Yves Fravalo : Sur le recueil d'Éric Simon, <i>La Lampe d'un damier</i>.

RETOUR : Études

 

Yves Fravalo : Étude du livre d'Éric Simon, La Lampe d'un damier.
Texte mis en ligne le 3 janvier 2021.

© : Yves Fravalo.

Yves Fravalo a été professeur de Lettres classiques au lycée Guist'hau de Nantes. Dans le cadre désormais de l'Université Permanente à Nantes, il s'efforce de se faire l'interprète le plus attentif possible de quelques auteurs de prédilection, au premier rang desquels figure Julien Gracq.

simon  Éric Simon, La Lampe d'un damier, éditions Des sources et des livres, 2018.


Le poème au miroir
une lecture du recueil d'Éric Simon
La Lampe d'un damier[1]

« […] écrire, c'est continuer de commencer à commencer. »

Pascal Quignard

Dans « la camera oscura »

Toute lecture a son histoire, et l'entrée dans une Ïuvre nouvelle, si c'est une Ïuvre de quelque force, suppose, on le sait, un temps d'accoutumance.

Ainsi le recueil d'Éric Simon, La Lampe d'un damier[2], qui veille à dépouiller toute séduction immédiate, exige, semble-t-il, une lente accommodation du regard. Plongé sans réel ménagement, en dépit de l'avertissement liminaire, dans la camera oscura où se joue et se rejoue le geste de la création poétique, le lecteur qu'on fait aller, de page en page, dans l'uniformité d'un gris de cendre et de poussière, est tenté de se laisser prendre par une interrogation semblable à celle qui vient clore le poème d'Illuminations : « Pourquoi une apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte[3] ? »

Il faut être patient, se soumettre à l'ascèse d'une longue traversée de l'ombre, vivre l'épreuve répétée du non-voir pour atteindre, ici ou là, à la sensation d'un affleurement passant dans ce qui est appelé « lueur » et qui serait comme un reflet du « visible » sur le miroir de «  l'invisible ». Ou l'inverse ?

« Une lueur dans l'ombre, et c'est la marque de la communauté de présence de l'invisible et du visible. La commune pâture et la commune fêlure du sens. Qui, de la lueur ou de l'ombre fait empreinte[4] ? »

Le lecteur, constamment, se sent enveloppé d'une mêlée de simulacres qui se lèvent et se meuvent et s'effacent dans les limbes d'une création qui ne peut s'accomplir. Ou qui ne s'accomplit que dans l'infinie reprise du même geste avorté... Devant lui – lui, le lecteur –, quelque chose s'esquisse, se dessine et se perd. Il y a toujours, pressentie, surprise dans le silence, aperçue à peine dans une sorte de clair-obscur, l'ombre d'une venue, la promesse… et la perte ; et l'attente, à nouveau. Une lueur qui flotte, une sorte de danse hésitante des mots, l'amorce d'un envol… et la chute. Toujours, la nécessité et l'impossibilité du poème ; l'exigence et l'impuissance ; et le poème est fait de cette exigence et de cette impuissance ; de la levée qu'elles imposent et de la retombée qui suit. Entre ces deux moments qu'y a-t-il d'autre que la réflexion et la fuite, comme dans un miroir à l'heure où tout s'éteint, de l'image portée par la lueur des mots ? Or il se trouve qu'en lisant, de page en page, on croit voir cette image acquérir quelque chose de l'étrange insistance du mirage sur les sables.

 

Et le recueil où se tient cette image — ou le reflet de cette image ou le miroir qui renvoie ce reflet ? — devient comme un La Tour, mais un La Tour qui se trouverait couvert d'un voile ou vêtu de poussière, privé de couleurs, de transparence et d'éclat : la flamme ici ne produit plus qu'une clarté qui s'évanouit, la cendre a remplacé la nuit. La toile, comme « un damier » dont le jeu de contraste se perd, dont les lignes s'effacent, ne porte plus, ton sur ton, sous le jour éteint de « la lampe », que les nuances d'un gris où se confondent, sur leurs carrés alternés et noyés, les visages indistincts du « visible » et de l'« invisible » :

« La lueur dans l'ombre, le visible et l'invisible, autant dire un damier, lorsqu'on veut mettre à plat l'un et l'autre ensemble. »

« Quand la page est écrite, avec son poème […] je fais face au damier et à la lampe[5]. »

Dès le texte liminaire — on en devine quelque chose à ces mots — se trouve mis en place le dispositif scénique et symbolique de l'écriture, suggéré le scénario du poème, soulevée la question de l'accès au sens.

Partage formel : des contours indécis

Pour poser des repères, regardons le tableau ; examinons le cadre et la facture ; essayons de trouver ce qui, dans ce recueil, travaille à opérer comme un « partage formel ».

Deux textes de prose, à l'ouverture et à la clôture, encadrent des pièces de vers – vers non réguliers — rassemblées sous trois titres successifs, qui signalent trois sous-recueils : « D'un Participe Présent » ; « La bannière d'un soliloque, ou Pour un éloge de la rêverie » ; « Comme à l'horizon d'un chemin perdu ».

Mais les frontières ainsi posées ne songent qu'à se défaire ; la prose, sous la plume d'Éric Simon, ne peut pas ne pas tendre vers le poème, au sein même de la fiche « bio-bibliographique » finale, qui dit la sédentarité de l'enfant d'une ville, Nantes, qu'il n'a guère quittée :

« Le poème est-il l'aliment – l'argument – d'un voyage suspendu ? Ou la pierre angulaire, invisible, faite de mots cependant, dans une part subreptice qui resterait à élucider ? Ou le seul voyage, dans son errance sans lignes, le seul départ accompli dans sa fatale imminence ? Peut-être[6]. »

Et un peu plus loin dans le même texte, après le refus de s'attarder à dessiner une chronologie, au motif que la mesure du temps dans la vie du poète est réglée par les seules variations d'un éclairage nourri au foyer, jamais vraiment éteint, de l'écriture, c'est toujours à travers le langage des images que se poursuit la confidence :

« Deux crépuscules ne suffisent pas au sommeil : « Si seulement je pouvais ne dormir que d'un poème… ». Que la poésie soit cette singulière conscience, voilà qui incline à persister, à insister, comme à la quête d'une source qui, si elle n'est pas nécessairement secrète, n'en n'est pas moins cachée, dans la richesse possible et renouvelée des ressorts du langage, mais aussi des rencontres. Invisible est le passage[7]. »

« Invisible est le passage » : le lecteur en a fait l'épreuve dès le franchissement du premier seuil, dont l'arbitraire est signalé par la seule fantaisie d'un titre inédit « Ambule » : « Parce que le poème a déjà commencé… », précise une note de bas de page. Et, en écho, à la fin du recueil, pour clore la fiche dont nous avons parlé, il y a cette interrogation :

« Mais savoir quand et comment tout ça a commencé…[8] »

Remontée impossible vers une insituable origine. Double effacement de la limite. Toujours, pour ce marcheur des mêmes rues, l'horizon se déplace.

Dans le corps même du livre, à travers la succession des trois ensembles désignés ci-dessus, passe comme un flux continu débordant ses écluses ; le flux d'une méditation rompue à peine au sein de ces recueils internes par le retour, entre deux pièces sur l'espace d'une même page, d'une double ligne de trois tirets et par l'apparition, intermittente, d'un titre nouveau ou d'un titre repris (« Poème tu » – trois occurrences successives -, après « Le Poème tu » ; à quoi font écho « L'encre d'un poème disparu », puis « Le poème disparu » ; de la même façon, nous avons deux fois « L'attente du poème » et la série des « autoportraits » : « Autoportrait au cahier », « Autoportrait au caillou », « Autoportrait pour le soir », Autoportrait pour attendre », « Autoportrait en lisière »). Tout concourt à induire l'impression qu'un seul poème (à travers ses rejets, contre-rejets, enjambements d'une pièce à l'autre comme d'un ensemble à l'autre) va, glisse, se poursuit, avec ses hésitations, ses sursauts, ses reprises, comme un seul murmure solipsiste, dans le même incolore.

Ce qui est offert au regard du lecteur, c'est, on l'a compris, quelque chose comme la scène, incertaine et pourtant insistante, de l'écriture. Essayons d'en saisir les signes, d'en suivre quelques gestes.

Au balancier du poème : le mot et la parole

Rappelons d'abord l'évidence et précisons les choses : le poème, selon la seule indication des titres, est discours sur lui-même (« poème », « autoportrait », « soliloque », « chanson »), sur son propre support (« cahier ») ; sur le langage, la graphie et le matériau de l'écriture (« La forme d'un mot », « Majuscules minuscules », « L'encre… »), sur les catégories grammaticales (« D'un participe présent », « passé », « présent ») ; sur l'acteur de la parole (« Poète », « aède »), ses accessoires éventuels (« le masque »), l'état ou l'acte qui est le sien (« Etonnement d'un poète », « L'aède triste », « Chanter », « Le rire mannequin »).

Si on se penche sur le corps du poème, on peut, sans trop s'y attarder, passer par un inventaire des signes qui pourraient être ceux de l'écriture : « encre », « craie », « calame », « ligne », « rime », « style », « prose », « chant », « chanson », « hymne », « lettre », « mot », « parole », « cri », « appel », « murmure », souffle », « voix »… et les verbes : « écrire », « parler », « chanter »… La quantité ici assurément fait sens.

Pour aller vite à l'essentiel, contentons-nous d'isoler deux traits singuliers : d'un côté, une sorte de dématérialisation de « l'écrire », de déréalisation de l'écrit à travers les signes mêmes de la matérialité et en dépit d'une attention au matériau de l'écriture ; de l'autre, le rêve d'une assomption du « mot » sous les espèces de la « parole », à travers la médiation de « la voix ».

Un mot s'écrit toujours deux fois

[…]

Une fois pour l'encre

une autre sous la voix. (7)

dit le poète au seuil du second volume. Le mot alors devient parole.

La scène première est celle de « l'écrit », au passé ; une scène qu'on va quitter immédiatement pour celle de l'écrire, au présent. Le sens des sous-titres (« 1.Passé », « 2.Présent ») est d'indiquer ce mouvement et de régler une focalisation de regard. On commence par « cela qui a eu lieu » ; l'objet premier est de « Dire donc l'écrit », et ce n'est que « reprendre / ce que la parole a laissé » : maigre saisie, « signal de ruines », et « […] la couleur d'un rêve / ne s'y retrouve pas ». « Ce que dit le poème / est / ce qu'il ne dit pas » (13). L'écrit n'est, dans l'espace de l'ombre où il se fige et se défait, que la trace d'un inaccompli.

Cendre

qui appelle poussière

temps de l'encre

à la page grise (14)

Pour hâter le pas – au risque d'une simplification abusive - usons encore du raccourci d'une lecture tronquée : « La forme d'un mot », à travers laquelle […] « rien n'est nommé / c'est […] / le signe des corps discrets / la disparition » (14-5), et la strophe suivante reprend :

Nous murmurons nous avons murmuré

ombres que nous parcourons

tout réel a son rêve

mais le mot n'a plus cours 

on entend seulement

le bruit d'une trace

qui lui ressemble. (14-15)

Et, inlassablement, le recueil tout entier reviendra sur l'insaisissable, le fuyant, le labile, sur le risque de l'effacement, à travers le motif insistant du pulvérulent (« sable[9] », « cendre » ou « poussière ») :

Dans la poussière

les mots ont la hâte de la poussière

ils se glissent entre les cendres (28)

 

Dans ce trou de cendre

tu as jeté un mot (29)

 

Puisque le mot

remue dans la poussière (30)

Faillite de l'écrit dans ce qu'il a d'effectué et pourtant de fatalement et toujours irréalisé ; menace de l'extinction, de l'effacement.

Aussi, à l'image du poète défini comme celui qui « [a écrit] / à genoux dans le sable » (12), s'oppose très vite celle du poète célébré comme « cet en allant parlant » (17). Ce qui fait le poète - et le poème -, c'est l'acte de la parole dans son actualité en cours et son mouvement (« le seul voyage […] le seul départ » ?). D'une image à l'autre, dans le recueil, une oscillation ; mais, dans la seconde image, très vite, le retour de la fatalité première.

Si le mot suppose un support, « la parole », née du « souffle », est portée par « la voix ». L'instant heureux semble celui où se profile comme un possible : « la conduite d'une voix » à travers laquelle pourrait s'effectuer « la pesée d'âme / d'un poème apaisé » (29). Parole qui passe dans « la prose d'un regard / ou l'éclat d'une voix » (29). Parole où, à travers le « respir du poème », affleurerait peut-être quelque chose comme « le parler de Dieu » (14 et 16). Ne pourrait-on alors « d'une seule voix atteindre le sort du pur » ? (33).

Mais la parole elle-même, que garde-t-elle « de l'attente des songes » (41) ? A peine proférée, elle n'est peut-être plus que l'écho qui s'éteint du « poème disparu ». A l'effacement dans le sable, la cendre ou la poussière, fait suite la menace d'une autre dilution, d'une autre dispersion : « c'est aussi la parole qui flotte / elle agite cet air sans trace » (40). Et voici que revient la question :

Qui chante ?

qui a chanté ?

un souffle

un pas de côté

une erreur de calcul

une erreur dans le temps. (20-21)

Mot et parole : même labilité, semblable inconsistance, identique destin ; « le chemin retourne au chemin ». Et, à la clôture du recueil, sous l'Ïil de « l'aède triste », le cortège à nouveau des images ressassées :

Le chemin dort

[…]

Trace de pas

trace d'un geste

et le vent

pousse poussière :

j'écoute sous mes pieds

le chant du sable

le chant de la craie

ce qui appelle les mots. (53)

« Études néantes »

On se souvient que, selon une confidence tardive de Verlaine, celui qui fut son compagnon d'errance à travers les Ardennes, la plaine de Charleroi et l'Angleterre des tavernes avait songé un temps à confier « la formule » d'une « alchimie » nouvelle, encore à inventer, à un recueil d'Études néantes[10]. Si on veut mesurer la réussite singulière d'Éric Simon, qu'on imagine son écriture comme aimantée par l'idée d'une sorte d'accomplissement négatif, dont le titre porté par les rêves de Rimbaud — dans le prolongement sans doute des revendications de « Délires I » (« J'écrivais des silences. Je notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges ») — pourrait dire quelque chose.

On est ici face à une poésie, non seulement, qui part d'un silence premier, posé comme condition de la parole (« Supposons le silence[11] ») et y revient comme à sa fatalité, selon le signe même de «  la pierre / qui dit / la fin du chemin », annonçant

ce moment où rien ne chante

au-delà de nous-mêmes

au-delà de la source

et des plus hautes fins (37)

mais qui tout entière est tissue de silence.

Qu'on ne s'y trompe pas, en effet, le silence est tout autre chose ici qu'un thème dont il suffirait de noter les occurrences et d'identifier les figures (vide, ombre, neige, sable, poussière et cendre…). Il ne surgit pas, comme un accident malheureux du discours, à tel ou tel stade de l'écriture : attente, venue, commencement, chute, disparition, fin ; autant de moments spontanément associés, il est vrai, dans le « dire » du poème, au silence ou à ce qui en approche. Il existe – singulièrement sensible dans la poésie d'Éric Simon – une complicité de la parole et du silence, de la voix et du silence ; un silence dans lequel cette voix se fond pour s'y accomplir en même temps qu'elle s'y anéantit ; elle, « la voix créée silencieuse », qui forme comme un « chant étouffé » (18) ; elle, dont les variations si peu saisissables ne sont que « les miroitements de tout silence » (38). Si bien que le poème donné à lire est désigné comme « le poème tu », que le poème présent sur la page est déjà « Le poème disparu ». Et lire alors, comme écrire du reste, ce n'est plus que

Prononcer le poème

qui porte le nom

d'une ombre muette. (30)

Et le poème, dans sa double dimension sensible – et sonore et visuelle – est tout entier à la semblance de ce nom qu'il porte.

Il est aussi cet espace du neutre désigné par le « cela » (version, imposée par la diction poétique, du « ça » de la prose sarrautienne ?), désigné par le « si peu », le « rien », le « ne pas » ou le « ne plus », le « sans »... Inscrire dans le sensible quelque chose qui serait comme « l'insubstance » d'un « tropisme », celui du geste même de l'écriture tendue vers une insaisissable saisie ; donner à sentir quelque chose comme un battement de cils dans le vide (49) ; et, pour y parvenir, faire jouer toutes les ressources du langage, non seulement lexicales et sémantiques, grammaticales, temporelles-verbales, mais aussi phoniques et prosodiques, c'est le travail incessant du recueil. Ténuité parfois extrême du vers, pratique de l'irrégularité rythmique et fréquence de l'impair avec la claudication qu'il entraîne :

 Cendres pour

atteindre

le poème

ou son attente.  (30)

 

L'intact instant

L'expir

du lieu, 

 

pas d'éclat

chanter

le mot :

 

le mot mort

« mort »

[…]

 

Quel éclair

le mot

« mort ». (48-9)

Expulsion du souffle, exténuation de l'espace, extinction du monde où s'abolit toute résonance, et la chance même d'aucune profération : et le poème ne peut alors que sonner le glas du mot qui dit la mort ; avant de faire entendre, à la pointe extrême du cône renversé dessiné par la strophe finale, la déchirure sonore et lumineuse que vient créer le mot impossible à chanter. C'est dans le dire de cet impossible, à travers l'amenuisement du vers jusqu'à la syllabe unique, que le poème, dans « l'intact » d'un instant ultime et fulgurant, accède au chant.

Mais n'allons pas croire qu'on pourrait toucher là au dernier mot du recueil ; la « balance » de la parole « remue encore » :

Rien n'est commencé

tout repart d'un seuil

entre deux clins d'ombre. (47)

Tel est ce livre, tissé de mots sans récit, de paroles sans romance ; poèmes allant dans le sable et la cendre sans autre trace qu'un reflet au miroir retourné du temps[12].

« Intranquillité » du poète

L'analyse conduite jusqu'ici a-t-elle suffisamment laissé pressentir ce qu'il y a, dans ces poèmes, de climat pessoen ? Il faudrait songer alors, non pas exactement au chant de la saudade —pas de nostalgie mêlée d'angoisse irrémédiable, semble-t-il, chez Éric Simon —, mais à l'aveu de l'homme des crépuscules de Lisbonne pris de vertige face à ce qu'il ne peut pas ne pas éprouver comme l'irréalité de tout réel, à condition toutefois de circonscrire le « doute[13] » qui s'empare ici du sujet lyrique au champ de la création poétique et à la question de la saisie à laquelle parvient le poème.

L'incertitude qui passe tout au long du livre dans telle ou telle interrogation («Qui chante ? qui a chanté ? ») demeure de nature verlainienne, comme cette notation indécise cherchant à dire la valeur tonale, à la fois « fête » et « fêlure », d'une musique ancienne qui semble revenir :

Ce n'est pas l'oiseau qui chante

c'est la gaieté oubliée d'une voix

elle salue ma chanson

seul moment de fête

de fêlure… (46-7)

Verlainien, aussi, le trouble de la vision qui fait la force étrange du beau poème par lequel s'engage la méditation du poète sur les chemins et les pouvoirs de la rêverie. Et la figure du rêveur, fantôme elle-même, se lève comme au fond d'un miroir incertain :

Regarde

la lueur

de l'ombre.

 

Quelqu'un

dort dedans,

 

avec des yeux

qui te voient,

 

avec des mains

qui t'appellent,

 

un visage

qui pourrait

 

être tien. (25)

Clôture des yeux où s'ouvre un monde : « Les lointains sont ici / pays pour devenir, pays pour connaître // terre… », dira le poème suivant.

Pour sentir pleinement le climat pessoen dont nous voulons parler, il faut laisser le balancier du recueil nous reconduire vers l'autre point du jeu oscillatoire qui est le sien et entendre les mots que s'adresse le poète dans son « Autoportrait au miroir retourné », à la fin du premier sous-recueil :

il arrive que le poète se détourne du poème

[…] tu restes celui qui peut recommencer

qui redit le rythme de sa mélancolie

celui qui se souvient et décide

d'ouvrir encore pour rien

une porte qui n'existe pas. (22)

Ainsi cesse et reprend le « chant sans quiétude », le « chant pour s'en aller », le chant de « cet en allant parlant » qu'est inlassablement le poète.

Ce qui se joue et se rejoue, on le comprend, sur le théâtre solitaire où nous sommes introduits, c'est

ce geste de pur poème

qu'on ne peut atteindre […]. (26)

 

Quelque chose qui serait comme un drame mallarméen dans un décor de Beckett.

Yves Fravalo



[1] Éric Simon, La Lampe d'un damier: suivi de En quatre ou cinq poèmes de vives voix, Des Sources et des livres, 2018.

[2] Le recueil, imprimé en novembre 2018, pour Des Sources et des Livres, est le premier volume d'un petit coffret dont le second volume s'intitule : « En quatre ou cinq poèmes de vives voix ». Et ce second recueil, notons-le, s'ouvre par une des plus belles méditations qu'on puisse imaginer sur la poésie : « La mémoire d'un poème ».

[3] Voir la clôture d'« Enfance ».

[4] La Lampe d'un damier, p. 7.

[5] Ibid., p. 8.

[6] Ibid., p. 57.

[7] Ibid., p. 57.

[8] Ibid., p. 58.

[9] « sable » : 8 occurrences ; « cendre(s) : 7 ; « poussière » : 15 ; « encre » : 18 ; « ombre » : 31.

[10] « Il s'avisa des rythmes qu'il appelait « néants » et il avait même l'idée d'un recueil Études néantes qu'il n'écrivit à ma connaissance pas. » Paul Verlaine, La Plume, 15-30 nov. 1895. Note d'Alain Borer, Arthur Rimbaud Îuvre-vie, Édition du centenaire, 1991, p. 1138.

[11] Premier vers du premier poème.

[12] Allusion à deux expressions du poète : « ce qui se dit dans le sable / du temps retourné », p. 21, et « Autoportrait au miroir retourné », titre d'un poème, p. 22.

[13] Dernier mot, ou plutôt dernier substantif du recueil, p 54. « Tout réel a son rêve », écrit, on l'a vu, Éric Simon, p. 14-15.

RETOUR : Études