce qui fonde bien évidemment le besoin
de retracer et de comprendre – de construire ? – une histoire ; c'est
à Traoudec, hameau dans la commune de Guidel, à 5 km
de l'aéroport de Lorient, que débute l'enquête [ch. 13 à 17]. Là est le lieu du
drame. Plus tard [21 et 35], à l'aéro-club de Quiberon, lieu de la dernière
escale et du dernier envol, il y a un long entretien avec celui qui a été le
dernier à les voir et à leur parler. Pourquoi ? Dans quelles circonstances
précises, l'avion est-il reparti dans la brume ? Autre rencontre plus tard
à Loctudy [31], où les mariés ont passé leurs derniers jours : témoignage alors
de la voisine qui dit l'appréhension d'Yvonne à l'idée de ce baptême de l'air ;
craintes confirmées, au Guilvinec, par la sœur d'Yvonne elle-même [32], qui
parle aussi du pilote, un certain Daniel Guillou, un ami de la mariée ; on
apprendra enfin [42 – 43], la scène à lieu à Pont-L'Abbé, par une certaine
Nicole Kerdual, comment Daniel a été invité et
comment est venue – « ce serait du tonnerre » (p. 208) – l'idée d'une
sortie en Jodel jusqu'à Belle-Ile-en-mer, comme cadeau de mariage.
Le Guilvinec, Guidel, Quiberon, Loctudy, Pont-L'Abbé :
on a là, avec des allers et retours et des bonds qui conduisent en d'autres
points de la Bretagne et hors de la Bretagne jusqu'à Paris, un parcours grâce
auquel se trouve retracé le fil des
dernières heures, des derniers jours, avec le jeu terrifiant des hasards, des
causes probables ou avérées.
Mais l'enquête entraîne encore en amont vers les mois et les
quelques années qui ont précédé. Quel « jeune », quel
« ado », quel enfant ? a donc été cet Olivier dont Alice n'a eu
si longtemps qu'une image figée, une image qu'il faudrait parvenir à
« redynamiser ». Ce sera le rôle des souvenirs livrés par certains
proches, le père d'Alice [28|et surtout Pierre-Alain Farges (« Paf »,
pour les intimes [25-26 et 39]), le complice du début des années 70, témoin de
la rencontre en Espagne, avec la Bigoudène qu'il allait épouser si vite.
L'enquêteuse, alors, pourra dire : « Il prend corps, il prend voix,
il prend vie. » [40]
« Comme une source au fond du puits »
Mais il y a aussi, éprouvée tout au long de la recherche et
confusément ressentie dès l'enfance, « la résonance du passé sur le
présent », selon les mots de la romancière, attentive aux réactions en
elle les plus ténues. Ainsi quand se trouve évoqué, dès le chapitre 4, le geste
de la petite fille enfilant ses chaussures au bas de l'escalier avant de partir
à l'école « sous le sourire figé de l'homme au chien » (une
« photo de l'oncle disparu ») :
« Je n'ai aucun souvenir du jour où j'ai pointé le doigt
vers cet inconnu qui me regardait tous les matins. Je ne sais pas si c'est
avant ou après m'être aperçue que le même cliché se trouvait dans un autre
cadre, sur la nappe de dentelle blanche, dans le salon de mes grands-parents.
Mais je suis certaine d'avoir demandé qui était l'homme qui souriait, pull
rouge sous le ciel bleu. L'émotion assurément dans l'explication laconique de
ma mère, les nasales trémolos et le son de la porte d'entrée qui s'est ouverte
après, sans doute, pour le départ à l'école. » (p. 19)
Les lecteurs d'Enfance
retrouvent ici, dans le mouvement des mots, leurs détours, leurs hésitations,
leur arrêt assuré sur quelques certitudes, l'exigence d'une saisie exclusive et
exacte de l'impression toujours vivante, qui guide l'écriture de Nathalie
Sarraute : délicatesse et fermeté d'un toucher soucieux de tracer avec
précision les contours d'un senti authentique.
Le passé du drame, antérieur de près de dix ans à la
naissance d'Alice, un drame dont rien ne lui a été dit, fait sentir son poids
confusément dès les premières années et continuera d'influer secrètement sur le
cours d'une vie, d'orienter une façon d'être. Un des effets de l'enquête sera de
mettre au jour progressivement cette réalité-là :
« Ce qu'on a laissé dans l'angle mort de notre vie en
est en réalité un événement fondateur. Il innerve les êtres que nous sommes
devenus. » (p. 218)
ou, un peu plus loin :
« Au fil de l'enquête, j'aurai pu me rendre compte à
quel point ma vie était magnétisée par ce pôle dérobé. » (p. 219)
C'est, pour une part, sans le savoir, vers cette vérité
qu'elle s'est mise en marche ; la descente qu'elle s'est imposée lui
semblera finalement comme un retour-amont ; c'est l'intuition qui déjà la
traverse à un moment où elle se trouve encore au milieu du chemin :
« L'impression confuse, qui bat aux tempes, que ce n'est
pas seulement vers eux que je me dirige, mais vers moi ? Que ce puits dans
lequel notre famille a jeté les mots pour en faire des pierres muettes est
peut-être une source ? Notre source ? » (p. 119)
Le roman est l'histoire aussi de cette découverte.
Le silence ou la « figure mère »
« On ne quitte pas facilement le silence »
« C'est impossible pour moi d'appeler ma mère […]
Comment combler quarante-cinq ans de silence dru ? Quarante-cinq ans
d'impossibilité à dire. »
Mais pourquoi ce silence ? D'où vient ce
silence ?
« […] La douleur ne tient pas dans les mots, alors on
la fond dans une ouate sourde. Sans volonté de cacher. Simplement on ne dit
rien. On n'en parle pas. Même s'il n'y a rien à occulter. On juge qu'il n'y a
rien à dire. On ne juge même pas. On fait sans doute comme on peut. Comme on ne
peut pas. » (p. 51)
Double silence donc : celui qui s'est mis en place dans
le passé, très vite après le drame, celui de la sœur d'Olivier, un silence
renforcé peut-être à partir du moment où cette sœur est devenue mère, un
silence protecteur, protecteur pour soi-même d'abord (« On n'en parlait
jamais avec ta mère », confie son père lui-même à Alice qui l'interroge),
protecteur désormais pour les autres ; puis, le silence des enfants, un
silence de toujours, né du premier silence, un silence impossible à rompre
encore dans le présent même de la quête… issue pourtant du besoin de parvenir à
échapper enfin à ce « poids d'un silence qui a enflé avec le temps » ;
après le moment où s'est produite « l'éclosion tardive à la conscience de
cette boursouflure invisible ».
En tendant son micro aux témoins qui demeurent si longtemps
après le drame, la preneuse du son
parviendra à comprendre bien sûr ce que ce silence enveloppe d'horreur et de
douleur (« Jamais, dans mon enfance, je n'avais pu sonder le chagrin de ma
mère. » p. 214), mais aussi comment « ce silence est devenu la pâte
dont est faite son existence à elle. »
« Je reprends pied dans mon vertige. Cette histoire
m'a forgée. Il y a tant de choses que je n'ai jamais pu expliquer dans mon
comportement. Mon goût immodéré pour le secret découvre enfin sa racine. J'ai
baigné dedans depuis l'enfance. […] Le secret constitue mon corps. Mes cellules
fabriquent du silence. » (p. 220)
Pour atteindre à cette vérité ignorée, il aura fallu savoir faire parler les silences.
Silences pluriels, peu à peu dénoués, au centre desquels demeure jusqu'au bout
un silence singulier :
« C'est doux, ce soir, cette traversée de la ville, tous
les deux [Étienne, Alice, en voiture dans Paris], sans les mots. Les violons
soutiennent le piano. Je pense à notre mère, soudain. Cette maman de chagrin,
enveloppée dans son manteau noir. […] Est-ce qu'il sera possible de lui faire
ôter son grand manteau de silence ? » (p. 198)
Le rêve d'Alice est d'accéder à cet instant où elle pourra
dire :
« Ma mère parle. J'écoute. Pour la première fois, je
l'écoute, elle. Ma mère. »
Alors pourra naître le livre !
Prosaïsme et force poétique
Toute l'écriture, née du besoin de faire parler le silence, apparaît comme soumise à l'obscure
attraction de ce pôle aimanté.
Quelles sont les traces de cette venue ? Quels en sont
les effets ?
Il y a, par exemple, on l'a dit, détachés sur fond blanc, au
seuil du chapitre, ces mots du témoin rencontré (Ça, c'était mon Yvonne. Voilà [42]), ces
mots d'un acteur de la scène
dessinée (Alors, ben, bonne année, et
vive les mariés ! [36]) ; fragments d'un discours entendu ou
bien, parfois, réinventés sur la base d'indices lacunaires, saisis comme des
épaves à partir desquelles on tente de faire renaître l'ombre du bâtiment perdu.
On est, dans ce chapitre 36, chez l'oncle de Quiberon que Daniel – le pilote –
a tenu à saluer avant de décoller à nouveau, avec le retard ainsi
occasionné :
« L'oncle
Daniel a sorti le calva. Il faut fêter ça. C'est pas tous les jours que
le neveu vient à la maison, à Quiberon. Avec des jeunes mariés en plus !
1976 commence bien. Il verse l'alcool dans le café brûlant. Olivier et Daniel
avalent sans ciller… »
Les mots de la narratrice absorbent ceux de l'oncle ;
le discours écrit, qui rapporte le discours parlé, le porte en lui, le fond en
lui, se fond en lui.
Passage exemplaire : la parole recomposée ou
directement saisie par le micro tendu
aux autres fournit sa pâte et sa texture à celle dont se forme le tissu même du
texte que nous lisons. Le lecteur a lui-même le sentiment d'être à son tour,
sans le filtre d'aucun médium supposé déformant, à l'écoute, dans le récit de
l'enquête, d'une parole amie qui se confie à lui comme à voix basse avec les mots de tous les
jours. Choix assumé du prosaïque, envisagé, selon les codes qui tendent à
triompher dans le présent, comme un garant du vrai.
« Notre histoire est celle de beaucoup d'autres. »
(p. 172)
Terrible banalité du drame, la narratrice le dit elle-même.
Apparente banalité de l'écriture qui se règle sur son sujet et qui résulte en
réalité, ici, d'un travail subtil et maîtrisé. On n'arrive pas à cette densité,
à cette efficacité, sans un art consommé, un travail véritablement créateur.
Les limites de la présente lecture interdisent l'analyse de
bien des réussites, celle de la séquence, en particulier, de la petite fille qui
attend seule, dans la Simca 1000 garée contre le mur de la ferme, le retour de
son père venu remplir son panier au hameau de Traoudec, à
l'heure précise où l'appareil vient percuter le sol à quelques mètres de
l'endroit où elle est : jeu puissant des effets sonores, mêlés à quelques
notations visuelles, pour dire l'irruption de la catastrophe et faire
comprendre son inscription définitive dans une mémoire de cinq ans.
On ne peut pas, non plus, recenser les images dont chacune
pourrait montrer comment Sophie Berger, qui sait toucher avec précision
« quelques points irradiants », pratique – dans une langue qui,
certes, aurait sans doute fait broncher Julien Gracq – cet « art de l'acupuncture »
où l'écrivain situe le trait singulier du texte littéraire.
Notons, néanmoins, au passage, cette vision hallucinée,
vers la fin de la première visite à l'aéro-club de Quiberon, à l'idée du
malentendu qui pourrait expliquer l'envol fatal du p'tit Prince rouge et blanc dans la brume de
janvier :
« […] le vent a forci, et j'entends un filet d'air
s'engouffrer sous la porte vitrée. Le grand platane dans la cour agite ce qui
lui reste de feuilles d'automne. Un fantôme rouge et ocre danse
dehors. » (p. 106)
Retenons, encore, ce soulignement d'une expression des plus
banales dans ce qu'on pourrait appeler l'idiolecte
de la Bretagne Sud, soudain rechargée des significations les plus tragiques
(on l'entendait dans les années cinquante quand il s'agissait, par exemple,
d'inviter un enfant à se saisir de la tartine de pain qu'on lui avait préparée :
« Allez ! croche d'dans »)
:
« Elle, elle était déchiquetée.
On s'en rappelle. Pourtant on en a vu des morts. J'en ai croché d'dans ?
[…] Mais là, c'était pas pareil. C'est le pire que j'aie vu. Le pire. Le
pire. »
« Ouais. Fallait bien qu'on croche d'dans, tiens.
Pas le choix. » (p. 85-86)
Celui qui parle (un ancien pompier de la première équipe
arrivée sur place) est un vieillard aux yeux vitreux. « Un regard de Gorgone qui la hantera longtemps », précise la narratrice. La
référence antique, ici, a pour effet peut-être de nous rappeler que, dans le
livre que nous lisons, il y a une approche répétée du lieu commun de la vision terrible. Devant un corps
défiguré, tout père devient Priam penché sur le cadavre outragé d'Hector, et, en
lisant les mots qui disent cette réalité-là, chacun est soudain comme l'Athénien
du Vème siècle à l'écoute du Messager parlant de ce qui fut Jocaste, sous le regard horrifié d'Œdipe.
Du vers d'Homère ou des tragiques à la prose d'aujourd'hui
la plus simple, la plus nue, il semble que ne cesse de passer la modulation, en
mineur il est vrai désormais, d'un seul et même « chant de deuil et de
douleur » : quelque chose comme un éternel, atteint dans le
transitoire.
« Le temps déborde » (Éluard)
Resterait à dire un mot de ces jeux du symbole par quoi se
trouvent couronnés tous les bougés du sens, du réel et du temps, donnés à
sentir au cours de ce récit. Des jeux où la jeune romancière, avec un extrême
doigté, fait se lever des suggestions propres à mener vers ces régions
mystérieuses où s'aventure déjà, dans La
Prisonnière, le narrateur proustien :
« Il semble que les événements soient plus vastes que le
moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes, ils
débordent sur l'avenir par la mémoire que nous en gardons, mais ils
demandent aussi une place au temps qui les précède. » (Recherche du temps perdu, III,
902)
On songe, ici, au choix de ce nom donné autrefois par la
famille – c'était au début des années soixante – à la villa des vacances
d'été : Shangri-La. Quel pressentiment lointain avait
bien pu obscurément présider au choix de ce nom si étrange ? Quelques mots,
venus éclairer le double versant symbolique dont ce nom est porteur, y donnent
à entendre quelque chose qui, désormais, résonne comme un écho anticipé, tout à
la fois, du crash et du rêve apaisé auquel peut enfin s'ouvrir Alice tout au
bout du chemin.
Et c'est peut-être ce nom-là, confié par Sylvie elle-même,
quand elle a pu enfin se défaire de son « grand manteau noir », qui vient, à la clôture du
livre, donner définitivement une « forme au silence ».
Yves Fravalo