Retour page sur Abbés & Corps du roi

Rencontre entre Pierre Michon et Jean-Claude Pinson

Deux écrivains nantais confrontent leur conception de l'écriture

Michon, Pinson et l'art du souffle

Pierre Michon, prix Décembre 2002, est ce soir [21 novembre 2002] au Lieu Unique pour une rencontre publique. Dans son dernier livre, le poète Jean-Claude Pinson situe son frère de plume dans une lignée de « poètes hors les murs », dont les écrits ouvrent « l'existence à plus d'intensité ».

Dans la rue, ça bétonne. L'immeuble avance. Leurs héros sont là, truelle à la main, en réserve d'absolu. Pour les deux écrivains, la littérature a ce pouvoir de projeter l'anonyme dans l'éternité des mots, par une mythologie des humbles (Pierre Michon), ou par une plongée dans l'ordinaire des jours (Jean-Claude Pinson). Devant sa tasse de café clair, Pierre Michon confirme : oui, Pinson est un collègue de lyrisme. Une voix qui chante du talus voisin : « Lui et moi, on fait la même chose. Je refeuilletais ce matin son livre Fado avec flocons et fantômes : ce n'est ni de la poésie, ni de la prose, ni du récit. » Une zone libre de la littérature où le poème tend vers le récit, et inversement où le récit atteint la tension maximale du vers classique.

« Quand je lis Michon, dit Pinson, je m'intéresse beaucoup moins à l'intrigue qu'à l'intensité de la langue, et cela me permet de sortir de la poésie, de son afféterie. »
Écrivains de la grandeur déchue, des idéaux brisés, de la perte, du ratage, tous deux confient à l'écriture le soin de « sauver » l'humain. L'écriture, un art de vivre : « Il y a le poème imprimé et le poème non-imprimé — la vie, pouvant se concevoir comme un poème. » Conception qui n'est pas celle de Michon, pour qui l'absolu littéraire ne peut engendrer de prescription de vie : « Je laisse faire ma vie comme je peux et j'en tire ce que je peux. J'admire l'exigence morale, mais je ne suis pas un être moral. Le monde, c'est la zone, mais en l'écrivant, on en fait un réel aussi beau que le réel archéologique. »
Tous deux ont connu les années 70 où, entre mort de Dieu et maoïsme, de Blanchot à Sollers, il fallait oser pour écrire en dehors des clous. « Ils (les terroristes de Tel Quel) ont tout bloqué, et c'est tant mieux, ironise Michon. Déjà, ça en faisait moins sur le marché, car pour survivre comme écrivain, il fallait un bon paquetage. » Pinson, lui, parle de sa découverte des Vies minuscules comme d'une bouffée d'oxygène. Il était donc encore permis d'être inspiré et de produire de l'inouï, d'ignorer les nouvelles religions littéraires pour s'en remettre à sa propre vérité, à ces « moments de grâce où tu as l'impression que le vent te pousse dans le dos, avec l'idée qu'on peut faire si bien son nid dans le langage qu'il fera son travail tout seul ».
Avec le prix Décembre, Pierre Michon trouve aussi un surcroît de reconnaissance. Sa position de grand écrivain est renforcée dans le paysage des lettres, et conforte celle de Nantes comme ville « pas plus littéraire que Guéret », sans doute, mais attractive. Sa présence a pu amplifier le développement de l'activité littéraire locale, avec des éditeurs (en particulier Joca Seria et le festival Écrivains en bord de mer), des libraires actifs, un riche vivier d'auteurs.
Écrire pour tous ?
Lyrisme pas mort, donc. Écrire avec du souffle, et qu'on entende « battre le pouls de l'expérience », dans une langue que tout le monde puisse comprendre. Un rêve ? « Je n'en suis pas encore capable, dit Michon. J'aimerais écrire des textes où il n'y ait pas un mot à chercher dans le dictionnaire. Comme Hugo : les gens du peuple peuvent le lire et c'est de la sur-littérature. J'aimerais pouvoir écrire sur Beckett avec les mots d'un ouvrier des travaux publics. »

Daniel Morvan


Rencontre : Pierre Michon, à propos de Corps du roi et Abbés, au Lieu Unique de Nantes. Jean-Claude Pinson a publié Fado (avec flocons et fantômes) (poésie) et Sentimentale et naïve (essai) à Champ Vallon.
Jean-Claude Pinson, poète et auteur d'essais sur la poésie contemporaine, et Pierre Michon, qui vient de recevoir le prix Décembre pour Abbés et Corps du roi.

Ouest-France du 21 novembre 2002, édition de Nantes.

Retour page sur Abbés & Corps du roi