Daniel Kerjan : Mode d'emploi de La Vie mode d'emploi. Mis en ligne le 24 mai 2010. Cette étude a fait l'objet d'une communication dans le cours de Littérature que Suzanne Allaire donne à l'UTL de Rennes (Université du Temps libre). © : Daniel Kerjan. Ancien professeur de mathématiques en classes préparatoires et de techniciens supérieurs au lycée agricole de Rennes-Le Rheu (1970-2000), Daniel Kerjan est par ailleurs l'auteur de Rennes : Les Francs-Maçons du Grand Orient de France. 1748-1798, 250 ans dans la Ville. Préface de M. Edmond Hervé, coll. Mémoire Commune, Les Presses Universitaires de Rennes, 2005, 360 p. Mode d'emploi de La Vie mode d'emploiL'OUvroir de LIttérature POtentielle – OULIPO – doit sa naissance en 1960 à la rencontre d'un écrivain passionné de mathématiques, Raymond Queneau, et d'un mathématicien de profession, François le Lionnais, dans le but d'explorer à nouveau en littérature les potentialités de contraintes formelles et/ou d'exhaustivité préalables à l'œuvre, comme l'avaient déjà fait à la fin du Moyen Âge les Grands Rhétoriqueurs, dont l'un des membres du groupe, Albert-Marie Schmidt, est d'ailleurs spécialiste. Une dizaine au départ, ils seront bientôt rejoints par d'autres écrivains et/ou mathématiciens, dont Georges Perec. De la « littérature combinatoire » des « oulipiens » se dégagent deux livres extraordinaires, les Cent mille milliards de poèmes de Queneau[1], et La Vie mode d'emploi de Perec[2]. S'il est aisé de décoder le processus des Cent mille milliards de poèmes – il s'agit de 10 sonnets dont chacun des 14 alexandrins est imprimé sur une bandelette de papier indépendante, et qui permettent ainsi de construire 1014 sonnets différents – il n'en va pas de même pour La Vie mode d'emploi, « romans », avec un « s ». Le degré de sophistication des contraintes atteint ici des limites extrêmes et il n'est pas aisé de tenter de reconstituer les méandres de la pensée de l'auteur[3]. Le point de départ est probablement une lettre envoyée en 1967 à Perec par un autre mathématicien du groupe, Claude Berge, où celui-ci lui fait part d'une découverte récente, le « bi-carré latin orthogonal d'ordre 10 ». LE BI-CARRÉ LATIN ORTHOGONAL D'ORDRE 10Un carré latin d'ordre n se présente sous la forme d'une grille carrée de n lignes et n colonnes de nombres entiers successifs, dont chacun n'apparaît qu'une seule fois dans chaque ligne et dans chaque colonne. Par exemple, ce carré latin d'ordre 4 :
Ou encore :
Ainsi une grille de sudoku est un carré latin d'ordre 9, auquel se rajoute la contrainte supplémentaire que chacun des nombres 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 8, 9 ne doit apparaître qu'une seule fois dans chacun des neuf sous-carrés d'ordre 3 obtenus en rassemblant trois par trois les lignes et les colonnes. Les deux carrés latins d'ordre 4 précédents sont dits orthogonaux, car en combinant les entiers présents dans chacune des cases semblables de la grille, les couples obtenus n'apparaissent qu'une seule fois par ligne et par colonne dans la grille résultante :
On obtient ainsi un bi-carré latin orthogonal d'ordre 4. On peut également construire un bi-carré latin orthogonal d'ordre 5, mais il n'existe pas de bi-carré latin orthogonal d'ordre 6, comme le démontra en 1782 l'illustre mathématicien suisse Leonhard Euler. Il en conjectura qu'il n'existe pas de bi-carré latins orthogonaux d'ordre n ³ 6, une conjecture qui ne fut démentie que 177 ans plus tard, lorsqu'en 1959 trois autres mathématiciens, Bose, Shrikhande et Parker fournirent un contre-exemple avec ce bi-carré latin orthogonal d'ordre 10, où le nombre dix est ici par commodité remplacé par zéro :
Un bi-carré
latin orthogonal d'ordre 10 permet donc de répartir exhaustivement et sans
répétition les 100 couples différents que l'on obtient en combinant deux par
deux les éléments d'une paire de listes de 10 éléments, soit, pour Perec, de
distribuer de façon à la fois non réaliste et non aléatoire un matériel
romanesque préalablement constitué. C'est probablement l'idée de base, reste à
savoir où et comment distribuer ce matériel. Perec mettra dix ans pour
concevoir et écrire La Vie mode d'emploi,
prix Médicis en 1978. LA POLYGRAPHIE DU CAVALIERIl lui faut pour commencer une autre grille de 10 x 10 = 100 éléments à superposer avec celle qui vient d'être décrite. Il a lors l'idée d'un immeuble, réduit à son plan en coupe et divisé en cent cases, où il répartit les différents appartements (étage, nombre de pièces), les parties privatives (caves) et les parties communes (escalier, chaufferie, ascenseur). Mais comment faire pour échapper à l'option réaliste (montée et descente dans les étages avec description niveau par niveau), ou à l'option aléatoire (tirage au sort du numéro d'ordre de la pièce à décrire), ce qu'en bon oulipien il ne saurait accepter ? Il va pour, pour passer d'une case à l'autre du plan, utiliser la « polygraphie du cavalier ». Dans ce plan de l'immeuble, le nom des occupants apparaît en majuscules grasses, ceux de leurs prédécesseurs dans l'appartement en minuscules italiques, et l'ordre des sauts est indiqué en haut et à gauche.
Aux échecs, le cavalier est la seule pièce du jeu qui peut sauter par dessus une autre. Il se déplace en effet successivement de deux cases : une case en diagonale, comme le fou, et une case en horizontale ou en verticale (ou l'inverse), comme la tour. Lorsqu'il est au centre de l'échiquier, il peut ainsi atteindre huit cases : la « rosace » du cavalier. La « polygraphie du cavalier » est une suite de 64 coups qui permet d'atteindre toutes les cases de l'échiquier (8x8 = 64) sans repasser deux fois sur la même. Cette « polygraphie » est possible quelle que soit la case de départ, mais à chaque fois la solution est unique. Perec va utiliser cette propriété en l'appliquant à un damier de 10x10 = 100 cases. Ce processus formel est le premier « mode d'emploi » du livre. Mais pour lui une contrainte doit être soumise à une autre contrainte, une exception doit toujours infirmer la règle. Il ajoute donc un dérèglement local. Parti du palier du 3e étage à gauche, qui donne sur la porte d'entrée de l'appartement de Bartlebooth (position 1, considérée comme le 1er saut, après le préambule du livre), le cavalier arrive à son 66e saut à la case inférieure gauche du damier, qui correspond à la partie du sous-sol jouxtant la cave de Bartlebooth : cet endroit ne sera pas pris en compte. Le 67e saut réel se voit donc attribuer le numéro 66, et ainsi de suite jusqu'au 100e qui devient le 99e et dernier chapitre du « romans ».
Le déplacement du cavalier fournit la trame du récit, en déterminant l'ordre de description des pièces ou des parties des pièces des appartements et l'ordre d'apparition des personnages : le salon de Madame de Beaumont (saut n¡ 2 ou chapitre 2, comme on veut), le salon de Monsieur Foureau, constamment absent (saut n¡ 3), le salon de Marquiseaux (saut n¡ 4), la salle de bains de Foulerot (saut n¡5), etc. On ne pénètre chez Bartlebooth qu'au 26e chapitre, mais on y terminera le périple au 99e [4]. Le parcours du cavalier détermine également la structure de l'œuvre en six parties. Une nouvelle partie du roman commence chaque fois que le cavalier a touché au moins une fois chacun des bords du damier. Ainsi la première partie se termine-t-elle au chapitre 21 – c'est la première fois que le bord du sud est atteint, après le bord est (saut n¡ 3), le bord nord (saut n¡ 7) et le bord ouest (saut n¡ 12). La deuxième partie va du chapitre 22 au chapitre 45 (sauts 25, 30, 33 et 45) ; la troisième des chapitres 46 à 64 (sauts 48, 51, 61, 64) et la quatrième des chapitres 65 à 83 (sauts 67, 71, 76, 83). Mais au fur et à mesure que la « polygraphie » avance, le nombre de cases disponibles diminue. A la 5e partie de l'ouvrage, (chapitres 84 à 92), le cavalier ne peut plus toucher le bord nord : il s'arrête donc au bord est (saut 92), après avoir touché l'ouest (84) et le sud (91). La dernière partie se voit limitée par les seules places encore disponibles sur le bord ouest : 97 et 99, d'où les sept derniers chapitres. Ce qui explique les différences de longueur entre les différentes parties de l'ouvrage : respectivement 21, 24, 19, 19, 9 et 7 chapitres. LES LISTES DES ÉLÉMENTS CONSTITUTIFS DE LA NARRATIONUne fois déterminé le parcours à suivre dans la description de l'immeuble, il reste à savoir quoi mettre, qui mettre, pour quoi faire et pour quoi dire, dans chacune de ces 99 « pièces ». Pour cela, Perec se constitue au préalable une banque de données de différentes catégories sémantiques, se présentant sous la forme de 38 listes horizontales de dix éléments verbaux, dont une liste particulière définissant la longueur d'un chapitre, et de deux listes numériques avec les nombres 1,2,3,5,6,7,8,9 et 0 (pour 10). Ces quarante premières listes sont regroupées deux par deux. Une autre liste numérique, verticale celle-là, également numérotée de 1, 2,… à 0, rassemble quatre par quatre les 40 listes précédentes. Enfin une dernière liste de dix éléments, hors du cadre ainsi défini, rassemble des COUPLES célèbres. L'ensemble de ces 420 éléments définit les contraintes que Perec veut respecter pour chaque chapitre : « J'avais pour ainsi dire un cahier des charges : dans chaque chapitre devaient rentrer certains de ces éléments. »[5] Que trouve-t-on dans ces listes, indépendamment de leur ordre de présentation ? Il y a d'abord l'ÂGE ET LE SEXE des occupants de l'immeuble, ou des personnages qui seront évoqués dans le chapitre, du nouveau-né au vieillard ; de même leur NOMBRE, variant de zéro à plus de cinq ainsi que leur statut (RÔLE) : occupant, domestique, ami, mais aussi bien client, fournisseur ou autre. Pour le quotidien, NOURRITURE et BOISSONS sont pris en compte. Les VÊTEMENTS (costume, manteau, blouson…) portés par les protagonistes sont soigneusement identifiés par la NATURE du TISSU (uni, à rayure, brodé…), sa MATIÈRE (soie, laine…), sa COULEUR (blanc, vert…), les ACCESSOIRES (chapeau, cravate…) et les BIJOUX (collier, bague…). Perec n'oublie pas les ANIMAUX familiers (chat, chien, oiseau, poisson) ou indésirables comme rat, souris ou guêpe, non plus que les FLEURS (plantes vertes ou grasses…). Les personnages sont également caractérisés par leur ACTIVITÉ (peindre, réparer, lire ou écrire…), leur POSITION spatiale (agenouillé, assis, debout…), le RESSORT ?, avec un ironique point d'interrogation, qui les fait mouvoir (revenir de voyage, ourdir une vengeance…), leurs SENTIMENTS (indifférence, joie, douleur…), mais également par leurs LECTURES, qui vont du journal quotidien à la revue porno et bien sûr par leurs LIVRES – on y retrouve La Disparition. Le 3e SECTEUR emprunte son intitulé à article publié par François le Lionnais et regroupe ce qui n'est ni presse ni littérature : faire-part, prospectus, etc. Il est complété par deux séries de citations (CITATION 1 et CITATION 2) qui seront extraites du panthéon personnel de Perec, de Flaubert à Joyce en passant par Nabokov et Rabelais[6]. Ne sont pas oubliés les JEUX ET JOUETS auxquels les personnages s'adonnent (cartes, solitaires, go…), non plus que les TABLEAUX dont ils sont entourés ou qui seront évoqués, définis tantôt par l'œuvre (Les Ménines) ou par le nom du peintre (Carpaccio). Le traitement des personnages et de leur environnement direct sera donc prépondérant dans l'œuvre. La disposition des appartements ayant été préalablement définie, il reste à préciser pour chaque pièce la nature des SOLS (parquets, tomettes, tapis, lino…) et le revêtement des MURS (peintures, papiers peints…). Quant aux biens immobiliers, on distinguera les MEUBLES (table, chaise…), leur STYLE (chinois, contemporain…), les PETITS MEUBLES (pendules, horloges, cendriers…) et les BIBELOTS par leur matière (marbre, étain, albâtre…). Tout cela en précisant la nature des SURFACES utilisées (carré, rectangle, ovale…) et celle des VOLUMES (cube, pyramide, sphère…). L'inventaire semble à peu près complet, mais pour être sûr de ne rien oublier, Perec rajoute une rubrique DIVERS, véritable bric-à-brac : « armes, argent en billets, maladie, flamme, militaires, Institutions, clergé, couteau, Physiologie 1860 et littérature danoise » ! La photographie tridimensionnelle de l'immeuble et de ses habitants donnée par Perec est supposée être prise le 25 juin 1975, vers 20 heures, dans une rue du 17e arrondissement de Paris coupant fictivement en diagonale un îlot réel d'immeubles proche du Parc Monceau : un très beau quartier, mais cette limitation dans le temps et dans l'espace est évidemment beaucoup trop contraignante. Aussi rajoute-t-il des contraintes de LIEU (Allemagne, Espagne, Extrême-Orient…) et d'ÉPOQUE, de l'Antiquité à l'après-guerre de 39-45. Ce n'est pas tout. La LONGUEUR d'un chapitre peut varier de quelques lignes à douze pages et plus, et les quarante séries précédentes – la série COUPLES est à part – regroupées comme on l'a dit quatre par quatre dans la série numérique verticale, vont se trouver soumise à deux aléas définis par les deux séries numériques horizontales MANQUE et FAUX. Dans le groupe soumis au MANQUE, une des quatre contraintes de ce groupe n'est pas respectée. Le choix de la contrainte à exclure est libre. Dans le groupe soumis au FAUX, l'élément imposé par une des quatre contraintes du groupe est remplacé par un autre élément de la même liste. Le choix de la nouvelle contrainte est également libre. Une dernière série double semble avoir été rajoutée après coup, puisqu'elle est notée « 1c » et ne rentre pas dans un groupe MANQUE ou FAUX. Elle met en scène des COUPLES célèbres, de « Laurel et Hardy » à « La Belle et la Bête », en passant par « labourage et pâturage ». « ‚a c'était ma cuisine, un échafaudage que j'ai mis près de deux ans à monter » [7], dit Perec. Pour l'avoir sous les yeux, ouvrir le tableau de Perec LA PSEUDO-QUENINE D'ORDRE 10Perec a donc mis en place dans son grand tableau général 21 paires de listes de 10 éléments, et le bi-carré latin fourni par Claude Berge lui permet d'utiliser dans le chapitre en gestation, en fonction de la place occupée par la pièce à décrire sur le plan damier, l'élément qui doit être retenu dans chaque liste. Par exemple, pour le chapitre 59 correspondant à l'angle supérieur gauche du plan damier, le bi-carré impose le couple (1,1), soit donc la POSITION « agenouillé » et l'ACTIVITÉ « peindre » ; « Flaubert » en CITATION 1 et « Mann » en CITATION 2, etc. Ce qui revient à fabriquer chaque chapitre à partir des éléments occupant dans le tableau la même position spatiale imposée par le couple issu de ce carré latin. Ainsi pour le couple (3,4) on aurait « à plat ventre » et « érotique », « Proust » et « Butor », « 3 personnages » et « démarcheur », etc. Perec va rejeter cette rigidité excessive et complexifier la machinerie en décidant de distribuer chacune des 21 paires de listes selon un bi-carré latin différent. Il utilise pour cela une propriété évidente d'un bi-carré latin orthogonal, qui reste toujours un bi-carré lorsque l'on permute une ligne et/ou une colonne dans son ensemble. Mais comment réaliser cette permutation ? Sur une idée de Raymond Queneau, il va pour cela s'inspirer d'un troubadour occitan du temps des Grands Rhétoriqueurs, Arnaut Daniel, inventeur de la « sextine », soit un poème de 6 strophes de 6 vers chacune, où les 6 mots qui terminent chacun des six vers de la première strophe se retrouvent également à terminer les vers des cinq suivantes, mais dans un ordre différent, suivant une « permutation en spirale » obtenue en prenant à partir de la 2e strophe d'abord le dernier chiffre, puis le premier, puis l'avant-dernier, puis le deuxième, puis l'avant-avant-dernier, puis le troisième. En identifiant les mots concernés par la suite 1, 2, 3, 4, 5, 6 on trouve : 1re strophe : 1 2 3 4 5 6 2e strophe : 6 1 5 2 4 3 3e strophe : 3 6 4 1 2 5 4e strophe : 5 3 2 6 1 4 5e strophe : 4 5 1 3 6 2 6e strophe : 2 4 6 5 3 1 Comme on peut le voir dans ce tableau, aucun nombre n'apparaît jamais deux fois dans une même ligne ou une même colonne : c'est donc un carré latin d'ordre 6. Mais ce principe de « permutation en spirale » de la sextine ne peut pas s'appliquer à une « quenine », autrement dit à un carré latin d'ordre 10, comme on le voit dès le début de la permutation envisagée, où le nombre 7 va apparaître deux fois sur la même colonne : 1 2 3 4 5 6 7 8 9 0 0 1 9 2 8 3 7 4 6 5 Perec a donc inventé, en s'inspirant de l'exemple précédent, un algorithme de permutation qu'il a appelé la « pseudo-quenine d'ordre 10 ». Il s'agit en fait d'un carré latin d'ordre 10 : 1 2 4 8 5 0 9 7 3 6 2 4 8 5 0 9 7 3 6 1 3 6 1 2 4 8 5 0 9 7 4 8 5 0 9 7 3 6 1 2 5 0 9 7 3 6 1 2 4 8 6 1 2 4 8 5 0 9 7 3 7 3 6 1 2 4 8 5 0 9 8 5 0 9 7 3 6 1 2 4 9 7 3 6 1 2 4 8 5 0 0 9 7 3 6 1 2 4 8 5 Suivre la pensée de Perec va donner lieu à des longueurs mathématiques, mais elles sont nécessaires si l'on veut suivre sa démarche. Il part du bi-carré original pour définir la GRILLE n¡ 1 qu'il applique à la paire POSITION/ACTIVITÉ. Pour la commodité de la présentation, on a regroupé à la fin l'ensemble des grilles utilisées. Pour le chapitre 59, correspondant au couple (1, 1) du plan damier de l'immeuble, ce couple (1, 1) se retrouve évidemment à la même place, d'où, en se reportant à la liste constitutive des éléments de la narration : « agenouillé » et « peindre ». (Voir ces grilles à la fin de cet article.) Il obtient la GRILLE n¡ 2 en permutant les lignes du tableau original, en utilisant les permutations engendrées par la deuxième colonne de la pseudo-quenine, soit 2, 4, 6, 8, 0, 1, 3, 5, 7, 9. La 2e ligne devient la 1ère, la 4e la deuxième, la 6e la troisième, etc., et il l'attribue à la paire NOMBRE/RÔLE. Le premier carré, en haut et à gauche, qui sert toujours de référence, devient la paire (8, 7), autrement dit « 2 personnes » et « client ». La GRILLE n¡ 3 obéit au même processus : à partir de la troisième colonne de la pseudo-quenine, il obtient le bi-carré latin suivant, qui lui sert à définir la paire MURS/SOLS (0, 5), soit « cuir ou vinyle » et « carrelage rectangulaire » : La GRILLE n¡ 4 concerne le STYLE et les MEUBLES, (3, 2), d'où « Louis XV ou Louis XVI » et « chaise » : LA GRILLE n¡ 5, ÂGE ET SEXE et ANIMAUX : (2, 0) donne « homme 35-60 » et « autres animaux » : La GRILLE n¡ 6, TISSUS (Matière) et COULEURS : (7, 4), « fil » et « noir ». La GRILLE n¡ 7, LECTURES et MUSIQUES : (5, 3), « 3e secteur » et « musique romantique ». La GRILLE n¡ 8, BOISSONS et NOURRITURE : (6, 8), « café » et « fruits ». La GRILLE n¡ 9, SENTIMENTS et PEINTURES : (9, 6), « amour » et « reproduction ». La GRILLE n¡ 10, FLEURS et BIBELOTS : (4, 3), « plantes vertes » et « bronze ». Pour obtenir les grilles suivantes, Perec va permuter les colonnes du bi-carré latin original, toujours en utilisant les permutations induites par les colonnes de la pseudo-quenine. Ainsi, en utilisant la 2e colonne de celle-ci, l'ordre initial devient : 2, 4, 6, 8, 0, 1, 3, 5, 7, 9. Il obtient ainsi la GRILLE n¡ 11, CITATION 1 / CITATION 2, avec dans le premier carré du damier le couple (7, 8), soit « Queneau » et « Joyce ». En continuant de même, il obtient pour la GRILLE n¡ 12, 3e SECTEUR et RESSORT ?, le couple (5,0), d'où « recette de cuisine » et « ourdir une vengeance ». La GRILLE n¡ 13, concernant ÉPOQUE et LIEU, donne « Moyen-Âge » et « Grande-Bretagne ». La GRILLE n¡ 14 fournit pour la paire LONGUEUR/DIVERS « 12 pages et plus » et « argent en billets ». La GRILLE n¡ 15, VÊTEMENTS/NATURE DES TISSUS : « pantalon ou jupe », « à ramages ». Mais la GRILLE n¡ 16, ACCESSOIRES et BIJOUX, ne suit pas le modèle induit par la colonne suivante de la pseudo-quenine, puisqu'elle permute à la fois les lignes selon la séquence 2, 4, 6, 8, 0, 1, 3, 5, 7, 9, soit les nombres de la deuxième colonne de la pseudo-quenine, et les colonnes suivant 6, 1, 7, 2, 8, 3, 9, 4, 0, 5, soit ceux de la dernière colonne de la pseudo-quenine. Fidèle à ses principes, Perec ajoute donc ici un « dérèglement local ». Il y était d'ailleurs en quelque sorte obligé, car ayant choisi de ne faire ses permutations qu'avec les colonnes de la pseudo-quenine, il ne pouvait pas utiliser deux fois la première, qui aurait reproduit à l'identique le modèle original. Il ne disposait donc que de dix-neuf permutations, et non pas de vingt. Cette GRILLE n¡ 16 donne le couple (0, 3), soit « bas et chaussettes » et « bracelet ». Il reprend la colonne suivante de la pseudo-quenine, soit 9, 7, 5, 3, 1, 0, 8, 6, 4, 2 pour TABLEAUX et LIVRES[8], et obtient la GRILLE n¡ 17 qui indique « Ambassadeurs » et « Conversions ». La colonne suivante de la pseudo-quenine donnera la GRILLE n¡18, PETITS MEUBLES et JEUX et JOUETS, d'où « téléphone » et « jacquet ». La GRILLE n¡ 19, SURFACES et VOLUMES, « trapèze » et hémisphère » : Enfin la GRILLE n¡ 20, MANQUE et FAUX donne « manque » dans le groupe 9 et « faux » dans le groupe 4. Reste le cas de la grille des COUPLES, qu'il obtient en permutant les colonnes dans l'ordre 3, 9, 4, 0, 5, 6, 1, 7, 2, 8, et les lignes par 1, 3, 5, 7, 9, 2, 4, 6, 8, 0, soit cette fois deux permutations qu'on ne peut rattacher ni à une ligne, ni à une colonne de la pseudo-quenine. Ce qui donne pour le chapitre 59 le couple (6, 9), autrement dit « Orgueil » et « pâturage ». En fait, la « sextine » d'Arnaut Daniel, qui l'a inspiré, n'était pas nécessaire. Par permutation des lignes d'un carré latin d'ordre dix, on peut obtenir 10 ! (factorielle 10, soit 1x2x3x4x5x6x7x8x9x10= 3 628 800) autres carrés latins, et autant en permutant les colonnes. Et rien n'interdit de permuter à la fois une ligne et une colonne. D'ailleurs, il s'en est rendu compte, comme on le voit par les permutations réalisées pour la grille 16 et pour la grille des COUPLES. Perec obtient ainsi quarante-deux contraintes à insérer dans un chapitre. On pourrait penser qu'il se satisfasse ainsi d'avoir enfin la boîte du « Meccano n¡ 6 » qu'il avait toujours rêvé d'avoir quand il était petit. C'est mal le connaître : il va rajouter quatre contraintes supplémentaires. La première consiste à utiliser dans le chapitre le nombre de deux chiffres correspondant aux coordonnées de la pièce dans le plan damier, le premier correspondant à l'ordonnée et le second à l'abscisse. La seconde contrainte constitue ce que Perec appelle un « marquage autobiographique », une allusion à un événement survenu pendant la rédaction du chapitre. Par leur nature intime, ces allusions sont le plus souvent indéchiffrables pour le lecteur. La troisième contrainte consiste en « l'utilisation de documents spéciaux », ou « l'allusion à des objets particuliers », sur lesquels il n'a pas non plus laissé de traces. La dernière impose une allusion à un de ses propres livres : un spécialiste de Perec peut s'amuser à les retrouver, sous leur forme littérale ou dérivée. TRAVAUX PRATIQUESPour chaque chapitre, Perec regroupe alors sur une feuille les contraintes à respecter et les surligne quand elles ont été intégrées dans le texte. Pour vérifier l'analyse précédente de ce lipogramme perecquien, on va appliquer ce système de contraintes à un autre chapitre, en l'occurrence un chapitre court, le chapitre 37, Louvet, 1, dont les cordonnées sur le plan damier sont (8, 8). L'utilisation des grilles fournit les contraintes à respecter. On les numérote au fur et à mesure, pour tenter ensuite de les retrouver dans le texte. Groupe 1, Grille 1, (8, 8), d'où « sortir » (1) et « lire ou écrire » (2) ; Grille 11, (7, 6), d'où « Queneau » (3) et « Freud » (4). Groupe 2, Grille 2, (6, 7), « plus de 5 personnes (5) et « client » (6) ; Grille 12, (0, 0), soit « mode d'emploi » (5) et « vengeance » (6). En continuant de même : Groupe 3, Grille 3 : « cuir ou vinyle » (9) et « tomettes » (10) ; Grille 13 « 39-45 » (11) et Amérique du Sud (12). Groupe 4, Grille 4 : « camping » (13) et « bureau » (14) ; Grille 14 : « environ 1 page » (15) et « armes » (16). Groupe 5, Grille 5 : « femme 35-40 » (17) et « chien » (18) ; Grille 15 : « gilet » (19) et « à carreaux » (20). Groupe 6, Grille 6 : « flanelle » (21) et « jaune » (22) ; Grille 16 : « ceinture » (23) et « bracelet » (24). Groupe 7, Grille 7 : « policier » (25) et « musique ancienne » (26) ; Grille 17 : « Arnolfini » (27) et « Cent ans de solitude » (28). Groupe 8, Grille 8 : « vin » (29) et « œufs, salades » (30) ; Grille 18 : « lampes » (31) et « dés » (32). Groupe 9, Grille 9 : « douleur » (33) et « aquarelle » (34) ; Grille 19 : « hexagone » (35) et « pyramide » (36). Groupe 10, Grille 10 : « épices » (37) et « ivoire ou nacre » (38) ; Grille 20 : « manque en 6 » (39) et « faux en 5 » (40). Enfin, pour la Grille 21 : « crime » (41) et « diamant » (42). Dans le groupe 6, soumis à MANQUE, Perec choisit de ne pas respecter « flanelle » : la contrainte 21 disparaît. Dans le groupe 5, soumis à FAUX, il remplace « chien » par « ours », qui devient ainsi le numéro 18. La quinzième contrainte, « environ une page » est respectée. Reste à retrouver les autres dans le texte, que l'on retranscrit ici dans son intégralité. CHAPITRE XXXVII Louvet, 1 L'appartement des Louvet au premier étage droite. Une salle de séjour de cadres supérieurs. Murs tendus de cuir havane ; cheminée encastrée à foyer hexagonal (35) avec un feu prêt à flamber ; ensemble audio-visuel intégré : chaîne, magnétophone, télévision, projecteur de diapositives ; divan et fauteuils assortis en cuir (9) naturel sanglé. Tons fauves, cannelle, pain brûlé ; table basse carrelée de petites tomettes (10) bises sur laquelle est posée une vasque contenant un jeu de poker-dice (32), plusieurs œufs (30) à repriser, un petit flacon d'angustura (37), un bouchon de champagne (29) qui est en réalité un briquet ; une pochette d'allumettes publicitaires provenant d'un club de San Francisco, le Diamond's (42) ; bureau (14) style bateau, avec une lampe (31) moderne, d'importation italienne, fine armature de métal noir restant stable dans presque n'importe quelle position ; alcôve tendue de rideaux rouges (27) avec un lit entièrement recouvert de tout petits coussins multicolores ; sur le mur du fond, une aquarelle (34) de grande dimension représente des musiciens jouant d'instruments anciens (26). Les Louvet sont en voyage. Ils voyagent beaucoup, pour leurs affaires comme pour leur plaisir. Louvet ressemble – peut être un peu trop – à l'image qu'on se fait et qu'il se fait de lui : mode anglaise, moustache à la François-Joseph. Madame Louvet est une femme très chic, frisant la quarantaine (17), portant volontiers des jupes-culottes, des gilets (19) jaunes (22) à carreaux (20), des ceinturons (23) de cuir et de gros bracelets (24) d'écaille (38). Une photo les représente lors d'une chasse à l'ours (18) dans les Andes (12), dans la région de Macondo (28) ; ils posent en compagnie d'un couple qu'on ne saurait qualifier autrement que d'ejusdem farinae (3) : tous les quatre portent des vareuses kaki avec beaucoup de poches et de cartouchières. Au premier plan, Louvet, accroupi, un genou à terre, son fusil (16) à la main ; derrière lui sa femme assise dans un fauteuil pliant (13) ; debout derrière lui, l'autre couple. Un cinquième personnage, qui est sans doute le guide chargé de les accompagner se tient un peu à l'écart : un homme de haute taille aux cheveux coupés très ras, ressemblant à un G.I. américain ; vêtu d'un battle-dress camouflé (11), il semble entièrement absorbé par la lecture (2) d'un roman policier (25) à bon marché, à couverture illustrée, intitulé El Crimén (41) piramidal (36). Dans la récapitulation que Perec effectue à la fin de chaque chapitre, il constate qu'il n'a pas utilisé « sortir » (1), Freud (4), non plus que « mode d'emploi » (5), « vengeance » (6) et « douleur » (33). Il est donc inutile de rechercher ces contraintes dans le texte. Il ne mentionne que cinq personnages au lieu de « plus de cinq » (5). D'après ses notes, il a également remplacé « ivoire ou nacre » (38) par « écaille ». Mais les Loubet sont des clients (6) du guide. D'après le cahier « Citations », c'est « ejusdem farinae » qui est une transcription de « zozo de son espèce » sorti des Exercices de style de Queneau (3). D'après le cahier « Allusions et détails », l'alcôve à rideaux rouges renvoie au célèbre tableau de Van Eyck représentant Arnolfini et sa femme (27) et le nom du village (28) vient de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia M‡rquez. On voit qu'il n'est pas facile de retrouver toutes les astuces de Perec si l'on n'a pas la clé. Il note le score concernant le chapitre qu'il vient d'écrire 37/42, soit 37 contraintes respectées sur les 42 prévues. On avoue ne pas avoir retrouvé trace des quatre autres contraintes périphériques. Les coordonnées (8,8) devraient faire apparaître le nombre « 88 », apparemment absent. Difficile également de situer un marquage autobiographique, l'allusion à un document spécial, à un objet particulier ou a un autre livre de Perec. Mais, comme on vient de le voir, il peut dans un chapitre ne pas utiliser toutes les contraintes qu'il se donne au départ. Peut-être qu'ici la brièveté du texte l'en a empêché. Dans d'autres chapitres très courts, comme le chapitre 5, il n'arrive qu'à 24/42, mais dans bien d'autres il atteint le score maximal. CONCLUSION(S)D'abord, il est toujours possible de continuer le jeu : déterminer pour chaque chapitre les contraintes à intégrer et les retrouver dans le texte. Ensuite, si Perec s'était promis de ne jamais écrire deux fois le même livre, pour autant il n'interdit pas à son lecteur de réutiliser sa machine à fabriquer des histoires. Il suffit après tout de constituer un plan damier de 100 cases sur tout autre sujet, de modifier la polygraphie du cavalier, de déterminer vingt listes doubles, ou plus, de dix éléments sémantiques à intégrer dans un texte avec les grilles de distribution correspondantes. Mais pour cela il convient de tenter de se mettre à la place de Perec. Voici un « mode d'emploi » possible : 1) Se procurer Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1975. 2) S'installer à une table du « Café de la Mairie », place Saint-Sulpice, Paris 6e. 3) Commander un verre de bourgueil. 4) Compléter, suivant le modèle fourni par le livre, les pages blanches que l'éditeur a fort opportunément laissées à la fin de l'ouvrage. On passera ainsi un fort bon moment avec les mânes souriants de Perec, avec toutefois le regret qu'il nous ait quittés si prématurément. Daniel Kerjan
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