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Hervé Martin : L'éternel présent au pays pagan.

Hervé Martin a été Professeur d'histoire médiévale à l'université de Rennes 2.
Il est co-auteur, avec Louis Martin, de Le Finistère face à la modernité entre 1850 et 1900, Rennes, Apogée, 2004.

Mis en ligne le 20 mai 2021.

© Hervé Martin.


L'éternel présent. Un zombie au pays pagan

« Mon mari m'attend à la maison. »

Ce dimanche 25 août 2019 à 9 heures 15, Annik, Hervé et Marek s'en vont en voiture au marché de Kerlouan, dans le Nord-Finistère, au cœur du pays pagan. Annik et Hervé sont des profs en retraite qui fréquentent Kerlouan depuis plus de 50 ans. Marek est un sociologue et homme politique polonais, très désireux de connaître la Bretagne. Partis du lieu dit Poul-Feunteun, nos trois intellos se dirigent vers le bourg de Kerlouan. Les lieux dits se succèdent : Porz Uhel, Lerret, le Petit-Paris (sic) ; à l'approche de Gorre an Dreff, une femme âgée marche à vive allure sur le bord de la route. Elle est visiblement pressée d'arriver au bourg encore distant d'un kilomètre 5. « Hervé, arrête-toi ! » Aussitôt dit, aussitôt fait. On lui fait signe de monter dans la voiture, elle ne se fait pas prier. « Oh, comme c'est gentil ! Je suis pressée, mon mari m'attend à la maison, il regarde la télévision, il faut que je lui rapporte à manger et à boire. Il a l'habitude de manger à midi, sinon je me fais gronder. »

Trois minutes plus tard, nous la laissons sur la place du marché de Kerlouan. « Je vais prendre de l'argent à la banque et ensuite j'irai acheter le nécessaire à Casino. » De notre côté, nous faisons nos emplettes et, 45 minutes plus tard, nous reprenons le chemin de Poul-Feunteun. « Hervé, tu aurais dû aller voir sur le parking de Casino ! – Je pense qu'elle est déjà repartie. » Nous la retrouvons effectivement 2 kilomètres 5 plus loin, toujours très alerte. « Montez donc, chère madame ! – Oh, comme c'est gentil. Mon mari m'attend à la maison. Je dois lui faire à manger pour midi. Comme vous avez une belle voiture, toute neuve. » Elle ne se souvient manifestement pas d'être montée à l'aller dans notre Clio.

La ceinture de sécurité bouclée, nous repartons. Les lieux-dits se succèdent : le Petit-Paris, l'embranchement pour le Tréas. « Je suis obligée d'aller à pied au bourg, déclare-t-elle, puisque les enfants nous ont pris la voiture. Avant, j'allais à Guissény, à Lesneven. J'ai passé du temps chez ma fille à Brest, mais je n'ai pas pu m'habituer : il y a trop de voitures. » Nous approchons de Lerret. « J'habite à Pors-Uhel », nous dit-elle. -- « C'est tout près de chez nous, notre maison est située entre Pors-Uhel et Poul-Feunteun. » Elle a du mal à réaliser que nous sommes voisins. De fait, nous ne nous sommes jamais rencontrés ! Nous la déposons à sa porte. « Merci, comme vous êtes gentils ! Combien je vous dois ? – Rien du tout, évidemment ! – S'il me restait de la monnaie, je vous en donnerais. »

Et nos trois intellos de pleurer sur le sort de cette pauvre femme obligée de faire dix kilomètres à pied pour aller chercher à manger à son mari. Et de dénoncer l'exploitation éhontée dont les femmes sont victimes dans la société traditionnelle et de clouer au pilori la goujaterie du mari vautré devant sa télévision pendant que sa vaillante épouse dilapide ses forces en chemin. Et de juger sévèrement le comportement des enfants qui ont rendu la vie impossible à leurs parents. Et d'imaginer ce que ça peut être en hiver, quand il pleut et qu'il vente. Chacun y va de son couplet, y compris Marek, qui n'est pourtant pas influencé par l'idéologie du genre, peu en honneur en Pologne. Annik est intarissable : emportée par son altruisme, elle voudrait venir en aide à cette pauvre femme, qui doit avoir près de 85 ans. Quant à Hervé, il observe sobrement : « Dimanche prochain, rebelote, on la retrouvera sur le chemin. »

À l'arrivée chez nous, Marek décrit à Eva, sa femme, la dure condition des femmes dans la société rurale bretonne.

 

Le dimanche 1er septembre à 9 heures, Annik et Hervé repartent au marché de Kerlouan, Marek ayant regagné sa chère Pologne. Au bout de 500 mètres, ils embarquent à nouveau leur voisine, toujours très alerte. « Comme vous êtes gentils de me prendre comme ça, dit-elle. Je suis pressée, mon mari m'attend à la maison. » Elle ne se souvient visiblement de rien. Elle n'a pas conscience d'être déjà montée dans notre voiture blanche.

Une fois arrivés sur la place du marché de Kerlouan : « Je vais prendre de l'argent à la banque et ensuite j'irai acheter une bouteille à mon mari à Casino.  – On peut vous ramener chez vous si vous le souhaitez. Rendez-vous dans trois quarts d'heure. »

Le délai écoulé, personne ! Nous repartons, mais avec des remords. « Tu devrais retourner voir sur le parking de Casino. » Nous avançons néanmoins et, à mi-parcours, nous la cueillons à nouveau. Elle ne reconnaît pas la voiture, mais elle monte bien volontiers ; ça lui fera 3 kilomètres en moins à faire à pied. Elle ne reparle pas de son mari. Elle se contente de dire : « Les enfants nous ont pris la voiture. Je l'ai revendue, mais je ne leur ai pas donné l'argent. Je l'ai gardé pour moi ! » Et elle précise : « Heureusement que vous m'avez embarquée. J'ai cassé la lanière de mes chaussures et je suis en chaussettes. Madame, vous avez bien de la chance d'avoir un mari qui vous conduit au marché. » Nous la laissons à sa porte : «  Merci beaucoup. Je vous dois combien ? Je vous laisse la monnaie qui me reste de mes courses. » Elle se déleste effectivement d'un euro quarante, qui aboutira dans la caisse de la paroisse de Kerlouan. Nos deux bobos lecteurs du « Monde » et autres journaux bien pensants, très « politiquement corrects », versent à nouveau des larmes sur l'exploitation de la femme dans la Bretagne profonde. Ils ont aussi conscience d'avoir fait une BA : si elle avait dû faire trois kilomètres en chaussettes, elle se serait abîmé les pieds.

Le même jour, à 14 heures 30, notre voisine madame Calonnec vient prendre le café avec l'une de ses amies d'enfance, madame Abiven, dont le fils est militaire au Liban, ce qui la tracasse visiblement beaucoup. De notre côté, nous avons reçu la visite de notre belle-sœur Annie. La conversation s'engage : « Dites donc, madame Calonnec, vous avez à Porz Uhel  une voisine qui est l'esclave de son mari. Elle va au bourg à pied lui acheter à manger et à boire ! Dix kilomètres aller-retour, rien que ça ! Les enfants leur ont enlevé la voiture. Et son mari qui reste assis devant la télévision pendant ce temps. Incroyable ! Et qu'est-ce que ça doit être pendant l'hiver, quand il pleut ! – Mais c'est madame Belbéoc'h, son mari est mort depuis 2006, elle a perdu la mémoire, elle fait comme s'il était encore vivant ! Elle n'a pas l'Alzheimer, elle ne se souvient plus de rien, c'est tout. » Nous sommes stupéfaits et nous restons comme deux ronds de frite. Tous nos beaux discours sur la nécessaire libération de la femme bretonne s'écroulent.

Madame Calonnec apporte ensuite quelques précisions : « Son mari était marin, originaire de Saint-Pol de Léon. Ils sont venus ici pour passer leur retraite. Il est mort en 2006, mais elle fait comme s'il était vivant. Elle n'a pas le droit de boire de l'alcool. Elle dit qu'elle en achète pour son mari, mais la caissière de Casino est au courant. Elle cache la bouteille au passage et madame Belbéoc'h ne s'en aperçoit même pas ! Trois infirmières s'occupent d'elle. Pendant la semaine, elle est à Plouguerneau dans une maison spécialisée, où on la fait participer aux tâches ménagères. Elle revient seulement chez elle le samedi et le dimanche. » Madame Abiven précise alors : «  On lui fait les courses, elle a  son frigo plein, mais elle estime toujours qu'il manque quelque chose. C'est pour cette raison qu'elle va au bourg, parfois plus d'une fois dans la journée. » Et madame Calonnec d'ajouter : « Elle se porte bien physiquement ; elle a 83 ans, pas plus. Elle aime marcher, parfois à travers champs. Une fois, on l'a crue perdue, les pompiers sont venus et l'ont retrouvée au pied d'un talus. Une autre fois, elle a failli se faire surprendre par la marée montante en traversant la rivière pour aller à Guissény. »

Nous sommes stupéfaits, estomaqués, sidérés. Tous nos beaux discours sur les « mères courages » bretonnes et sur les servitudes de la vie conjugale s'écroulent. Madame Belbéoc'h ne s'attaque certes pas aux frontières de genre, mais, par son comportement, elle met à mal les limites entre réalité et fiction, vérité et mensonge. Cette femme a tout oublié, sauf que « l'éternelle présence » de son époux peut lui servir d'alibi pour tenter de se procurer de l'alcool !

Et comment ne pas s'extasier devant la solidarité existant entre les voisines, puisqu'il s'avère que madame Belbéoc'h passe très souvent voir madame Calonnec ? Comment ne pas saluer l'incomparable système social français, qui prend en charge des personnes aussi imprévisibles et aussi difficiles à gérer ? Trois infirmières passent régulièrement voir madame Belbéoc'h et se préoccupent de la ramener chez elle quand elle s'en va battre la campagne. Comment ne pas estimer que l'attitude des enfants est tout à fait compréhensible et légitime ? Priver leur mère de voiture relève de la prudence la plus élémentaire. Elle a tout le nécessaire chez elle pour le week-end. Quand elle va au bourg, c'est pour passer le temps. Elle en revient d'ailleurs avec un cabas à moitié vide. L'éternelle présence de son époux, décrétée par elle seule, brouille les frontières entre le rêve et la réalité et peut même lui permettre à l'occasion de tenter de rouler son monde !

Et pendant que les voisins et voisines s'interrogent sur ce comportement étrange, madame Belbéoc'h retourne au bourg de son pas rapide, en chaussures ou en chaussettes, pour en revenir avec un cabas à moitié ou complètement vide, délesté de cette précieuse bouteille que lui réclamait son zombie de mari et qu'elle a cru un moment pouvoir acheter ! Elle ne semble pas malheureuse : elle vit dans un monde intermédiaire, entre ciel et terre, passé et présent, réalité et fiction, sincérité et rouerie, en plein brouillard de Kerlouan, diraient les mauvaises langues !

Hervé Martin

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