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Hédi Kaddour : Microlecture d'un poème de Guy Goffette. © : Hédi Kaddour. Mis en ligne le 23 novembre 2009. MicrolectureGuy Goffette,
un étrange et beau poème de treize vers, le deuxième de la liasse intitulée
« La montée au sonnet »[1] :
Et puis tous ces comme, ces encore, ces
grosses chevilles de caissière, comme
disait l'autre en proie à la grammaire et qui
théorisait sur les racines, La mise en scène est immédiatement
polémique : « Et puis tous ces
comme, ces encore, // ces grosses chevilles de caissière ». Le « Et puis » du renchérissement
exténué, suivi de « tous »,
la totalité indéfinie, le magma. Et le « ces », la ruse de ce petit mot qui n'a l'air de rien, qui
montre du doigt et fait que nous prenons d'office le même surplomb que celui
qui parle. Le même sens. Dépréciés par ce petit outillage grammatical,
« comme » et « encore » le sont également par
l'apposition qui en fait de « grosses
chevilles de caissière ». La cheville à elle seule est déjà une
insulte, facilité de mauvais poète, bouche-trou dans un compte de syllabes. À
quoi s'ajoute la référence à la caissière, corps discrédité, dépourvu des fines
attaches de l'érotisme courant. Une femme du numéraire aussi, c'est-à-dire,
depuis Mallarmé, celle du mauvais langage. Des chevilles d'emblée condamnées. Mais cela se complique du fait que cette
condamnation est attribuée à un personnage qui, dans les deux vers suivants,
est lui-même introduit par un « comme »,
et présenté de façon péjorative : « comme disait l'autre en proie à la grammaire // et qui théorisait sur
les racines ». Cet « autre »,
laissé dans un anonymat peu respectable, se livre de plus à une activité qui
n'a jamais eu très bonne presse en poésie française : il « théorise ».
Bref, un chercheur de petites bêtes. La parole qui rabaisse vient d'une source
elle-même dépréciée. Partis pour être témoins d'une condamnation,
nous nous retrouvons en fin de quatrain devant une forme de double négation qui
pourrait bien valoir non-lieu. Dans le deuxième quatrain et le début du troisième,
à deux
mètres du parterre de pissenlits – je
l'entends encore, c'était comme, enfin, bon
– et là-dessus la poussière et la dalle, son
dernier ploc mouchant d'un coup tous les
oiseaux du voisinage. […] on passe des « racines » aux « pissenlits »,
parterre sous lequel (en jouant sur l'expression « bouffer des pissenlits par la racine »), on se prendrait
volontiers à enterrer cet « autre »,
détracteur de chevilles. C'est alors que se développe une nouvelle
tentative pour réactiver le comme et
le encore, une fois disparu leur adversaire :
« – je l'entends encore,
c'était comme, / enfin, bon – ». C'est la voix du poète qui
assume ici cette tentative. Il y renonce au bout de quelques syllabes, en
donnant presque satisfaction, post mortem,
au détracteur. Ce qui se poursuit en revanche, sans
outillage ni cheville, c'est l'évocation de l'enterrement de cet « autre ». Cette évocation se fait en
montage sec, celui d'une dalle fermant la fosse entre « ploc »
et « poussière ». La poésie s'est ici débarrassée du « comme » pour passer à un autre mode
de représentation, une mise en scène toute en ellipses, dont nous devons
nous-même achever le sens. Elle ne cherche plus à saturer le spectacle en figurant
des équivalences, elle joue de ses lacunes. La comparaison y cède le pas à la
composition, qui donne à déceler au lieu de faire comprendre. Et si l'on s'en tenait à ce qui prend fin
avec « tous les oiseaux du voisinage »,
on aurait une victoire de l'ellipse sur le « tout dire » et la grammaire.
Victoire trop bien orchestrée ? Le
dernier mouvement du poème : [tous les
oiseaux du voisinage.] Au retour, buter sur
un caillou faisait monter les larmes et l'on se
retenait aux chevilles de la caissière que tous
ces comme, ces petits malappris menaient
danser pour nous, devant, avec la pluie. commence sur un petit choc infligé par le réel, « buter sur un caillou », une
péripétie qui fait « monter les
larmes ». Que faire pour ne pas succomber à ces larmes où risque de se
diluer le langage ? Le poème le tente et le dit aussitôt : se retenir
aux chevilles, fussent-elles celles d'une caissière. La rhétorique contre les
facilités du chagrin. Et c'est le retour des « comme », en « petits
malappris » cette fois. À la Renaissance, c'était le poète qui
faisait danser les muses. Désormais, ce sont des mots-outils
qui organisent le bal : ils ont repris le rôle des donatrices de « doux plaisirs » que Du Bellay menait
« danser aux rayons de la lune ». Pour Goffette,
qu'on le veuille ou non, il y a toujours du compte et des chevilles. Le travail
du poète n'est pas de faire semblant de n'en utiliser aucune. Il serait plutôt
de leur trouver un emploi autre que celui de bouche-trou : de les faire
entrer dans la danse, qui seule compte, qui transforme les larmes en émotion
esthétique et les chevilles en temps d'un rythme. Cela se fait dans les deux derniers vers à
partir d'une incertitude de diction (comment prononcer le « comme »,
avec ou sans son « e » ?). Puis le rythme retrouve ensuite la
régularité d'un alexandrin dans lequel, en fondu enchaîné, pluie et danse viennent
se superposer aux larmes. Comme pour rappeler la définition que Joseph
Brodsky donnait de la poésie : « Le
chagrin contenu par le mètre. » Hédi Kaddour [1] Guy Goffette, « La montée au sonnet », in Éloge pour une cuisine de province, suivi de La vie promise, coll. Poésie/Gallimard, Gallimard, 2000.
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