© : Yves Fravalo.
Yves Fravalo a été professeur de Lettres classiques au lycée Guist'hau de Nantes.
Dans le cadre désormais de l'Université Permanente à Nantes, il s'efforce
de se faire l'interprète le plus attentif possible de quelques
auteurs de prédilection, au premier rang desquels figure Julien Gracq.
Le poème au miroir
une lecture du recueil d'Éric Simon
La Lampe d'un damier
« […] écrire, c'est continuer de commencer à commencer. »
Pascal Quignard
Dans « la camera oscura »
Toute lecture a son histoire, et l'entrée dans une Ïuvre
nouvelle, si c'est une Ïuvre de quelque force, suppose, on le sait, un temps
d'accoutumance.
Ainsi le recueil d'Éric Simon, La Lampe d'un damier,
qui veille à dépouiller toute séduction immédiate, exige, semble-t-il, une
lente accommodation du regard. Plongé sans réel ménagement, en dépit de
l'avertissement liminaire, dans la camera
oscura où se joue et se rejoue le geste de la
création poétique, le lecteur qu'on fait aller, de page en page, dans
l'uniformité d'un gris de cendre et de poussière, est tenté de se laisser prendre
par une interrogation semblable à celle qui vient clore le poème d'Illuminations : « Pourquoi une
apparence de soupirail blêmirait-elle au coin de la voûte ? »
Il faut être patient, se soumettre à l'ascèse d'une longue
traversée de l'ombre, vivre l'épreuve répétée du non-voir pour atteindre, ici
ou là, à la sensation d'un affleurement passant dans ce
qui est appelé « lueur » et qui serait comme un reflet du
« visible » sur le miroir de « l'invisible ». Ou l'inverse ?
« Une lueur dans l'ombre, et c'est la marque de la communauté
de présence de l'invisible et du visible. La commune pâture et la commune
fêlure du sens. Qui, de la lueur ou de l'ombre fait empreinte ? »
Le lecteur, constamment, se sent enveloppé d'une mêlée de
simulacres qui se lèvent et se meuvent et s'effacent dans les limbes d'une
création qui ne peut s'accomplir. Ou qui ne s'accomplit
que dans l'infinie reprise du même geste avorté... Devant lui – lui, le
lecteur –, quelque chose s'esquisse, se dessine et se perd. Il y a
toujours, pressentie, surprise dans le silence, aperçue à peine dans une sorte
de clair-obscur, l'ombre d'une venue, la promesse… et la perte ; et
l'attente, à nouveau. Une lueur qui flotte, une sorte de danse hésitante des
mots, l'amorce d'un envol… et la chute. Toujours, la nécessité et
l'impossibilité du poème ; l'exigence et l'impuissance ; et le poème est fait de cette exigence et de cette impuissance ; de
la levée qu'elles imposent et de la retombée qui suit. Entre ces deux moments
qu'y a-t-il d'autre que la réflexion et la fuite, comme dans un miroir à
l'heure où tout s'éteint, de l'image portée par la lueur des mots ? Or il
se trouve qu'en lisant, de page en page, on croit voir cette image acquérir
quelque chose de l'étrange insistance du mirage sur les sables.
Et le recueil où se tient cette image — ou le reflet de
cette image ou le miroir qui renvoie ce reflet ? — devient comme un
La Tour, mais un La Tour qui se trouverait couvert d'un voile ou vêtu de
poussière, privé de couleurs, de transparence et d'éclat : la flamme ici ne
produit plus qu'une clarté qui s'évanouit, la cendre a remplacé la nuit. La
toile, comme « un damier » dont le jeu de contraste se perd, dont les
lignes s'effacent, ne porte plus, ton sur ton, sous le jour éteint de « la
lampe », que les nuances d'un gris où se confondent, sur leurs carrés
alternés et noyés, les visages indistincts du « visible » et de l'« invisible » :
« La lueur dans l'ombre, le visible et l'invisible,
autant dire un damier, lorsqu'on veut mettre à plat l'un et l'autre ensemble. »
« Quand la page est écrite, avec son poème […] je fais
face au damier et à la lampe. »
Dès le texte liminaire — on en devine quelque chose à
ces mots — se trouve mis en place le dispositif scénique et symbolique de
l'écriture, suggéré le scénario du poème, soulevée la question de l'accès au
sens.
Partage formel : des contours
indécis
Pour poser des repères, regardons le tableau ;
examinons le cadre et la facture ; essayons de trouver ce qui, dans ce
recueil, travaille à opérer comme un « partage formel ».
Deux textes de prose, à l'ouverture et à la clôture,
encadrent des pièces de vers – vers non réguliers — rassemblées
sous trois titres successifs, qui signalent trois sous-recueils :
« D'un Participe Présent » ; « La bannière d'un soliloque,
ou Pour un éloge de la rêverie » ;
« Comme à l'horizon d'un chemin perdu ».
Mais les frontières ainsi posées ne songent qu'à se
défaire ; la prose, sous la plume d'Éric Simon, ne peut pas ne pas tendre
vers le poème, au sein même de la fiche « bio-bibliographique »
finale, qui dit la sédentarité de l'enfant d'une ville, Nantes, qu'il n'a guère
quittée :
« Le poème est-il l'aliment
– l'argument – d'un voyage suspendu ? Ou la pierre angulaire,
invisible, faite de mots cependant, dans une part subreptice qui resterait à
élucider ? Ou le seul voyage, dans son errance
sans lignes, le seul départ accompli dans sa fatale imminence ? Peut-être. »
Et un peu plus loin dans le même texte, après le refus de
s'attarder à dessiner une chronologie, au motif que la mesure du temps dans la
vie du poète est réglée par les seules variations d'un éclairage nourri au
foyer, jamais vraiment éteint, de l'écriture, c'est toujours à travers le
langage des images que se poursuit la confidence :
« Deux crépuscules ne suffisent pas au sommeil : « Si
seulement je pouvais ne dormir que d'un poème… ». Que la poésie soit
cette singulière conscience, voilà qui incline à persister, à insister, comme à
la quête d'une source qui, si elle n'est pas nécessairement secrète, n'en n'est
pas moins cachée, dans la richesse possible et renouvelée des ressorts du
langage, mais aussi des rencontres. Invisible est le passage. »
« Invisible est le passage » : le lecteur en a
fait l'épreuve dès le franchissement du premier seuil, dont l'arbitraire est
signalé par la seule fantaisie d'un titre inédit « Ambule » :
« Parce que le poème a déjà commencé… », précise
une note de bas de page. Et, en écho, à la fin du recueil, pour clore la fiche
dont nous avons parlé, il y a cette interrogation :
« Mais savoir quand et comment tout ça a commencé… »
Remontée impossible vers une insituable origine. Double
effacement de la limite. Toujours, pour ce marcheur des mêmes rues, l'horizon
se déplace.
Dans le corps même du livre, à travers la succession des
trois ensembles désignés ci-dessus, passe comme un flux continu débordant ses
écluses ; le flux d'une méditation rompue à peine au sein de ces recueils
internes par le retour, entre deux pièces sur l'espace d'une même page, d'une
double ligne de trois tirets et par l'apparition, intermittente, d'un titre
nouveau ou d'un titre repris (« Poème tu » – trois occurrences
successives -, après « Le Poème tu » ; à quoi font écho
« L'encre d'un poème disparu », puis « Le poème
disparu » ; de la même façon, nous avons deux fois « L'attente
du poème » et la série des « autoportraits » :
« Autoportrait au cahier », « Autoportrait au caillou »,
« Autoportrait pour le soir », Autoportrait pour attendre »,
« Autoportrait en lisière »). Tout concourt à induire l'impression
qu'un seul poème (à travers ses rejets, contre-rejets, enjambements d'une pièce
à l'autre comme d'un ensemble à l'autre) va, glisse, se poursuit, avec ses
hésitations, ses sursauts, ses reprises, comme un seul murmure solipsiste, dans
le même incolore.
Ce qui est offert au regard du lecteur, c'est, on l'a
compris, quelque chose comme la scène, incertaine et pourtant insistante, de
l'écriture. Essayons d'en saisir les signes, d'en suivre quelques gestes.
Au balancier du poème : le mot et la parole
Rappelons d'abord l'évidence et précisons les choses : le
poème, selon la seule indication des titres, est discours sur lui-même
(« poème », « autoportrait », « soliloque »,
« chanson »), sur son propre support (« cahier ») ;
sur le langage, la graphie et le matériau de l'écriture (« La forme d'un
mot », « Majuscules minuscules », « L'encre… »), sur les catégories grammaticales (« D'un participe
présent », « passé », « présent ») ; sur l'acteur
de la parole (« Poète », « aède »), ses accessoires éventuels
(« le masque »), l'état ou l'acte qui est le sien (« Etonnement
d'un poète », « L'aède triste », « Chanter », « Le rire mannequin »).
Si on se penche sur le corps du poème, on peut, sans trop
s'y attarder, passer par un inventaire des signes qui pourraient être ceux de
l'écriture : « encre », « craie », « calame »,
« ligne », « rime », « style »,
« prose », « chant », « chanson »,
« hymne », « lettre », « mot »,
« parole », « cri », « appel »,
« murmure », souffle », « voix »… et les
verbes : « écrire », « parler »,
« chanter »… La quantité ici assurément fait sens.
Pour aller vite à l'essentiel, contentons-nous d'isoler deux
traits singuliers : d'un côté, une sorte de dématérialisation de
« l'écrire », de déréalisation de l'écrit à travers les signes mêmes
de la matérialité et en dépit d'une attention au matériau de l'écriture ; de
l'autre, le rêve d'une assomption du « mot » sous les espèces de la « parole »,
à travers la médiation de « la voix ».
Un mot s'écrit toujours deux fois
[…]
Une fois pour l'encre
une autre sous la voix. (7)
dit le
poète au seuil du second volume. Le mot alors devient parole.
La scène première est celle de « l'écrit », au
passé ; une scène qu'on va quitter immédiatement pour celle de l'écrire, au présent. Le sens des
sous-titres (« 1.Passé », « 2.Présent ») est d'indiquer ce
mouvement et de régler une focalisation de regard. On commence par « cela
qui a eu lieu » ; l'objet premier est de « Dire donc
l'écrit », et ce n'est que « reprendre / ce que la parole a
laissé » : maigre saisie, « signal de ruines », et
« […] la couleur d'un rêve / ne s'y retrouve pas ». « Ce
que dit le poème / est / ce qu'il ne dit pas » (13). L'écrit n'est, dans
l'espace de l'ombre où il se fige et se défait, que la trace d'un inaccompli.
Cendre
qui appelle poussière
temps de l'encre
à la page grise (14)
Pour hâter le pas – au risque d'une simplification
abusive - usons encore du raccourci d'une lecture tronquée : « La forme d'un mot », à travers laquelle
[…] « rien n'est nommé / c'est […] / le signe des corps discrets / la
disparition » (14-5), et la strophe suivante reprend :
Nous murmurons nous avons murmuré
ombres que nous parcourons
tout réel a son rêve
mais le mot n'a plus cours
on entend seulement
le bruit d'une trace
qui lui ressemble. (14-15)
Et, inlassablement, le recueil tout entier reviendra sur
l'insaisissable, le fuyant, le labile, sur le risque de l'effacement, à travers
le motif insistant du pulvérulent (« sable »,
« cendre » ou « poussière ») :
Dans la poussière
les mots ont la hâte de la poussière
ils se glissent entre les cendres (28)
Dans ce trou de cendre
tu as jeté un mot (29)
Puisque le mot
remue dans la poussière (30)
Faillite de l'écrit dans ce qu'il a d'effectué et pourtant
de fatalement et toujours irréalisé ; menace de l'extinction, de l'effacement.
Aussi, à l'image du poète défini comme celui qui « [a
écrit] / à genoux dans le sable » (12), s'oppose très vite celle du poète célébré
comme « cet en allant parlant » (17). Ce qui fait le poète - et le
poème -, c'est l'acte de la parole dans son actualité en cours et son mouvement
(« le seul voyage […] le seul départ » ?). D'une image à l'autre,
dans le recueil, une oscillation ; mais, dans la seconde image, très vite,
le retour de la fatalité première.
Si le mot suppose un support, « la parole », née
du « souffle », est portée par « la voix ». L'instant
heureux semble celui où se profile comme un possible : « la conduite
d'une voix » à travers laquelle pourrait s'effectuer « la pesée d'âme
/ d'un poème apaisé » (29). Parole qui passe dans « la prose d'un
regard / ou l'éclat d'une voix » (29). Parole où, à travers le « respir du poème », affleurerait peut-être quelque
chose comme « le parler de Dieu » (14 et 16). Ne pourrait-on
alors « d'une seule voix atteindre le sort du pur » ? (33).
Mais la parole elle-même, que garde-t-elle « de
l'attente des songes » (41) ? A peine proférée, elle n'est peut-être plus
que l'écho qui s'éteint du « poème disparu ». A l'effacement dans le
sable, la cendre ou la poussière, fait suite la menace d'une autre dilution, d'une
autre dispersion : « c'est aussi la parole qui flotte / elle
agite cet air sans trace » (40). Et voici que revient la question :
Qui chante ?
qui a chanté ?
un souffle
un pas de côté
une erreur de calcul
une erreur dans le temps. (20-21)
Mot et parole : même labilité, semblable inconsistance,
identique destin ; « le chemin retourne au chemin ». Et, à la clôture
du recueil, sous l'Ïil de « l'aède triste », le cortège à nouveau des
images ressassées :
Le chemin dort
[…]
Trace de pas
trace d'un geste
et le vent
pousse poussière :
j'écoute sous mes pieds
le chant du sable
le chant de la craie
ce qui appelle les mots. (53)
« Études néantes »
On se souvient que, selon une confidence tardive de
Verlaine, celui qui fut son compagnon d'errance à travers les Ardennes, la
plaine de Charleroi et l'Angleterre des tavernes avait songé un temps à confier
« la formule » d'une « alchimie » nouvelle, encore à
inventer, à un recueil d'Études néantes. Si on
veut mesurer la réussite singulière d'Éric Simon, qu'on imagine son écriture
comme aimantée par l'idée d'une sorte d'accomplissement négatif, dont le titre
porté par les rêves de Rimbaud — dans le prolongement sans doute des
revendications de « Délires I » (« J'écrivais des silences. Je
notais l'inexprimable. Je fixais des vertiges ») — pourrait dire
quelque chose.
On est ici face à une poésie, non seulement, qui part d'un
silence premier, posé comme condition de la parole (« Supposons le silence »)
et y revient comme à sa fatalité, selon le signe même de « la pierre /
qui dit / la fin du chemin », annonçant
ce
moment où rien ne chante
au-delà
de nous-mêmes
au-delà
de la source
et des
plus hautes fins (37)
mais qui
tout entière est tissue de silence.
Qu'on ne s'y trompe pas, en effet, le silence est tout autre
chose ici qu'un thème dont il suffirait de noter les occurrences et
d'identifier les figures (vide, ombre, neige, sable, poussière et cendre…). Il ne surgit pas, comme un accident malheureux du
discours, à tel ou tel stade de l'écriture : attente, venue, commencement,
chute, disparition, fin ; autant de moments spontanément associés, il est
vrai, dans le « dire » du poème, au silence ou à ce qui en approche. Il
existe – singulièrement sensible dans la poésie d'Éric Simon – une complicité
de la parole et du silence, de la voix et du silence ; un silence dans
lequel cette voix se fond pour s'y accomplir en même temps qu'elle s'y anéantit ;
elle, « la voix créée silencieuse », qui forme comme un « chant
étouffé » (18) ; elle, dont les variations si peu saisissables ne
sont que « les miroitements de tout silence » (38). Si bien que le
poème donné à lire est désigné comme « le poème tu », que le poème
présent sur la page est déjà « Le poème disparu ». Et lire alors,
comme écrire du reste, ce n'est plus que
Prononcer le poème
qui
porte le nom
d'une
ombre muette. (30)
Et le poème, dans sa double
dimension sensible – et sonore et visuelle – est tout entier à la semblance
de ce nom qu'il porte.
Il est aussi cet espace du neutre désigné par le
« cela » (version, imposée par la diction poétique, du
« ça » de la prose sarrautienne ?), désigné
par le « si peu », le « rien », le « ne pas » ou
le « ne plus », le « sans »... Inscrire dans le sensible
quelque chose qui serait comme « l'insubstance »
d'un « tropisme », celui du geste même de l'écriture tendue vers une
insaisissable saisie ; donner à sentir quelque chose comme un battement de
cils dans le vide (49) ; et, pour y parvenir, faire jouer toutes les
ressources du langage, non seulement lexicales et sémantiques, grammaticales, temporelles-verbales,
mais aussi phoniques et prosodiques, c'est le travail incessant du recueil.
Ténuité parfois extrême du vers, pratique de l'irrégularité rythmique et
fréquence de l'impair avec la claudication qu'il entraîne :
Cendres pour
atteindre
le poème
ou son attente. (30)
L'intact instant
L'expir
du lieu,
pas d'éclat
où chanter
le mot :
le mot mort
« mort »
[…]
Quel éclair
le mot
« mort ». (48-9)
Expulsion du souffle, exténuation de l'espace, extinction du
monde où s'abolit toute résonance, et la chance même d'aucune
profération : et le poème ne peut alors que sonner le glas du mot qui dit
la mort ; avant de faire entendre, à la pointe extrême du cône renversé
dessiné par la strophe finale, la déchirure sonore et lumineuse que vient créer
le mot impossible à chanter. C'est dans le dire de cet impossible, à travers
l'amenuisement du vers jusqu'à la syllabe unique, que le poème, dans « l'intact »
d'un instant ultime et fulgurant, accède au chant.
Mais n'allons pas croire qu'on pourrait toucher là au
dernier mot du recueil ; la « balance » de la parole
« remue encore » :
Rien n'est commencé
tout repart d'un seuil
entre deux clins d'ombre. (47)
Tel est ce livre, tissé de mots sans récit, de paroles sans romance ; poèmes allant
dans le sable et la cendre sans autre trace qu'un reflet au miroir retourné du temps.
« Intranquillité » du poète
L'analyse conduite jusqu'ici a-t-elle suffisamment laissé
pressentir ce qu'il y a, dans ces poèmes, de climat pessoen ? Il faudrait songer
alors, non pas exactement au chant de la saudade —pas de nostalgie
mêlée d'angoisse irrémédiable, semble-t-il, chez Éric Simon —, mais à
l'aveu de l'homme des crépuscules de Lisbonne pris de vertige face à ce qu'il
ne peut pas ne pas éprouver comme l'irréalité de tout réel, à condition toutefois
de circonscrire le « doute »
qui s'empare ici du sujet lyrique au champ de la création poétique et à la
question de la saisie à laquelle parvient le poème.
L'incertitude qui passe tout au long du livre dans telle ou
telle interrogation («Qui chante ? qui a
chanté ? ») demeure de nature verlainienne, comme cette notation
indécise cherchant à dire la valeur tonale, à la fois « fête » et
« fêlure », d'une musique ancienne qui semble revenir :
Ce n'est pas l'oiseau qui chante
c'est la gaieté oubliée d'une voix
elle salue ma chanson
seul moment de fête
de fêlure… (46-7)
Verlainien, aussi, le trouble de la vision qui fait la force
étrange du beau poème par lequel s'engage la méditation
du poète sur les chemins et les pouvoirs de la rêverie. Et la figure du rêveur,
fantôme elle-même, se lève comme au fond d'un miroir incertain :
Regarde
la lueur
de l'ombre.
Quelqu'un
dort dedans,
avec des yeux
qui te voient,
avec des mains
qui t'appellent,
un visage
qui pourrait
être tien. (25)
Clôture des yeux où s'ouvre un monde : « Les
lointains sont ici / pays pour devenir, pays pour connaître // terre… », dira le poème suivant.
Pour sentir pleinement le climat pessoen
dont nous voulons parler, il faut laisser le balancier du recueil nous
reconduire vers l'autre point du jeu oscillatoire qui est le sien et entendre
les mots que s'adresse le poète dans son « Autoportrait au miroir
retourné », à la fin du premier sous-recueil :
il arrive que le poète se détourne
du poème
[…] tu restes celui qui peut
recommencer
qui redit le rythme de sa mélancolie
celui qui se souvient et décide
d'ouvrir encore pour rien
une porte qui n'existe pas.
(22)
Ainsi cesse et reprend le « chant sans quiétude »,
le « chant pour s'en aller », le chant de « cet en allant
parlant » qu'est inlassablement le poète.
Ce qui se joue et se rejoue, on le comprend, sur le théâtre
solitaire où nous sommes introduits, c'est
ce geste de pur poème
qu'on ne peut atteindre […]. (26)
Quelque chose qui serait comme un
drame mallarméen dans un décor de Beckett.
Yves Fravalo