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Hédi Kaddour

Un théâtre mauvais genre : En attendant Godot et Fin de partie.

Article paru dans Les Temps Modernes, juin 1999, n° 604.

Autre article d'Hédi Kaddour sur ce site : Où le lecteur tente de ne pas tomber dans les pièges dÕun fragment de La Rochefoucauld, sans vraiment y parvenir (Maxime 215)

© : Hédi Kaddour.

Mis en ligne le 1er octobre 2006.


UN THÉÂTRE MAUVAIS GENRE

En attendant Godot et Fin de partie

Pourquoi allons-nous au théâtre ?

Pour nous distraire, pour retrouver le sentiment d'une communauté, pour la catharsis des tragédies, pour le castigat des comédies, pour la compassion du drame, pour devenir plus lucides, au prix du rire, des larmes ou de la transe. Telles sont les grandes fables traditionnelles qui – d'Aristote à Artaud – décrivent et règlent notre comportement de spectateur. Il y a un peu de tout cela dans En attendant Godot et Fin de partie, mais ces pièces nous racontent aussi autre chose, d'un peu plus rude que ces modèles optimistes.

Dans Fin de partie, Hamm réclame son chien. Clov le lui présente, et Hamm se met à croire à ce chien, bien qu'il soit en peluche, qu'il lui manque la queue, qu'il lui manque une patte et qu'il n'ait pas de sexe car « le sexe se met en dernier ». L'animal ne tient pas debout, comme les histoires qu'on raconte dans la pièce, comme la pièce elle-même au dire de certains critiques. Mais on peut quand même croire à ce qui ne tient pas debout, à condition de le vouloir, et pour de bonnes raisons. Le vieil estropié finit par croire aveuglément au spectacle du chien qui ne tient pas debout, car il a besoin de croire que sur la scène un être lui réclame un os. « Il me regarde ? interroge Hamm, laisse-le comme ça en train de m'implorer. » On peut toujours croire à des choses qui ne tiennent pas debout, à condition qu'elles aient l'air d'en appeler à notre regard et qu'elles nous installent dans une position de supériorité. Nous allons aussi au théâtre pour jouir de cette demande formulée par une œuvre humaine : reconnais-moi, moi qui semble tout faire pour qu'en moi tu puisses te reconnaître. La pièce nous distrait, nous émeut, nous étonne, mais elle sait parfaitement pourquoi nous sommes là, pour livrer un combat de la reconnaissance, pour jouir d'une forme risquée de la domination. Et comme chez Hegel, c'est celui qui s'estime vainqueur qui perd, car à se croire maître du jeu et de la dialectique, on dépossède l'autre de cette liberté qui pouvait fonder la liberté de notre conscience. Nous croyons à ces pièces parce que nous croyons les dominer, tandis que de leur côté elles savent parfaitement nouer les liens qui leur permettent de nous tenir sous leur emprise.

Le double lien

« Posez-moi une question » demande Pozzo. Mais quand Vladimir obtempère et se risque, l'homme au fouet l'interrompt aussitôt : « Ne me coupez pas la parole ! » Ces consignes contradictoires prolifèrent dans les dialogues d'En attendant Godot et de Fin de partie. Quand Estragon lance à Vladimir : « Mais essaie donc de comprendre ! », il le fait avec colère, ce qui n'est pas le meilleur moyen de donner à un interlocuteur l'espace et le temps de la réflexion qu'on réclame de lui. Dans Fin de partie, Hamm interdit à Clov de chanter, mais précise aussitôt : « Je ne pourrais pas t'en empêcher. » Le même Hamm ne réclame « deux roues de bicyclette » que lorsqu'il n'y en a plus, alors qu'il en avait refusé l'acquisition à Clov quand elles étaient disponibles. Demander à quelqu'un de faire quelque chose tout en lui interdisant de le faire, ou bien interdire tout en laissant ostensiblement la porte ouverte, les analystes appellent cela une structure de double lien. Une façon parfois de saboter un enfant ou même de le rendre fou. C'est surtout le meilleur moyen de s'assurer sur l'autre une emprise sans faille : « Bouge ! » crie Hamm ; et quand Clov a bougé : « Reviens ! »

Beckett fait jouer tout cela comme un des ressorts du comique sur la scène. Mais le double lien joue aussi un rôle dans la relation que l'auteur noue avec son public. « Godot » : un mot énigmatique, chez un écrivain qui est d'abord anglophone. Une racine qui fait songer à Dieu ? Qu'allez-vous penser ! C'est sans aucune intention de la part de l'auteur : « Unintended. J'ai voulu dire ce que j'ai dit. » Un homme qui en tient un autre au bout d'une corde ? Un maître qui traite en esclave celui qui fut son maître ? Et l'esclave lui-même reprenant parfois le contrôle de la situation ? Une dialectique ? Allons donc : « Si je l'avais su, je l'aurais dit. » Une signification à décrypter ? « Je me borne à créer un objet. » C'est tout l'art de Beckett : produire de fortes énigmes, et tourner en dérision les tentatives faites pour les résoudre. Un sphinx qui ne tuerait plus, mais se foutrait de nous, de nos angoisses d'herméneutes, et de la façon dont nous jouons si mal le rôle d'Œdipe : « Mon œuvre est faite de sons fondamentaux (blague à part) émis aussi complètement que possible. Si les gens tiennent à se donner des migraines avec les harmoniques, libre à eux. Et qu'ils se procurent leur propre aspirine [1]. »

Face à un spectateur sur le compte duquel il se fait peu d'illusions, je ne connais pas de théâtre qui tente à ce point d'assurer son emprise. Il est en apparence désinvolte, il multiplie les effets de dénonciation du rituel scénique, il se présente volontiers comme un anti-spectacle, une négation ou une dérision de Racine, d'Ibsen ou de Sartre. Il s'affirme sans thèse ni programme. Mais il ne renonce jamais au pouvoir. Au contraire, il l'exacerbe grâce aux effets du double lien. Et il insulte ceux qui voulaient le prendre de haut avec lui : « Les gens sont des cons » nous rappelle Estragon dès le début de Godot. Certains parmi ses destinataires tentent malgré tout de partir à la chasse aux signifiés, de jouer le rôle d'interprète auquel les appellent les énigmes semées dans le texte. Ils finissent tous par se prendre la patte dans les pièges que l'auteur a ménagés.

Machine infernale ou piège à cons ?

Estragon raconte le début de l'histoire de l'Anglais au bordel. L'Anglais vient d'un pub, et la sous-maîtresse trouve moyen de lui demander s'il désire « une blonde, une brune ou une rousse ». Malgré la demande d'Estragon, Vladimir refuse de continuer à raconter l'histoire et sort, main à la braguette, satisfaire entre rire et douleur une envie pressante. Nous n'aurons jamais la suite. Les théologiens gris qui forment aujourd'hui les gros bataillons de la critique beckettienne nous expliquent gravement que l'Histoire étant bloquée et la parole proche de l'autodestruction, les récits sont pris au piège de cette mécanique existentielle et ne sauraient se développer. Une machine infernale bloque ainsi l'histoire des hommes, les fables du théâtre et la possibilité même de tout récit, dans un langage et une littérature qui ne sauraient plus dire que le neutre et la mort.

L'ennui c'est que les théologiens connaissent peu de blagues salaces et qu'ils ont rarement eu accès aux délices du folklore obscène (quand ils le rencontrent, ils le nomment scatologie). Un petit savoir en la matière leur épargnerait pourtant bien des contorsions. Car la suite existe, les années cinquante la connaissaient bien, les plus cochons d'entre nous l'ont encore rencontrée en fin de repas arrosé, et Ruby Cohn l'avait également signalée[2] (dans l'indifférence générale de la critique). À la question de la sous-maîtresse, l'Anglais répond : « Non, je veux un garçon ! » Colère de la bordelière : « Je vais appeler un agent de police ! » Réponse de l'Anglais : « Non, ils sont trop rêches. » Les prisonniers de Saint-Quentin qui jouèrent la pièce ne s'y étaient pourtant pas trompés, surtout quand ils accueillirent l'entrée du jeune garçon qui sert de messager à Godot par des sifflets et des cris énamourés. La critique catholique s'est comme d'habitude montrée à la hauteur de la situation : Jacques Marissel notait gravement qu'en choisissant un garçon pour incarner ce messager, Beckett s'était sans doute souvenu de l'amour que le Christ portait aux enfants… Les phrases de Beckett sont souvent ainsi tramées dans une ruse à l'affût des cons. Et quand elles ont fini de décourager tous les dangereux suppléments de l'interprétation, elles se moquent inversement de ceux qui sont passés trop vite : qu'invitait donc à penser la parenthèse « blague à part » après l'expression « sons fondamentaux » citée plus haut ? Fartov ou Petermann, les savants évoqués par Lucky dans son monologue pourraient sans doute nous le préciser. En lisant les spécialistes de l'écriture blanche qui s'aventuraient dans son texte en sur-interprétant ses silences et ses paroles, le Beckett des longues soirées au whisky a dû souvent rire sous cape, d'un rire un peu plus retors qu'on ne le dit d'ordinaire.

Lucrèce et la drôle de joie

À Ludovic Janvier qui lui demande pourquoi il a quitté le roman pour le théâtre, Beckett répond par le premier vers du livre II du De Natura : « Suave mari magno turbantibus aequora ventis ». Et il le traduit ainsi : « On est à l'aise dans le fauteuil, pendant que l'orage se déchaîne là-bas sur la scène… » Le théâtre, c'est la possibilité de sortir du moi et des angoisses du monologue par le dialogisme de la scène, par la mise en voix. C'est Hamm qui en décrit la recette : « Parler, des mots, comme l'enfant solitaire qui se met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble, parler ensemble, dans la nuit. » Au soulagement ainsi décrit par le personnage, s'ajoute donc chez l'auteur une douceur supplémentaire, douceur ambiguë apportée par le spectacle du malheur encouru par les autres. D'autant que la relation entre heurs et malheurs n'est qu'une question de vases communicants, c'est Pozzo qui nous le rappelle : « Pour chacun qui se met à pleurer, quelque part un autre s'arrête. Il en va de même du rire. »

Mais Beckett ne s'en tient pas au seul soulagement lucrétien. À bien des reprises, dans Godot comme dans Fin de partie, ce lecteur de Nietzsche et de Schopenhauer transforme la douce conscience d'être à l'abri des coups en quelque chose de moins avouable, et nous amène à y prendre part. Nous pouvons rire quand – au début de la pièce – Estragon raconte qu'on l'a battu, mais « pas trop », d'un rire que nous pouvons retrouver quand – au début du deuxième acte – le même Estragon baisse la tête et garde le silence devant la question de Vladimir : « On t'a encore battu ? » Ces coups sont encore proches des mécaniques de Guignol, du cirque, des coups pour rire de notre enfance.

Cela se complique un peu lorsque Vladimir et Estragon sont la proie d'une émotion charitable devant les larmes de Lucky. Ils se disputent – dans des vanités de belles âmes – le mouchoir avec lequel on pourrait lui essuyer les yeux. En bon connaisseur des coulisses de l'humanitaire et de la charité, Pozzo les exhorte : « Dépêchez-vous. Bientôt il ne pleurera plus. » Estragon sort vainqueur de l'affrontement et gagne le droit de consoler Lucky qui « lui décoche un violent coup de pied dans les tibias ». Estragon fait alors le tour du plateau, en boitant et en hurlant, pour donner du temps à sa douleur et à notre plaisir, le plaisir de dire « bien fait » devant la méchanceté que la victime inflige au faux bienfaiteur. Et ce plaisir peut encore être lié à une morale, à une éventuelle « correction des mœurs » par le rire.

Donneur de coups, Lucky va cependant en prendre de plus en plus au cours de la pièce. Par Pozzo, dans la suite de l'acte I, quand il est à terre à la fin de son monologue. Puis par Estragon qui peut enfin – à l'acte II – trouver le goût de la vengeance quand Lucky est de nouveau au sol. Estragon frappe au bas-ventre et au visage, mais c'est pour se faire mal au pied, hurler et boiter de nouveau. Entre-temps, Pozzo devenu aveugle aura à son tour reçu – par Vladimir – sa part de gnons. Et tout cela ne va pas sans drôlerie ni plaisir pour la salle, à ceci près que notre plaisir et nos rires sont devenus adultes, riches d'une expérience qui nous fait goûter à la joie mauvaise, à la jubilation méchante que l'on ne peut se défendre d'éprouver au spectacle des malheurs d'autrui, très loin de tout projet moral.

Certes ceux qui prennent les coups l'ont bien cherché, mais à ce stade le théâtre cesse de vouloir distraire ou réformer. Il devient théâtre de la Schadenfreude, le sentiment par excellence de ceux qui se disent que – toutes ouvertures condamnées – le monde n'est jamais que grotesque. « Rien n'est plus grotesque que le tragique » dit Beckett dans une lettre à Blin où il exige que l'acteur ait bien le pantalon aux chevilles à la fin de Godot. Dans Fin de partie, Hamm et Clov nous le disent aussi, d'une autre façon. Hamm, après avoir bien malmené Clov, lui demande : « Ce n'est pas l'heure de mon calmant ? » Et Clov, en bon pervers, répond : « Si. » Il déclenche ainsi chez le vieil homme qui vit dans l'angoisse du rat une montée d'espoir, un « donne vite » qu'il se fait un plaisir de casser aussitôt : « Il n'y a plus de calmant. » Beckett disait aux acteurs que c'était ici le moment le plus dur de sa pièce. C'est ici que se marque la disparition de toute possibilité de thérapie par le rituel théâtral. Les traditionnelles recettes du comique et du tragique cèdent la place à une Schadenfreude qui prend le risque d'aller vers le pire. Pour avoir à plusieurs reprises vu jouir devant ces pièces des gens dont la conversation et les pratiques étaient celles du pur capitalisme libéral, il m'arrive de me dire que ce théâtre de rupture peut parfois manger à d'étranges râteliers. Pièces à faible effectif, à palette décolorée, à perspectives détruites, En attendant Godot et Fin de partie font perdre de mauvaises illusions mais elles co•ncident aussi un peu trop bien avec des archétypes de notre temps : le consensus gris, l'équilibre budgétaire, la réduction d'effectifs et les rigueurs du c'est ainsi. Certaines mises en scène ne se privent d'ailleurs pas[3] de les tirer dans cette direction. On y déconstruit le sentimentalisme, mais sans se demander si ceux qui ne font pas de sentiment valent plus cher.

Marie Curie

Pourtant, aux yeux de certains, il s'agit au contraire d'une écriture de l'humanisme et de la compassion. C'est ce que nous disent – avec une sympathique emphase – les institutions, quand elles finissent par honorer Beckett de tel prix ou doctorat. Ainsi, l'Université de Dublin parle (dans son argumentaire d'honoris causa), d'un « esprit mordant contre les folies de l'époque » mais mêlé à « la compassion pour l'humanité » et à « l'expectans expectavi du Psalmiste ». Pour celui qui affirmait, du fond de son athéisme : « Quand on passe devant une église dans un autobus irlandais, toutes les mains s'agitent dans des signes de croix. Un jour, les chiens d'Irlande le feront aussi, et peut-être aussi les cochons[4] », cet « expectavi du psalmiste » ne devait pas manquer de suavité. De même les jurés du Nobel distinguent « une œuvre qui a transmué la misère de l'homme moderne en son élévation ». On aurait envie d'ajouter, en souvenir des paroles d'Estragon à Vladimir et par respect pour eux : « Ce serait un moyen de bander. » Cela peut même chez certains admirateurs aller plus loin. Ainsi Édith Fournier, qui dans le numéro spécial de la Revue d'Esthétique consacré à Beckett fait de ce dernier une « Marie Curie » de la création théâtrale…

Face à toutes ces effusions, il faudrait en permanence avoir à l'esprit les remarques de celui qui aida le scandale à arriver, Roger Blin : « Godot sans la provocation serait une pièce sur l'incommunicabilité, et l'incommunicabilité a bon dos. La psychologie, le romantisme, le sous-brechtisme à la poubelle ! Alors bien sûr Godot a pu être récupéré par les chrétiens, par les humanistes de tout poil, mais ce qui compte c'est que cette pièce a changé l'état du théâtre. » Même la récente biographie (trop) autorisée de James Knowlson n'échappe pas à cette atmosphère sulpicienne : les vigueurs de l'œuvre s'y diluent parfois dans un souci de donner de l'auteur l'image la plus sympathique possible. Que Beckett fût la charité incarnée n'autorise pas à transformer ses pièces en apologie de vertus que ses textes méprisent.

Lazare, les staliniens et la Picardie

Une autre tentative de lire ces pièces autrement que comme élan vers le pire me paraît plus intéressante : celle qui consiste à les réinsérer dans un ensemble de textes qui – autour des années cinquante – auraient tenté d'intégrer l'histoire innommable des camps[5]. Il y aurait ici « convergence » entre certains textes de Cayrol, de Sartre et ceux de Beckett, convergence « dictée par la figure de l'époque », naissance d'un art « né de la catastrophe », d'un « théâtre concentrationnaire ». Mes réserves ne portent pas sur les ressemblances de motifs que Jean-François Louette identifie avec beaucoup de pertinence entre ces œuvres. Elles portent sur la notion de « figure de l'époque » qu'il utilise pour faire le lien entre les mots, les choses, les êtres et l'Histoire.

Pour aller vite, il me semble que relativement à Auschwitz, ces années sont plutôt celles du silence (des rescapés), du déni (chez tous ceux qui ont le sentiment d'avoir fait ou laissé faire) ou de la diversion (la conjoncture générale de guerre froide fait que d'un côté on se préoccupe peu de tenir un discours critique sur une Allemagne que l'on réarme, tandis que de l'autre on ne tient pas trop à agiter des questions de système concentrationnaire).

Trop de commentateurs de Godot aujourd'hui commencent par dresser un tableau apocalyptique de la conscience européenne au début des années cinquante. Pour eux, le passé ressemble à ce qu'ils croient qu'on leur a dit qu'il aurait dû être : un temps de contrition. Ils oublient qu'à quelques exceptions près les contemporains de Godot ont plutôt un comportement d'entrée dans les « trente glorieuses », et que la France compte à cette époque plus volontiers ses berceaux et ses machines à laver que les victimes de Vichy et des SS. La littérature (à quelques exceptions près) ne me paraît pas ici avoir été plus lucide que les autres institutions. Elle est prise dans les rapports de force qui organisent et définissent pour les « figures » d'une époque ce qui est dicible et ce qui ne l'est pas. Le retour critique, la mise en évidence de l'absolue singularité d'Auschwitz, ce sera surtout l'affaire des générations suivantes.

De plus Beckett me paraît avoir vis-à-vis de l'Histoire une position assez constante. Les quelques variantes que nous connaissons à ses pièces vont toutes dans le même sens : un effacement de la référence historique. Un nom propre, Lévy, disparaît de Godot ; de même que disparaît un échange sur des « comiques staliniens » au premier acte du même Godot. Pour Fin de partie, c'est la mention initiale d'une Picardie en 1918 qui est effacée. Si ces œuvres sont en filiation avec une catastrophe (comme le soulignent absolument certaines répliques) il s'agit d'une catastrophe qui pour Beckett a commencé avec la première guerre mondiale. Il est encore lié à la génération pour laquelle les lumières se sont éteintes sur l'Europe dès 1914, pour ne plus se rallumer, mettant fin à ce que Vladimir et Estragon appellent encore la Belle époque. Et tous ses efforts d'écrivain tendent à universaliser la notion de catastrophe, à en faire l'élément d'un tragique existentiel.

Cela me paraît s'être fixé dès les années trente, dans ce que Jean-François Sirinelli a – pour le jeune Sartre – appelé « la non-tentation de l'Histoire ». À ceci près que Sartre sortira de ce cadre alors que Beckett le systématisera jusqu'à l'extinction de toute mimésis. Beckett n'a jamais laissé passer les événements en indifférent, il est sorti de la Résistance avec les honneurs, mais il n'a jamais eu le goût de l'Histoire. Il n'a pas cette passion qui anime les intellectuels français, de Malraux à Sartre, de Camus à Merleau-Ponty. Chez lui, l'ontologie a très tôt désenchanté l'Histoire et, de façon très emblématique, la notion de combat se trouve dès les premières paroles de Godot tournée en dérision sous la pression du « rien à faire ». Vladimir : « J'ai longtemps résisté à cette pensée, en me disant, Vladimir, sois raisonnable, tu n'as pas tout essayé. Et je reprenais le combat. (Il se recueille, songeant au combat)[6]. »

Qu'est-ce qu'un pouacre ?

De ce désenchantement, le grand monologue farcesque de Lucky dans Godot nous donne sans doute le témoignage le plus radical. Retrait de Dieu, rétrécissement de l'homme, pétrification du monde : tels sont les trois grands moments que l'on peut distinguer sous l'apparente anarchie du propos et les vagues de comique grotesque qu'il soulève. Pozzo nous l'a appris, Lucky est un knouk (sans doute un mélange de knout, de Knock et de knock out), le détenteur d'une ancienne vérité de première classe, tourné en involontaire bouffon shakespearien. C'est aussi – toujours selon Pozzo – un pouacre. Issues des dictionnaires, les notes critiques des commentateurs de Beckett tentent de nous éclairer : un pouacre est un personnage grossier, vulgaire, mal dégrossi ; dans la thématique apparente d'un drame du langage, il représenterait alors le moment du « ça parle », et il menacerait la pièce d'un débordement de la parole qu'il faut arrêter à tout prix. On se satisferait de cette interprétation s'il n'y avait pas l'oublieuse mémoire de la poésie. Car il existe un pouacre beaucoup plus intéressant que celui des dictionnaires, c'est celui de Verlaine, dans Jadis et naguère (un Verlaine que Beckett fait également affleurer un peu plus haut dans le monologue de Lucky quand celui-ci, en allusion à un texte de Sagesse, parle de pierres « si bleues si calmes »).

Le poème de Jadis et naguère[7] est intitulé « Un pouacre » et ce qu'on y découvre n'est pas sans analogie avec le monologue de Lucky. « Avec la voix d'un vieillard très cassé, / Comme l'on n'en voit qu'au théâtre » un personnage chante et danse devant le poète. Il « danse sur l'avenir grand ouvert / D'un air d'élasticité rare ». Peu sensible à cette élasticité, le poète tente de le faire taire : « Vieux turlupin, je n'aime pas cela ; / tais ces chants et cesse ces danses. » Réponse du pouacre : « C'est moins farce que tu ne penses. »

Dans la pièce de Beckett, il faut l'intervention conjuguée de tous les autres personnages pour faire taire Lucky, comme s'il n'était pas qu'un simple actant, comme si sa voix venait de plus loin, du fond même de cette voix d'auteur qui s'est ensuite diversifiée en dialogues. Comme si, dans ce jeu de scène marqué en didascalie (« Lucky tire sur la corde, trébuche, hurle. Tous se jettent sur Lucky qui se débat, hurle son texte »), nous étions en présence d'une lutte de la voix contre elle-même. Corde du maître et corde vocale : Lucky tire, hurle, dramatise quelque chose qui ne relève pas seulement d'un drame du langage ou d'une esthétique de la farce. La référence au pouacre permet de donner toute sa tonalité à l'épisode.

Dans le poème de Jadis et naguère, le pouacre n'est autre que le passé-remords du poète, venu le narguer à travers une lucarne : « Avec les yeux d'une tête de mort / Que la lune encore décharne, / Tout mon passé, disons tout mon remords, / Ricane à travers ma lucarne. » Et dans l'allusion au « si bleu, si calme » qui rappelle l'autre poème de Verlaine, Le ciel est par-dessus le toit, on ne peut s'empêcher de penser au dernier vers : « Dis, qu'as-tu fait, toi que voilà de ta jeunesse ? » Derrière l'apparente folie de Lucky, ce qui se fait parfois entendre grâce au contrepoint verlainien, c'est une ancienne forme de discours de soi sur soi, un monologue intérieur lyrique qui a été broyé et retraité en fatrasie monologique de théâtre. C'est toute une tentation du discours lyrique qui vient s'y déconstruire, comme se déconstruisent aussi dans Godot et Fin de partie certains poèmes des Fleurs du mal.

Tout se passe comme si le théâtre (ayant sous les auspices du suave mari magno succédé à la voix unique du roman en première personne) faisait ici entendre une insupportable nostalgie ; comme s'il nous disait à peu près ceci : drame du langage ou retour du refoulé sont encore des façons d'apprivoiser les choses dans des mots trop clairs. On peut amener les gens à croire qu'on règle cela dans de la littérature, mais on ne se débarrasse jamais des vieilles bagarres avec soi-même.

 

Théâtre de l'emprise, théâtre du double lien et du piège à cons, dramaturgie de la Schadenfreude, refus de l'Histoire, lyrisme de pouacre : je m'aperçois que j'ai ici accumulé toute une série de traits qui font plutôt mauvais genre. Mais si c'était justement cela, la force de ces premières pièces ? Une force venue des risques encourus par un écrivain qui écrit sans trop savoir à qui, sans programmer son public, ni pour Blanchot, ni pour Maréchal, ni pour ce qu'il deviendra lui-même vingt ans après ? Avec un goût formidable de l'obscénité, de la provocation, une jubilation dans le jeu de mots et le rapport de forces qui font qu'à la fin de chaque scène quelque chose a été changé dans le théâtre de son temps. Pour le reste, comme le disait le pouacre de Verlaine à la fin de son poème : « Et quant au soin frivole, ô doux morveux, / De te plaire ou de te déplaire, / Je m'en soucie au point que, si tu veux, / Tu peux t'aller faire lanlaire ! »

 

Hédi Kaddour



[1] Lettre à Alan Schneider sur Fin de partie, décembre 1957.

[2] « Godot par Beckett à Berlin », Travail Théâtral, vol. 20, 1975.

[3] Ainsi celle de Godot au Théâtre du Rond-Point. Avec Arditti et Hirsh, Maréchal tira au maximum la pièce vers des effets de boulevard. Bilan, certes involontaire, de cette dérive : un public « vieille rive droite » put sans risque savourer l'idée que, face aux atermoiements de deux sdf, le rire est vraiment la seule solution. C'est sans doute à cette date que le pouvoir s'aperçut d'une chose : pour faire du Francis Huster au théâtre du Rond-Point, il vaudrait mieux un jour s'adresser à Huster lui-même…

[4] Cité par Tom Driver, in Columbia University Forum, 1961.

[5] C'est Jean-François Louette qui a développé l'hypothèse dans son article « Beckett et Sartre : vers un théâtre lazaréen », in Lire Beckett, sous la direction de Didier Alexandre et Jean-Yves Debreuille, Presses Universitaires de Lyon, 1998.

[6] Aux antipodes d'un tel théâtre, une œuvre américaine des années trente voisine dans les index anglo-saxons avec Waiting for Godot. Il s'agit du Waiting for Lefty de Clifford Odets, une pièce d'agit-prop. Cette pièce jouée à Broadway figure dès les années quarante dans les anthologies du théâtre moderne américain. Elle représente un épisode de grève au cours duquel on attend un Lefty, délégué des grévistes, qui n'arrivera jamais… La traduction française fut brièvement jouée à Paris en 1949 et 1950 et Elsa Triolet en parle à l'époque dans ses chroniques des Lettres françaises. On pouvait y voir les débuts d'un acteur nommé Antoine Vitez (je tire ce dernier détail du livre d'Anne Ubersfeld, Antoine Vitez, metteur en scène et poète, éditions des Quatre-Vents, Paris, 1994).

[7] Verlaine, Œuvres poétiques complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 254.

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