Yves Fravalo, cours sur Proust et la mesure du silence

RETOUR : Études

Yves Fravalo enseigne la littérature à l'université permanente de Nantes.

Une lecture de À la recherche du temps perdu.

L'étude ci-dessous est la version rédigée (un peu prolongée et approfondie) d'un cours proposé à l'Université permanente de Nantes, dans le cadre d'un cycle proustien entamé en 2021. À une étude non publiée portant sur les deux premiers volumes du roman (2022), fait suite, cette année, le présent texte, sous le titre de « Proust et la mesure du silence ». C'est la place accordée à la réflexion sur le silence, dans les premières pages évoquant le séjour du héros à Doncières, qui a été l'occasion d'une exploration de ce thème à travers l'œuvre tout entière.
Les références se font toutes à l'édition en 4 volumes d'Yves Tadié, titres et volumes indiqués de manière abrégée en italiques. De même pour le Contre Sainte-Beuve de La Pléiade : CSB.

Mis en ligne le 20 février 2023.

© : Yves Fravalo.


Proust et la mesure du silence

La question qui ouvre un livre tout récent d'Étienne Klein semblerait propre à confirmer le bienfondé de l'analogie que, dans un mouvement si proustien, l'imagination commune tend à poser entre vide et silence :

« Le vide existe-t-il ? Si oui, de quelle manière et où ? Sinon a-t-il pu exister dans le lointain passé de l'univers, voire avant que celui-ci n'apparaisse ? Procède-t-il d'une évacuation partielle du monde, d'une biffure locale de l'être, ou bien constitue-t-il une souveraine anticipation de l'Univers, sa matrice primitive, son prologue immatériel, ainsi que le laissent entendre certains physiciens ? »

Ce qui est sans être tout à fait « Essai sur le vide et ses métamorphoses », tel est le titre de ce livre[1] , conçu comme une enquête qui, traversant l'histoire de la science et des idées, amène à constater que « la vie du vide est contre toute attente très dense ».

Densité du vide éclairée par le savoir et la méditation du physicien, densité du silence – si spontanément rêvé comme la figure sonore du vide – à l'écoute duquel éveille le récit proustien.

Partant de la lecture d'un passage du Côté de Guermantes, qui nous situe dans les premières heures du séjour du héros à Doncières, où il rejoint Saint-Loup, nous allons suivre un fil, qui va nous amener à découvrir que La Recherche contient une sorte d'essai sur « le silence et ses métamorphoses ». Il suffira, selon une suggestion du texte proustien lui-même, de procéder à un travail de « composition » destiné à mettre en écho les unes avec les autres des « paroles » de l'écrivain-poète qui touchent au silence ou qui laissent deviner en elles le silence sur le fond « uni » duquel elles « prennent leur vol » :

« Son sommeil n'était qu'une sorte d'effacement du reste de sa vie, qu'un silence uni sur lequel prenaient de temps à autre leur vol des paroles familières de tendresse. En les rapprochant les unes des autres, on eût composé la conversation sans alliage, l'intimité secrète d'un pur amour. Ce sommeil si calme me ravissait comme ravit une mère, qui lui en fait une qualité, le bon sommeil de son enfant. Et son sommeil était d'un enfant, en effet. Son réveil aussi, et si naturel, si tendre… » Pr, III, 622

Le montage ici proposé pourrait constituer – si on en retirait le commentaire qui va l'accompagner – le tissu « sans alliage » d'une « pure » méditation sur le silence ou d'un « chant du silence ».

Les quelques pages « de Doncières » (CG, II, 373-377)[2] évoquées plus haut forment un texte qui cherche à prendre la mesure du silence par une exploration de ce silence dans la profondeur duquel il descend, selon une sorte de démarche expérimentale, méthodique et graduée ; exploration qui porte en elle comme une invitation, à laquelle nous céderons, à relire l'ensemble du roman, dont nous verrons qu'il tend à faire du silence l'aune à laquelle peuvent se « mesurer » la parole< et le bruit, le mensonge et le vrai, la force du bonheur ou le poids du malheur, et à en faire aussi parfois comme le refuge et l'enveloppe d'un « inexprimable »… ; travail qui suppose l'ascèse d'une écoute attentive au tissu sémantique et sonore d'une œuvre formée à l'abri de la rumeur du monde et dont la phrase, dans ses moments de grâce, a su inscrire en elle, au sens musical du terme, la mesure du silence.

Prendre, d'abord, la mesure du silence

Le travail auquel se livre le Narrateur au seuil de « l'épisode de Doncières » prend appui sur une expérience sensible en prise sur le geste le plus simple, celui de l'entrée dans une chambre inconnue, celle de Saint-Loup qui vient de laisser seul son ami après l'avoir accueilli. Chambre inconnue : circonstance qui, par la rupture de l'habitude qu'elle produit, induit un rapport neuf aux choses. Deux impressions successives retiennent l'attention du héros : le « bruit du feu » qu'avant d'ouvrir la porte il a entendu sans le voir, et, une fois dans la chambre, le « tic-tac » de la montre qu'il entend sans parvenir à en situer la source. Après s'être livré au jeu de « l'impression première » (accueillie avec sa charge singulière et paradoxale d'illusion, de poésie et de « vérité » - « moment où l'on voit », ou entend, « la nature telle qu'elle est » selon les leçons d'Elstir) et avoir laissé, dans un deuxième temps, opérer l'intelligence qui rétablit ses distinctions (ce sont les bûches qui tombent dans la cheminée et non quelqu'un qui bouge dans la pièce) et corrige une erreur du sens commun en établissant que « les sons n'ont pas de lieu »), le Narrateur s'emploie à imaginer ce que pourrait être un monde réduit à la seule perception auditive, puis, à l'inverse, un monde où se trouverait artificiellement et progressivement réduite la capacité auditive. Référence est faite ensuite à une expérience de récupération des facultés d'audition avant que ne soit examinée l'hypothèse d'une surdité définitive.

 

Retenons de ce passage la démarche exploratoire qui opère un creusement toujours approfondi des variations de la perception du monde pour un sujet dont les capacités auditives seraient alternativement accrues et restreintes, retrouvées et perdues, selon un mouvement d'oscillation propre à la pensée de l'écrivain et mis au service d'une saisie de la complexité des choses ; travail de nature à la fois expérimentale et musicale, aux effets « révélatoires » — travail proprement créateur.

« Et en augmentant, en relâchant les tampons d'ouate, c'est comme si on faisait jouer alternativement l'une et l'autre des pédales qu'on a ajoutées à la sonorité du monde extérieur. »  CG, II, 375-376

L'exploitation des variations ainsi obtenues et des jeux de l'illusion qu'elles occasionnent se déploie en séries énumératives destinées à en illustrer les effets tour à tour humoristiques, fantastiques, poétiques, avec une insistance sur l'étrangeté d'un monde où règnerait un silence absolu :

« Et pour ce sourd total, comme la perte d'un sens ajoute autant de beauté au monde que ne fait son acquisition, c'est avec délices qu'il se promène maintenant sur une Terre presque édénique où le son n'a pas été créé. » CG, II, 376

Le voici devant des « cascades devenues nappes de cristal plus calmes que la mer immobile », ou face à des objets normalement inertes, dotés soudain d'une pleine autonomie ; il se voit servi par une domesticité formée d'un monde de muets, plongé dans un espace urbain réduit à un décor de théâtre sans réalité véritable et dont l'effondrement se ferait sans que se trouve ternie « d'aucun bruit la chasteté du silence ».

« Il en est du sommeil comme de la perception du monde extérieur. Il suffit d'une modification de nos habitudes pour le rendre poétique. » CG, II, 384

sera-t-il dit un peu plus loin.

On voit apparaître ici, de façon particulièrement étoffée et organisée, dans le cadre d'une exploration méthodique, des motifs dont on peut observer qu'ils courent tout au long de l'œuvre et qui trahissent un intérêt singulier de la part de l'auteur pour ce qui relève du champ auditif :

« Il y avait des jours où le bruit d'une cloche qui sonnait l'heure portait sur la sphère de sa sonorité une plaque si fraîche, si puissamment étalée de mouillé ou de lumière, que c'était comme une traduction musicale du charme de la pluie, du charme du soleil. Si bien qu'à ce moment-là, les yeux fermés, dans mon lit, je me disais que tout peut se transposer et qu'un univers seulement audible pourrait être aussi varié que l'autre. » Pr, III, 591

Le « plein » du silence : sa charge de sens et ses pouvoirs 

Doncières, silence et musique

À la suite de l'évocation d'un réveil matinal provoqué par la fanfare au passage d'un régiment sous ses fenêtres, à Doncières, le Narrateur a cette remarque :

« […] deux ou trois fois […] le sommeil interposé fut en moi assez résistant pour soutenir le choc de la musique et je n'entendis rien. Les autres jours il céda un instant ; mais encore veloutée d'avoir dormi, ma conscience, comme ces organes préalablement anesthésiés, par qui une cautérisation, restée d'abord insensible, n'est perçue que tout à fait à sa fin et comme une légère brûlure, n'était touchée qu'avec douceur par les pointes aiguës des fifres qui la caressaient d'un vague et frais gazouillis matinal ; et après cette étroite interruption où le silence s'était fait musique, il reprenait avec mon sommeil avant même que les dragons eussent fini de passer, me dérobant les dernières gerbes épanouies du bouquet jaillissant et sonore. » CG, II, 384

Irruption de la musique dans un état de semi-conscience, lors d'une brève suspension du sommeil : la sensation auditive, baignant alors dans le silence dont le dormeur sort à peine, est éprouvée comme n'étant qu'une sorte de modulation fugitive de ce silence au sein duquel la musique qui se poursuit se résorbe pour le dormeur en dépit de son éclat sonore. « […] le silence s'était fait musique », souligne le Narrateur, mais la musique elle-même tout aussitôt se fait silence.

A l'inverse (jeu, cher à l'écrivain, de la « double pédale »), pour le sujet pleinement éveillé cette fois, quand le silence reprend après le roulement du tramway, il devient l'espace où se prolongent, alors même qu'elles se sont éteintes, les ondes sonores que son passage a enclenchées :

« […] chaque fois […] après le passage du tramway le silence qui suivait son roulement me semblait parcouru et strié par une vague palpitation musicale. » CG, II, 438

Dans les deux cas : osmose du silence et du son ; son absorbé par le silence où il s'efface malgré sa persistance ; son persistant dans le silence après son effacement.

Combray, espace et temps : interaction du silence et du bruit

Il est des cas où cette complicité passe par l'action des contraires que semblent constituer le silence et le son. C'est alors le son qui donne son relief au silence, qui vient l'approfondir, lui donner une épaisseur nouvelle, « l'accroître », dit le texte. Ainsi à l'approche de l'église de Combray dont on voit le clocher sur la pâleur du ciel dans le jour « finissant », au retour des promenades du dimanche :

« Les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui semblaient accroître son silence, élancer encore sa flèche et lui donner quelque chose d'ineffable » DCCS, I, 64

Élan tournant du vol, lancer répété du cri, élancement vertical du clocher : voix du monde et silence du monde s'accordent au geste de la pierre pour constituer avec lui comme une invitation plus pressante à l'élévation du regard, à l'écoute, à la contemplation. Et c'est ici le seul blanc, formé par le jeu métonymique[3] et le déport du sens qu'il implique, qui parle d'une présence au-delà de toute parole.

Et ce cri des oiseaux pourrait être aussi bien entendu de la chambre, cette chambre très tôt célébrée - dès « Journées de lecture », dans Pastiches et Mélanges - pour ce qu'elle recèle de silence ou plutôt pour la perception qu'elle permet, de façon privilégiée, du silence, révélé parce que « déplacé » par le bruit : 

« Pour moi, je ne me sens vivre et penser que dans une chambre […] où chaque bruit ne sert qu'à faire apparaître le silence en le déplaçant » CSB, 167

Déplacement à l'inverse du bruit qui glisse sur le fond d'un silence imperméable aux sons dans les soirs de Combray. Tandis que la présence de Swann retient sa mère au jardin, le jeune héros, qui a décidé d'attendre le moment où ses parents monteraient se coucher pour obtenir coûte que coûte le baiser du soir, s'installe au pied du lit, fenêtre ouverte, et goûte la paix de l'heure, qui laisse aux bruits les plus ténus, dont elle n'absorbe rien, une netteté singulière proprement égarante pour l'oreille. Sont-ils plus proches ou plus lointains qu'il ne semble ?

« Dehors, les choses semblaient, elles-aussi, figées en une muette attention à ne pas troubler le clair de lune […] Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais son frissonnement minutieux, total, exécuté jusque dans ses moindres nuances et ses dernières délicatesses, ne bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit. Exposés sur ce silence qui n'en absorbait rien, les bruits les plus éloignés, ceux qui devaient venir de jardins de l'autre bout de la ville, se percevaient détaillés avec un tel « fini » qu'ils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu'à leur pianissimo, comme ces motifs en sourdine si bien exécutés par l'orchestre du Conservatoire que quoiqu'on n'en perde pas une note on croit les entendre cependant loin de la salle du concert… » DCCS, I, 32

Illusion de proximité des sons les plus lointains que le « fini » absolu d'une écriture musicale, réglée elle-même sur la métaphore qu'elle file avec une cohérence sans faille, sait donner à sentir.

Nous sommes restés jusqu'ici dans l'ordre de la perception auditive. Le baudelairien qu'est l'écrivain sait être attentif aux impressions synesthésiques. Le silence peut faire l'objet d'une appréhension gustative. C'est le cas dans le passage de « Combray » où se trouve évoquée la visite dominicale rendue à la tante Léonie. Le héros avance dans la première des deux pièces qui forment l'appartement de la recluse qu'est la vieille femme :

« L'air y était saturé de la fine fleur d'un silence si nourricier, si succulent que je ne m'y avançais qu'avec une sorte de gourmandise, surtout par ces matins encore froids de la semaine de Pâques où je les goûtais mieux parce que je venais seulement d'arriver à Combray… ». DCCS, I, 49

Et, dans les heures de lecture au jardin de Combray, le temps lui-même se fait silence – un silence devenu « surface azurée », d'où se trouve « effacé» le son de « la cloche d'or » pour l'enfant immergé dans le monde du livre – et voilà signifiée la qualité lumineuse du jour :

« Beaux après-midi du dimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j'y avais remplacés par une vie d'aventures et d'aspirations étranges au sein d'un pays arrosé d'eaux vives, vous m'évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet pour l'avoir peu à peu contournée et enclose – tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour – dans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides. » DCCS, I, 87

On voit ici quelle sorte d'écorce sensible et transparente enveloppait le temps de la lecture dans le jardin de Combray, écorce que restitue et retraverse une écriture chargée à son tour d'une sensorialité qui trouve son centre matriciel et nourricier dans la notation première du silence.

À l'aune du silence

Le silence comme absence de paroles

Le silence peut constituer l'aune propre à donner la mesure des sons, des bruits, on l'a compris dans l'évocation nocturne des jardins de Combray, mais il peut aussi, entrant dans le champ de la parole, venir contrer le mensonge des mots, en relayer l'hostilité ; il peut donner la mesure du bonheur, dire l'étendue du malheur.

« Les paroles elles-mêmes ne me renseignaient qu'à la condition d'être interprétées à la façon d'un afflux de sang à la figure d'une personne qui se trouble, à la façon encore d'un silence subit. » Pr, III, 596

Le silence ici, pure réaction physiologique à l‘instar de la rougeur du visage, devient  la pierre de touche du mensonge et du vrai : ainsi se donnent à lire, hors des mots, les aveux les plus transparents. Silence involontaire d'Albertine qui, soudain, ne trouve plus les mots et qui parle pourtant, malgré elle.

Pleinement conscient et calculé au contraire, ce silence de Françoise, qui n'est qu'une modalité, parmi d'autres, du langage accusateur dont elle use avec un art si consommé quand elle veut concilier les exigences du respect dû à ses maîtres et la nécessité intime où elle se trouve de faire entendre ses griefs :

« [Françoise] savait faire tenir tout ce qu'elle ne pouvait exprimer directement, dans une phrase que nous ne pouvions incriminer sans nous accuser, dans moins qu'une phrase même, dans un silence, dans la manière dont elle plaçait un objet. » CG, II, 655

Il est un art collectif du silence, pratiqué selon les règles d'une connivence tacite et redoutable, docile aux variations du temps et de l'humeur, c'est le silence dans lequel tombent désormais les bons mots de Brichot, dont l'esprit, si prisé autrefois, n'est plus en phase désormais avec l'atmosphère du salon Verdurin ; silence chargé d'une hostilité qu'il fait plus durement sentir que les paroles inamicales au milieu desquelles il crée un vide et il dont il favorise ainsi la résonance (on est à La Raspelière, dans Sodome et Gomorrhe) :

« Quant à ce qu'on appelait son esprit, il était exactement le même qui avait été si goûté autrefois dans le petit clan. Il parlait avec la même irritante facilité, mais ses paroles ne portaient plus, avaient à vaincre un silence hostile ou de désagréables échos ; ce qui avait changé était, non ce qu'il débitait, mais l'acoustique du salon et les dispositions du public. » SG, III, 340

Autre silence, pesant lui aussi quoiqu'il ne relève d'aucune volonté maligne : celui que le héros cherche à rompre au cours d'une longue ascension à travers les étages du Grand Hôtel de Balbec, en adressant en vain la parole au jeune lift :

« Cependant pour dissiper, au cours de l'interminable ascension, l'angoisse mortelle que j'éprouvais à traverser en silence le mystère de ce clair-obscur sans poésie, éclairé d'une seule rangée verticale de verrières que faisait l'unique water-closet de chaque étage, j'adressai la parole au jeune organiste, artisan de mon voyage et compagnon de ma captivité, lequel continuait à tirer les registres de son instrument et à pousser les tuyaux. » JF, II, 264

Silence heureux

Silence léger, en revanche, dans les après-midis passés en compagnie des jeunes filles en fleur sur les falaises des environs de Balbec ; silence qui, mieux que les mots, sait parler de la plénitude dont il semble devenu la source débordante ; médium et messager d'un bonheur dont il libère le pouvoir expansif en direction de celles-là mêmes qui l'inspirent, dans un mouvement de flux et de reflux, accordé à celui de la mer toute proche et qui tient lieu de dialogue amoureux.

 « […] couché entre ces jeunes filles, la plénitude de ce que j'éprouvais l'emportait infiniment sur la pauvreté, la rareté de nos propos, et débordait de mon immobilité et de mon silence, en flots de bonheur dont le clapotis venait mourir aux pieds de ces jeunes roses. » JF, II, 264

On a là un discours sur le silence du repos immobile et heureux, qui anticipe sur les développements à venir dans La Prisonnière, inspirés par la contemplation d'Albertine endormie. Ainsi dans ce passage où l'écrivain célèbre le langage sans paroles du « souffle » qui s'élève de son sommeil, quand le corps de la jeune femme, doucement manipulé par son amant, se fait instrument de musique et que monte, dans le « silence » de l'heure, quelque chose qui se trouve reçu comme le « chant » de l'innocence :

« Seul son souffle était modifié par chacun de mes attouchements, comme si elle eût été un instrument dont j'eusse joué et à qui je faisais exécuter des modulations en tirant de l'une, puis de l'autre de ses cordes, des notes différentes. Ma jalousie s'apaisait, car je sentais Albertine devenue un être qui respire, qui n'est pas autre chose, comme le signifiait le souffle régulier par où s'exprime cette pure fonction physiologique qui, tout fluide, n'a l'épaisseur ni de la parole, ni du silence et, dans son ignorance de tout mal, haleine plutôt tirée d'un roseau creusé que d'un être humain, vraiment paradisiaque pour moi qui dans ces moments-là sentais Albertine soustraite à tout, non pas seulement matériellement mais moralement, était le pur chant des Anges. » Pr, III, 620-621

Alors, sur ce fond de silence que constitue le sommeil, s'élève le vol sporadique de paroles inconscientes dont la somme recomposée exprimerait dans sa quintessence ce qui peut passer de tendresse à travers la confidence amoureuse la plus transparente :

« Son sommeil n'était qu'une sorte d'effacement du reste de sa vie, qu'un silence uni sur lequel prenaient de temps à autre leur vol des paroles familières de tendresse. En les rapprochant les unes des autres, on eût composé la conversation sans alliage, l'intimité secrète d'un pur amour. Ce sommeil si calme me ravissait comme ravit une mère, qui lui en fait une qualité, le bon sommeil de son enfant. Et son sommeil était d'un enfant, en effet. Son réveil aussi, et si naturel, si tendre… » (voir supra)

Miracle de l'innocence recouvrée dans le sommeil, et qui dure encore à l'instant du réveil, laissant baigner dans les eaux du silence comme un archipel de paroles chargées d'une beauté et d'une pureté inaugurales ; beauté, pureté, fraîcheur, dont est savouré l'avant-goût dans le baiser qui précède le premier mot :

« De même que les yeux clos donnent une beauté innocente et grave au visage en supprimant ce que n'expriment que trop les regards, il y avait dans les paroles non sans signification, mais entrecoupées de silence, qu'Albertine avait au réveil, une pure beauté qui n'est pas à tout moment souillée, comme est la conversation, d'habitudes verbales, de rengaines, de traces de défaut. Du reste, quand je m'étais décidé à éveiller Albertine, j'avais pu le faire sans crainte, je savais que son réveil ne serait nullement en rapport avec la soirée que nous venions de passer, mais sortirait de son sommeil comme de la nuit sort le matin. Dès qu'elle avait ouvert les yeux en souriant, elle m'avait tendu sa bouche, et avant qu'elle eût encore rien dit, j'en avais goûté la fraîcheur, apaisante comme celle d'un jardin encore silencieux avant le lever du jour. » Pr, III, 622-623

De l'un à l'autre de ces deux fragments qui se suivent, il y a une remontée vers l'instant premier : le baiser silencieux, évoqué en second, précède dans l'ordre du vécu (au sein de la fiction) l'envol des paroles mêlées de silence, évoquées d'abord. Double mouvement d'approfondissement et de tension vers une antériorité, celle de l'instant virginal où se vit, dans le plus parfait silence – « chasteté du silence » -, une communication sans ombre.

Silence et malheur

C'est du malheur, en revanche, que parle la cloison de Balbec contre laquelle la grand-mère, disparue un an plus tôt, ne pourra plus jamais frapper ; instrument autrefois d'une communication sans ombre, la voilà devenue, cette cloison, irrémédiablement muette : 

« Pour ne plus rien voir, je me tournai du côté du mur, mais hélas ! ce qui était contre moi c'était cette cloison qui servait jadis entre nous deux de messager matinal, cette cloison qui, aussi docile qu'un violon à rendre toutes les nuances d'un sentiment, disait si exactement à ma grand-mère ma crainte à la fois de la réveiller, et si elle était éveillée déjà, de n'être pas entendu d'elle et qu'elle n'osât bouger, puis aussitôt comme la réplique d'un second instrument, m'annonçant sa venue et m'invitant au calme. Je n'osais pas approcher de cette cloison plus que d'un piano où ma grand-mère aurait joué et qui vibrerait encore de son toucher. Je savais que je pourrais frapper maintenant, même plus fort, que rien ne pourrait plus la réveiller, que je n'entendrais aucune réponse, que ma grand-mère ne reviendrait plus. » SG, III, 159-160

Tragique du mutisme sans fin de la cloison, qui dit la surdité définitive de la grand-mère : enfer d'un silence sans remède, éternité infernale du silence. Equivalent du tourment de l'éternité du non-voir que les mots de Bérénice[4] arpentent en décomposant l'infini du temps à venir, celui de l'absence des amants l'un à l'autre, en unités insupportables :

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous

Seigneur, que tant de Mers me séparent de vous ?

Que le jour recommence et que le jour finisse

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

Sans que de tout le jour je puisse voir Titus. IV, 5

Torture rendue sensible ici par le mouvement ralenti de la ronde des mots que fait tourner dans ces trois vers le chant racinien ; décomposition du temps qui fait penser à celle que pratique Baudelaire dans « l'Horloge », avec un effet aussi tragique ici, chez Racine, mais à partir d'une perception exactement inverse de la temporalité : accélération effroyable du temps qui emporte vers la mort chez Baudelaire, ralentissement tout aussi effroyable chez Racine parce qu'il installe dans l'uniformité grise d'une durée sans bornes. « Dans l'Orient désert quel devint mon ennui ! » : la privation à venir des amants jusque-là heureux renvoie à celle de l'amant malheureux, Antiochus, dont le sort se colore par contrecoup d'un tragique nouveau.

Ce qui a cessé pour toujours, tel est ici - dans la scène de Balbec - le message du silence, c'est l'échange musical de deux êtres pleinement accordés, c'est le dialogue, célébré par la sonate de Vinteuil, du violon et du piano, c'est le duo de la confiance sans ombre et de la tendresse sans réserve, la parfaite communion des cœurs, quelque chose comme l'image de la fusion paradisiaque.

La situation à laquelle le héros se trouve confronté si tragiquement au réveil du cauchemar dans le silence de Balbec constitue le négatif exact du paradis dont se trouve confié le rêve et dessinée l'image dans les dernières lignes du passage :

« Et je ne demandais rien de plus à Dieu, s'il existe un paradis, que d'y pouvoir frapper contre cette cloison les trois petits coups que ma grand-mère reconnaîtrait entre mille, et auxquels elle répondrait par ces autres coups qui voulaient dire : « Ne t'agite pas petite souris, je comprends que tu es impatient, mais je vais venir », et qu'il me laissât rester avec elle toute l'éternité, qui ne serait pas trop longue pour nous deux. » SG, III, 160

Écho dans le roman de ce qu'implique la confidence faite à Céleste en réponse à sa question sur la Vallée de Josaphat[5] .

 - Monsieur j'ai tant d'affection pour vous que, souvent, je pense à ce qu'on prétend : que pour le jugement dernier nous nous retrouverons tous dans la vallée de Josaphat. Comme je serais heureuse de vous y revoir ! Est-ce que vous y croyez ?

- Je ne sais pas Céleste, mais j'aimerais y croire. S'il est une chose que je peux vous dire, c'est que, si j'étais sûr de retrouver ma mère dans la vallée de Josaphat ou ailleurs,  alors, je voudrais mourir tout de suite.

Une prose qui porte en elle la mesure du silence

Silence en amont de la parole

Revenons au texte de Doncières et à ce qu'il nous dit de la situation où se trouverait un « sourd total » :

« […] c'est avec délices qu'il se promène maintenant sur une Terre presque édénique où le son n'a pas encore été créé. » CG, II, 376

Le silence absolu ramène en un temps d'avant la création.

Un passage de La Prisonnière, posant explicitement l'analogie du vide et du silence, décrit ainsi le climat sonore dans lequel commence à s'élever le septuor de Vinteuil - différent sur ce point de la sonate :

« Tandis que la sonate s'ouvrait sur une aube liliale et champêtre […] c'était sur des surfaces unies et planes comme celles de la mer que, par un matin d'orage, commençait au milieu d'un aigre silence, dans un vide infini, l'œuvre nouvelle, et c'est dans un rose d'aurore que, pour se construire progressivement devant moi, cet univers inconnu était tiré du silence et de la nuit. » Pr, III, 754

Ce qu'évoquent ces images, c'est l'espèce de figuration musicale du silence que le septuor porte dans ses premières notes.

« […] tir[er] un univers du silence et de la nuit », c'est bien le travail de l'écrivain créateur, selon le témoignage même de Céleste. Après une description du caractère hermétiquement clos de la chambre où travaille Marcel Proust, elle a ce commentaire proprement inspiré :

« […] cela a été pour se mettre hors du temps pour le retrouver. Quand il n'y a plus  de temps, c'est le silence. Il lui fallait ce silence, pour n'entendre que les voix qu'il voulait entendre, celles qui sont dans ses livres[6] . »

Prodigieuse compréhension des conditions indispensables à la naissance de l'œuvre ; l'écriture pour l'auteur de La Recherche ne peut se faire qu'à l'écart, dans la chambre, et à distance dans le temps, selon une loi formulée dans ces lignes de « Combray » :

« Il y a bien des années de cela. La muraille de l'escalier, où je vis monter le reflet de sa bougie n'existe plus depuis longtemps. […] Il y a bien longtemps aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman : « Va avec le petit. » La possibilité de telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l'oreille, les sanglots que j'eus la force de contenir devant mon père et qui n'éclatèrent que quand je me retrouvai seul avec maman. En réalité ils n'ont jamais cessé ; et c'est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu'on les croiraient arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir. » DCCS, I, 36-37

Faisant écho à ces lignes, qui précèdent l'évocation du drame du coucher, il y a, à l'autre bout de l'œuvre, ces autres lignes où le Narrateur confie que, pour bien entendre la sonnette annonçant la venue de Swann résonner encore en lui, il doit s'efforcer de fermer ses oreilles au bruit des conversations qui se tiennent dans le salon Guermantes :

« Alors, en pensant à tous les événements qui se plaçaient forcément entre l'instant où je les avais entendus et la matinée Guermantes, je fus effrayé de penser que c'était bien cette sonnette qui tintait encore en moi, sans que je puisse rien changer aux criaillements de son grelot, puisque ne me rappelant plus bien comment ils s'éteignaient, pour le réapprendre, bien l'écouter, je dus m'efforcer de ne plus entendre le son des conversations que les masques tenaient autour de moi. TR, IV, p. 623

À l'écart dans la solitude et la nuit de la chambre, à distance dans le temps : deux conditions qui assurent l'émergence et le règne du silence indispensable à une écoute des « voix qui se sont tues » mais qui demeurent présentes en soi, comme le tintement de la sonnette annonçant la venue de Swann.

Une exigence donc : faire taire la rumeur du monde, se détourner du bruit « tout physique » des conversations, comme  des débats entre artistes ou critiques. De là, ces formules du Temps retrouvé, contre les théoriciens de l'art engagé :

« L'art véritable n'a que faire de tant de proclamations et s'accomplit dans le silence. » TR, IV, p. 460

ou contre l'art de la « causerie » pratiqué par Sainte-Beuve :

« Plus que tout, j'écarterais ces paroles que les lèvres plutôt que l'esprit choisissent, ces paroles pleines d'humour, comme on en dit dans la conversation, et qu'après une longue conversation avec les autres on continue à s'adresser facticement à soi-même et qui nous remplissent l'esprit de mensonges, ces paroles toutes physiques qu'accompagne chez l'écrivain qui s'abaisse à les transcrire le petit sourire, la petite grimace qui altère à tout moment, par exemple, la phrase parlée d'un Sainte-Beuve, tandis que les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie, mais de l'obscurité et du silence. » TR, IV, 476

Silence du texte : les jeux détournés de la suggestion

Mais, de ce silence dont il naît, demeure-t-il quelque chose dans le texte proustien, si saturé de mots selon l'impression la plus immédiate et sans doute la plus commune du lecteur ?

Le creusement de certaines images qui se font écho semble conduire vers le soupçon qu'il y a dans l'œuvre, malgré le déploiement inlassable de l'analyse et le travail infini des mots, quelque chose qui ne fait qu'affleurer dans le texte tout en restant dans l'ordre de l'inexprimé.

Partons de l'évocation du baiser maternel dans « Combray », quelques pages avant le récit du drame du coucher - silence encore au sein de la scène elle-même, puis silence du texte : objets successivement de notre attention.

Le Narrateur vient de dire la crainte de l'enfant de voir sa mère fâchée, spectacle, précise-t-il, qui

« détruisait tout le calme qu'elle m'avait apporté un instant avant, quand elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me l'avait tendue comme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de m'endormir. » DCCS, I, 13.

Chacun comprend ce que dit le baiser maternel, en un usage des lèvres détourné du langage et des mots. L'échange ici se fait à travers le contact de la bouche et des joues, dans le langage de la seule sensation, un langage où « le verbe » véritablement « se fait chair » ; « présence » pleine et « réelle » de la mère à laquelle donnent accès les joues offertes à l'enfant dans un don sans aucun retrait, ni aucune rétention, dans le don absolu de la tendresse, pour une « communion » des cœurs dont la voie est la rencontre des corps.

Si on poursuit par l'évocation du baiser de la grand-mère :

« Quand j'avais ainsi ma bouche collée à ses joues, à son front, j'y puisais quelque chose de si bienfaisant, de si nourricier, que je gardais l'immobilité, le sérieux, la tranquille avidité d'un enfant qui tête. » JF, II, 28

avant de finir par l'évocation du baiser d'Albertine :

« Quand je pense maintenant que mon amie était venue, à notre retour de Balbec habiter sous le même toit que moi […] et que chaque soir, fort tard, avant de me quitter, elle glissait dans ma bouche sa langue, comme un pain quotidien, comme un aliment nourrissant et ayant le caractère presque sacré de toute chair à qui les souffrances que nous avons endurées à cause d'elle ont fini par conférer une sorte de douceur morale, ce que j'évoque aussitôt par comparaison, ce n'est pas la nuit que le capitaine Borodino me permit de passer au quartier, mais celle où mon père envoya maman dormir dans le petit lit à côté du mien. Tant la vie, si elle doit une fois de plus nous délivrer contre une souffrance qui paraissait inévitable, le fait dans des conditions différentes, opposées parfois jusqu'au point qu'il y a presque sacrilège apparent à constater l'identité de la grâce octroyée. » Pr, III, 520

On constate certes avec Anne Simon que « la surimpression textuelle [vient] redouble[r] la fusion des chairs et des sentiments[7]  », mais peut-être faut-il éclairer les implications de la formulation très synthétique qui suit immédiatement dans l'analyse : « la séparation matérielle des trois passages, par plusieurs centaines de pages, permet cependant à Proust de taire leur trouble rapprochement pour laisser le lecteur se débrouiller avec lui. »

Sans doute le Narrateur ne dit-il rien de ce qui fait « le trouble » de leur « rapprochement », mais, comme on le constate en se reportant aux segments soulignés ci-dessus, il opère lui-même ce rapprochement, que de surcroît il commente, soulignant un rapport d' « identité » sur un fond plus immédiatement saisissable de différence et même d'opposition, et orientant le lecteur vers la saisie d'un aspect au moins de cette « identité » – qui consiste en l'apaisement semblablement apporté par le baiser de la jeune femme, dans le présent diégétique, et celui, autrefois, de la mère. Et si surgit alors la notion de « sacrilège », voyons bien que ce « sacrilège » se situe moins dans le « ressenti » du héros que dans le « constat » fait par le Narrateur - moins dans le temps du vécu, que dans le temps de l'écriture (« quand je pense maintenant »), qui esquisse une « élucidation ». Voyons bien aussi que cette notion est doublement modalisée par les mots qui en encadrent l'énoncé : « presque », « apparent ». Jeu complexe d'affirmation et de dénégation.

Le trouble a pour point d'appui la scène de La Prisonnière - selon la perspective qui prévaut ici et qui s'affirme encore quelques dizaines de pages plus loin dans le texte :

« Tel, tout mon passé depuis mes années les plus anciennes, et par-delà celles-ci le passé de mes parents mêlaient à mon impur amour pour Albertine la douceur d'une tendresse à la fois filiale et maternelle. » Pr. III, 587-

et non celle de « Combray » - deux scènes de désir et d'angoisse ; mais le jeu d'écho ainsi souligné – même s'il ne retient explicitement comme enjeu que le plan de l'angoisse - n'a-t-il pas pour effet de faire refluer quelque chose de la scène plus tardive vers la scène originelle, placée ainsi sous le signe de l'éros ?

Quelque chose néanmoins est toujours passé sous silence, qui n'est pas le fait de la ressemblance, mais la nature de cette ressemblance, ce sur quoi elle porte ; l'attention est certes attirée sur un possible « sacrilège », mais un double déplacement dans la désignation du lieu du geste sacrilège (Paris et non Combray) et du moment où il apparaît comme tel (non le temps de la liaison avec Albertine, mais celui de l'écriture) vient embrouiller les choses, sans compter que de surcroît l'idée même de ce sacrilège est à la fois posée et écartée[8] .

« Non-dit » déjà dans la séquence du drame du coucher, où la nuit que la mère est amenée à passer tout entière avec son fils est placée sous le signe d'un livre, François le Champi. « Non-dit » qu'éclairent indirectement sans doute les suggestions liées au thème même (non rappelé) du livre, qui raconte l'histoire d'un amour incestueux devenu légitime, et à la couleur de la couverture qui projette sur l'enfant lui-même (François le Champi) et la passion mystérieuse qui l'attache à la meunière ses reflets « empourprés » - histoire donc d'interdit et de transgression.

Lexique, métaphores, motifs ou thèmes, jeux du symbole, commentaire lointain avec les précisions qu'il apporte, les surprises qu'il comporte, tout concourt à la fois à l'approche, mais aussi au déplacement et à la fuite du sens, un sens qui ne saurait sans doute se ramener à ce que livre le seul schéma œdipien.

« Si distantes », les blancs de l'intermittence ou les jeux de l'intervalle musical

Baiser donné à la mère à Combray, baiser donné à la grand-mère à Balbec, baiser reçu d'Albertine à Paris : trois évocations qui se font écho à distance ; trois seuils : ouverture du roman, début du séjour à Balbec, début de La Prisonnière. L'instant du baiser est éprouvé à chaque fois comme l'instant dispensateur d'une présence sur quoi empiète déjà le sentiment de l'absence qui va suivre ; d'où, à cette heure du baiser nécessaire, l'angoisse et l'effroi soudainement accrus dans une chambre nouvelle, un effroi dont la notation appelle ce commentaire du Narrateur dans la séquence de Balbec :

« […] peut-être cet effroi n'est-il que la forme la plus humble, obscure, organique, presqu'inconsciente, de ce grand refus désespéré qu'opposent les choses qui constituent le meilleur de notre vie présente à ce que nous revêtions mentalement de notre acceptation la formule d'un avenir où elles ne figurent pas : refus qui était au fond de l'horreur que m'avait fait si souvent éprouver la pensée que mes parents mourraient un jour […] refus qui était encore au fond de la difficulté que j'avais à penser à ma propre mort… » JF, II, 30-31

Effroi et rébellion, est-il dit à la page suivante « où il faut voir un mode secret, partiel, tangible et vrai de la résistance à la mort, de la longue résistance désespérée et quotidienne à la mort fragmentaire et successive telle qu'elle s'insère dans toute la durée de notre vie… » JF, II, 32

La hantise d'une autre disparition affleure avec une insistance singulière, à l'occasion d'un baiser refusé, à la fin de La Prisonnière, sous la forme d'un pressentiment – pressentiment de la mort d'Albertine, très vite avéré par l'événement :

« Je sais que je prononçai alors le mot “mort”, comme si Albertine allait mourir. Il semble que les événements soient plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers. Certes, ils débordent sur l'avenir, mais ils demandent aussi une place au temps qui les précède. » Pr, III, 902

Cette scène de pressentiment se joue sur le fond musical que constitue « la cadence régulière d'un appel plaintif », venu de pigeons qui « commencent à roucouler » en ces premiers jours de printemps. Une double analogie se trouve alors développée par le Narrateur entre ce roucoulement des pigeons et le chant du coq, « ressemblance aussi profonde et aussi obscure », dit-il, « que, dans le septuor de Vinteuil, la ressemblance entre le thème de l'adagio, qui est bâti sur le même thème clef que le premier, et le dernier morceau… » Trois moments dans le Septuor, trois moments dans le texte proustien, bâtis semblablement sur quelques notes identiques et récurrentes, dont le « public profane » ne découvre la présence qu'avec étonnement et si son attention se trouve éveillée.

Ainsi, entre des points très distants du récit soudain rapprochés par le thème du baiser, qui reconduit vers celui de l'angoisse, les blancs creusés par le temps et paradoxalement maintenus ouverts par le tissu si serré du texte semblent tout à coup se refermer pour que, dans un mouvement – on pourrait dire pascalien – puissent à nouveau s'y ouvrir des abîmes insondables ; ceux liés ici par exemple à la question du pressentiment et à l'aptitude de certains « événements trop vastes » à « déborder » vers l'amont du temps. Et c'est un peu comme si, en dépit d'un travail d'élucidation toujours accru et du travail d'expression infini de l'écriture, venait sans cesse se loger à l'horizon des mots comme un nouvel « inexprimable[9]  ».

Une écriture de l'intermittence règle la distribution de ces rappels dont tout le texte intermédiaire devient l'espace de résonance. Dispositif qui ne devient pleinement agissant que si, dans la mémoire du lecteur, a pu se taire la rumeur du monde pour laisser monter les échos venus de moments si distants, comme le font, selon les mots du Narrateur, « ces cloches de couvent […] qui se remettent à sonner dans le silence du soir. »

« Mais tout compte fait, il n'y a que l'inexprimable, que ce qu'on croyait ne pas faire entrer  dans un livre qui y reste. C'est quelque chose de vague et d'obsédant comme le souvenir. C'est une atmosphère. L'atmosphère bleuâtre et pourprée de Sylvie. Cet inexprimable-là, quand nous ne l'avons pas ressenti nous nous flattons que notre œuvre vaudra celle de ceux qui l'ont ressenti, puisqu'en somme les mots sont les mêmes. Seulement ce n'est pas dans les mots, ce n'est pas exprimé, c'est tout mêlé entre les mots, comme la brume d'un matin de Chantilly. » CSB, [Gérard de Nerval], p. 242.

« L'inexprimable », dans les séquences évoquées ci-dessus, tient au nœud indémêlable du plaisir et de la faute, du désir et de l'angoisse, au jeu complexe des modalités variées et pourtant ressemblantes dans le cœur de l'enfant et celui de l'amant du refus de la mort, des formes et des pouvoirs de la grâce attendue et reçue dans le baiser du soir. Dans cet « inexprimable » il y a encore, justifiant l'angoisse, inguérissable jusqu'au temps de la résignation ou celui de l'accomplissement atteint dans l'achèvement du livre, la prescience de la mort, celle de l'être aimé et avec elle, dans l'oubli qui viendra inévitablement comme un redoublement de cette première mort et comme un second meurtre – car nous tuons tout ce qui nous aime -, celle de la mort du « moi » qui aimait – comme de tout autre « moi » dans la succession des jours, des déceptions, des joies et des désirs qui font la trame de la vie.

« Ce n'est pas dans les mots », néanmoins, il faut les mots, des mots complices du silence – comme ceux du réveil d'Albertine. On touche à une dialectique qui parvient à fonder, en certains points du texte romanesque, cette étroite complicité de la parole et du silence, au gré de laquelle le silence même accède au sens ; silence qui n'est alors que l'envers des mots et l'enveloppe de la pensée ; ou plutôt peut-être l'espace où la pensée parvient à vivre et à se déployer hors des mots, quoique dans le sillage des mots, selon les modalités de la « vibratilité musicale » sensible à l'oreille du héros dans les rues de Doncières après le passage de la fanfare militaire.

Comme une parole du silence

On pourrait montrer, à partir d'une étude des extraits rassemblés ici, que l'écrivain sait faire jouer une langue « toute pétrie de silence ».

Dans les différentes évocations du sommeil d'Albertine en particulier, la ligne mélodique de la phrase semble s'élever sur un fond de silence, de ce silence qui a constitué le climat nécessaire de sa naissance et qu'elle a comme absorbé et qu'elle porte en elle, en un usage souverain des jeux conjugués du sème et du phonème, dans la chaîne de ses sifflantes, la cadence créée par les retours allitérants dont l'espacement vient adoucir la scansion et induire un effet berceur, dans la coloration vocalique uniforme qui fonde, avec ses sonorités éteintes, comme une dominante assourdie ; silence dont elle diffuse à son tour les vertus « pacifiantes ».

Dans ces passages, on éprouve le sentiment d'une complicité absolue de la parole et du silence sur le modèle, convoqué par Narrateur lui-même, de « certaines rêveries de Schumann » et de la « musique de Vinteuil » dans son « enveloppe de sommeil ».

« Peut-être […] avait-elle été inspirée à Vinteuil par le sommeil de sa fille […] quand il enveloppait de sa douceur, dans les paisibles soirées, le travail du musicien, cette phrase qui me calma tant par le même moelleux arrière-plan de silence qui pacifie certaines rêveries de Schumann, durant lesquelles, même quand « le poète parle », on devine que « l'enfant dort ». Pr, III, 757-758

Une paix semblable à celle apportée à Combray par le baiser du soir passe dans ces mots qui semblent tout « mêlés encore du silence » où ils sont nés.

« Il lui fallait ce silence pour n'entendre que les voix qu'il voulait entendre, celles qui sont dans ses livres », confie Céleste (p.69).

Retenons qu'à la naissance de ce livre d'un insomniaque, il y a l'ascèse d'une écoute qui appelle une lecture ouverte au miracle de ces instants heureux, disséminés dans l'œuvre et désignés comme ceux où, quand, dans le romancier, c'est « le poète [qui] parle », il y a tout près, on dirait, un « enfant [qui] dort ».

Mais il faut d'abord rejoindre le temps – désormais perdu – du sommeil facile et immédiat, où demeurait encore quelque chose du temps de l'enfance :

« Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite… » DCCS, I, 3

Et c'est , dans le silence, que tout commence…

Mais ce qui commence alors est-ce autre chose, prenant corps dans le livre, que l'étirement sans mesure d'un « silence parlant[10]  » ?

Yves Fravalo



[1] Étienne Klein, Ce qui est sans être tout à fait, « Essai sur le vide et ses métamorphoses », Babel essai, 2022.

[2] La pagination est celle de l'édition Tadié, dans la collection de La Pléiade, Gallimard 1988, en 4 volumes. Se trouvera indiqué le numéro de la page, précédé de celui du volume, et, sauf oubli, des initiales du titre de la section concernée (DCCS, JF, CG, SG, Pr, Ad, Tr). De même pour le Contre Sainte-Beuve, sous CSB.

[3] Glissement de la flèche au ciel où elle monte et à la figure divine dont ce ciel est le siège selon la pensée religieuse.

[4] Bérénice, désignée par le jeune Marcel Proust comme son héroïne favorite dans la fiction. « Marcel Proust par lui-même », in CSB, p. 337.

[5] Céleste Albaret, Monsieur Proust, Robert Lafond, p. 179.

[6] Ibid., p. 69.

[7] Anne Simon, La Rumeur des distances traversées, Proust, une esthétique de la surimpression, Classiques Garnier, 2021, p. 251

[8] « Non-dit » peut-être encore à un autre niveau dans l'étrange allusion au soir de Doncières où Saint-Loup obtient du capitaine Borodino une autorisation qui fait penser à celle accordée autrefois par le père à la mère du héros ; rappel écarté (« ce que j'évoque aussitôt, ce n'est pas la nuit que le capitaine Borodino me permit de passer au quartier, mais celle où… »), mais rappel d'abord posé, lui aussi, comme un possible. C'est une orientation supplémentaire qui semble s'ouvrir alors, si on laisse jouer avec l'idée de l'homosexualité révélée plus tard chez Saint-Loup, celle de l'image de pénétration retenue ici pour dire le baiser d'Albertine ( « elle glissait dans ma bouche sa langue ») ? Sophie Duval a étudié les jeux complexes chez Proust de l'amphibologie. Voir Sophie Duval « Les réminiscences travesties : louchonnerie et amphibologie », in Proust, la mémoire et la littérature, sous la direction d'Antoine Compagnon, Collège de France, Odile Jacob., 2009, p. 177 et sq.

[9] « Inexprimable » vers lequel est tendue une écriture appliquée à faire entendre par exemple ce que dit, dans une chambre nouvelle, la plainte « épuisante, innombrable et douloureuse […] des plus humbles éléments du moi.. » JF, II, 32

[10] Formule empruntée aux dernières lignes de l'étude d'Anne Simon : « Pour peu qu'on veuille bien l'écouter, le silence de Proust s'avère résolument parlant .» Que le soulignement de cet emprunt final soit pour moi l'occasion de rendre hommage à un travail, celui d'Anne Simon dont les deux livres, Proust ou le réel retrouvé. Le sensible et son expression dans A la recherche du temps perdu [PUF, 2000] et La Rumeur des distances traversées, cité dans cette étude, ont constitué des rencontres majeures dans l'histoire de ma réflexion sur le texte proustien. Je renvoie donc le lecteur aux pages, si pénétrantes - et, pour moi, si « inspirantes » - écrites par elle sur le silence au sein de ce dernier ouvrage (p. 239-251).

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