Thierry Gillybœuf : étude du livre de Paul-Louis Landsberg, Réflexions sur
l'engagement personnel. © Thierry Gillybœuf Texte lu sur Radio Aligre le 1er octobre 2020. Radio Aligre émet sur 93.1 et est captée dans un rayon de 70 km aux alentours de Paris. Dans l'émission "Les Jeudis littéraires" animée chaque semaine, de 10 à 12 heures, le plus souvent en direct, par Philippe Vannini, Thierry Gillybœuf intervient depuis trois saisons. L'audience de cette émission est estimée à 150 000 auditeurs. La figure de Paul-Louis Landsberg (1901-1944)Depuis
Zola et l'Affaire Dreyfus, la figure de l'intellectuel est ontologiquement
indissociable de l'engagement. On peut même dire qu'un intellectuel n'est
reconnu comme tel que s'il s'engage. Prenant le contrepied de cette définition
implicite et peu ou prou sophiste, Henri Thomas, dans un entretien avec Alain Veinstein, qui lui demandait s'il était un auteur engagé,
répondit que non, il n'était pas un auteur engagé. Et de s'expliquer en
ajoutant qu'être engagé, cela signifie être aux gages de, et que lui n'était
aux gages de personne. J'ai d'emblée souscrit à cette attitude et à ce
discours. D'autant qu'il s'inscrit dans la leçon que nous dispense Montaigne,
en particulier dans le troisième livre des Essais,
où, fort de son expérience à la mairie de Bordeaux, et de son échec dans ses
tentatives de négociations entre Henri III et Henri de Navarre, il adopte une
attitude neutraliste. On le lui a reproché comme une manière de désengagement
ou de retrait, quand, au contraire, il nous délivre une leçon de sagesse en
nous rappelant qu'il faut s'employer à ne rien prendre au « sérieux »
pour pouvoir laisser une chance à l'humanité : « N'est-ce pas quelque advantage de se trouver desengagé
de la necessité qui bride les autres ? Vaut-il
pas mieux demeurer en suspens que de s'infrasquer en
tant d'erreurs que l'humaine fantaisie a produictes ?
Vaut il pas mieux suspendre sa persuasion que de se mesler
à ces divisions seditieuses et quereleuses ?
Qu'iray-je choisir ? – Ce qu'il vous
plaira, pourveu que vous choisissez ! –
Voilà une sotte response, à la quelle pourtant il
semble que tout le dogmatisme arrive, par qui il ne
nous est pas permis d'ignorer ce que nous ignorons. Prenez le plus fameux
party, il ne sera jamais si seur qu'il ne vous
faille, pour le deffendre, attaquer et combatre cent et cent contraires partis. » Cela
ne signifie pas qu'il faille ne se mêler de rien, ni récuser toute forme d'engagement.
Certaines causes y obligent, en particulier quand il s'agit d'écraser l'infâme, pour reprendre la
formule de Flaubert, pour qui Montaigne était précisément un maître. « Dans certaines circonstances exceptionnelles »,
disait Camus, « (guerre d'Espagne,
persécutions et camps hitlériens, procès et camps staliniens, guerre de
Hongrie) [l'intellectuel] ne doit
laisser aucun doute sur le parti qu'il prend, se refuser surtout à émousser
l'efficacité de son choix par d'astucieuses nuances ou de prudents équilibres
et ne laisser aucun doute sur sa détermination personnelle à défendre la
liberté. » Ce dont il faut se garder, c'est du fanatisme, de la
doctrine, de l'idéologie qui provoquent une
immobilisation immédiate de la raison, du common sense, et de l'empathie. Nietzsche ne
disait pas autre chose, quand il écrivait à son ami le baron von Gersdorff : « Il
est toujours plus facile de se réfugier dans les attitudes radicales que de
s'engager sur le périlleux chemin du juste milieu ! » Je suis
profondément attaché à cette idée du juste
milieu, que Romain Gary situe « quelque
part entre s'en foutre et en crever. Entre s'enfermer à double tour et laisser
entrer le monde entier. Ne pas se durcir mais ne pas se laisser détruire non
plus. Très difficile. » Le juste milieu, ou mieux encore, le milieu juste, pour reprendre la formule
si juste de Jean Schlumberger, qui n'est pas « une espèce de neutralité dégoûtante, un renoncement à tout ce qui est
fort » mais est au contraire « une construction savante, quelque chose qui nécessite de l'habileté, de
la maîtrise ». Si engagement il y a, il doit relever d'un engagement
personnel plutôt que d'une cause générale où la sincérité individuelle a tôt
fait de se retrouver engloutie dans un plus petit commun dénominateur qui ne
s'embarrasse pas de nuances et de subtilités. J'en
étais là de mes interrogations personnelles sur ce sujet quand un propice
hasard me fit découvrir un texte d'une cinquantaine de pages publié dans la
revue Esprit en novembre 1937, et que
les éditions Allia ont eu l'heureuse idée d'exhumer : Réflexions sur l'engagement personnel de Paul-Louis Landsberg. Par
ce texte, comme par ses travaux pionniers sur l'euthanasie qui prônent une
approche chrétienne du suicide dans son article « Le problème moral du suicide »,
Landbserg aurait mérité de connaître une postérité
plus retentissante. Il n'est le « trésor » que de quelques-uns. Même
Michel Winock, dans son pourtant captivant Siècle
des écrivains, ne mentionne son nom qu'une seule fois, de surcroît dans une
liste de signataires d'un manifeste. Avant de nous intéresser à ce bréviaire de
l'engagement personnel, arrêtons-nous
sur le parcours de son auteur, qui vient rehausser ou renforcer le propos de
son texte par la cohérence de ses combats.
Paul
Ludwig Landsberg est né le 3 décembre 1901 à Bonn. Bien qu'il appartienne à une
riche famille juive allemande, ses parents décident de le faire baptiser selon
le rite protestant. Mais lui-même se tournera plus tard vers le catholicisme
et, plus précisément, vers le mouvement liturgique bénédictin de l'abbaye de
Maria Laach à Glees, en
Rhénanie-Palatinat. En parallèle, il suit les cours de philosophie
phénoménologique d'Edmund Husserl, Martin Heidegger et Max Scheler, et devient
lui-même professeur de philosophie dans l'université de sa ville natale, où
enseigne son propre père, l'éminent juriste Ernst Landsberg. Sa ferme
opposition au nazisme l'oblige à fuir l'Allemagne, juste avant que Hitler ne
soit élu chancelier en 1933. Dans un premier temps, il émigre en Espagne, où il
enseigne la philosophie à l'Universidad Complutense de Madrid et à l'Université de Barcelone, et
étudie les mystiques du XVIe
siècle. Mais quand éclate la Guerre civile en Espagne, Landsberg rejoint Paris
où il donne des cours sur le sens de la vie à la Sorbonne. C'est là qu'il va se
lier avec le philosophe catholique Emmanuel Mounier, qui est à l'origine du
courant personnaliste et le fondateur de la revue Esprit. Mounier est, avec Gabriel Marcel et bientôt, Landsberg
lui-même, la figure de proue de l'existentialisme chrétien, par opposition à
l'existentialisme athée qu'incarnent Heidegger, Sartre ou Camus. Le
personnalisme qu'il définit et défend se veut le contrepoint de
l'individualisme, où l'individu est « la
dissolution de la personne dans la matière », selon ses propres
termes. Autrement dit, c'est la personne
qui s'est privée ou a été privée de sa dimension spirituelle. Dans la lignée de
la philosophie de la personne de Nicolas Berdiaev, l'individu est une catégorie
sociologique et naturaliste, quand la personne est une catégorie éthique et
spirituelle, et en cela, elle n'est pas nature, mais liberté, s'opposant par
essence aux fausses totalités que peuvent incarner la société, la nation,
l'État, l'Église, etc. Mounier reprend également le distinguo entre individu et personne établi par Péguy, dont Daniel-Rops donne une définition
limpide : « La personne n'a
rien de commun avec l'être schématique mû par des passions élémentaires et
sordides, qu'est l'individu. » L'adhésion de Landsberg au personnalisme
est, comme toujours chez lui, ni hâtive ni exclusive et aveugle, comme en
témoignent ces Pierres blanches
(Problèmes du personnalisme) qu'avaient éditées, en leur temps, les
éditions du Félin. Quand
la Seconde guerre mondiale éclate, Landsberg, qui collabore à Die Zukunft,
la revue des émigrés antihitlériens, est arrêté en tant que ressortissant
allemand. C'est dans le camp d'Audierne, dans le Finistère, qu'il apprend la
débâcle, mais grâce aux gardiens qui en ouvrent les portes avant l'arrivée des
troupes allemandes, il peut s'enfuir et, dans une véritable odyssée
vélocipédique, traverse la France, aidé par le réseau d'entraide d'Esprit, pour regagner les Pyrénées où sa
femme Madeleine est internée dans un asile psychiatrique, en raison de lourds
troubles nerveux. Dans un village, près de Pau, Jacques Thérond, le responsable
du groupe Esprit, lui fournit de faux
papiers, sous le nom de Richert. Il entre alors au service régional de
renseignement de Combat et échappe un
temps aux persécutions antisémites, et trouve le temps de travailler à un long
essai sur Machiavel dont les trois manuscrits ne seront jamais retrouvés. Bien
qu'il ne figure pas sur la liste des cent cinquante ressortissants allemands
réclamés par l'occupant au titre de la convention d'armistice, la Gestapo le traque en raison de ses positions antinazies, de ses
activités résistantes et de ses origines juives. En mars 1943, il est
finalement arrêté et déporté au camp d'Oranienburg, où il est mort d'épuisement
le 2 avril 1944. Apprenant sa mort, Mounier reconnaîtra sa dette : « Il fut, il reste à jamais, par ce qu'il nous
a donné, une des pierres d'angles d'Esprit. Nul plus que lui n'a contribué, aux environs de 1935, à nous sauver
des tentations utopiques. » Landsberg
a trouvé dans Esprit une revue où il a
pu développer librement sa réflexion, dont Paul Ricœur dira qu'elle « tient à l'histoire intérieure et à la pensée
du mouvement Esprit presque autant
qu'Emmanuel Mounier. ». Ses « Réflexions sur l'engagement
personnel » constituent la véritable pierre de touche de sa pensée. Il
pose d'emblée la problématique en évoquant cette tentation – que l'on
peut rencontrer chez Giono, par exemple – d'un retrait, d'une « fuite du monde [qui] n'est pas un égoïsme plat, mais plutôt le désir de pouvoir constituer
au moins une vie pleine de sens dans sa sphère individuelle et privée en se
repliant sur soi-même ». Mais c'est perdre de vue qu'il est impossible
de « modifier d'une façon durable le
degré d'historicité de notre vie » et que « notre existence humaine est tellement impliquée dans une destinée
collective que notre propre vie ne peut jamais gagner son sens qu'en
participant à l'histoire des collectivités auxquelles nous appartenons ».
Il est impossible de se dérober à un engagement personnel, d'en faire
l'économie. Mais Landsberg défend avant tout l'engagement d'une pensée au
service de la liberté : « Il
importe surtout de défendre l'acte de l'engagement contre le jugement
soi-disant neutre qu'affecte une fausse noblesse intellectuelle et de distinguer
en même temps cet acte d'un embrigadement sans esprit et sans conscience. La qualité particulière de l'acte que
nous voulons caractériser en fait à la fois un acte total et un acte libre. » L'engagement
ne vaut que dans la conscience permanente de l'imperfection de toute cause. Il
ne peut trouver de justification que « dans
la coexistence et la tension productive entre l'imperfection de la cause et le
caractère définitif de l'engagement ». C'est l'unique possibilité de
contribuer à l'humanisation du monde. Autrement dit, on ne devient homme, humain plus humain ou humain mieux humain, que par
l'engagement, conçu non pas comme un acte vertueux, un héroïsme « à la portée des caniches », mais comme une responsabilité relevant d'un impératif catégorique,
pris que nous sommes « dans les
tenailles des dialogues qui nous impliquent et nous plongent de fait dans
l'histoire ». La fidélité que suppose l'engagement doit impérativement
aller de pair avec la « conscience
inquiète » qui permet la remise en cause de la cause. Il y a dans tout
engagement personnel, prévient Landsberg, « un risque et un sacrifice qui va jusqu'au critique ». Dix
ans plus tôt, dans La Trahison des clercs,
Julien Benda écrivait, prophétique : « Les clercs exercent les passions politiques avec tous les traits de la
passion : la tendance à l'action, la soif du résultat immédiat, l'unique
souci du but, le mépris de l'argument, l'outrance, la haine, l'idée fixe. »
Cette trahison s'explique par une idéalisation utopique de la cause, résultant
d'une approche individualiste et non personnaliste. Pour illustrer son
propos, Landsberg prend l'exemple de la paix qui ne doit pas être pensée comme
la fin de la guerre ni comme un état définitif que l'humanité ne pourra jamais
connaître : « La paix, en ce
sens, n'est pas la négation de la guerre, mais une idée essentiellement
positive, idée jamais parfaitement réalisable dans l'histoire, mais dont les
guerres ne sont que des négations. » Il dit bien des négations, et non la
négation. Encore une fois, et c'est peut-être ce qui constitue toute
l'originalité de sa démarche intellectuelle et de son propos, Landsberg pose
comme postulat l'imperfection, et le consentement à cette imperfection comme
seule voie de perfection. L'engagement personnel se traduit avant tout par une
fidélité à soi et une lucidité qui gardent de tout fanatisme, de la conviction
de détenir la vérité pure et absolue, fantasme de nombre d'intellectuels qui,
dans ce que Jan Potocka a appelé « les guerres du XXe siècle », auxquelles il faudrait
désormais ajouter celles du XXIe siècle, ont renoncé à leur propre part de vulnérabilité pour servir une cause, en devenant, comme
l'écrivait Camus, « les bouchers de
la vérité » quand ils s'en croyaient les Croisés. Mais
pas plus que la paix ne doit être pensée comme la négation ou la fin de la
guerre, le désengagement ne doit pas, selon Paul-Louis Landbserg,
constituer la seule alternative au fanatisme et au dogmatisme : « Nous n'avons pas à choisir entre le “clerc”
de Benda, appliquant des idées “éternelles” au changement de la réalité, le
spectateur “intelligent” pour qui toutes les valeurs ne sont qu'illusions, et
le partisan fanatique qui aspire à la victoire de ses valeurs d'autant plus
fanatiquement qu'il a plus ou moins conscience de les avoir posées arbitrairement.
L'homme de l'engagement personnel ne doit ressembler à aucune de ces
caricatures. » On
en revient encore et toujours à cette idée de juste milieu (ou de milieu juste)
que j'évoquais au début. Cette décision « pour une cause imparfaite » que se doit d'être l'engagement,
selon Landsberg, ne répond sans doute pas à la vision romantique qu'en ont ses
zélateurs les plus implacables. Elle seule pourtant peut nous prémunir contre
la tentation de la compromission ou de l'angélisme, en nous rappelant la
prééminence du spirituel (la personne) sur le politique (l'individu). Fidèle à
cette notion essentielle d'imperfection, Landsberg conclut : « Il est bien possible qu'une action
véritablement bonne pour moi soit véritablement mauvaise pour un autre. »
Mais s'il s'inscrit dans le problème de la liberté et dans l'épreuve d'un monde
plein de contradictions, l'engagement n'est pas une abdication de la raison et
ne se transforme pas en valeur au service d'une vérité intégrale : « Nous nous humanisons dans l'agir conséquent,
qui est une liberté, placés devant la responsabilité de choisir tel ou tel
chemin, telle ou telle direction, ballottés par un champ de forces
contradictoires omniprésentes. » L'engagement ne doit pas être une
passion collective mais une vocation personnelle. Thierry Gillybœuf |