Yves Fravalo, La mort dans le roman de Marcel Proust

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Yves Fravalo enseigne la littérature à l'Université permanente de Nantes.

Cette étude est le texte d'une conférence prononcée en janvier 2023 qui développait un cours proposé à l'Université permanente de Nantes, dans le cadre d'un cycle proustien entamé en 2021.
Les références se font toutes à l'édition en 4 volumes d'Yves Tadié, titres et volumes indiqués de manière abrégée en italiques. De même pour le Contre Sainte-Beuve de La Pléiade : CSB.

Mis en ligne le 17 mars 2023.

© : Yves Fravalo.


La mort dans le roman de Marcel Proust

Cette question de la mort est, chacun le sait ou le pressent, une question centrale au sein du roman proustien. Or nous avons affaire à une œuvre immense (plus de 3 000 pages) et d'une grande complexité ; c'est dire que l'approche ici tentée, dans le temps imparti, supposera bien des renoncements.

Partons du témoignage de Céleste Albaret. Entrée au service de Marcel Proust en 1913, elle y est restée jusqu'à sa mort en novembre 1922. Dans le livre Monsieur Proust, qui rassemble les souvenirs confiés par elle à Georges Belmont cinquante ans plus tard, elle rapporte un fait qu'elle situe au printemps 1922 – six mois donc avant la mort de Marcel Proust[1].

Rentrant dans sa chambre au moment où l'écrivain vient de l'appeler – il est 4 heures de l'après-midi (l'heure habituelle du réveil pour Marcel Proust… quand il a dormi), elle est frappée, selon ses propres mots, par « son sourire et la lumière de son expression »:

- Vous savez, il est arrivé une grande chose cette nuit…

[Il lui demande de deviner, ce à quoi elle renonce bien vite.]

- Eh bien, ma chère Céleste, je vais vous le dire. C'est une grande nouvelle. Cette nuit, j'ai mis le mot « fin ».

Il a ajouté avec son sourire et cette lumière dans le regard :

- Maintenant, je peux mourir.

(Elle dit alors son contentement pour lui, avant d'ajouter) « Mais, tel que je vous connais, j'ai bien peur que nous n'ayons pas fini de coller des petits papiers ni d'ajouter des corrections. »

Il a ri.

- Ça, Céleste, c'est autre chose. L'important est que désormais, je ne suis plus inquiet. Mon œuvre peut paraître. Je n'aurai pas donné ma vie pour rien.

Il nous faudra comprendre, au bout de notre parcours, pourquoi l'œuvre, aux yeux de celui qui l'écrit, pèse d'un tel poids dans la balance de la mort.

Retenons pour l'instant une remarque du Narrateur dans les dernières pages du livre :

« Cette idée de la mort s'installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j'aimasse la mort, je la détestais. Mais, après y avoir songé sans doute de temps en temps comme à une femme qu'on n'aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus profonde couche de mon cerveau si complètement que je ne pouvais plus m'occuper d'une chose sans que cette chose traversât d'abord l'idée de la mort, et même si je ne m'occupais de rien et restait dans un repos complet l'idée de la mort me tenait une compagnie aussi incessante que l'idée du moi. » TR, IV, 619-20

Telle est la position prêtée par la fiction au héros dans le temps où il s'engage dans l'écriture du livre dont il vient de concevoir l'idée. Je propose de considérer que cette position, présentée avec les effets de dramatisation qu'implique l'écriture romanesque, est celle de l'écrivain lui-même, Marcel Proust, élaborant l'œuvre immense que nous lisons.

À la Recherche du temps perdu est une œuvre écrite dans la conscience aiguë de la précarité, par un homme malade. Il nous faut faire un effort pour rejoindre cette position, en nous arrachant pour cela à l'idée de l'œuvre accomplie que nous lisons, en remontant imaginairement vers le temps de l'écriture en cours, vers le temps où s'engage cette écriture.

Le rappel de quelques données biographiques minimales paraît ici indispensable : Proust, qui est né en 1871 (le 10 juillet), meurt le 18 novembre 1922.

Au sein de cette vie d'à peine plus de cinquante ans, retenons une date charnière : celle de la mort de sa mère, en septembre 1905 ; née en 1849, elle a cinquante-six ans ; son fils n'a pas encore trente-cinq ans. Cette date constitue une césure brutale dans la vie affective de l'homme et trace une ligne de partage décisive qui définit un avant et un après dans le destin de l'écrivain. Ce n'est qu'après cette disparition que s'opère en lui une mutation très longuement préparée : celui qui n'était jusque-là qu'un chroniqueur mondain, un écrivain tâtonnant et soumis à une constante procrastination, va s'éloigner du monde, s'enfermer progressivement dans la solitude, se consacrer à sa grande œuvre, à son œuvre unique.

En 1908, il s'attelle à un projet que l'on connaît sous le nom de Contre Sainte-Beuve, une œuvre qui doit mêler récit et critique littéraire. Le projet évolue rapidement : mais on observe que s'opère un maintien des deux pôles, avec prévalence toutefois de plus en plus nette du romanesque, auquel la réflexion critique se trouve subordonnée. C'est en 1909 que débute un chantier que l'écrivain n'abandonnera plus et qu'il conduira ­— et qui le conduira — jusqu'à sa mort, celui de l'écriture d'À la recherche du temps perdu.

Ce temps lui-même de l'écriture se trouve marqué par un autre deuil, lié à la mort d'Alfred Agostinelli, au printemps 1914,  source, avec toutes les transpositions que l'on sait, de la figure centrale dans le récit, d'Albertine.

Pour donner une définition minimale de ce roman, de son contenu, rappelons seulement ici qu'il s'agit d'une autobiographie fictive. Celui qui parle à la première personne, raconte sa vie ; et l'axe central de ce récit est l'histoire d'une vocation d'écrivain. On a donc un héros qui, très jeune, rêve de devenir écrivain, mais qui sans cesse remet à plus tard le moment de se mettre au travail. Il se laisse séduire par la vie mondaine, égarer par les devoirs de l'amitié, dévorer par les angoisses, les déceptions et les chagrins d'une expérience amoureuse, au cours de laquelle il se trouve confronté en permanence, à l'expérience de l'insaisissable et à l'épreuve de la jalousie et de la trahison. Il y a donc pour lui un long temps d'errance, à quoi met fin une sorte d'illumination décisive dont le théâtre est ce qu'on appelle la Matinée Guermantes, par l'évocation de laquelle se clôt le roman, dans le Temps retrouvé. Sous le coup d'une double expérience, le héros conçoit ce que devrait être l'œuvre d'art ; double expérience qui se décompose de la façon suivante : expérience de réminiscence (résurrection du passé : temps perdu / retrouvé) ; expérience de reconnaissance, reconnaissance, difficile, de visages perdus de vue pendant la longue maladie qui l'a tenu hors du monde ; visages vieillis qui offrent le spectacle du « temps rendu visible » (temps d'ordinaire inaperçu du fait de son mouvement insensible et dont l'action souterraine s'impose soudain de façon spectaculaire : temps perdu et retrouvé à l'occasion de ce « Bal des têtes »).

Le héros projette de tirer parti de cette double expérience marquée, de façon contradictoire et complémentaire, par une sorte de bond vers ce qu'il appelle l'intemporel ou « l'extra-temporel » (« J'avais cessé de me sentir médiocre contingent et mortel » DCCS, I, 44 ; « Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous, pour la sentir, l'homme affranchi de l'ordre du temps » TR, IV, 451  « mais ce trompe-l'œil ne durait pas » TR, IV, 452) et une plongée dans une conscience plus aiguë que jamais du temps destructeur.

L'écriture, prenant appui sur le don de la réminiscence, aura pour mission de fixer ce temps retrouvé, élargi à toute la vie passée du héros : occasion de mettre au jour un certain nombre de « vérités » découvertes dans la traversée du monde opérée au long de cette vie.

Ce récit comporte donc deux niveaux imbriqués l'un dans l'autre : l'histoire personnelle du sujet et la chronique d'un monde. Cette chronique qui met en scène une foule de personnages est inévitablement émaillée d'un certain nombre de disparitions, à quoi s'ajoutent une expérience personnelle du deuil et la perspective, pour le héros, de sa propre mort.

Ces simples remarques suffisent à fonder le plan adopté dans cet exposé ; nous verrons donc successivement :

1 – ce qu'est la mort dans le monde, la mort quand elle s'invite sur le théâtre du monde : ce qu'elle révèle alors du monde et de ce qu'est la vie d'un homme du monde ;

2 la mort d'un être cher : le héros face à la maladie, l'agonie, la mort ; il faudra voir comment Proust déplace le moment de l'expérience de la douleur et de la perte, à quel moment le héros se trouve confronté au tragique de l'absence ;

3 – le héros face à la perspective de sa propre mort : occasion d'une analyse de ce qui noue intimement mort et écriture.

La comédie du monde sous l'éclairage de la mort

Une scène de comédie

Même si les personnages mis en scène dans le roman appartiennent à tous les niveaux de la société, il convient de retenir que l'éclairage proustien se trouve braqué essentiellement sur l'espace mondain.

Dans ce monde de la fête, de la frivolité, l'irruption de la mort est ressentie comme un contretemps, reçue comme une sorte d'incongruité : un contretemps que l'on cherche à esquiver, une incongruité dont on détourne les yeux, un fait, quand il a eu lieu, que l'on s'empresse d'oublier.

Pour illustrer cet aspect de l'œuvre, tournons-nous vers un passage qui se situe à la fin du troisième volume (Le Côté de Guermantes), un volume qui met en scène la société du faubourg Saint-Germain, au sein de laquelle le héros, d'origine bourgeoise, a réussi à pénétrer.

À tout seigneur, tout honneur, commençons par observer le duc de Guermantes, le personnage le plus imbu qui soit de ses titres et de l'ancienneté de sa race, de la supériorité que cela lui confère, des prérogatives auxquelles cela lui donne droit : un monstre de morgue, d'égoïsme et de fatuité.

Le romancier le met en scène au cours de la journée la plus chargée qui soit, « sa folle journée » : il doit dans la même soirée, avec sa femme, dîner chez la marquise de Saint-Euverte, faire une apparition chez sa cousine la princesse de Guermantes et participer, c'est le clou de la soirée, à une redoute, sorte de bal costumé où il doit figurer en Louis XI et Oriane en Isabeau de Bavière.

C'est dans ce contexte qu'un cousin germain du duc, Amanien d'Osmond, a le mauvais goût de se trouver à l'agonie, et qu'un ami du duc et de la duchesse, Charles Swann, est amené à confier à ces derniers qu'il est lui-même condamné à brève échéance par les médecins.

Ce qui concerne le sort d'Amanien se joue en deux temps :

Avant le départ pour le dîner, on fait savoir au duc que, selon le diagnostic des médecins, le pauvre cousin ne passera pas la nuit. Le duc a alors l'idée d'envoyer sans traîner prendre des nouvelles pour avoir des chances que le valet soit de retour avant le moment fatal :

« […] le plan du duc était le suivant : comme il croyait avec raison son cousin mourant, il tenait à faire prendre de ses nouvelles avant la mort, c'est-à-dire avant le deuil forcé. Une fois couvert par la certitude officielle qu'Amanien était encore vivant, il ficherait le camp à son dîner, à la soirée du prince, à la redoute […] et ne ferait plus prendre des nouvelles avant le lendemain, quand les plaisirs seraient finis. » CG, II, 866

Calculs contrariés par l'événement : Amanien n'a pas eu la délicatesse d'attendre ; au moment où il rentre de chez le prince, le duc vient de dire à sa femme : « […] dépêchons-nous. Il est minuit moins le quart… » ; il se heurte alors à deux messagères, soucieuses d'empêcher un scandale. Devant la nouvelle qui compromet le meilleur moment de la soirée, il a un instant d'alarme :

« Mais il se ressaisit bien vite et lança aux deux cousines ce mot où il faisait entrer, avec sa détermination de ne pas renoncer à un plaisir, son incapacité d'assimiler exactement les tours de la langue française : « Il est mort ! Mais non, on exagère, on exagère ! » Et sans plus s'occuper de ses deux parentes […] il se précipita aux nouvelles en interrogeant son valet de chambre : « Mon casque est bien arrivé ? – Oui, Monsieur le duc. – Il y a bien un petit trou pour respirer ? Je n'ai pas envie d'être asphyxié, que diable ! » SG, III, 123

Passons au cas de Swann qui vient de faire à la duchesse la confidence indiquée plus haut :

 « Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle dut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en cet instant moins d'efforts, et pensa que la meilleure façon de résoudre le conflit était de le nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann. CG, II, 882

« Ce serait une plaisanterie d'un goût charmant, répondit ironiquement Swann […] Mais […] je ne veux pas que vous vous retardiez, vous dînez en ville », ajouta-t-il parce qu'il savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort d'un ami, et qu'il se mettait à leur place, grâce à sa politesse. » Ibid., 883

Mais le temps presse, le duc impatient veut hâter le mouvement, jusqu'au moment où il remarque que son épouse, toute habillée de rouge, a mis des souliers noirs. Il exige alors qu'elle remonte chercher ses souliers rouges. Mme de Saint-Euverte tout à coup peut bien attendre !

Ce point de vue tout nouveau du duc ne l'empêche pas de conseiller à ses deux amis, Swann et le héros, de s'éloigner avant que sa femme ne redescende, avec ces mots d'explication :

« […] elle aime trop vous voir. Si elle vous trouve encore là, elle va se remettre à parler, elle est déjà très fatiguée, elle arrivera au dîner morte. Et puis je vous avouerai franchement que moi, je meurs de faim. »

Le duc n'était pas nullement gêné de parler des malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers, l'intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi fût-ce seulement par bonne éducation et gaillardise, qu'après nous avoir éconduits gentiment, il cria à la cantonade et d'une voix de stentor, de la porte à Swann, qui était déjà dans la cour :

« Et puis vous, ne vous laissez pas impressionner par ces bêtises des médecins, que diable ! ce sont des ânes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf. Vous nous enterrerez tous ! » Ibid., 884

Une gêne passagère du côté d'Oriane, un cynisme plus brutal et ingénument affiché du côté de Basin, mais finalement, chez le duc et la duchesse, la même esquive.

Le drame de Swann

Chez Swann, qui a tenté jusqu'au bout d'éviter de parler de sa maladie, s'affirme le sentiment qu'il y a, dans l'aveu de son mal, une atteinte portée à la règle du plaisir et donc comme une incongruité …

Notons au passage que, si un certain monde promeut les manières comme rempart contre la barbarie, Proust fait valoir la fragilité de ce rempart et montre avec quelle férocité peut s'affirmer, dès qu'il est contrarié, l'appétit de jouissance qui mène un personnage comme le duc de Guermantes.

Notons surtout qu'il fait valoir l'inanité d'une vie, celle de Swann, dont la réussite suprême aura été de devenir l'enfant chéri et si vite oublié du faubourg Saint-Germain. Image d'une fidélité, jusqu'au martyre, à des valeurs bafouées par ceux-là mêmes qui sont censés en incarner la quintessence suprême. Image surtout de ce que le héros a pris le risque de devenir en franchissant le paillasson des Guermantes. On voit bien de quel poids pèse la mort de Swann pour ses amis. Rappelons qu'il vient d'entendre, quelques instants plus tôt, Mme de Guermantes lui dire « de ses belles lèvres rouges et d'un air languissant » :

« Ah ! mon petit Charles […] ce que ça peut être ennuyeux de dîner en ville ! Il y a des soirs où on aimerait mieux mourir ! » CG, 874

La mort de Swann compte moins que d'arriver à l'heure chez Mme de Saint-Euverte, mais arriver à l'heure chez la marquise a tout de même moins d'importance que d'y apparaître avec des « souliers rouges ». Il y a là une hiérarchie des valeurs que chacun peut apprécier !

S'il y a quelque chose qui fait « Pschitt ! » avec cette histoire de « souliers rouges » – on est à la clôture du volume -, et qui révèle son inconsistance, c'est l'image que le héros s'est formée du monde, c'est sa vision du faubourg Saint-Germain.

Ce que devrait faire à cet instant le héros, s'il avait un peu de raison, s'il était un peu moins snob, ce serait franchir dans l'autre sens, et pour ne plus jamais revenir, ce « paillasson des Guermantes » dont sa mère lui a fait remarquer très tôt qu'il était un peu « usé ».

Mais pour atteindre un jour au temps retrouvé, il faut qu'il continue encore à perdre son temps ! Il a pourtant traversé une épreuve qui aurait pu, pour lui, placer les choses dans une toute autre perspective : celle que constitue la mort de sa grand-mère.

La mort d'un être cher : le héros, face à la maladie, l'agonie, la mort de sa grand-mère

Beaucoup de morts, on l'a dit, dans ce roman qui s'inscrit dans la longue durée, mais la plupart de ces morts sont des morts qui ont lieu « hors-scène », elles se tiennent dans les coulisses du récit. Il y a, parmi elles, les morts qui n'apparaissent que dans l'après-coup : celle de l'ami, Robert de Saint-Loup, tombé au front ; celle de la femme aimée, Albertine, tuée dans un accident de cheval, alors qu'elle a quitté le héros… Il y a les morts que l'on voit venir, mais auxquelles on n'assiste pas : celles de Swann et de la Berma ; il y a un personnage que l'on voit vieillir et à la mort brutale duquel on assiste : c'est Bergotte, le grand écrivain de la Recherche.

On va retenir le cas d'une mort singulière, celle de la grand-mère du héros, pour l'attention détaillée avec laquelle les étapes de la maladie, de l'agonie, se trouvent suivies pas à pas jusqu'au dernier souffle, et pour ses retentissements dans le récit.

Le Narrateur évoque les premiers symptômes d'un mal qui semble décidé à s'installer et les consultations successives  des médecins auxquels la famille a recours ; consultations dont la dernière, pour cette femme épuisée, aboutit à la prescription impérieuse de prendre l'air : d'où, la sortie aux Champs-Élysées.

C'est là que s'enclenche véritablement le processus fatal : il y a, d'abord, le malaise dans les toilettes des Champs-Élysées (une attaque cérébrale), puis les troubles de l'urémie (maladie qui a emporté la grand-mère et la mère de l'écrivain), avec les poussées de fièvres qui les accompagnent. Le texte décrit les manifestations de la douleur et les comportements qu'elle induit : la vieille femme est surprise à un moment où elle est prête, semble-t-il, à se jeter par la fenêtre. Le Narrateur donne à voir les gestes particuliers d'une malade qui vit l'épreuve de la cécité et de la surdité ; il signale les marques d'un embarras de la parole, les mouvements compulsifs ; il observe le regard qui se vide de toute expression ; est attentif aux effets de la morphine ou de l'oxygène ; décrit les difficultés du souffle dont il suit l'évolution jusqu'à son extinction finale (CG, II, 640 )

La mort de la grand-mère dans le roman, c'est véritablement, selon la formule d'Éluard, « la mort vécue ».

Tout ce qui vient d'être rapidement énuméré suppose une attention singulière au corps. Ce corps, chez Proust n'est plus seulement décrit de l'extérieur pour une caractérisation du personnage, selon la pratique traditionnelle, mais éprouvé de l'intérieur, ce qui donne lieu à un éclairage « tout à fait inédit en littérature », comme le remarque Anne Henry.

On trouve dès le seuil de l'épisode ces mots inspirés par le constat de la difficulté que la grand-mère éprouve à tenir assise :

« Pour qu'un être vivant soit stable même appuyé sur un banc ou dans une voiture, il faut une tension de forces que nous ne percevons pas plus que nous ne percevons (parce qu'elle s'exerce dans tous les sens) la pression atmosphérique. Peut-être si on faisait le vide en nous et qu'on nous laissât supporter la pression de l'air, sentirions-nous pendant l'instant qui précéderait notre destruction, le poids terrible que rien ne neutraliserait plus. De même quand les abîmes de la maladie et de la mort s'ouvrent en nous et que nous n'avons plus rien à opposer au tumulte avec lequel le monde et notre propre corps se ruent sur nous, alors soutenir même la pesée de nos muscles, même le frisson qui dévaste nos moelles, alors, même nous tenir immobile dans ce que nous croyons d'habitude n'être rien que la simple position négative d'une chose, exige, si l'on veut que la tête reste droite et le regard calme, de l'énergie vitale, et devient l'objet d'une lutte épuisante. » CG, II, 611-2

On comprend alors l'importance décisive de cette proclamation liminaire :

« C'est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls mais enchaînés à un être d'un âge différent dont des abîmes nous séparent […] et duquel il est impossible de se faire comprendre : notre corps. » CG, II, 594

Et, en poète visionnaire, capable d'élargir sans limite son regard, l'écrivain, pour décrire ce qui se passe dans le corps de la malade à laquelle on vient d'administrer un « fébrifuge », opère une remontée vers les origines les plus lointaines de la vie organique, en ces temps où la chimie de la vie a inventé ses combinaisons décisives :

« Alors ma grand-mère éprouva la présence en elle d'une contemporaine des races disparues, la présence du premier occupant – bien antérieur à la création de l'homme qui pense ; et c'est un combat préhistorique qui eut lieu aussitôt après. CG, II, 596

Approche qui est celle d'un poète.

Approche qui est celle aussi d'un penseur, amené à s'interroger sur la question de l'identité face au spectacle d'un être proprement méconnaissable. Après une description de l'apparence nouvelle et du comportement non maîtrisé de la mourante, le Narrateur s'interroge :

« Mais si ce n'était plus qu'une bête qui remuait-là, où était ma grand-mère ? »

Instant central que celui de la mort de la grand-mère, dans la mesure où il est au centre d'une histoire : il y a en amont tout ce qui l'annonce, l'évocation des signes avant-coureurs, des symptômes précurseurs, des pressentiments (le photographie prise à Balbec – JF II –, l'appel téléphonique de Doncières et l'image de la grand-mère surprise par le héros à son retour à Paris, avant qu'elle ne soit consciente de sa présence ; et il y a en aval ses retentissements ultérieurs.

Retrouvée et perdue : le cœur du tragique proustien

Arrêtons-nous en un point du récit où se trouve évoqué un des retentissements majeurs de cette mort. Il s'agir d'un épisode marqué par un phénomène de mémoire involontaire : le contexte en est le second séjour à Balbec évoqué dans Sodome et Gomorrhe. Le héros fatigué, en proie à ce que le Narrateur appelle une « crise de fatigue cardiaque », se penche pour dénouer sa chaussure et il revit, dans toute sa réalité, la scène, antérieure de quelques années, où sa grand-mère, au même endroit, s'était penchée elle-même pour venir à son secours lors d'une crise semblable.

« Bouleversement de toute ma personne […]. Je venais d'apercevoir, dans ma mémoire, penchée sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère, telle qu'elle avait été en ce premier soir d'arrivée ; le visage de ma grand-mère, non pas celle que je m'étais étonné et reproché de si peu regretter et qui n'avait d'elle que le nom, mais de ma grand-mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, je retrouvais dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. » CG, III, 152-3

Pleine reviviscence, on le voit, d'un instant du passé : grand-mère véritablement retrouvée.

[…] et […] dans un désir fou de me précipiter dans ses bras, ce n'était qu'à l'instant – plus d'une année après son enterrement, à cause de cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments – que je venais d'apprendre qu'elle était morte.

Prise de conscience pleine  – retardée – de sa mort : grand-mère donc, dans le même instant,  retrouvée et perdue !

[…] je ne faisais que de le découvrir parce que je venais, en la sentant pour la première fois, vivante, véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant enfin, d'apprendre que je l'avais perdue pour toujours. Perdue pour toujours ; je ne pouvais comprendre et je m'exerçais à subir cette contradiction ; d'une part, une existence, une tendresse survivantes en moi telles que je les avais connues […] d'autre part, aussitôt que j'avais revécu, comme présente, cette félicité, la sentir traversée par la certitude, s'élançant comme une douleur physique à répétition, d'un néant qui avait effacé mon image de cette tendresse, qui avait détruit cette existence, aboli rétrospectivement notre mutuelle prédestination… Ibid., 154-155

Voilà le héros face à cette « contradiction de la survivance et du néant ».

Souvenir, alors, de tous les manquements personnels à l'attention pour cette grand-mère si aimante, de tous les « chagrins » dont il a été la source ; source involontaire (maladie, manque de volonté…) ou volontaire (égoïsme, impatience, moqueries…) ; ce qui provoque la montée alors en lui d'un sentiment de culpabilité inapaisable :

« […] jamais je ne pourrais plus effacer cette contraction de sa figure, et cette souffrance de son cœur ou plutôt du mien ; car les morts n'existent plus qu'en nous, c'est nous-mêmes que nous frappons sans relâche quand nous nous obstinons à nous souvenir des coups que nous leur avons assenés. »

« Je ne cherchais pas à rendre la souffrance plus douce, à l'embellir… […] je ne tenais pas seulement à souffrir, mais à respecter l'originalité de ma souffrance telle que je l'avais subie tout d'un coup sans le vouloir, et je voulais continuer à la subir, suivant ses lois à elle, à chaque fois que revenait cette contradiction si étrange de la survivance et du néant entrecroisés en moi. » SG, III, 156

Pour éclairer dans toute son ampleur cette question de la culpabilité liée à la mort de l'être aimé, il faudrait prendre en compte l'histoire d'Albertine (« la prisonnière », séquestrée par le héros, qui voudrait ainsi échapper au tourment d'une angoisse jalouse, la prisonnière, devenue la fugitive et qui se tue dans un accident d'équitation)

« Rapprochant la mort de ma grand-mère et celle d'Albertine, il me semblait que ma vie était souillée d'un double assassinat. » AD, IV, 78

On trouve, formulée ici, une idée insistante et apparue chez l'écrivain avant la mise en chantier du roman : « Nous tuons tout ce qui nous aime » (« Sentiments filiaux d'un parricide » - févr. 1907-, CSB, 158), par les déceptions dont nous sommes responsables, par les chagrins que nous leur causons, les tourments que nous leur infligeons, par une forme d'indifférence à leur égard :

Ma grand-mère que j'avais avec tant d'indifférence vue agoniser et mourir près de moi ! Ô puissé-je, en expiation, quand mon œuvre serait terminée, blessé sans remède, souffrir de longues heures abandonné de tous, avant de mourir ! TR, IV, 481

Transposition dans la fiction du tourment d'un homme qui se sent responsable de la mort de sa mère du fait en particulier de l'inquiétude dont sa santé fragile a été la source ; il a de surcroît le sentiment d'avoir fait d'elle après sa mort, par ce qu'il est et dans sa ressemblance même avec elle, une « mère profanée » :

« Le visage d'un fils qui vit, ostensoir où mettait toute sa foi une sublime mère morte, est comme une profanation de ce souvenir sacré. » Ébauche du CSB, éd. de Fallois, p. 282

Sodome et Gomorrhe et la profanation de la figure maternelle

Cet épisode appartient, on l'a vu, à une section du livre, Sodome et Gomorrhe, qui a pour épigraphe le vers de Vigny, tiré de « La colère de Samson », dans Les Destinées :

La femme aura Gomorrhe et l'homme aura Sodome.

Une épigraphe qui renvoie au chiffre le plus intime de l'auteur et qui, en proclamant par avance l'impossible jonction du masculin et du féminin, désigne la fatalité qui pèse sur le couple héros/Albertine, dont la liaison s'engage véritablement dans ce volume. Fatalité rappelée, au sein de la tirade qui suit le récit de la conjonction du bourdon et de l'orchidée, par cet autre vers du même poème : « Les deux sexes mourront chacun de son côté » - v. 78 et 80.

Sodome et Gomorrhe est bien le centre du roman (quatrième volume), il en est bien le cœur tragique, lui qui rassemble les thèmes sombres de  l'homosexualité et de la mort et de la profanation de la mère (ou si l'on veut de la « figure maternelle »).

Nous allons essayer de trouver maintenant des éléments de réponse à la question de savoir donc en quoi l'œuvre peut faire contrepoids à la mort, en retenant précisément du parcours accompli qu'il faut, pour le Narrateur, tenter d'échapper au vide qui marque le destin d'un Swann (amateur d'art qui n'a rien produit, qui a toujours reporté à plus tard l'étude qu'il projette sur Ver Meer), en retenant aussi les trois données qu'implique cette traversée de l'épreuve du deuil : l'expérience, portée au plus haut, des « intermittences du cœur », c'est-à-dire de la discontinuité du moi (morts successives, défaut d'unité, de continuité dans l'être : carence ontologique – « combien de fois ce n'est plus moi ») ; le sentiment exacerbé de la culpabilité, qui appelle expiation ; la confrontation avec ce mystère que constitue la « contradiction de la survivance et du néant ».

Le héros face à la perspective de sa propre mort : analyse de ce qui noue intimement mort et écriture.

À la suite de la découverte du temps destructeur, la mort apparaît à la fois, on l'a compris, comme une menace et comme un aiguillon. Mais là n'est pas son seul rôle : elle est la condition de l'œuvre d'art parce que, dans la mesure où elle fonde le tragique de la vie, elle constitue le foyer même de la souffrance, sans laquelle il n'y a pas d'œuvre d'art féconde selon le mot même de l'écrivain.

Rapport dialectique résumé par la formule suivante que nous lisons dans Le Temps retrouvé :

« Victor Hugo dit :

Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent.

Moi je dis que la loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-même mourions en épuisant les souffrances, pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie éternelle, l'herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en-dessous, leur « déjeuner sur l'herbe ». TR, IV, 615

La souffrance et la mort sont désignées ici comme une condition de « l'œuvre féconde », laquelle ouvre à une forme de survie. Point de vue éclairé par ces autres formules qui se complètent mutuellement :

« […] c'est le chagrin qui développe les forces de l'esprit. » TR, IV, 484

« Quant au bonheur, il n'a presque qu'une seule utilité, rendre le malheur possible […] Si l'on n'avait pas été heureux, ne fût-ce que par l'espérance, les malheurs seraient sans cruauté et par conséquent sans fruit. » TR, IV, 486

« Les chagrins […] ces serviteurs atroces, impossibles à remplacer et qui par des voies souterraines nous mènent à la vérité et à la mort.

Heureux ceux qui ont rencontré la première avant la seconde, et pour qui, si proches qu'elles doivent être l'une de l'autre, l'heure de la vérité a sonné avant l'heure de la mort. » TR, IV, 489

On peut sans doute, sur ce point, malgré les mises en garde du Contre Sainte-Beuve, articuler ensemble certaines données de la biographie de l'écrivain et les proclamations de l'œuvre, et considérer que le but profond du roman qui nous est donné à lire comme la visée du héros mis en scène, c'est l'accès à la Vérité.

Mais quelle vérité, vérité de quoi ?

 « La grandeur de l'art véritable […] c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquons fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie. » TR, IV, 474

La découverte qui couronne la Recherche et qui fait qu'elle s'achève sur un succès, c'est la découverte d'une certaine idée de la littérature, souvent désignée à travers l'expression « art véritable ».

Art véritable dont la réalisation implique la prise en compte de certaines réalités qui se sont imposées à la conscience du héros, dont celle-ci en particulier : le temps passé constitue la substance du sujet, auquel il s'est « incorporé ». Cette notion du « temps incorporé », dont l'importance a été soulignée par Paul Ricœur, constitue le versant, positif, de la vérité découverte dans le spectacle du « temps rendu visible ».

Le Narrateur désigne alors ceux qu'il vient de décrire comme de poupées :

« […] des poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, des poupées extériorisant le Temps,

le Temps, qui d'habitude n'est pas visible, pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s'en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique. »

Si le héros peut entendre encore, après tant d'années, le tintement de la sonnette de Swann, entendue dans l'enfance, c'est que ce tintement est toujours en lui, attestant en lui une dimension qui est celle du temps.

De la même façon, il porte en lui, une « Albertine endormie », qui demeure celle qu'il se plaisait à contempler le soir, dans les mois où elle était sa prisonnière, une Albertine dont il sait pourtant qu'elle est morte :

Profonde Albertine que je voyais dormir et qui était morte.

Double réalité contradictoire qui coexiste en soi.

Écrire ce sera faire passer, selon une heureuse formule de J. Kristeva, ce temps porté en soi du corps du sujet (où il a été retrouvé) dans le corps du livre-cathédrale (doté à son tour de cette dimension du temps – qui constitue cette quatrième dimension, découverte dans l'église de Combray) pour promettre ce temps à une plus longue durée.

C'est quand cette « translation » est effectuée que l'écrivain peut dire :

Cette nuit, j'ai mis le mot « fin ».

— Maintenant, je peux mourir.

Pour approfondir encore cette réflexion, reportons-nous au passage de l'œuvre où est mise en scène la mort d'un écrivain.

La mort de Bergotte

Le personnage visite le musée du Jeu de Paume, pour revoir un tableau de Ver Meer, La Vue de Delft, quand il a un malaise ; en deux phases : le premier coup lui laisse le temps de comprendre ce qui manque à l'art qu'il a pratiqué (Bergotte demeure un artiste incomplet…), le second le terrasse :

« Un nouveau coup l'abattit, il roula du canapé par terre où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. Mort à jamais ? Qui peut le dire ?

Question à deux faces, articulées entre elles : y a-t-il une survie pour l'artiste ? Est-ce la perspective de cette survie qui commande les sacrifices consentis par l'artiste, qui les rend possibles, qui leur donne un sens ? Est-ce du fait de cette perspective que l'œuvre d'art peut faire contrepoids à la mort ?

Face au mystère touchant à ce qui fonde l'exigence de l'artiste, l'écrivain pose l'hypothèse d'une sorte de source transcendante, transcendante dans la mesure où elle aurait son lieu en dehors du monde concret où nous vivons :

[…] il n'y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien, à être délicats, même à être polis, ni pour l'artiste athée à ce qu'il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l'admiration qu'il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Ver Meer. Toutes ces obligations qui n'ont pas leur sanction dans la vie présente semblent appartenir à un monde différent […].

Hypothèse d'un « monde différent » dont l'idée apparaît ici pour combler en quelque sorte une carence explicative (rôle du mythe platonicien) ; mais cette hypothèse d'un « monde différent » présente un corollaire : ce lieu source peut être aussi le lieu d'une sanction à venir. Et l'écrivain enchaîne immédiatement :

De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance.

Faisant référence à ce passage, Antoine Compagnon dans le catalogue qui accompagne l'exposition encore en place à la BNF, Marcel Proust, La fabrique de l'œuvre (Gall. BNF), propose cette mise au point :

« Sans cette convention, cette fiction d'immortalité, pour ainsi dire cette suspension d'incrédulité au sujet de la mort, Proust ne conçoit pas d'art possible. Cette convention nous fait participer à une sorte d'éternité séculière, immanente au monde, ni atemporelle ni immobile comme l'éternité divine. Tel est le temps de l'art. » A.C., p. 155

On a bien dans le texte proustien une hypothèse, qui débouche sur ce qu'on peut appeler effectivement « une fiction d'immortalité », adossée à une « suspension d'incrédulité ».

« Suspension d'incrédulité », effectivement, car la raison se heurte d'abord à une évidence, formulée ainsi par l'écrivain :

« Sans doute mes livres, eux aussi, comme mon être de chair, finiraient par mourir. Mais il faut se résigner à mourir. On accepte la pensée que dans dix ans, dans cent ans, ses livres ne seront plus. La durée éternelle n'est pas plus promise aux livres qu'aux hommes. »TR, IV, 620-1

Ce qui fait revenir à la question posée plus haut : la perspective d'une survie - qu'on lui assigne une durée de dix ans ou qu'on l'étende aux dimensions d'une éternité séculière -, constitue-t-elle, dans le temps où l'artiste travaille, la motivation décisive ?

Sans cette suspension d'incrédulité au sujet de la mort, Proust ne conçoit pas d'art possible.

Il semblerait que la motivation décisive ne soit pas exactement cette survie dans l'esprit des autres dont un des noms usuels est « la gloire ». Écoutons ce qui est dit à propos de la musique de Vinteuil :

« Cette patrie perdue, les musiciens ne se la rappellent pas, mais chacun d'eux reste toujours inconsciemment accordé en un certain unisson avec elle ; il délire de joie quand il chante selon sa patrie, la trahit parfois par amour de la gloire, mais alors en cherchant la gloire, il la fuit, et ce n'est qu'en la dédaignant qu'il la trouve… » Pr, III, 761.

Ce qui compte à l'évidence dans le temps de l'écriture, c'est autre chose que l'idée de la gloire, autre chose que la perspective de la survie, — qui est tout au plus « un effet second » -, c'est « la joie du réel retrouvé », - réel retrouvé grâce à l'œuvre d'art -, la joie éprouvée dans la réalisation du geste créateur lui-même, comme le montre bien le passage consacré à l'audition du septuor de Vinteuil (le grand artiste de la Recherche).

« Ce Vinteuil que j'avais connu si timide et si triste avait, quand il fallait choisir un timbre, lui en unir un autre, des audaces, et dans tout le sens du mot un bonheur sur lequel l'audition d'une œuvre de lui ne laissait aucun doute. La joie que lui avaient causée telles sonorités, les forces accrues qu'elle lui avait données pour en découvrir d'autres, menaient encore l'auditeur de trouvaille en trouvaille, ou plutôt c'était le créateur qui le conduisait lui-même, puisant dans les couleurs qu'il venait de trouver une joie éperdue qui lui donnait la puissance de découvrir, de se jeter sur celles qu'elles semblaient appeler… » Pr., III, 758

Ce qui est ici senti par l'auditeur du Septuor, c'est le mouvement même de la création en cours, un mouvement dont la joie constitue à la fois le moteur et l'effet (et le critérium de vérité).

Joie liée à la rencontre et à l'expression de « la vérité » dont cette musique est porteuse (de cette rencontre, elle est l'effet et le signe) :

« La musique de Vinteuil « me semblait quelque chose de plus vrai que tous les livres connus ». Parce que sans doute « ce qui est senti par nous dans la vie ne l'étant pas sous la forme d'idées, sa traduction littéraire, c'est-à-dire intellectuelle, en rend compte, l'explique, l'analyse, mais ne le recompose pas comme la musique ou les sons semblent prendre l'inflexion de l'être, reproduire cette pointe intérieure et extrême des sensations qui est la partie qui nous donne cette ivresse spécifique que nous retrouvons de temps en temps. » Pr, III, 876

Le moyen d'atteindre à cette vérité, dans la littérature même, c'est de pratiquer sur le modèle de l'auteur du Septuor (voilà ce que peut être l'art véritable) : un art, une écriture, qui « recompose », qui reproduise la « pointe intérieure et extrême des sensations », un art qui parvienne à être l'expression fidèle, exacte, de l'impression vraie, c'est-à-dire réellement éprouvée.

Les mots « sensation », « impression », rencontrés ici, rappellent une chose : le vécu — qu'il soit d'ordre sensible, affectif, intellectuel, moral… — constitue le donné sans lequel il ne peut y avoir d'œuvre d'art, mais sans l'œuvre d'art qui « élucide la vie », en décrypte le sens, en explore la profondeur, sans l'œuvre d'art, qui révèle la dimension d'invisible qui la sous-tend, cette vie ne se ramène qu'à une surface sans épaisseur et sans substance.

Notons encore que cette audition du Septuor – dans La Prisonnière – constitue un moment décisif dans l'histoire d'une vocation, elle est en effet l'occasion d'entendre un « étrange appel » :

«  […] étrange appel que je ne cesserais plus jamais d'entendre – comme la promesse qu'il existait autre chose, réalisable par l'art sans doute, que le néant que j'avais trouvé dans tous les plaisirs, dans l'amour même, et que si ma vie me semblait si vaine, du moins n'avait-elle pas tout accompli. » Pr, III, 767

On trouve ici la notion d'accomplissement à réaliser ; c'est à cet accomplissement, qui n'est pas seulement achèvement, que renvoie le mot de l'écrivain rapporté par Céleste (« j'ai mis le mot “fin” »).

Accomplissement d'un projet où se rencontrent désir personnel et attente maternelle ; accomplissement de soi, dans la réalisation même de ce projet, l'œuvre attestant l'existence de « l'individuel », porteur d'une vision originale à laquelle il donne corps dans l'œuvre d'art ; accomplissement par lequel le héros, devenu écrivain, s'arrache au « néant » à quoi s'est réduit le destin de Swann ; accomplissement qui est accès à une profondeur atteinte en même temps qu'elle est révélée par les mots. C'est bien, comme le souligne Anne Simon, dans le surgissement de cette profondeur, confondu avec le geste proprement créateur qui le provoque, que se situe, pour l'écrivain, l'accès à « la vraie vie ».

« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature. » TR, IV, 474

C'est dans le temps de l'écriture et à travers le geste de l'écriture que l'écrivain, comme le musicien  créant sa partition, accède à « la vraie vie ». Une vie jamais connue, sous cette forme, hors de la création.

Et, c'est dans le temps de la lecture qu'à nouveau, ce créateur, semble être-là, qu'il se trouve pour ainsi dire réincarné, vivant d'une vie qui est autre chose et plus que « sa vie d'homme seulement>[2] », selon ce qui se passe pour le musicien dans le temps où se trouve exécuté son Septuor :

« Aussi bien semblait-il être là. On aurait dit que, réincarné, l'auteur vivait à jamais dans sa musique […] » Pr, III, 759

Conclusion

Retenons de ce parcours que La Recherche est une œuvre écrite dans une lutte menée avec des forces qui déclinent, dans une sorte de course contre la mort, qui est une course pour l'accès à « la vraie vie », et donc pour le triomphe de la vie :

« La grande littérature et la grande philosophie témoignent pour la vie[3]. »

Je terminerai en évoquant un livre sur l'alpinisme, où j'ai trouvé récemment cette formule que je vous confie :

« L'alpinisme, comme la philosophie dans sa face théorique et sa dimension pratique, comme l'art en tant que pensée sensible de l'existence, fait directement […] l'expérience de la liberté, de la persévérance ; c'est-à-dire de la précarité au creux d'une vie humaine dont le sens n'est jamais donné, jamais préalablement disponible, jamais définitivement acquis[4]. »

« Tous les trois répondent aux provocations du monde dont la première et la plus fondamentale tient à notre mortalité », dit en substance Pierre-Henry Frangne, avant de poursuivre :

« Cette mortalité nous ne pouvons pas la dépasser. Nous ne pouvons […] que la déplacer, c'est-à-dire en faire le principe […] paradoxal de notre existence conçue comme l'œuvre de nous-même. »

À ces mots qui pourraient servir de conclusion à mon propos, je voudrais ajouter une remarque fondée sur le rappel de cette annotation portée tardivement par l'écrivain en marge de sa dernière page ; brève annotation qui fait de la conjonction de la survivance et du néant un mystère qui demeure :

« Profonde Albertine que je voyais dormir et qui était morte. »

Sur le modèle de cette formule – mais en inversant l'ordre des termes —, je dirais volontiers : Proust qui est mort depuis un siècle et que nous sentons vivre dans les pages de ce livre dont nous n'aurons jamais fini d'explorer la profondeur.

Avant de poser la question : combien de temps encore la Recherche, cette œuvre de sept volumes, trouvera-t-elle des lecteurs ? Combien de temps encore y aura-t-il des auditeurs pour se mettre à l'écoute de ce somptueux Septuor ?

Yves Fravalo



[1] Céleste Albaret,  Monsieur Proust, Robert Laffont, 2022, p. 403-4.

[2] « Il lui avait été donné de poursuivre, pour un temps illimité, une part au moins de sa vie. De sa vie d'homme seulement ? Si l'art n'était vraiment qu'un prolongement de la vie, valait-il de rien lui sacrifier, n'était-il pas aussi irréel qu'elle-même ? À mieux écouter le septuor, je ne le pouvais pas penser. Pr, III, 75

[3] Deleuze, « L comme littérature », in L'Abécédaire de Gilles Deleuze (cité par Anne Simon, p. 51, dans La Rumeur des distances traversées, Classiques Garnier, 2021).

[4] Pierre-Henry Frangne, De l'alpinisme, PUR, 2020, p. 22-3.

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