Yves Fravalo, cours sur Char

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Yves Fravalo enseigne la littérature à l'université permanente de Nantes. Le cours, transcrit ici, approfondi, développé, complété, a été en partie tenu devant les étudiants (en février). Il n'a pu tre achevé. Il ne sera pas présenté devant le public inscrit au cours, public auquel ce texte a été communiqué.

Sur ce site, lire l'introduction ˆ ce cours.

Référence : René Char, Feillets d'Hypnos, dans Fureur et mystère, Poésie/Gallimard et René Char, Œuvres complètes, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1983.

Mis en ligne le 7 avril 2020.

© : Yves Fravalo.

Char René Char, Fureur et mystère, Poésie/Gallimard.


Feuillets d'Hypnos
ou la parole du plus haut silence

Vous tendez une allumette à votre lampe et ce qui s'allume n'éclaire pas. C'est loin, très loin de vous, que le cercle illumine, F. d'H., 120.

Il ne s'agit pas ici d'élaborer une interprétation globale des Feuillets d'Hypnos, mais de proposer un parcours du recueil en suivant un fil déroulé à partir des suggestions de l'épigraphe et en faisant de chacune des notes du « carnet » retenues et rassemblées par le poète comme le fragment d'un miroir brisé. Chacun de ces fragments jouerait dans le dispositif adopté le rôle d'une sorte de réflecteur qui renverrait en direction du fragment suivant le rayon lumineux qu'il aurait lui-même reçu du précédent. Pyrotechnie artisanale et précaire, fondée sur un jeu de reflets mobiles et fuyants, dont le principe même postule l'idée du pouvoir éclairant de chaque fragment et les chances de démultiplication de ce pouvoir dans la circulation, de relai en relai, d'une lumière ainsi entretenue et peut-être ravivée par ses propres « rebonds ».  Le plaisir, toujours renouvelé, du lecteur de René Char, on le sait, est d'avoir ici ou là le sentiment de saisir, avant qu'il ne se trouve décimé en son éclair, quelque chose de l'essaim d'étincelles libéré par chacun des coups frappés par le poète-forgeron sur l'enclume du langage (voir F. d'H. 52 « Les souris de l'enclume »).

La légende d'Hypnos : mythe et Histoire

Au seuil de son recueil le poète dispose une succession de marches (titre, dates – 1943-44 -, dédicace – À Albert Camus -, épigraphe, Avertissement) ; faisons un arrêt, pour en faire notre point d'appui et comme notre rampe de lancement, sur la quatrième de ces marches : l'épigraphe.

« Hypnos saisit l'hiver et le vêtit de granit. L'hiver se fit sommeil et Hypnos devint feu. La suite appartient aux hommes. »[1]

Ces lignes placées en exergue au recueil tout entier ne constituent pas une citation, mais relèvent d'un travail de création. Comme toute épigraphe, celle que nous avons sous les yeux dit quelque chose de l'œuvre qu'elle précède et qu'elle ouvre, mais d'une façon moins latérale ou moins oblique et d'une façon plus décisive encore qu'à l'ordinaire sans doute.

Nous avons affaire ici à une parole de poète, en prise sur le langage des mythes non seulement par les figures qu'elle convoque mais encore par la geste qu'elle dessine. Autour de la figure d'Hypnos, fils de la Nuit et d'Erèbe – dieu des enfers – frère de Thanatos et personnification du sommeil, se trouvent mises en jeu des forces liées au Temps, au cycle des saisons (hiver), aux séquences qui font la pulsation de la vie (sommeil), aux réalités élémentaires : la pierre (granit), le feu.

Notons toutefois dans l'énoncé qui nous est ici offert une dichotomie dont le signe le plus évident est assurément le temps grammatical : passé simple, d'abord (saisit ; vêtit ; se fit ; devint), présent, ensuite (« appartient »). Si le premier segment renvoie au temps reculé de la chronique légendaire et tend à se donner comme le fragment d'un mythe cosmogonique, le second segment s'inscrit, lui, résolument dans le temps de l'Histoire. Le mythe ainsi esquissé aurait pour thème la naissance du feu et l'avènement précisément de l'Histoire. Il dirait l'arrachement à un temps primordial et le basculement dans un temps où l'homme, où les hommes doivent devenir les acteurs de leur destin et prendre en main celui du monde. Par sa place donc et son contenu, ce texte constitue comme un lever de rideau sur le temps de l'Histoire, invitant à considérer que la défaite puis l'Occupation ont creusé entre passé et présent l'écart d'un abîme et conféré au temps vécu une toute autre mesure, au point de faire reculer ce qui a précédé dans une sorte de hors temps mythique, un hors temps auquel aurait arraché brutalement la geste ici symboliquement évoquée.

Les deux visages d'Hypnos 

Notons au passage que nous nous trouvons ici face à deux usages du nom « Hypnos » : nom d'une puissance mythique dans l'épigraphe, on vient de le voir, mais nom d'homme, nom d'emprunt, apposé au bas du Feuillet 87 et retenu pour la signature du recueil ; un nom, rappelons-le, qui n'est pas le nom du chef de la Résistance (Alexandre) que s'était donné le poète.

Comme l'a fait remarquer Eric Marty[2], la notion de sommeil liée à la figure d'Hypnos est ambivalente au sein de la poésie de René Char. Elle peut dire tout aussi bien l'espèce de catalepsie générale qui s'empare du pays dans la période où s'étend l'ombre portée de la menace nazie :

« Au mois de juillet 1939, dans l'hypnose de Paris, capitale parjure, se dégager sans faiblir des sommations et reprendre un moment la vie commune avec nos Mélusines et nos ustensiles de jeunesse… O cher Picasso, Don Giovanni ! »

« Mille planches de salut », in Recherche de la base et du sommet, II. Alliés substantiels, O.C., p. 700

que la Résistance elle-même :

Résistance n'est qu'espérance. Telle la lune d'Hypnos, pleine cette nuit de tous ses quartiers, demain vision sur le passage des poèmes. (F. d'H, 168)

On pourrait songer, sur la base de ces deux références, à une opposition entre le sommeil lié à l'administration d'une sorte de narcotique maléfique et le sommeil lié aux rythmes naturels (sommeil nocturne, hibernation, dormance) où les forces de la vie se refont dans l'attente d'un réveil, en vue d'une reprise de l'activité, avant une nouvelle naissance. Le mot « hypnose », désignant un état où le sujet se trouve dépossédé de toute maîtrise de lui-même, destitué de son statut d'être autonome, n'est jamais porteur, on le sait, d'une charge de sens positive. Mais le mot « hypnos » lui-même, dissocié de la notion d'hypnose et éventuellement associé même à certaines figures de la nuit comme la lune, n'est pas sans renvoyer, dans certains textes de R. Char, à quelque chose de maléfique. Ainsi dans ce texte de 1945, intitulé La lune d'Hypnos et repris dans Pauvreté et privilège, le poète, évoquant les impressions qui sont les siennes au moment où décolle l'avion qui l'emporte vers Alger, écrit ceci :

[…] L'avion a décollé […] Le Lysander met le cap au sud, à basse altitude. L'avion n'est pas armé. Sa course est suivie par la lune qui la surplombe, colosse sournois. Le regard moite de la lune m'a toujours donné la nausée. Cette nuit plus que jamais. Mon attention préfère rechercher les défilés de sol obscur sous la ligne ondulée des montagnes. Pourquoi me suis-je serré puis ouvert brusquement ? Je ploie sous l'afflux d'une ruisselante gratitude. Des feux, des brandons partout s'allument, montent de terre, bouffée de paroles lumineuses qui s'adressent à moi qui pars. De l'enfer, au passage, on me tend ce lien, cette amitié perçante comme un cri, cette fleur incorruptible : le feu. Comme les étoiles du ciel de Corse, au terme de la traversée, me parurent pâlottes et minaudières ! (O.C., p. 643)

Le récit du départ vers Alger dit la métamorphose d'un homme dont les deux états successifs sont explicitement reliés à deux images de la clarté : celle de l'astre mort (lune d'hypnos) et celle des brandons allumés sur le sol obscur par les maquisards qui saluent leur chef. L'expression de ces deux états successifs passe par le jeu d'une métaphore : « Pourquoi me suis-je serré puis ouvert brusquement ? » Image de la rétraction et de la dilatation : serré/ouvert. Au sein d'un passage qui célèbre le pouvoir du feu et ses valeurs symboliques : voir le réseau nourri des images : bouffées de paroles lumineuses / amitié perçante comme un cri / fleur incorruptible. Sorte de version nouvelle, hors du langage mythique et écrite cette fois à niveau d'homme, de la métamorphose évoquée par le texte de l'épigraphe : « et Hypnos devint feu ».

Hypnos, on le voit a deux visages ;  le premier dont on pourrait dire qu'il se trouve lié à ce qu'un fragment nomme « la rumeur du désespoir », l'autre à ce que ce même fragment nomme « la certitude de résurrection ».

« Je vois l'espoir, veine d'un fluvial lendemain, décliner dans le geste des êtres qui m'entourent. Les visages que j'aime dépérissent dans les mailles d'une attente qui les ronge comme un acide. Ah, que nous sommes peu aidés et mal encouragés ! La mer et son rivage, ce pas visible, sont un tout scellé par l'ennemi, gisant au fond de la même pensée, moule d'une matière où entrent, à part égale, la rumeur du désespoir et la certitude de résurrection. » 192

D'un côté quelque chose de figé, quelque chose qui se trouve pris dans la rigidité de la mort (« un tout scellé » ; « gisant au fond de… ») et propre à nourrir le « désespoir » ; de l'autre, quelque chose qui est attente, une attente tendue vers une sorte d'aurore. Hypnos, certes, fige le monde, opère une forme de pétrification (« le vêtit de granit »), donnant aux choses le visage de la mort, mais il travaille souterrainement à sa propre métamorphose, prépare, comme un volcan éteint, le jaillissement d'une matière ignée issue de ses profondeurs, née de ses propres ténèbres.

Hypnos-hiver-granit

Avant d'explorer la charge de symboles dont est porteuse la figure d'Hypnos, rappelons que l'hiver des Feuillets est d'abord un hiver réel, situé au tournant des années désignées au seuil du livre, 1943-1944, et que cet hiver a constitué le cœur blanc et noir d'un temps et d'un combat :

« Il neige sur le maquis et c'est contre nous chasse perpétuelle… » 22

dureté d'une saison qui contraint à une régression, à une descente sous terre, et fait des maquisards, en un

« Temps où le ciel recru pénètre dans la terre… » 36

 les héros primitifs de

« LA FRANCE-DES-CAVERNES » 124

Saison ennemie dont les circonstances font parfois une alliée, quand la neige qui tombe sur la neige vient effacer les traces d'un parachutage :

« Amis, la neige attend la neige pour un travail simple et pur à la limite de l'air et de la terre. » 44

Retenons encore cette notation qui nous fait glisser vers le champ de la métaphore :

« Nous sommes pareils à ces poissons retenus vifs dans la glace des lacs de montagne… » 134

Et cette expérience-là fait de l'hiver d'Hypnos, où semblent venir se ressourcer les images de Baudelaire,

Tout l'hiver va rentrer dans mon être, colère,

Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,

Et, comme le soleil dans son enfer polaire,

Mon cœur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé.[3]

tout autre chose qu'un foyer de symboles sans substance. Le monde et les hommes sont pris dans une même et infernale glaciation ; le poète en fait l'aveu pour lui-même dans un billet à Francis Curel, daté de ce temps-là :

« […] Je veux n'oublier jamais que l'on m'a contraint à devenir – pour combien de temps ? – un monstre de justice et d'intolérance, un simplificateur claquemuré, un personnage arctique qui se désintéresse du sort de quiconque ne se ligue pas avec lui pour abattre les chiens de l'enfer […] Quel enfer ! Je patiente, quand je dors, dans un tombeau… » Billets à Francis Curel, II, 1943, O.C., p. 633

Aveu qui revient la même année dans un oxymore pleinement baudelairien à la clôture de ces lignes d'un poème de Seuls demeurent :

« Le poète est retourné pour de longues années dans le néant du père. Ne l'appelez pas, vous tous qui l'aimez. S'il vous semble que l'aile de l'hirondelle n'a plus de miroir sur terre, oubliez ce bonheur. Celui qui panifiait la souffrance n'est pas visible dans sa léthargie rougeoyante. »
Chant du refus  Début du partisan, 1943, in L'Avant-monde (O.C., p. 146)

 

À l'hibernation de l'homme dans la glaciation du cœur correspond, on le voit, le retrait du poète dans un espace qui a le visage de la mort (« le poète est retourné dans le néant du père ») : un retrait, une retraite à l'écart, dans le silence – le sien et celui qui s'impose aux autres (« Ne l'appelez pas ») – la communication est coupée (F. d'H., 185) -, dans l'oubli du bonheur – effacement, sur terre, de tout geste où pouvait se lire comme un reflet du vol de l'hirondelle -, dans l'invisibilité d'un foyer en sommeil : Hypnos incandescent.

Cette hibernation, prise dans un rythme saisonnier, a un envers dont la promesse, malgré les valeurs infernales du mot, est portée par le feu et cet envers contient la perspective d'une naissance, déclinée dans quelques notes des Feuillets :

« Les ténèbres du Verbe m'engourdissent et m'immunisent. Je ne participe pas à l'agonie féerique. D'une sobriété de pierre, je demeure la mère de lointains berceaux. » 95

« Solitaire et multiple. Veille et sommeil comme une épée dans son fourreau. Estomac aux aliments séparés. Altitude de cierge. » 74

Autant d'énoncés, autant de figures de cette alliance des contraires assignée sous une autre forme comme un idéal à Francis Curel :

Billets à Francis Curel

I

« […] Ce n'est pas toujours facile d'être intelligent et muet, contenu et révolté. Tu le sais mieux que personne. Regarde, en attendant, tourner les dernières roues de la Sorgue. Mesure la longueur claquante de leur mousse. Calcule la résistance délabrée de leurs planches. Confie-toi à voix basse aux eaux sauvages que nous aimons. Ainsi tu seras préparé à la brutalité, notre brutalité qui va commencer à s'afficher hardiment. Est-ce la porte de notre fin obscure, demandais-tu ? Non. Nous sommes dans l'inconcevable, mais avec des repères éblouissants. » 1941

Lucidité et mutisme, révolte et maîtrise de soi : alliance qui trouve son modèle dans la « résistance délabrée » des dernières roues de la Sorgue, dans la violence des « eaux sauvages », ces eaux qui, canalisées, font tourner les roues du moulin, permettent d'écraser le grain et jouent leur rôle dans la panification indispensable à la vie des hommes.

« […] rumeur du désespoir et certitude de résurrection. »

« Nous sommes dans l'inconcevable, mais avec des repères éblouissants. »

Les Feuillets vont naître de la confrontation à « l'inconcevable » et de la volonté, en même temps que de la nécessité, de fixer dans la nuit de l'hiver quelques « repères éblouissants ».

Ces repères éblouissants sont constitués d'abord par quelques visages d'hommes et de femmes qui tiennent « éveillés le courage et le silence » (5), évoqués dans un texte de 1946, mais connus bien antérieurement par le poète : Francis Curel et la veuve de Roger Bernard par exemple. À peine évoquées du reste, ces images sont rapportées à un passé qui correspond visiblement à celui de la Résistance : « Ah ! Nous savions que tant qu'il y aurait… »

III

« La pensée ne t'a pas effleuré de tirer du déluge ta défroque à rayures pour en faire une relique pour les tiens. Tu l'as jetée aux flammes et tu l'as mise en terre avec ses poux incalculables et les trous de ta maigreur. Trois ans avec Hadès ! Tu t'habilles, ce matin, de feuilles et de fleurs de sureau, de sable de rivière et d'air chargé de menthe. J'ai eu peur pour toi, mais une peur mobilisée.
[…] Lucienne la veuve de Roger Bernard, est retournée à Pertuis avec son enfant. La courageuse a trouvé du travail dans une usine de feu d'artifice. Puissent les poudres monter aux nues la clarté de son beau visage en larmes !
Ah ! nous savions que tant qu'il y aurait une tige d'herbe et une bouchée de nuit dans le vivier, la truite n'y mourrait pas. » 1946

« Ah ! nous savions… » ; « Comment savait-il, solitaire, que la terre n'allait pas mourir, que nous, les enfants sans clarté, allions bientôt parler ? » interroge le sujet à l'écoute du grillon dans la nuit, « sous le grand chêne de larmes ». (« Hommage et Famine », in L'Avant-monde) : des deux côté, dans le même temps de détresse, des signes qui nourrissent l'espérance.

L'exil de la parole

« Résistance n'est qu'espérance » : le recueil est en partie l'inventaire fragmentaire et disséminé des figures et des forces qui viennent fonder cette espérance, dont le miracle même se mesure au rappel des perspectives qui s'offraient en 1943 

« […] Quelle entreprise d'extermination dissimula moins ses buts que celle-ci ? Je ne comprends pas, et si je comprends, ce que je touche est terrifiant. À cette échelle, notre globe ne serait plus, ce soir, que la boule d'un cri immense dans la gorge de l'infini écartelé. C'est possible et c'est impossible. » (O.C., p. 633)

Le nazisme comme catastrophe cosmique, l'univers tout entier ramené à un cri : image terrible d'un monde douleur, d'un monde d'où aurait disparu la possibilité même de la parole articulée, rendue inaudible et vaine au cœur de ce « cri immense ».

Et la clôture de la catastrophe, la restauration de l'ordre du monde après la parenthèse monstrueuse qu'aura été l'entreprise nazie, consistera pour l'ancien déporté qu'est Francis Curel en une sorte d'immersion baptismale dans l'innocence et la beauté du monde dont il saura faire son unique vêture :

« Tu t'habilles, ce matin, de feuilles et de fleurs de sureau, de sable de rivière et d'air chargé de menthe. J'ai eu peur pour toi, mais une peur mobilisée. » (O.C., p. 634)

Deux images qui disent dans leur opposition même la solidarité du monde et de l'humain.

Face à la nécessité qui s'impose à lui de se taire, face à la perspective d'un exil de la parole, on a le sentiment que le poète est prêt à dire là aussi : « C'est possible et c'est impossible ».

Cet exil est possible ; il s'impose comme une nécessité, il faut se taire. Le temps présent, est le temps du seul cri, cri silencieux cette fois du côté de l'homme (Un grido senza voce, écrirait à nouveau Ungaretti - « un cri sans voix ») :

« Les yeux seuls sont encore capables de pousser un cri. »

Cri d'effroi, ici ; ailleurs, cri d'amour :

« Nous sommes pareils à ces crapauds qui dans l'austère nuit des marais s'appellent et ne se voient pas, ployant à leur cri d'amour toute la fatalité de l'univers. » 129

dans les deux cas, un en deçà de la parole, noué au silence (104), trouant le silence (129) ; le premier n'est qu'une modalité du silence, qu'il ne trouble pas, qu'il épouse et qui lui donne sa force expressive et tragique ; le second reste, par son laconisme, voisin du silence dont il est pourtant l'antithèse.

Et que sont ces yeux ?

« La lumière a été chassée de nos yeux. Elle est enfouie quelque part dans nos os. À notre tour nous la chassons pour lui restituer sa couronne. » 104

Ces yeux, qui sont désormais le seul organe du cri, sont devenus l'espace de la nuit. Ce qui veut dire que les maquisards sont devenus, eux, comme un espace-tombeau où aurait été ensevelie la lumière ; ou plutôt peut-être un espace-refuge, une réserve cachée, lieu de préservation et de survie, de conservation, d'où il faudra l'expulser pour, à nouveau, la produire au dehors : geste salvateur du poète !

« Le poète, conservateur des infinis visages du vivant. » 83 

Mais ce fragment, on le comprend, proclame d'une certaine façon la non dissociation du nous et de la lumière, la lumière devenue réalité intime, vérité médullaire ; foyer préservé parce que masqué, grâce à une stratégie faite de régression vers une vie primitive, on l'a vu, grâce à un retour vers le ventre de la terre-mère, lieu de ténèbres et d'hibernation, lieu d'une pétrification qui protège et assure les chances de gestation d'une vie à venir, d'une histoire à naître.

Ecoutons à nouveau, en écho, ce que dit le fragment 95 :

« Les ténèbres du Verbe m'engourdissent et m'immunisent. Je ne participe pas à l'agonie féérique. D'une sobriété de pierre, je demeure la mère de lointains berceaux. »

Nuit de la parole qui est silence ! Le poète fait désormais partie de

« Tout ce qui a le visage de la colère et n'élève pas la voix. » 92  

D'où peut-être cette question qui nous déporte un peu vers un autre versant, mais qui renvoie à l'idée d'une communication coupée :

« Quelquefois mon refuge est le mutisme de Saint-Just à la séance de la Convention du 9 Thermidor. Je comprends, ô combien, la procédure de ce silence, les volets de cristal à jamais tirés sur la communication. » 185

Ou communication rendue incertaine du fait du retrait dont il était question plus haut ; parole sourde et lointaine :

« Comment m'entendez-vous ? Je parle de si loin. » 88

Un retrait dans lequel il convient d'abord de s'enfoncer encore : parole en rétention donc, car parole sans effet, inaudible, chargée d'un sens inaccessible :

« Réponds « absent » toi-même, sinon tu risques de ne pas être compris. »  151

Exil consenti de la parole qui, avant de se faire réentendre, doit se baigner pour s'y ressourcer dans les eaux de la douleur partagée :

« Le poète ne peut pas longtemps demeurer dans la stratosphère du Verbe. Il doit se lover dans de nouvelles larmes et pousser plus avant dans son ordre. »  19

Et on imagine les fondements de la consigne, pour la parole, d'une plongée dans la nuit conçue comme une gangue protectrice et le lieu d'une nouvelle gestation ; silence de la nuit, qui est encore celui du monde à sa naissance, un silence devenu, dans le temps de la Résistance, chance d'une bonne identification de la cible à viser :

« Le silence du matin. L'appréhension des couleurs. La chance de l'épervier. » 152

Mais la question du silence excède très largement le champ de la stratégie auquel nous ouvre un peu par hasard ce fragment 152 ; elle est au cœur de la méditation poétique de René Char. Le mot silence paraît désigner comme un idéal ou un point utopique de la parole poétique ainsi que le donne à penser le fragment 16, tout entier tendu vers une définition de l'ange.

« L'intelligence avec l'ange, notre primordial souci.
(Ange, ce qui, à l'intérieur de l'homme, tient à l'écart du compromis religieux, la parole du plus haut silence, la signification qui ne s'évalue pas. Accordeur de poumons qui dore les grappes vitaminées de l'impossible. Connaît le sang, ignore le céleste. Ange, la bougie qui se penche au nord du cœur.) » 16

La figure de l'ange

Problématique, cette figure de l'ange chez un poète comme René Char.

Une première approche peut être tentée par le biais d'un détour du côté de la poésie de Rilke chez qui cette figure est très présente et chez qui elle fait l'objet d'une sécularisation radicale. On voit se dessiner dans les Elégies de Duino une figure de l'ange qui s'affirme à l'interférence d'un champ métaphorique tiré de la Bible et d'une pensée tenue à l'écart de toute idée de transcendance. Selon un analyste de la pensée poétique de Rilke, « les structures vides de la religion se transforment en champ énergétique que le poète ordonne pour en tirer une nouvelle plénitude d'être »[4]. L'ange, chez Rilke, n'est pas l'envoyé du ciel, messager de la bonne nouvelle. Il est le dépassement de l'homme en l'homme même,  ou ce qui, en l'homme, hissant l'homme au plus haut de lui-même, assure son propre accomplissement ; et le champ de ce plus haut accomplissement est, pour le grand poète allemand, l'activité artistique ou l'amour, ainsi qu'on le comprend en lisant la fin de la VIIème élégie de Duino[5]. Celui qui parle, dans ce poème, pose sous le regard de l'ange, pour son étonnement et pour qu'il en assure la célébration qu'elle mérite, cette réalisation de l'homme qu'est la cathédrale, ou la musique, ou encore cette incarnation très haute de l'humain qu'est la figure de l'amante solitaire tournée, le cœur confiant, vers une venue qu'elle attend dans la nuit :

[…] Ange,

à toi, je te le montre encore, là ! que cela soit dans ton regard.

À l'ultime moment, sauvé, dressé enfin, debout.

Piliers, pylônes, le sphynx, l'arc-bouté, le levage –

surgissant de la ville en déclin ou étrange – gris, de la cathédrale.

N'était-ce point miracle ? O, sois étonné, Ange, car c'est nous,

nous, ô grand Ange, raconte que c'est nous qui avons pu faire ces choses, mon

souffle ne suffit pas pour célébrer cela. Ainsi pourtant nous n'avons

pas négligé les espaces généreux de possible, ces espaces

qui sont les nôtres. (Fallait-il qu'ils soient effroyablement grands,

eux que n'ont pas comblé les millénaires de notre sentir.)

Mais une flèche était grande, pas vrai ? O, Ange, elle l'était,-

grande, et même encore à côté de toi ? Chartres était grande – et la musique

montait plus haut encore et nous dépassait. Mais rien même

qu'une amante – ô seule à sa fenêtre la nuit…

ne t'atteignait-elle pas au genou Ņ ?[6]

VIIème Elégie de Duino, Rilke, v. 70-85, P/G, 84-7

On observe dans la note 16 des Feuillets d'Hypnos la proclamation de la même dissociation de la figure de l'ange et du champ du religieux : « Ange, ce qui […] tient à l'écart du compromis religieux […] ignore le céleste. »

Pour poursuivre l'exploration ainsi engagée de cette figure de l'ange, commençons par la formule centrale : « Accordeur de poumons qui dore les grappes vitaminées de l'impossible ». Ange, selon cet élément de définition, celui qui assure la qualité du chant, comme l'accordeur de piano, de violon ou de lyre sait le faire pour la musique. En « intelligence avec l'ange » le poète serait le nouvel Orphée, capable, sur une terre occupée, d'émouvoir « les monts internés », selon les mots du fragment 182 ; ange, l'agent vital,  source ou relai d'une lumière nécessaire à la maturation d'un raisin propre à fournir comme un «vin de vigueur». La métaphore renvoie sans doute ici aux forces de l'imagination qui seules ont le pouvoir de nourrir en nous le sens de l'impossible pour en faire un point d'aimantation du désir ; lumière certes inaccessible mais dont la seule idée pourrait permettre à nos forces de se ressourcer afin de retrouver ou de maintenir leur élan. Voir cette exhortation du poète à lui-même :

« Ensoleiller l'imagination de ceux qui bégaient au lieu de parler… »  62

À mettre en relation avec cet autre mot du même poète :

« L'impossible, nous ne l'atteignons jamais, mais il nous sert de lanterne. »

auquel, semble-t-il, fait écho, la dernière formule du texte définitionnel que nous parcourons : « la bougie qui se penche au nord du cœur », comme un pôle d'éveil et d'orientation pour l'ardeur et le courage de qui se sent dans les ténèbres. Songeons aussi à l'avertissement et à la promesse contenue dans la note 5 :

« Nous n'appartenons à personne sinon au point d'or de cette lampe inconnue de nous, inaccessible à nous qui tient éveillés le courage et le silence. »

Qui ne serait tenté de voir dans le « point d'or de cette lampe » un des grains lumineux portés précisément par ce qui est nommé plus haut «les grappes […] de l'impossible» ?

« La vue du sang supplicié » « l'arôme de ces années essentielles »

La référence au sang< dans ce contexte, (« ce qui […] connaît le sang ») vient confirmer l'arrachement de la figure de l'ange au champ de l'idéalisme, du spiritualisme, pour l'inscrire pleinement dans le champ du sensible, de la vie concrète, de l'action engagée du Résistant, qui connaît le prix et le poids de la vie, accepte de verser le sang, le sien et celui des autres.

La prise en compte de cette donnée nous ramène à la conscience de la tension qui fait la force tragique et la beauté des Feuillets en même temps que la grandeur et la force d'une trempe d'hommes qui a su, durant des mois d'enfer, se montrer « exacte dans l'exceptionnel ». Qualité irremplaçable d'une expérience et d'un temps que l'auteur du Carnet apprécie par anticipation à l'aune de la régression morale qui, inévitablement, suivra, il le pressent :

« Si j'en réchappe, je sais que je devrai rompre avec l'arôme de ces années essentielles, rejeter (non refouler) silencieusement loin de moi mon trésor, me reconduire jusqu'au principe du comportement le plus indigent comme au temps où je me cherchais sans jamais accéder à la prouesse, dans une insatisfaction nue, une connaissance à peine entrevue et une humilité questionneuse. » 195

Peu de confidences du poète en ce qui le concerne personnellement dans  « ces notes (qui) n'empruntent rien à l'amour de soi », mais ici ou là l'inscription de la sensation fulgurante d'un arrachement au sol qu'on se sent prêt à lire comme témoignant d'un accès à « cette intelligence avec l'ange » dont l'idée est désignée comme un souci partagé au sein des partisans. Ainsi dans le fragment 203

« J'ai vécu aujourd'hui la minute du pouvoir et de l'invulnérabilité absolus. J'étais une ruche qui s'envolait aux sources de l'altitude avec tout son miel et toutes ses abeilles. »

Parfois c'est, dans le cœur du poète, la sensation d'une immersion dans un lieu prénatal (« Nuit, mon feuillage, ma glèbe »), qui serait l'antithèse de ces heures où pèse l'insolation du jour - le jour, ce qui  demeure « l'exemplaire fontainier de nos maux[7] » ; ainsi à la rencontre de cette femme d'un seul tenant, qui porte en elle la fécondité, le mystère et les bienfaits d'une nuit originelle :

« EVE-DES-MONTAGNES. Cette jeune femme dont la vie insécable avait l'exacte dimension du cœur de notre nuit » 143

Instants où, au sein d'une oscillation qui retient trop souvent du côté de l'anxiété, un sentiment qui reste « enfant de la matière » vient libérer du temps et ouvrir sur cette terre des hommes à « un au-delà sans tutelle » :

« Du bonheur qui n'est que de l'anxiété différée. Du bonheur bleuté, d'une insubordination absolue, qui s'élance du plaisir, pulvérise le présent et toutes les instances. » 145

Mais c'est le plus souvent dans un contexte moins immédiatement lumineux et, de façon privilégiée, dans la figure de certains compagnons que le poète donne à voir quelque chose qui pourrait apparaître comme une incarnation de l'idéal suggéré par la note 16 ; des compagnons dont le poète se plaît à égrener les noms ; ainsi :

« La qualité des résistants n'est pas, hélas, partout la même ! À côté d'un Joseph Fontaine, d'une rectitude et d'une teneur de sillon, d'un Francis Cuzin, d'un Claude Dechavannes, d'un André Grillet, d'un Marius Bardouin, d'un Gabriel Bresson, d'un docteur Jean Roux, d'un Roger Chaudon aménageant le silo à blé d'Oraison en forteresse des périls, combien d'insaisissables saltimbanques… » 65

Jeu d'antithèse qui rappelle au passage, s'il en est besoin, que

« […] l'homme est le receleur de son contraire » 55

Et le plaisir du poète est de saluer quelques-uns de ceux qui « marchent en sûreté à ses côtés », comme il est dit au terme du poème « Fenaison » et dont il sait qu'ils  «passeront demain DEBOUT sous le vent.»

« Roger, devenu dans l'estime de sa femme le mari-qui-cachait-dieu… » 146

Un homme de cette terre, un être chargé du poids et de l'opacité du réel, dont la qualité même arrache sa compagne à la hantise du céleste.

Comme le nom de Roger Chaudon dans ce fragment, les noms des Bardouin, de Marius, l'imprimeur, sont des noms qui reviennent ailleurs, avec celui d'un certain Figuière :

« Ce rocher de braves gens est la citadelle de l'amitié. Tout ce qui entrave la lucidité et ralentit la confiance est banni d'ici. Nous nous sommes épousés une fois pour toutes devant l'essentiel. » 17

Et le poète précise dans un autre fragment :

« J'aime ces êtres tellement épris de ce que leur cœur imagine la liberté qu'ils s'immolent pour éviter au peu de liberté de mourir [suit une méditation critique sur une vision purement déterministe de l'homme dépouillé de tout libre arbitre, ainsi conclue] : « Cependant il existe entre tout cela et l'Homme une enclave d'inattendus et de métamorphoses dont il faut défendre l'accès et assurer le maintien.) 155

C'est cet homme-là, l'Homme avec un grand « H », qui entre en « intelligence avec l'ange ». Et de ce groupe anonyme (« ces êtres », dit le texte) émerge, un peu plus loin, une figure qui porte un nom dans la douleur et l'amitié de ceux qui restent :

« Nous sommes tordus de chagrin à l'annonce de la mort de G. (Emile Cavagni), tué dans une embuscade à Forcalquier, dimanche. […] Il portait ses quarante-cinq ans verticalement, tel un arbre de la liberté. Je l'aimais sans effusion, sans pesanteur. Inébranlablement. »  157

Et le poète tente de suggérer l'insaisissable de ces Matinaux glissant parfois leur invisible à la lisière de la nuit humide dans la transparence du jour naissant et faits pour demeurer dans les mémoires comme l'image même d'une aube entraperçue :

« Rosée des hommes qui trace et dissimule ses frontières entre le point du jour et l'émersion du soleil, entre les yeux qui s'ouvrent et le cœur qui se souvient. » 160

Images d'hommes qui « désaltèrent l'espérance » en ces temps où, dit le poète,

« […] nous errons près de margelles dont on a soustrait les puits… » 91

en ces années où la lumière même des étoiles ne fait que renvoyer qui la contemple à la torture d'une intolérable séparation :

« Etoiles du mois de mai…
Chaque fois que je lève les yeux vers le ciel, la nausée écroule ma mâchoire. Je n'entends plus, montant de la fraîcheur de mes souterrains le gémir de plaisir de la femme entrouverte. Une cendre de cactus préhistorique fait voler mon désert en éclats. Je ne suis plus capable de mourir…
Cyclone, cyclone, cyclone… 54

Fureur dont l'expérience partagée amène à comprendre le propos de Léon qui

« […] affirme que les chiens enragés sont beaux » 27

Et cette heure de l'Histoire qui est pour le combattant, selon son aveu, non celle de la peur, mais celle du « vertige » quand

« il (lui) faut réduire la distance entre l'ennemi et (soi). L'affronter horizontalement » 48

est aussi

« […] l'heure […] propice aux métamorphoses » 76

Et le travail du Résistant qui assume les fonctions de chef est de travailler à assurer, chez tous ceux qui rejoignent le rang des partisans, la métamorphose dont il convient de favoriser l'accomplissement. D'où la question et la réponse :

« Comment être aux hommes d'un réel secours : « Surtout ne pas entièrement leur supprimer ces sentiers pénibles, à l'effort desquels succède l'évidence de la vérité à travers pleurs et fruits. » 135

d'où aussi la promesse :

« […] vous serez une bonne part de la saveur du fruit » 35

et le sentiment de cette « grâce accordée » :

« J'ai confectionné avec des déchets de montagne des hommes qui embaumeront quelque temps les glaciers »  130

Mais c'est peut-être au cœur de l'horreur, dans l'image de la chute qu'il a dû se résoudre à ne pas empêcher, que le poète aperçoit la figure la plus pleinement incarnée de l'idéal dont le mot ange sert à approcher la définition ; une brève notation - un adjectif porté au plus haut de son sens par un intensif - suffit à le suggérer :

« Horrible journée ! J'ai assisté, distant de quelque cent mètres à l'exécution de B.
[…] Il est tombé comme s'il ne distinguait pas ses bourreaux et si léger, il m'a semblé, que le moindre souffle de vent eût dû le soulever de terre. »  138

Une image, inscrite dans la chose vue, qui proclame avec l'évidence du sensible que

« Les êtres exemplaires sont de vapeur et de vent » 228

Parole, sens et silence

Au terme du fragment qui évoque l'exécution de B., le poète explique son abstention avant de poser une double question :

« Je n'ai pas donné le signal parce que ce village devait être épargné à tout prix. Qu'est-ce qu'un village ? Un village pareil à un autre ? Peut-être l'a-t-il su, lui, à cet ultime instant. » 138

« Qu'est-ce qu'un village ? » ? Ouverture par ces mots d'un espace où la méditation est invitée à s'engager avec « une humilité questionneuse » (195), dans la conscience que le prix d'un village excède toute évaluation, qu'il sort du champ des valeurs mesurables et se situe sur un plan qui ne saurait être touché que par l'éclair d'une lumière fulgurante :

« L'action qui a un sens pour les vivants n'a de valeur que pour les morts, d'achèvement que dans les consciences qui en héritent et la questionnent. » 187

Un village : le lieu d'un sens lié désormais à une mort et laissé en suspens, reçu en héritage sous la forme d'un questionnement à reprendre indéfiniment ; un village : « la signification qui ne s'évalue pas » pourrait-on dire en reprenant les termes du fragment 16. Et nous voilà ramenés à la définition de l'ange et à l'expression qui lui est immédiatement associée, et qui du reste la précède :

« Ange […] la parole du plus haut silence »16

Ces mots de René Char nous conduisent en un point dont nous nous sommes déjà approchés au début de notre parcours et qui se situe au cœur d'une méditation incessante de la poésie sur elle-même. On songe bien sûr aux mots si souvent cités de Paul Eluard :

« Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire se consume pour recomposer un délire sans passé.» L'évidence poétique

Mais la formule de René Char ne vise-t-elle pas une sorte d'horizon plus lointain, posé aux confins du réel et de l'utopie, aux portes d'un au-delà de ce que semblent impliquer ces mots d'Eluard ; un au-delà où la parole s'accomplirait dans le renoncement aux mots, en consentant à une sorte d'abolition d'elle-même ?

Existe-t-il dans les textes de René Char l'évocation d'une parole qui s'élèverait hors du langage, sans le secours des mots ?

On pourrait songer d'abord à nouveau à ce passage où le poète confie avoir détourné les yeux, tandis que son avion s'envole pour Alger, du « regard moite de la Lune » pour « rechercher les défilés de sol obscur sous la ligne ondulée des montagnes » et avoir surpris alors des feux qui s'allument, « des brandons (qui) montent de terre, bouffée de paroles lumineuses qui s'adressent à moi qui pars ». « De l'enfer, au passage, on me tend », poursuit-il, « ce lien, cette amitié perçante comme un cri, cette fleur incorruptible : le feu ». Quelque chose se donne à lire ou à entendre à travers ces signes d'un langage purement visuel et silencieux qui montent de la terre obscure.

On peut songer aussi au regard et au sourire échangés entre les paysans de Céreste et le chef de la Résistance dont ils sont solidaires, au terme de l'épreuve que constitue la fouille du village :

« Furieuse, la patrouille se fraya un chemin à travers la foule et porta ses pas plus loin. Avec une prudence infinie, maintenant des yeux anxieux et bons regardaient dans ma direction, passaient comme un jet de lampe sur ma fenêtre. Je me découvris à moitié et un sourire se détacha de ma pâleur. Je tenais à ces êtres par mille fils confiants dont pas un ne devait se rompre.
J'ai aimé farouchement mes semblables cette journée-là, bien au-delà du sacrifice. » 128

Ce qui se vit ici, hors de tout langage articulé, au terme d'une scène dramatique, comme au moment de l'envol pour Alger, semble constituer une approche extrême de cette « intelligence avec l'ange » dont la recherche est, selon un idéal partagé,  le « primordial souci » du poète-maquisard et de ceux qui l'entourent ; moments de communication pleinement transparente, de communion sans ombre entre des êtres simples qui, du risque affronté, ont su faire leur clarté.

Mais celui qui signe Hypnos est poète, il est l'homme des mots et de l'écriture, fût-elle minimale, et ce sont ses mots qui donnent accès à cette expérience d'un langage sans paroles :

« Je me fais violence pour conserver, malgré mon humeur, ma voix d'encre. Aussi est-ce d'une plume à bec de bélier, sans cesse éteinte, sans cesse rallumée, ramassée, tendue et d'une haleine, que j'écris ceci, que j'oublie cela… » 194
« J'écris brièvement. Je ne puis guère m'absenter longtemps. S'étaler conduirait à l'obsession. L'adoration des bergers n'est plus utile à la planète. » 31
« Tu ne peux pas te relire mais tu peux signer. » 96

Urgence intime de l'écriture, intermittence du geste, concision – cette signature de toujours du poète René Char – encore renforcée, densité coutumière tout à coup décuplée. Alternance de la parole et du silence et, si l'on peut dire, contamination réciproque : la parole se nourrissant du silence qui la borde et le silence accueillant les ondes de la parole qu'il vient cerner et qu'il enserre pour en faire comme un centre irradiant, un foyer rayonnant.

Un travail porté au plus haut dans les Feuillets d'Hypnos et dont la dialectique de la dissémination et du rassemblement soulignée par le passage suivant peut apparaître comme un corollaire nécessaire en même temps qu'il en est la métaphore :

« Accumule, puis distribue. Sois la partie du miroir de l'univers la plus dense, la plus utile et la moins apparente. » 156

Une dialectique qui se prolonge selon un modèle à l'œuvre dans le monde (« sois la partie de l'univers…») comme dans l'action combattante ; voir le geste qui fait suite à celui dont on trouve une expression métaphorique clairement soulignée dans l'action des maquisards qui rassemblent la cargaison larguée par les avions venus de Londres :

« L'avion déboule. Les pilotes invisibles se délestent de leur jardin nocturne puis pressent un feu bref sous l'aisselle de l'appareil pour avertir que c'est fini. Il ne reste plus qu'à rassembler le trésor éparpillé. De même le poète… 97

Rassembler ce qui a été reçu dans la succession éparse des jours, dans l'éparpillement des circonstances, ce qui a été livré par le hasard de l'événement, accueilli dans la nuit, cueilli dans le silence, accumulé patiemment, rassemblé, constitué en recueil, puis diffusé. À toutes les étapes de l'activité poétique, comme de l'activité combattante, se retrouve un schème directement hérité du travail du paysan et de celui qui le prolonge, comme le suggère bien l'expression « jardin nocturne » : la semence, fruit elle-même d'une récolte, est disséminée sur toute l'étendue du champ par le geste du semeur ; le blé, fauché et couché au sol (« champ pareil à un chœur mitraillé »), est rassemblé en gerbes ; le grain, tiré de l'épi et devenu poussière de farine est amalgamé en pâte qui lève et qui devient du pain.

Le murmure du monde ou les secrets de la métaphore

Lien avec les rythmes qui sont ceux de la vie du monde à travers les étapes du travail que nous venons de suivre, lien avec le monde sensible par le biais des images, selon une pratique qui ne tient pas le poète-partisan à l'écart des siens :

« Un officier venu d'Afrique de Nord, s'étonne que mes « bougres de maquisards », comme il les appelle, s'expriment dans une langue dont le sens lui échappe, son oreille étant rebelle « au parler des images ». Je lui fais remarquer que l'argot n'est que pittoresque alors que la langue qui est ici en usage est due à l'émerveillement communiqué par les êtres et les choses dans l'intimité desquels nous vivons continuellement. » 61

Chance sans doute aussi d'une approche de cette « intelligence avec l'ange » que cet accès à l'intimité des choses qui émerveillent et que l'aptitude à dire cet émerveillement selon une démarche spontanée qui est celle-là même du poète.

« Le peuple des prés m'enchante […] Prairie, vous êtes le boîtier du jour » 175
« La contre-terreur c'est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c'est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies, c'est cette pesanteur bien répartie, c'est cette circulation ouatée d'animaux et d'insectes tirant mille traits sur l'écorce tendre de la nuit, c'est cette graine de luzerne sur la fossette d'un visage caressé, c'est cet incendie de la lune qui ne sera jamais un incendie, c'est un lendemain minuscule dont les intentions sont inconnues, c'est un buste aux couleurs vives qui s'est plié en souriant, c'est l'ombre, à quelques pas, d'un bref compagnon accroupi qui pense que le cuir de sa ceinture va céder… Qu'importent alors l'heure et le lieu où le diable nous a donnés rendez-vous ! » 141

On comprend que la métaphore qui, chez René Char, plus encore peut-être que chez tout autre poète, se trouve fondée sur « la connaturalité du monde et du langage[8] », soit pleinement dans son œuvre figure d'une reconnaissance :

« Une si étroite affinité existe entre le coucou et les êtres furtifs que nous sommes devenus, que cet oiseau si peu visible, ou qui revêt un grisâtre anonymat lorsqu'il traverse la vue, en écho à son chant écartelant, nous arrache un long frisson. » 159

et que, faisant jouer un « langage croisé », elle s'élève à « l'intersection » de deux devenirs, de deux vies, pour en proclamer l'insécable solidarité. Le poète est celui qui sait se mettre à l'écoute d'un murmure du monde dont les parfums et la beauté de la femme aimée sont, au seuil de la nuit, le miroir confident ; un murmure que ses images prennent en charge pour le faire glisser dans un langage qui s'installe aux lisières du silence et demeure le langage à la fois des hommes, des montagnes et du vent.

« Ma renarde, pose ta tête sur mes genoux. Je ne suis pas heureux et pourtant tu suffis. Bougeoir ou météore, il n'est plus de cœur gros ni d'avenir sur terre. Les marches du crépuscule révèlent ton murmure, gîte de menthe et de romarin, confidence échangée entre les rousseurs de l'automne et ta robe légère. Tu es l'âme des montagnes aux flancs profonds, aux roches tues derrière des lèvres d'argile. Que les ailes de ton nez frémissent. Que ta main ferme le sentier et rapproche le rideau des arbres. Ma renarde, en présence des deux astres, le gel et le vent, je place en toi toutes les espérances éboulées, pour un chardon victorieux de la rapace solitude. » 222

D'où la prière du poète :

« O vérité, infante mécanique, reste terre et murmure au milieu des astres impersonnels ! » 204

On comprend que les moments sentis comme les moments d'aridité extrême, aridité proprement hivernale, soient ceux où se perd, moins le sens de l'image, qui perdure dans un usage ordinaire du langage, que le plaisir des jeux de l'imagination et le désir d'opérer la mise à feu du poème à partir de l'image qui se propose à l'imagination :

« Les souris de l'enclume. » Cette image m'aurait paru charmante autrefois. Elle suggère un essaim d'étincelles décimé en son éclair. (L'enclume est froide, le fer pas rouge, l'imagination dévastée.) 52

On a ici une sorte de poème par prétérition à l'heure même où le poète se retire dans le néant du père.

« La source est roc et la langue est tranchée. » 57 

On aperçoit à nouveau cet horizon où la parole tend à se résorber, face à toutes les manifestations de la violence du monde ou des hommes (orage / sang), dans un univers de glace uniformément blanc.

« Parole, orage, glace et sang finiront par former un givre commun. »  58  

Mais il faut les mots, il faut des mots, pour dire cette fatalité du silence, en éclairer le mystère, pour donner à entendre ce silence et le porter à une hauteur qui en fonde le pouvoir, en couronne le prix ; il faut en ouvrir les secrets, en déplier le sens.

Le poète et le peintre ou la dialectique de la parole et du silence

« La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour, que j'ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille, semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. Elle serre le cœur mais combien désaltère ! Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n'ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La femme explique, l'emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette silhouette d'ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. Au fond du cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l'homme assis. Sa maigreur d'ortie sèche, je ne vois pas un souvenir pour la faire frissonner. L'écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l'inespéré mieux que n'importe quelle aurore.
Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d'êtres humains. » 178

 

« Ô'Che silenzio !'' s'exclama Le Bernin devant les toiles qu'on lui montrait de Poussin», rappelle Pascal Quignard dans son livre[9] sur le peintre des nuits, avant de poursuivre : « Devant La Tour, le Verbe lui-même est dans sa nuit. Le silence est devenu la passion du silence. C'est le dernier silence. » Georges de La Tour, en manifestant ainsi cette passion du silence, aurait porté le plus loin ou le plus haut la vocation de qui, selon le mot de Poussin précisément, fait « profession des choses muettes ».

Au cœur du tableau de La Tour que René Char, comme ses contemporains, appelle Le Prisonnier[10], un dialogue pourtant, « un dialogue d'êtres humains » dit le poème à sa clôture, au terme d'un propos centré sur l'évocation d'une double communication : celle qui va de la femme au prisonnier qu'elle visite et réconforte, selon la lecture du poète, celle qui va du tableau au partisan qui s'y brûle les yeux en le découvrant sur le mur de chaux de la pièce où se tient le poète, témoin-commentateur de ce double échange. Une parole verticale (« mots qui tombent »), une parole horizontale réglée par un jeu de miroir : analogie entre un tableau du XVIIĄ et la condition des Résistants au cœur des ténèbres hitlériennes. Du contenu des paroles prononcées par celle qui explique rien n'est dit, rien n'est entendu. Le poète-commentateur se contente de souligner quelques données d'une scénographie : la position respective des deux personnages, leurs volumes contrastés, le mouvement d'une parole qui descend, l'ampleur de la robe portée par celle qui est à la fois femme et ange, parole et lumière dans la nuit. Du geste de la main vers le haut qui invite sans doute à la surrection, de l'expression possiblement récriminante de celle qui parle, il n'est rien dit. Le poète se contente de qualifier les mots d'essentiels et de dire leur effet : leur effet supposé sur le destinataire figuré au bas du tableau, l'homme assis (« des mots qui portent immédiatement secours »), leur effet éprouvé sur soi (le poète), leur effet constaté sur tout spectateur de passage (le réfractaire qui s'y brûle les yeux ; et s'en trouve désaltéré : étrange alliance des contraires !). Le langage du tableau : une flamme dans la nuit, une femme entrée dans un cachot, comme un ange rouge qui emplit tout l'espace et déplace les ténèbres. L'événement raconté est celui d'un avènement : une naissance placée sous le signe du Verbe ; et dans cette naissance, une promesse. On est au cœur de la nuit et ce qui se joue au cœur de cette nuit est porteur de plus de lumière à venir que l'aurore elle-même.

Ce que les mots du poème prennent en charge, c'est le sens d'un message délivré par les seuls signes visuels du langage pictural, un langage donné à lire à travers le relai d'un miroir où s'abolit l'écart des temporalités : pouvoir du tableau peint au XVIIĄ par l'artiste de Lunéville au milieu des malheurs du temps, pouvoir éprouvé par un poète de la Résistance comme l'instrument d'un triomphe dans le présent de l'Histoire. Tableau miroir dont le poète réfléchit à son tour la lumière, déplie le sens, fait parler le silence pour une durée qui excède infiniment celle de l'hiver d'Hypnos.

 « L'image scintille, éternelle, quand elle a dépassé l'être et le temps » 13

Yves Fravalo, février-mars 2020


[1] Je souligne.

[2] Eric Marty, René Char, Les Contemporains * Seuil, 1990, p. 177, sq.

[3] « Chant d'automne », Les Fleurs du mal.

[4] Voir les notes à l'édition Poésie/Gallimard, p. 278-9 ; cf. note ci-dessous.

[5] Rainer-Maria Rilke, Elégies de Duino, v. 70-85, P/G, p. 84-7.

[6] Traduction de Jean-Pierre Lefebvre.

[7] JUSTESSE DE GEORGES DE LA TOUR, in Le Nu perdu, O.C., 455

[8] Jean-Claude Mathieu, René Char ou Le sel de la splendeur II Poésie et résistance, José, Corti 1985, p. 269

[9] Pascal Quignard, Georges de La Tour, Flohic Edition, 1991

[10] « Job interpellé par sa femme », selon l'appellation qui prévaut désormais.

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