Textes
KANT : Sur lexpression courante : Il se peut que cela soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut rien. Toute opposition au pouvoir législatif suprême, toute révolte destinée à traduire en actes le mécontentement des sujets, tout soulèvement qui éclate en rébellion est, dans une république, le crime le plus grave et le plus condamnable, car il en ruine le fondement même. Et cette interdiction est inconditionnelle, au point que quand bien même ce pouvoir ou son agent, le chef de lÉtat, ont violé jusquau contrat originaire et se sont par là destitués, aux yeux du sujet, de leur droit à être législateurs, puisquils ont donné licence au gouvernement de procéder de manière tout à fait violente (tyrannique), il nen demeure pas moins quil nest absolument pas permis au sujet de résister en opposant la violence à la violence. En voici la raison : cest que dans une constitution civile déjà existante le peuple na plus le droit de continuer à statuer sur la façon dont cette constitution doit être gouvernée. Car, supposé quil en ait le droit, et justement le droit de sopposer à la décision du chef réel de lÉtat, qui doit décider de quel côté est ce droit ? Ce ne peut être aucun des deux, car il serait juge dans sa propre cause. Il faudrait donc quil y eût un chef au-dessus du chef pour trancher entre ce dernier et le peuple, ce qui se contredit. Il ne se peut faire non plus quintervienne en ce cas un droit de nécessité, qui dailleurs au titre de droit prétendu de faire infraction au droit dans lextrême détresse (physique) est un non-sens, ni quil fournisse la clé qui permettrait de lever la barrière limitant le pouvoir du peuple. Car le chef de lÉtat peut tout aussi bien, pour justifier la dureté de son procédé à légard des sujets, arguer de leur insoumission que ces derniers peuvent justifier leur révolte en se plaignant de subir un traitement quils nont pas mérité, et qui tranchera en ce cas ? Celui qui se trouve en possession de ladministration, et cest précisément le chef de lÉtat, est seul à pouvoir le faire ; et il nest par conséquent personne dans la république qui puisse avoir le droit de lui contester cette possession. (Tr. L. Guillermit, Vrin éd.) DIDEROT : Supplément au voyage de Bougainville. Nous parlerons contre les lois insensées, jusquà ce quon les réforme ; et en attendant nous nous y soumettrons. Celui qui, de son autorité privée, enfreint une loi mauvaise, autorise tout autre à enfreindre les bonnes. Il y a moins dinconvénients à être fou avec les fous quà être sage tout seul. DÉCLARATION DES DROITS DE LHOMME ET DU CITOYEN : Article 7 Tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi, doit obéir à linstant. Il se rend coupable par la résistance. SPINOZA : Traité de lautorité politique ch 2, par 4 à 6. On ne saurait concevoir que chaque citoyen soit autorisé à interpréter les décisions ou lois nationales. Sinon, chacun sérigerait ainsi en arbitre de sa propre conduite Tout citoyen, on le voit, est non pas indépendant, mais soumis à la nation, dont il est obligé dexécuter tous les ordres. Il na aucunement le droit de décider quelle action est équitable ou inique, dinspiration excellente ou détestable. Tant sen faut ! LÉtat on la vu, est en même temps quun corps, une personnalité spirituelle ; la volonté de la nation devant passer, par suite, pour la volonté de tous, il faut admettre que les actes, déclarés justes et bons par la nation, le sont aussi de ce fait pour chacun des sujets. Dans l'hypothèse même, où l'un des sujets estimerait les décisions nationales parfaitement iniques, il ne serait pas moins obligé d'y conformer sa conduite. Voici alors une objection quon va nous opposer : La raison ne nous interdit-elle pas de nous incliner entièrement devant le jugement dun autre, et par conséquent, ne devrait-on pas tenir un tel état de société pour contraire aux exigences raisonnables ? de sorte que cet état social irrationnel ne pourrait plus être réalisé que par des hommes déraisonnables. Mais, répondrons-nous, il nest pas possible quun seul des enseignements de la raison contredise la réalité naturelle. Or les hommes, étant en proie aux sentiments, la saine raison ne saurait exiger que chacun deux soit indépendant ; en dautres termes, la raison elle-même affirme limpossibilité de lindépendance individuelle. Dautre part la raison enseigne également et sans réserve quil faut chercher à maintenir la paix. Comment la paix régnerait-elle, si la législation générale de la nation nétait à labri de toute atteinte ? Ainsi pour ce motif encore, plus lhomme se laisse guider par la raison, cest-à-dire plus il est libre, plus il sastreindra à respecter la législation de son pays, ainsi quà exécuter les ordres de la souveraine Puissance à laquelle il est soumis. Jajouterai enfin un dernier argument : létat de société sest imposé comme une solution naturelle, en vue de dissiper la crainte et déliminer les circonstances malheureuses auxquelles tous étaient exposés. Son but principal ne diffère pas de celui que tout homme raisonnable devrait sefforcer datteindre quoique sans aucune chance de succès dans un état strictement naturel. Doù lévidence de cette proposition : Alors même quun homme raisonnable se verrait un jour, pour obéir à son pays, contraint daccomplir une action certainement contraire aux exigences de la raison, cet inconvénient particulier serait compensé, et au-delà par tout le bien dont le fait bénéficier en général létat de société. Lune des lois de la raison prescrit quentre deux maux nous choisissions le moindre ; il est donc permis de soutenir que jamais personne naccomplit une action contraire à la discipline de la raison, en se conformant aux lois de son pays. (Tr. R. Caillois, M. Francès, R. Misrahi. Pléiade éd.) Georges GUSDORF : Traité de lexistence morale. Le problème est ici celui du droit à linsurrection, ou plutôt celui du devoir dinsurrection. Il y a, dans toute société un désordre établi. Chaque communauté se fonde sur des compromis, sur des transactions avec lexigence des valeurs. La belle harmonie de la civilisation grecque nest possible que grâce à linstitution de lesclavage. Un moment vient où la conscience se révolte, où lesclavage apparaît scandaleux, dautant que des moyens techniques nouveaux permettent de mettre en uvre dautres sources dénergie. Il a pourtant fallu attendre 1848 pour que la France réalise officiellement la suppression de lesclavage. Les États-Unis y renonceront seulement au prix de la guerre de Sécession. Or, il y a toujours des esclavages à supprimer, des injustices qui garantissent un ordre abusif. Toujours est nécessaire le recommencement de cette autre guerre de Sécession de lhomme qui nest pas daccord, qui le proclame à ses risques et périls. Il y a des hommes qui préfèrent prendre parti pour le désordre, si le désordre est le seul moyen de hâter lavènement de la justice et de promouvoir les valeurs. Celui qui, dailleurs, se désolidarise ainsi agit sous linspiration dun vif sentiment de solidarité. Il en appelle de la communauté imparfaite et fausse à une communauté plus vraie. John RAWLS : Traité de la Justice. La question est de savoir dans quels cas et jusquà quel point nous sommes obligés dobéir à un système injuste. On dit parfois quil nest jamais nécessaire dobéir dans de telles conditions. Mais ceci est une erreur. Linjustice dune loi nest pas, en général, une raison suffisante pour ne pas y obéir, pas plus que la validité légale dune législation (définie par la constitution en vigueur) nest une raison suffisante pour se conformer à la loi. Quand la structure de base dune société est suffisamment juste, dans les limites du contexte prévalant, nous devons reconnaître comme obligatoires des lois injustes, à condition quelles ne dépassent pas un certain degré dinjustice. En essayant de discerner ces limites, nous nous rapprochons du problème plus profond de lobligation et du devoir politiques. La difficulté vient ici, en partie, de ce quil y a un conflit de principes dans ces cas. Certains principes conseillent lobéissance, tandis que dautres nous indiquent le contraire. Ainsi les revendications du devoir et de lobligation politiques doivent être confrontées à une conception des priorités adéquates. (Tr. C. Audard. Seuil éd.) Thomas HOBBES : Le Léviathan. Une convention où je mengage à ne pas me défendre de la violence par la violence est toujours nulle. En effet, nul ne peut transmettre son droit de se protéger de la mort, des blessures et de lemprisonnement, ou sen dessaisir, puisque cest à seule fin déviter ces choses que lon se dessaisit de quelque droit que ce soit. Aussi la promesse de ne pas résister à la violence ne transmet-elle des droits dans aucune convention, et ne crée-t-elle pas dobligation. En effet, encore quun homme puisse stipuler dans une convention : Si je ne fais pas ceci ou cela, tue-moi, il ne saurait stipuler : si je ne fais pas cela je ne résisterai pas quand tu viendras me tuer. Car lhomme choisit naturellement le moindre des deux maux, cest-à-dire le risque de mourir au cas où il résisterait, de préférence au plus grand, qui est la mort certaine et immédiate sil ne résistait pas. La vérité de tout cela est concédée par tous les hommes, en ce quils font mener les criminels au supplice ou à la prison par des hommes armés, nonobstant le fait que ces criminels aient accepté la loi qui les condamne. (Tr. Tricot. Vrin éd.)
Des philosophes jugent Socrate Maurice MERLEAU-PONTY : Éloge de la philosophie. Quand Socrate refuse de fuir, ce nest pas quil reconnaisse le tribunal, cest pour mieux le récuser. En fuyant, il deviendrait un ennemi dAthènes, il rendrait la sentence vraie. En restant il a gagné, quon lacquitte ou quon le condamne, soit quil prouve sa philosophie en la faisant accepter par ses juges, soit quil la prouve encore en acceptant la sentence. Aristote, soixante-seize ans plus tard, dira en sexilant quil ny a pas de raison de permettre aux Athéniens un nouveau crime de lèse-philosophie. Socrate se fait une autre idée de la philosophie : elle nest pas comme une idole dont il serait le gardien, et quil devrait mettre en lieu sûr, elle est dans son rapport vivant avec Athènes, dans sa présence absente, dans son obéissance sans respect. Socrate a une manière dobéir qui est une manière de résister, comme Aristote désobéit dans la bienséance et la dignité. Tout ce que fait Socrate est ordonné autour de ce principe secret quon sirrite de ne pas saisir. Toujours coupable par excès ou par défaut, toujours plus simple et moins sommaire que les autres, plus docile et moins accommodant, il les met en état de malaise, il leur inflige cette offense impardonnable de les faire douter deux-mêmes. Dans la vie, à lAssemblée du peuple, comme devant le tribunal, il est là, mais de telle manière que lon ne peut rien sur lui. Pas déloquence, point de plaidoyer préparé, ce serait donner raison à la calomnie en entrant dans le jeu du respect. Mais pas non plus de défi, ce serait oublier quen un sens les autres ne peuvent guère le juger autrement quils font. La même philosophie loblige à comparaître devant les juges et le fait différent deux, la même liberté qui lengage parmi eux le retranche de leurs préjugés. Le même principe le rend universel et singulier [ ] Il ne plaide pas pour lui-même, il plaide la cause dune cité qui accepterait la philosophie. Il renverse les rôles et le leur dit : ce nest pas moi que je défends, cest vous. En fin de compte, la Cité est en lui, et ils sont les ennemis des lois, cest eux qui sont jugés et cest lui qui est juge. (Gallimard, éd.) Max STIRNER : LUnique et sa propriété. Combien na-t-on pas vanté chez Socrate le scrupule de probité qui lui fit repousser le conseil de senfuir de son cachot ! Ce fut de sa part une pure folie de donner aux Athéniens le droit de le condamner. Aussi na-t-il été traité que comme il le méritait ; pourquoi se laissa-t-il entraîner par les Athéniens à engager la lutte sur le terrain où ils sétaient placés ? Pourquoi ne pas rompre avec eux ? Sil avait su, sil avait pu savoir ce quil était, il neût reconnu à de tels juges aucune autorité, aucun droit. Sil fut faible, ce fut précisément en ne fuyant pas, en gardant cette illusion quil avait encore quelque chose de commun avec les Athéniens, et en simaginant nêtre quun membre, un simple membre de ce peuple. Il était bien plutôt ce peuple même en personne, et seul il pouvait être son juge. Il ny avait point de juge au-dessus de lui : navait-il pas dailleurs prononcé la sentence ? Il sétait, lui, jugé digne du Prytanée. Il aurait dû sen tenir là, et nayant prononcé contre lui aucune sentence de mort, il aurait dû mépriser celle des Athéniens et senfuir. Mais il se subordonna, et accepta le Peuple pour juge : il se sentait petit devant la majesté du Peuple. Sincliner comme devant un " droit " devant la force quil naurait dû reconnaître quen y succombant, cétait se trahir soi-même, et cétait de la vertu. La légende attribue les mêmes scrupules au Christ, qui dit-on, ne voulut pas se servir de sa puissance sur les légions célestes. Luther fut plus sage ; il eut raison de se faire délivrer un sauf-conduit en bonne forme avant de se hasarder à la diète de Worms, et Socrate aurait dû savoir que les Athéniens nétaient que ses ennemis et que lui seul était son juge. Lillusion dune « justice », dune « légalité », etc., devait se dissiper devant cette considération que toute relation est un rapport de force, une lutte de puissance à puissance. (Tr. R.-L. Leclaire. Stock éd.) |