Yves Fravalo : lecture de <i>Banc de brume</i> de Sophie Berger

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Yves Fravalo : Étude du livre de Sophie Berger, Brume.
Texte mis en ligne le 8 mars 2024.

© : Yves Fravalo.

Yves Fravalo a été professeur de Lettres classiques au lycée Guist'hau de Nantes. Dans le cadre désormais de l'Université Permanente à Nantes, il s'efforce de se faire l'interprète le plus attentif possible de quelques auteurs de prédilection, au premier rang desquels figure Julien Gracq.

Berger  Sophie Berger, Banc de brume, éditions Gallimard, 2024.


Donner forme au silence
Une lecture de Banc de brume de Sophie Berger

« Ses mots, on dirait des lucioles venues du passé, après avoir veillé les morts d'hier. L'émotion est intacte. Puissante. Une vague qui roule depuis le milieu des années 70 pour se fracasser à nos pieds. Il évoque quelques souvenirs heureux, puis la sidération qui les a saisis, une semaine après le mariage d'Olivier et Yvonne. Il tente de décrire la façon dont cet événement a marqué la vie de ceux qui les ont connus : pour la plupart d'entre nous, comme foudroyés, se sont alors imposés un long mutisme et un temps de reconstruction. » (p. 196)

L'événement ici évoqué est le crash d'un avion de tourisme qui a tenté, en vain, dans la brume, le 4 janvier 1976, de se poser à Lann-Bihoué. Il y avait à bord, outre le pilote, les deux jeunes mariés dont le nom est ici rappelé. Et les mots qui sont comme « des lucioles » sont écrits quarante-cinq ans plus tard, par celui qui fut le meilleur ami d'Olivier, à l'adresse de la narratrice – Alice, née près de dix ans après le drame – et de son frère, Étienne.

Et ces mots arrivent, avec la lueur vacillante qu'ils portent, au terme pour ainsi dire d'une enquête conduite par le frère et la sœur près d'un demi-siècle donc après l'accident. Deux hasards successifs, à dix ans de distance, ont tout enclenché : une coupure de journal inopinément découverte en 2010, puis une mission professionnelle qui, à la fin du premier confinement, conduit Alice, « réalisatrice son », au Guilvinec, lieu du mariage et de l'inhumation. Un passage au cimetière ; et, devant la tombe, la mesure prise soudain de ce qu'a « d'insupportable » l'ignorance où l'a tenue, comme ses frères et sa sœur, le silence qui a toujours entouré l'histoire de ces parents si proches : « Tout éclate brutalement là, dans le reflet du marbre gris. » (p. 13)

L'enquête est lancée, et c'est le récit de cette enquête qui va constituer le corps du livre.

L'écueil à esquiver

Au cœur de cette histoire, le heurt, à huit jours d'intervalle, entre deux images : celle des noces et celle de la célébration des obsèques ; la jeunesse éclatante des jeunes mariés à la sortie de l'église, et les corps déchiquetés, dans la cour de la ferme où est tombé l'appareil. L'image offerte par les photos du jour de fête et les images suscitées par les mots des témoins retrouvés : « le corps décalqué sur le mur de la cuisine », « la peau de bête suspendue… » ; « […] et cette pauvre dame qui était enceinte », croit devoir préciser la paysanne de Traoudec. Et autour de cet accident, les coïncidences démultipliées, la cascade des faits qui auraient pu ne pas être et la litanie des « si seulement… », « il aurait suffi que… », qui passe entre les mots et dont l'idée étreint encore certains proches survivants, quelques témoins du drame, et désormais l'enquêteuse et son frère. Il y a, chez les parents, l'appel des gendarmes tard le soir, et la traversée de la France en voiture, dans la nuit, des Alpes à Poitiers, puis, après le réveil de celle qui est maintenant leur fille unique – Sylvie –, la poursuite de la route jusqu'en Bretagne. Plus tard, il y aura l'écoute d'un enregistrement où l'on entend les cris dans l'avion et les derniers mots d'Olivier : « On se casse la gueule, on se casse la gueule »… Toute « la violence du réel » ! Voilà ce qu'il faut affronter ! Cette violence, attestée par le « mutisme » qui l'a laissée intacte, et prête à rejaillir tout neuve à tant de détours de l'enquête.

Le substrat biographique qui fait la substance du livre offre, on le voit à ces quelques détails, toutes les données propres à nourrir le plus convenu des mélodrames.

Si la jeune romancière est parvenue à esquiver l'écueil auquel elle était exposée, c'est grâce d'abord aux ressources conjointes de ce qu'on pourrait appeler une écriture du sismographe et à un art du montage, dont les secrets tiennent sans doute à son instinct d'artiste autant qu'au savoir-faire de la « preneuse de son » qu'elle est devenue.

L'écriture du sismographe

« Séisme », on comprend que le mot puisse qualifier les effets de l'événement sur les proches des victimes, sur les témoins de l'accident, les fonctionnaires dépêchés sur place, les lecteurs bretons découvrant la une de leur journal – « Ouest-France » ou « La Liberté du Morbihan » –, en ce matin de janvier 1976, au lendemain de drame. Mais, dans ce livre, le mot désigne aussi ce qui se produit au sein de l'enquêteuse, dans le temps même de son enquête, quarante-cinq ans plus tard. Alice tend son micro et saisit les échos de l'onde de choc qui n'a cessé de cheminer souterrainement, préservée dans la gaine de silence où elle s'est trouvée prise pendant toutes ces années ; un mot, un nom, une image, un lieu, un objet, un visage, une rencontre – fortuite ou longtemps attendue –, la nudité et la brutalité d'une bande son ou d'un document officiel, les notations précises d'un carnet de vol, un entretien sollicité, une remarque ou une confidence de hasard, une fois même, vers la fin du livre, comme une « confession » qui semble délivrer celle qui parle… ; et, à chaque fois, la secousse est à nouveau ressentie, « à neuf », en dépit de la faille irréversiblement creusée entre les « deux strates du temps » ; et il faut l'inscrire au plus vite, au plus près.

Immédiateté constante de la notation : rapidité, concision de l'écriture. Une phrase lapidaire, volontiers uninominale, et qui ne prend jamais le temps de s'étirer vraiment. La loi de l'enquête est la hâte (« […] une course effrénée dans toutes les directions » p. 223) et c'est cette loi qui règle le tempo du récit. Deux-cent-trente pages environ et quarante-neuf chapitres : autant de séquences brèves, d'une à quatre pages le plus souvent (on n'atteint ou dépasse les huit pages qu'à six reprises, pour culminer deux fois autour de dix). Ouverture le plus souvent de la séquence in medias res : un fragment de discours rapporté par exemple, suivi de didascalies très sommaires qui disent le contexte. En quelques mots le nouveau décor est planté, l'interlocuteur présenté, l'atmosphère dessinée, l'acquis nouveau consigné, les résonances suggérées… Donner à sentir sans s'appesantir, quitter le champ de l'émotion avant la montée des larmes...

Sans cesse changer de plan, changer de lieu, changer de temps : ceux qui n'étaient pas nés écoutent les témoins du drame, croisent le chemin des morts ; et ceux qui n'étaient plus que des fantômes, soudain, redeviennent vivants ; la pente des années est sans cesse remontée puis redescendue à la vitesse qui fut celle d'Olivier, conduisant « comme un fou ». Vitesse donc du vécu d'aujourd'hui comme d'hier, vitesse aussi de l'écriture qui cherche à fixer des éclairs, rassemble des éclats, raboute entre eux « des morceaux de mémoire », les lambeaux dispersés d'une histoire... 

Un art du montage

Une histoire lointaine et ignorée qu'il s'agit de reconstituer, et il n'est possible de le faire qu'en restituant les étapes d'une recherche qui se vit au présent : histoire seconde dont les aléas conditionnent la recomposition de la première et dont le fil souterrain et les visées secrètes fondent la composition du livre. Car, si les matériaux du récit ont été fournis par le chaos du réel – accidents du passé, rebonds parfois fortuits de l'enquête –, le roman donné à lire obéit à un ordre concerté. La succession des séquences juxtaposées résulte d'un montage qui finalement dessine un sens : direction et signification.

Des réponses qui déplacent les questions 

Le crash qui vient clore l'escapade aérienne des jeunes mariés et sceller leur destin est aussi ce qui fonde bien évidemment le besoin de retracer et de comprendre – de construire ? – une histoire ; c'est à Traoudec, hameau dans la commune de Guidel, à 5 km de l'aéroport de Lorient, que débute l'enquête [ch. 13 à 17]. Là est le lieu du drame. Plus tard [21 et 35], à l'aéro-club de Quiberon, lieu de la dernière escale et du dernier envol, il y a un long entretien avec celui qui a été le dernier à les voir et à leur parler. Pourquoi ? Dans quelles circonstances précises, l'avion est-il reparti dans la brume ? Autre rencontre plus tard à Loctudy [31], où les mariés ont passé leurs derniers jours : témoignage alors de la voisine qui dit l'appréhension d'Yvonne à l'idée de ce baptême de l'air ; craintes confirmées, au Guilvinec, par la sœur d'Yvonne elle-même [32], qui parle aussi du pilote, un certain Daniel Guillou, un ami de la mariée ; on apprendra enfin [42 – 43], la scène à lieu à Pont-L'Abbé, par une certaine Nicole Kerdual, comment Daniel a été invité et comment est venue – « ce serait du tonnerre » (p. 208) – l'idée d'une sortie en Jodel jusqu'à Belle-Ile-en-mer, comme cadeau de mariage.

Le Guilvinec, Guidel, Quiberon, Loctudy, Pont-L'Abbé : on a là, avec des allers et retours et des bonds qui conduisent en d'autres points de la Bretagne et hors de la Bretagne jusqu'à Paris, un parcours grâce auquel se trouve retracé le fil des dernières heures, des derniers jours, avec le jeu terrifiant des hasards, des causes probables ou avérées.

Mais l'enquête entraîne encore en amont vers les mois et les quelques années qui ont précédé. Quel « jeune », quel « ado », quel enfant ? a donc été cet Olivier dont Alice n'a eu si longtemps qu'une image figée, une image qu'il faudrait parvenir à « redynamiser ». Ce sera le rôle des souvenirs livrés par certains proches, le père d'Alice [28|et surtout Pierre-Alain Farges (« Paf », pour les intimes [25-26 et 39]), le complice du début des années 70, témoin de la rencontre en Espagne, avec la Bigoudène qu'il allait épouser si vite. L'enquêteuse, alors, pourra dire : « Il prend corps, il prend voix, il prend vie. » [40]

« Comme une source au fond du puits »

Mais il y a aussi, éprouvée tout au long de la recherche et confusément ressentie dès l'enfance, « la résonance du passé sur le présent », selon les mots de la romancière, attentive aux réactions en elle les plus ténues. Ainsi quand se trouve évoqué, dès le chapitre 4, le geste de la petite fille enfilant ses chaussures au bas de l'escalier avant de partir à l'école « sous le sourire figé de l'homme au chien » (une « photo de l'oncle disparu ») :

« Je n'ai aucun souvenir du jour où j'ai pointé le doigt vers cet inconnu qui me regardait tous les matins. Je ne sais pas si c'est avant ou après m'être aperçue que le même cliché se trouvait dans un autre cadre, sur la nappe de dentelle blanche, dans le salon de mes grands-parents. Mais je suis certaine d'avoir demandé qui était l'homme qui souriait, pull rouge sous le ciel bleu. L'émotion assurément dans l'explication laconique de ma mère, les nasales trémolos et le son de la porte d'entrée qui s'est ouverte après, sans doute, pour le départ à l'école. » (p. 19)

Les lecteurs d'Enfance retrouvent ici, dans le mouvement des mots, leurs détours, leurs hésitations, leur arrêt assuré sur quelques certitudes, l'exigence d'une saisie exclusive et exacte de l'impression toujours vivante, qui guide l'écriture de Nathalie Sarraute : délicatesse et fermeté d'un toucher soucieux de tracer avec précision les contours d'un senti authentique.

Le passé du drame, antérieur de près de dix ans à la naissance d'Alice, un drame dont rien ne lui a été dit, fait sentir son poids confusément dès les premières années et continuera d'influer secrètement sur le cours d'une vie, d'orienter une façon d'être. Un des effets de l'enquête sera de mettre au jour progressivement cette réalité-là :

« Ce qu'on a laissé dans l'angle mort de notre vie en est en réalité un événement fondateur. Il innerve les êtres que nous sommes devenus. » (p. 218)

ou, un peu plus loin :

« Au fil de l'enquête, j'aurai pu me rendre compte à quel point ma vie était magnétisée par ce pôle dérobé. » (p. 219)

C'est, pour une part, sans le savoir, vers cette vérité qu'elle s'est mise en marche ; la descente qu'elle s'est imposée lui semblera finalement comme un retour-amont ; c'est l'intuition qui déjà la traverse à un moment où elle se trouve encore au milieu du chemin :

« L'impression confuse, qui bat aux tempes, que ce n'est pas seulement vers eux que je me dirige, mais vers moi ? Que ce puits dans lequel notre famille a jeté les mots pour en faire des pierres muettes est peut-être une source ? Notre source ? » (p. 119)

Le roman est l'histoire aussi de cette découverte.

Le silence ou la « figure mère »

« On ne quitte pas facilement le silence »

« C'est impossible pour moi d'appeler ma mère […] Comment combler quarante-cinq ans de silence dru ? Quarante-cinq ans d'impossibilité à dire. »

Mais pourquoi ce silence ? D'où vient ce silence ?

«  […] La douleur ne tient pas dans les mots, alors on la fond dans une ouate sourde. Sans volonté de cacher. Simplement on ne dit rien. On n'en parle pas. Même s'il n'y a rien à occulter. On juge qu'il n'y a rien à dire. On ne juge même pas. On fait sans doute comme on peut. Comme on ne peut pas. » (p. 51)

Double silence donc : celui qui s'est mis en place dans le passé, très vite après le drame, celui de la sœur d'Olivier, un silence renforcé peut-être à partir du moment où cette sœur est devenue mère, un silence protecteur, protecteur pour soi-même d'abord (« On n'en parlait jamais avec ta mère », confie son père lui-même à Alice qui l'interroge), protecteur désormais pour les autres ; puis, le silence des enfants, un silence de toujours, né du premier silence, un silence impossible à rompre encore dans le présent même de la quête… issue pourtant du besoin de parvenir à échapper enfin à ce « poids d'un silence qui a enflé avec le temps » ; après le moment où s'est produite « l'éclosion tardive à la conscience de cette boursouflure invisible ».

En tendant son micro aux témoins qui demeurent si longtemps après le drame, la preneuse du son parviendra à comprendre bien sûr ce que ce silence enveloppe d'horreur et de douleur (« Jamais, dans mon enfance, je n'avais pu sonder le chagrin de ma mère. » p. 214), mais aussi comment « ce silence est devenu la pâte dont est faite son existence à elle. »

« Je reprends pied dans mon vertige. Cette histoire m'a forgée. Il y a tant de choses que je n'ai jamais pu expliquer dans mon comportement. Mon goût immodéré pour le secret découvre enfin sa racine. J'ai baigné dedans depuis l'enfance. […] Le secret constitue mon corps. Mes cellules fabriquent du silence. » (p. 220)

Pour atteindre à cette vérité ignorée, il aura fallu savoir faire parler les silences. Silences pluriels, peu à peu dénoués, au centre desquels demeure jusqu'au bout un silence singulier :

« C'est doux, ce soir, cette traversée de la ville, tous les deux [Étienne, Alice, en voiture dans Paris], sans les mots. Les violons soutiennent le piano. Je pense à notre mère, soudain. Cette maman de chagrin, enveloppée dans son manteau noir. […] Est-ce qu'il sera possible de lui faire ôter son grand manteau de silence ? » (p. 198)

Le rêve d'Alice est d'accéder à cet instant où elle pourra dire :

« Ma mère parle. J'écoute. Pour la première fois, je l'écoute, elle. Ma mère. »

Alors pourra naître le livre !

Prosaïsme et force poétique

Toute l'écriture, née du besoin de faire parler le silence, apparaît comme soumise à l'obscure attraction de ce pôle aimanté.

Quelles sont les traces de cette venue ? Quels en sont les effets ?

Il y a, par exemple, on l'a dit, détachés sur fond blanc, au seuil du chapitre, ces mots du témoin rencontré (Ça, c'était mon Yvonne. Voilà [42]), ces mots d'un acteur de la scène dessinée (Alors, ben, bonne année, et vive les mariés ! [36]) ; fragments d'un discours entendu ou bien, parfois, réinventés sur la base d'indices lacunaires, saisis comme des épaves à partir desquelles on tente de faire renaître l'ombre du bâtiment perdu. On est, dans ce chapitre 36, chez l'oncle de Quiberon que Daniel – le pilote – a tenu à saluer avant de décoller à nouveau, avec le retard ainsi occasionné :

« L'oncle Daniel a sorti le calva. Il faut fêter ça. C'est pas tous les jours que le neveu vient à la maison, à Quiberon. Avec des jeunes mariés en plus ! 1976 commence bien. Il verse l'alcool dans le café brûlant. Olivier et Daniel avalent sans ciller… »

Les mots de la narratrice absorbent ceux de l'oncle ; le discours écrit, qui rapporte le discours parlé, le porte en lui, le fond en lui, se fond en lui.

Passage exemplaire : la parole recomposée ou directement saisie par le micro tendu aux autres fournit sa pâte et sa texture à celle dont se forme le tissu même du texte que nous lisons. Le lecteur a lui-même le sentiment d'être à son tour, sans le filtre d'aucun médium supposé déformant, à l'écoute, dans le récit de l'enquête, d'une parole amie qui se confie à lui comme à voix basse avec les mots de tous les jours. Choix assumé du prosaïque, envisagé, selon les codes qui tendent à triompher dans le présent, comme un garant du vrai.

« Notre histoire est celle de beaucoup d'autres. » (p. 172)

Terrible banalité du drame, la narratrice le dit elle-même. Apparente banalité de l'écriture qui se règle sur son sujet et qui résulte en réalité, ici, d'un travail subtil et maîtrisé. On n'arrive pas à cette densité, à cette efficacité, sans un art consommé, un travail véritablement créateur.

Les limites de la présente lecture interdisent l'analyse de bien des réussites, celle de la séquence, en particulier, de la petite fille qui attend seule, dans la Simca 1000 garée contre le mur de la ferme, le retour de son père venu remplir son panier au hameau de Traoudec, à l'heure précise où l'appareil vient percuter le sol à quelques mètres de l'endroit où elle est : jeu puissant des effets sonores, mêlés à quelques notations visuelles, pour dire l'irruption de la catastrophe et faire comprendre son inscription définitive dans une mémoire de cinq ans.

On ne peut pas, non plus, recenser les images dont chacune pourrait montrer comment Sophie Berger, qui sait toucher avec précision « quelques points irradiants », pratique – dans une langue qui, certes, aurait sans doute fait broncher Julien Gracq – cet « art de l'acupuncture » où l'écrivain situe le trait singulier du texte littéraire.

Notons, néanmoins, au passage, cette vision hallucinée, vers la fin de la première visite à l'aéro-club de Quiberon, à l'idée du malentendu qui pourrait expliquer l'envol fatal du p'tit Prince rouge et blanc dans la brume de janvier :

« […] le vent a forci, et j'entends un filet d'air s'engouffrer sous la porte vitrée. Le grand platane dans la cour agite ce qui lui reste de feuilles d'automne. Un fantôme rouge et ocre danse dehors. » (p. 106)

Retenons, encore, ce soulignement d'une expression des plus banales dans ce qu'on pourrait appeler l'idiolecte de la Bretagne Sud, soudain rechargée des significations les plus tragiques (on l'entendait dans les années cinquante quand il s'agissait, par exemple, d'inviter un enfant à se saisir de la tartine de pain qu'on lui avait préparée : « Allez ! croche d'dans ») :

« Elle, elle était déchiquetée. On s'en rappelle. Pourtant on en a vu des morts. J'en ai croché d'dans ? […] Mais là, c'était pas pareil. C'est le pire que j'aie vu. Le pire. Le pire. »

« Ouais. Fallait bien qu'on croche d'dans, tiens. Pas le choix. » (p. 85-86)

Celui qui parle (un ancien pompier de la première équipe arrivée sur place) est un vieillard aux yeux vitreux. « Un regard de Gorgone qui la hantera longtemps », précise la narratrice. La référence antique, ici, a pour effet peut-être de nous rappeler que, dans le livre que nous lisons, il y a une approche répétée du lieu commun de la vision terrible. Devant un corps défiguré, tout père devient Priam penché sur le cadavre outragé d'Hector, et, en lisant les mots qui disent cette réalité-là, chacun est soudain comme l'Athénien du Vème siècle à l'écoute du Messager parlant de ce qui fut Jocaste, sous le regard horrifié d'Œdipe.

Du vers d'Homère ou des tragiques à la prose d'aujourd'hui la plus simple, la plus nue, il semble que ne cesse de passer la modulation, en mineur il est vrai désormais, d'un seul et même « chant de deuil et de douleur » : quelque chose comme un éternel, atteint dans le transitoire.

« Le temps déborde » (Éluard)

Resterait à dire un mot de ces jeux du symbole par quoi se trouvent couronnés tous les bougés du sens, du réel et du temps, donnés à sentir au cours de ce récit. Des jeux où la jeune romancière, avec un extrême doigté, fait se lever des suggestions propres à mener vers ces régions mystérieuses où s'aventure déjà, dans La Prisonnière, le narrateur proustien :

« Il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes, ils débordent sur l'avenir par la mémoire que nous en gardons, mais ils demandent aussi une place au temps qui les précède. » (Recherche du temps perdu, III, 902)

On songe, ici, au choix de ce nom donné autrefois par la famille – c'était au début des années soixante – à la villa des vacances d'été : Shangri-La. Quel pressentiment lointain avait bien pu obscurément présider au choix de ce nom si étrange ? Quelques mots, venus éclairer le double versant symbolique dont ce nom est porteur, y donnent à entendre quelque chose qui, désormais, résonne comme un écho anticipé, tout à la fois, du crash et du rêve apaisé auquel peut enfin s'ouvrir Alice tout au bout du chemin.

Et c'est peut-être ce nom-là, confié par Sylvie elle-même, quand elle a pu enfin se défaire de son « grand manteau noir », qui vient, à la clôture du livre, donner définitivement une « forme au silence ».

Yves Fravalo

 

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