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François-Marie Mourad : Amour et philosophie dans Le Banquet de Platon.
Mis en ligne le 10 décembre 2018.

Toutes les références au Banquet de Platon renvoient à l'édition GF-Flammarion (présentation, traduction et notes par Luc Brisson, 2018).

© : François-Marie Mourad.

François-Marie Mourad est professeur de lettres en classes préparatoires au lycée Montaigne de Bordeaux.


Amour et philosophie dans Le Banquet[1]

Comment une pareille chose a pu nous être conservée à travers les générations de moines et de grimauds ?

Lacan

Il y a dans l'amour un élan vital, une positivité tels que le philosophe considère qu'il y va de la définition même de son activité, puisque la forme de continuité qu'Éros instaure est tout entière relative à une certaine image de ce que c'est que vivre. Socrate, et plus encore Platon, l'auteur de ce fameux dialogue, s'accordent sur ce point. Littérature, philosophie et politique, ici mis en rivalité dans un tournoi de parole, ont bien Éros en commun. Il convient d'en discourir « en prenant Dionysos pour juge » (175e). « C'est, d'une certaine manière, la formule qui résume toute l'affaire. Dionysos jugera quelle sagesse est la plus haute[2] », la sagesse de Socrate, celle d'Aristophane ou celle d'Agathon, le champion du jour et l'hôte de ce banquet ? Les interventions préalables de Phèdre, Pausanias et Éryximaque ne sont évidemment pas sans intérêt, mais elles font état de conceptions traditionnelles, renvoient à des systèmes antérieurs et mobilisent des idées reçues. Elles ont aussi une orientation sophistique, pour cautionner des attitudes personnelles.

L'origine du dialogue

Partons du principe que l'amour est bien un sujet de choix, essentiel, non contingent. Tous les éloges corroborent l'importance, la majesté, la grandeur du skopos choisi par Phèdre. Le décalage dans le temps entre le moment de la transmission (entre 407 et 399 avant Jésus-Christ) et un banquet dont la date (416) est significativement très proche du plus grand scandale politique d'Athènes[3] (415) est estompé par la qualité d'une transmission orale soucieuse d'exactitude comme de « rendre vivant ». Cet écart temporel permet de mieux saisir peut-être ce qu'il y a eu d'essentiel dans ce banquet avant qu'il ne soit recouvert par une affaire contaminée par l'hystérie collective. La déclaration préalable d'Apollodore (« J'estime n'être pas trop mal préparé à vous raconter ce que vous avez envie de savoir », 172a), in medias res, présuppose un public demandeur, impatient, partiellement averti, et une narration qui devra être à la hauteur de cette attente. Cette proportionnalité de l'intérêt partagé est garantie par le retentissement durable d'un événement bien connu, dont plusieurs récits plus ou moins bien constitués circulent déjà. Luc Brisson traduit par événement le mot grec sunousia, un être ensemble qui désigne aussi bien une réunion que des relations sexuelles. De fait, avant même d'être un dialogue sur l'amour, Le Banquet met en scène des rapports amoureux, notamment ceux du triangle formé par Agathon, Socrate et Alcibiade. Mais la traduction par événement a le mérite de signaler des discours et des circonstances d'importance, y compris politiques, auxquels il convient de se référer désormais. Les difficultés de restitution mises en scène par Platon, qui aurait composé son œuvre « un peu avant 375 » (introduction, p. 14), indiquent alors l'importance et les limites du travail de mémoire dans la quête de connaissance.

Glaucon se tourne vers Apollodore après avoir constaté l'indigence frustrante de rapporteurs indirects : « Quelqu'un d'autre en effet m'en a fait un récit qu'il tenait de Phénix, le fils de Philippe, et il m'a dit que toi aussi tu étais au courant. Mais lui, malheureusement, il ne pouvait rien dire de précis » (172b). Ces circonlocutions dilatoires sont une bonne amorce à l'intérêt de discours qui non seulement ne doivent pas être perdus mais dont on vise la restitution la plus fidèle. La fiabilité du narrateur sera garantie par la caution de Socrate en personne : Apollodore, lui-même disciple du philosophe, tient directement le détail du sumposion d'un des participants, Aristodème, « présent à la réunion » (173b). Il a de surcroît procédé à une vérification auprès de son maître : « Mais, bien entendu, j'ai après coup posé à Socrate quelques questions sur ce que m'avait rapporté Aristodème, et il confirma que le récit d'Aristodème était exact » (173b). Socrate ne raconte pas lui-même l'événement. Ce serait indécent au regard des dieux et surtout de la philosophie, qui n'a pas à être proclamée. La philosophie, si elle se soucie de découvrir la vérité, ne révèle pas ses mystères à tous, elle n'est pas animée d'un zèle de missionnaire. Aristodème sera donc la source au moyen de laquelle la vieille génération des socratiques informe la plus jeune. Le désir de savoir exemplifie la puissance motrice du manque, l'appel érotique. Ces préalables sur la transmission orale ne sont donc pas inutiles. Ils attestent de son importance, de ses conditions effectives, des graves risques de perte qui la guettent et ils confirment l'importance des échanges qui ont été tenus au sein du banquet qui a suivi le couronnement d'Agathon et précédé le sacrilège des Hermès.

L'hubris de Socrate

On aura noté l'omniprésence de Socrate. Sa figure déborde l'événement stricto sensu, elle donne sens au banquet en en modifiant la présentation et l'issue. Socrate, lui aussi associé à des mystères, « relatifs à Éros » (209e), n'est-il pas, plutôt qu'Alcibiade, un profanateur ? Son éloge d'Éros, qui nie que l'on ait affaire à un dieu, n'est-il pas même un éloge de la profanation, « ce contre-dispositif qui restitue à l'usage commun ce que le sacrifice avait séparé et divisé[4] ? » Nombreux sont les signes de la désacralisation chez Socrate, de la simple négligence à cet art virtuose d'une parole critique qui assouplit et détourne les constituants a priori inamovibles des mythes, pour les faire servir en tant que fables à sa conception de la philosophie.

S'il est personnellement invité par Agathon, tout en s'étant « abstenu d'aller à la fête donnée pour célébrer sa victoire » au concours de tragédies, ce n'est pas le cas d'Aristodème, bien conscient de l'inconvenance de la proposition de son maître de l'accompagner au banquet. Le philosophe va-nu-pieds, s'il a pris la peine de chausser des sandales pour l'occasion (174a), introduira évidemment le trouble dans l'assemblée, de plusieurs manières, dont la moindre n'est pas l'insolence à l'égard de son hôte Agathon : Aristodème, invité en cure-dent, se retrouve « dans une situation quelque peu ridicule » (174e), tandis que Socrate, préoccupé par ses seules pensées, se sera attardé dans le vestibule de la maison voisine (175a). Il n'en est pas moins accueilli avec ferveur par l'élégant Agathon, au milieu du souper. La situation se met en place, après une première réplique ironique de Socrate sur l'aporie du contact érotico-pédagogique, qui prélude ainsi au thème du dialogue : « Ce serait une aubaine, Agathon, si le savoir était de nature à couler du plus plein vers le plus vide, pour peu que nous nous touchions les uns les autres » (175d). Est ainsi fixée d'emblée l'improductivité foncière du seul contact amoureux, son leurre. Par cette entrée en matière déceptive, Platon disqualifie l'illusion d'un savoir par l'autre qui serait lié à sa seule présence, aussi brillante soit-elle. Pour justifier de son indifférence face aux avances d'Alcibiade, Socrate demande à son disciple de cesser de voir en lui ce qu'il n'est pas manifestement par le corps : « bienheureux ami, fais bien attention, de peur que tu n'ailles t'illusionner sur mon compte, car je ne suis rien » (219a). Dans la réplique à Agathon du début, l'ironie vise encore l'institution du théâtre en jouant de la disproportion entre le philosophe solitaire et l'auteur que la foule idolâtre : « Le savoir qui est le mien doit être peu de chose voire quelque chose d'aussi illusoire qu'un rêve, comparé au tien qui est brillant et qui a un grand avenir, ce savoir qui, chez toi, a brillé avec un tel éclat dans ta jeunesse et qui, hier, s'est manifesté en présence de plus de trente mille Grecs » (175e). Socrate, comme à l'accoutumée, couple la louange à la dépréciation, ce qui permet de mieux faire ressortir la singularité ridicule de ce dont on fait l'éloge. L'insolence, d'ailleurs repérée par Agathon, sera de nouveau mobilisée contre lui et son éloge d'Éros, pour clore enfin un tournoi qui tournait court et en rond avec ses chevaux de manège.

Pour autant, il importe que ces éloges soient prononcés, que toutes les théories et les pratiques soient inventoriées, que toutes les thèses en somme soient convoquées pour frayer un chemin à cette véridiction qu'est la philosophie. Les participants, citoyens d'Athènes, membres de l'élite cultivée, ont tous une autorité à faire valoir. Agathon et Aristophane sont des hommes de théâtre, Eryximaque est médecin, Phèdre et Pausanias sont « bien nés ».

L'amour chez les Grecs

Un premier point d'importance est le standard pédérastique, l'amour des beaux garçons dans le cadre de la paideia, le système éducatif grec, qui vise à former des citoyens et à dégager une élite compétente pour gouverner la cité. Plusieurs doctrines éducatives entrent en concurrence. Elles sont incarnées par des maîtres, des écoles, mais l'enfant mâle sera concerné par une éducation virile à sa sortie du gynécée, donc à l'entrée au gymnase. Il passera des mains des femmes à celles des hommes ; les modalités de cette relation sont interrogées et, au lieu de refouler le corps et l'affect, forcément mobilisés dans le processus éducatif, on discerne leurs usages. Éros entre en ligne de compte de manière fondamentale dans la conception que les Grecs ont de la vie humaine, selon trois axes : l'harmonie de l'âme et du corps dans le monde, les parties et le tout (Éros et Kosmos) ; la civilité, le rapport à l'autre, dans sa dimension sociale et politique (Éros et Polis) ; le langage, le rapport à la parole et plus précisément la parole philosophique (Éros et Logos). Les éloges pré-diotimiens font le point sur les deux premières questions en particulier. Comme ils se moulent dans des formes très sophistiquées, repérées et indiquées par le traducteur[5], il faudra attendre surtout l'intervention décisive de Socrate pour qu'Éros soit enfin soustrait d'une approche sophistique qui freinait tout progrès, parce que le langage lui-même n'était pas interrogé. On passera alors de l'éloge à la ma•eutique, qui dénoue les liens par lesquels le savoir s'est stabilisé dans la cité. Telle est l'atopia de Socrate, chevalier solitaire armé de l'épée révolutionnaire de l'irrésolution subversive : « Dans le lien social, les opinions n'ont pas leur place si elles ne sont point vérifiées de tout ce qui assure l'équilibre de la cité, et, dès lors, non seulement Socrate n'y a pas sa place, mais il n'est nulle part[6]. »

 

Concernant Éros, comme de tout autre sujet, plusieurs approches sont concevables. On aura noté d'emblée qu'Éryximaque fixe un cap, une consigne, celle de « consacrer à l'amour l'hymne qu'il mérite » (177c). Plus précisément, il organise un tournoi de parole : « J'estime en effet que chacun d'entre nous, en allant de la gauche vers la droite, devrait prononcer un discours, qui soit un éloge de l'amour, le plus beau possible » (177d). L'éloge, épainos, est un exercice rhétorique auquel sont rompus tous les participants. La proposition d'Éryximaque est expressément commentée par Socrate, qui précise « ne rien savoir sauf sur les sujets qui relèvent d'Éros » (177d). Cette remarque importe parce qu'elle ne concorde pas avec « l'assentiment de tous les autres ». Elle augure d'une attention particulière de la part du philosophe, dont la vigilance, signalée par sa capacité à boire, connue de tous, pourrait bien faire de lui le premier arbitre des échanges, avant l'arrivée inopinée d'Alcibiade. Socrate prend la main, si l'on peut dire, comme le confirme le témoignage d'Apollodore (178a), qui prétend n'avoir retenu que l'essentiel : « le plus important, ce qui m'a semblé le plus digne d'être rappelé, je vais vous le dire en rapportant le discours que chacun a rapporté ». On pressent que savoir, pour Socrate, ne co•ncidera pas avec l'épainos, qui relève au fond de l'écrit, d'une aspiration à l'écriture, entendue comme la fixation d'un propos admirable. Or, comme l'explique Monique Dixsaut, « tout discours qui fait de celui qui l'écoute un spectateur libre seulement d'approuver ou de rejeter, de louer ou de blâmer, tout discours qui fait de celui qui le tient un “auteur digne d'éloges” est écrit, c'est-à-dire rhétorique[7]. » La première caractéristique d'un discours qui aspire à la survie par l'écriture est l'ambition d'être un auteur, le désir de gloire qui s'attache au nom d'auteur. Socrate l'expliquera à Phèdre, dans l'autre dialogue consacré à l'amour. Si les orateurs sont écrivains, ce n'est pas en tant qu'ils écrivent, mais en tant « qu'au commencement de l'écrit d'un homme politique c'est le nom de l'approbateur qui est écrit en premier » (Phèdre, 258a).

La question se noue ici, qui consiste à différencier non pas la parole de l'écriture mais bien deux usages du logos. Le choix de l'éloge (étymologiquement discours de célébration) qu'on attribue à Untel ou Untel biaise donc la question en faisant porter l'attention non exclusivement sur le thème mais sur l'auteur, qui cherche à l'emporter en multipliant les effets, les traits de la séduction oratoire, pour que lui soit attribué le mérite, comme en cette compétition de théâtre constamment en arrière-plan du Banquet. Pour se déprendre de cet usage public du logos, Socrate ne parlera pas en son nom et il réintroduira le dialogue comme forme subversive. Les règles du jeu seront disloquées et le thème sera promu comme enjeu de la véridiction, il sera temps de « dire la vérité sur chacune des choses dont on fait l'éloge » (198d).

Pour prendre toutefois la mesure de la rupture introduite par l'insolence socratique, il faut partir d'une situation discursive a priori saturée, qu'illustre évidemment l'inventaire consacré à Éros. Nous rappelons pour mémoire la teneur des différentes contributions antérieures à l'intervention de Socrate.

Qu'est-ce qui fait dire ce qu'il dit, comme il le dit, à celui qui le dit ?[8]

Phèdre de Myrrhinonte s'intéresse à l'interprétation allégorique des mythes et à la théologie. Pour lui, Éros « est parmi les dieux l'un des plus anciens, ce qui est un honneur » (178b). L'ancienneté est le garant de la valeur, et cette pétition de principe contamine la suite de l'éloge. L'attachement à Éros prime alors tous les autres liens : « Car le principe qui doit inspirer pendant toute leur vie les hommes qui cherchent à vivre comme il faut, cela ne peut être ni les relations de famille, ni les honneurs, ni la richesse, ni rien d'autre qui les produise [178d], mais cela doit être au plus haut point l'amour. » De cet amour conçu absolument, tout procède. L'amour est le bien suprême, qui fixe un cap moral à l'homme supérieur qui ne saurait se contenter du statut social qui lui est ménagé dans la cité. Il semble que Phèdre cherche à se donner bonne conscience : il postule que ceux qui possèdent déjà tous les atouts doivent placer la moralité au-dessus des avantages qui leur sont échus. C'est un ornement indispensable au mode de vie aristocratique, qui s'assortit alors d'une moralité providentielle. La dignité des actions belles et l'honneur vont de pair avec l'honorabilité sociale, la sous-tendent, dit Phèdre. L'éloge justifie insidieusement l'appariement des valeurs et des avantages. L'évocation épique de la vie militaire conforte une vision du monde héro•que référée à Homère. Le recours à la mythologie s'impose de même. Phèdre mobilise des cas de sacrifices qui forcent l'admiration, notamment celui d'Alceste, une femme notons-le, ce qui, loin de contester le primat des relations homosexuelles, l'inscrit au contraire dans un standard universel, « tant il est vrai que les dieux [179d] honorent au plus haut point le dévouement de la vertu que suscite Éros. » Cette phrase est la clé de compréhension de l'éloge de Phèdre, qui se saisit du contre-exemple d'Orphée, un « efféminé » qui n'a pas eu le courage de mourir par amour. Le troisième exemple, celui d'Achille, dont le dévouement amoureux à Patrocle ne faisait alors pas de doute, ramène habilement l'attention vers les amours homosexuelles, en particulier vers l'éromène, celui non dont on abuse, mais qui exalte un amour inspiré par les dieux : « En fait, s'il est vrai que les dieux honorent au plus haut point [180b] la valeur qu'Éros inspire, ils admirent, estiment et récompensent encore plus le sentiment de l'aimé pour l'amant que celui de l'amant pour l'aimé, car l'amant est chose plus divine que l'aimé puisqu'un dieu l'inspire. Voilà bien pourquoi les dieux ont accordé plus d'honneur à Achille qu'à Alceste, en l'envoyant aux Îles des bienheureux. » On aura noté la survalorisation du sacrifice homosexuel d'Achille. Elle rétablit en majesté le modèle que Phèdre cherche à justifier par tous les moyens de l'érudition et de la rhétorique.

 

Pausanias, ancien éraste d'Agathon, rappelle quand son tour advient qu'« il a été prescrit tout simplement de faire l'éloge d'Éros ». Mais il y a deux Éros comme il y a deux Aphrodites. Le rapprochement avec Aphrodite, sur la base d'un consensus culturel (« Tout le monde sait bien qu'il n'y a pas d'Aphrodite sans Éros »), sera de nouveau opéré par Diotime lorsqu'elle fera état de la naissance du fils de Poros et de Pénia, lors de la fête célébrant la naissance de la déesse. En spécifiant une différence d'origine mythologique entre l'amour céleste et l'amour vulgaire, Pausanias va un peu plus loin que Phèdre dans l'intégration du modèle pédérastique au sein de la cité. Sa justification renvoie à de mêmes prémisses sur l'honorabilité constitutive de l'amour homosexuel mais elle s'assortit de considérations sur les abus de la paiderastia réelle en les rattachant à l'influence de la fille de Zeus et de Dionè. Ce que l'éloge de Phèdre éludait par l'allusion équivoque à une « action honteuse » (178d) des plus floues, Pausanias le précise en l'assimilant au désir sexuel insatiable, à la « dépravation », à l'indiscernement concernant l'objet d'amour quand celui-ci n'est là que pour satisfaire la pulsion sans contrôle. Rapporté aux fondements aristocratiques de l'éducation masculine, l'Éros homosexuel vaut par son caractère électif et la réussite durable qu'il a en vue. Il va donc de pair avec la fidélité qui commue l'instinct en une valeur dont Pausanias exalte la portée politique, après avoir discrètement valorisé la fonction de l'éraste (181d). Âgé d'une cinquantaine d'années, comme Socrate, Pausanias argue en faveur d'une relation amoureuse homosexuelle durable, sur le modèle de la conjugalité.

La prétendue complexité de la situation à Athènes (182b) renvoie en fait à une confusion toujours possible entre la « conduite intempestive » des amants vulgaires et la respectabilité des érastes mieux intentionnés. La comparaison géographique vient servir le propos de manière subtile. En Élide, en Béotie et à Sparte « il est bien de céder aux avances d'un amant » et « personne, jeune ou vieux » n'y trouve à redire. La moralité de cette conduite n'est pas mise en doute et ce d'autant moins qu'en ces régions « il n'y a pas de sophistes », contrairement à Athènes, où ils sévissent et propagent leurs discours de séduction. Pausanias poursuit son exploration : en Ionie et dans les endroits qui « sont sous la domination des Barbares », chez les sauvages, « la règle veut que ce soit honteux » de céder à l'amant. Mais c'est une règle préventive pour censurer les éducateurs (les érastes) et les empêcher de développer chez leurs élèves (les éromènes) les qualités supérieures, — l'intelligence, la force morale, l'amitié, la sagesse…, ces fruits de l'éducation homosexuelle — qui contrecarreraient leur régime tyrannique. « En effet, ceux qui détiennent le pouvoir ne tirent aucun avantage, j'imagine, du fait que naissent chez leurs sujets de hautes pensées, ou mêmes de solides amitiés et de fortes solidarités, ce que justement l'amour, plus que toute autre chose, se plaît à réaliser » (182c). Il serait donc salutaire de ne surtout pas compromettre la réussite morale et politique de l'éducation homosexuelle bien entendue, à ne pas confondre avec les abus dont Pausanias fait un inventaire aussi soigné que fastidieux à partir de 182d.

Son exposé des entraves à l'amour militant est construit comme un plaidoyer qui cherche à instituer « une seule voie, qui permette à l'aimé de céder de belle façon aux avances de son amant » (184b). Aussi sophistiqué qu'abondant, le discours — plutôt que l'éloge — témoigne d'une obsession durable de l'éraste d'Agathon : assurer tous les observateurs de la haute moralité et de la supériorité de l'amour pédagogique sur toute autre considération. « Il faut dès lors réunir en une seule ces deux règles, celle qui concerne l'amour des jeunes garçons [184d] et celle qui concerne l'aspiration au savoir et à toute autre vertu, s'il doit résulter un bien du fait que l'aimé cède à l'amant. » Hors de la relation pédérastique point de salut ! Le discours de Pausanias, sophistique au possible, est d'emblée conditionné par ce postulat exclusif. Et il y a quelque coquetterie à qualifier le plus long des exposés pré-diotimiens de « contribution improvisée » (185c).

 

Le hoquet d'Aristophane qui suit immédiatement peut être interprété de diverses manières, mais d'abord comme un réaction physiologique qui témoigne du rejet de l'étendue et du caractère indigeste du discours de Pausanias. Aristophane a du mal à avaler cette pilule et s'étrangle de rire. Le contraste est indéniable entre le cours professé par l'un et le déni implicite de celui qui ne peut ou ne veut prendre la suite et le relais. On aura remarqué l'ironie par laquelle est signalé ce hoquet : « le hasard voulut que, soit parce qu'il avait trop mangé soit pour une autre raison[9], un hoquet le prît et qu'il ne fût pas capable de parler. Ce qui ne l'empêcha pas de s'adresser à Éryximaque qui occupait la place au-dessous de lui. » La possibilité, sinon la nécessité d'interpréter ce hoquet est donc posée par Platon. Il permet aussi de passer un tour et de rapprocher le discours d'Éryximaque de celui de Pausanias, avec effet de structure. La permutation amène à considérer que le tournoi oral ne doit pas nous empêcher de conférer au dialogue un ordre littéraire et philosophique, soit une progression, des correspondances et des divergences sensibles. Aristophane se retrouvera plus proche d'Agathon et les deux poètes, la comédie et la tragédie, entreront en contact avec la philosophie incarnée par Socrate.

 

De l'autre côté, Éryximaque répond à Pausanias : en bon médecin, il demande que la question d'Éros soit traitée avec plus d'ambition dans la perspective générale de compréhension de « la nature des corps » au sein l'univers. La médecine, cet art total auquel tout le monde octroie une « place d'honneur », distingue « ce qui est sain et ce qui est malade » (186b). Éryximaque reconduit la thèse des deux Éros mais selon cette grille de lecture cosmologique, qui incluera, pour de nombreux siècles encore, le microcosme dans le macrocosme. Il passe en revue les « arts » qui contribuent à l'harmonie : comme la médecine, la poésie, la gymnastique, l'agriculture et la musique visent la bonne santé générale par la concorde. « Dans la constitution d'un accord et d'un rythme, on arrive sans difficulté à discerner l'intervention de l'amour » (187c). Le mauvais amour, l'Éros vulgaire, provoque le dérèglement des humeurs, la maladie et il « s'accompagne de démesure », comme le montrent, dans le climat, les phénomènes extrêmes et saisissants, « gelée, grêle, nielle du blé » (188b). L'éducation et les sacrifices résument à leur manière la vocation de toutes les substances, dans l'animation générale, sous le regard des dieux, à persévérer dans le bien grâce à l'amour : « Telle est la multiple, l'immense ou plutôt l'universelle puissance que, considéré dans sa totalité, possède Éros dans toutes ses manifestations » (188d).

L'ampleur de la vision d'Éryximaque contraste avec la circonscription idéologique (Phèdre) et sociologique (Pausanias) de la question. Le cadre pédérastique est défait puisque l'éducation est à la fois minimisée dans ses conditions réelles d'exercice, comme spécialité professionnelle, et généralisée comme participant de la recherche d'un accord universel qui mobilise d'autres « sciences », notamment la médecine et la divination, privilégiées dans la structure de l'exposé. Éryximaque redonne opportunément de l'ampleur à un Éros qui allait en s'étrécissant dans les deux premiers discours. Mais le risque contraire est celui de la généralisation, que le rire d'Aristophane prévient heureusement. L'énergie comique se déploie au bon moment. Le rire a une double portée, que Baudelaire résumera en évoquant le comique significatif et le comique absolu, la satire et la fantaisie, la critique et la création[10]. L'auteur des Nuées fait ainsi une remarque sur l'éternuement régulateur qui souligne, par contraste, le ridicule de la position souveraine que cherche à occuper Éryximaque, désormais sur ses gardes (189b).

 

L'intervention d'Aristophane engage Le Banquet dans une nouvelle voie, celle du mythe, qu'empruntera aussi partiellement Socrate-Diotime. Il était temps de « parler autrement » (189c), comme le déclare le grand maître de la comédie, qui ouvre le ban des champions. Confrontés au public, ils ont le pouvoir de l'instruire. Ils fascinent par leur « art ».

Le mythe est ce qui parle et ce qui se tait. Avant d'en être soustrait, il entre dans une relation spéciale avec le logos, qu'il sous-tend et auquel il assigne une visée, dire le vrai, sans pour autant empiéter sur les prérogatives dialectiques et logiques mises en œuvre par le raisonnement bien conduit. Le récit du « temps jadis » (189d) comme l'« assez longue histoire » (203a) racontée par Diotime sont donc des fictions exemplaires prises en charge par des intercesseurs et dont le philosophe fera usage, non des fictions mensongères et gratuites. La position d'Aristophane est évidemment celle du poète, ce qui explique qu'un dépassement philosophique du mythe de la naissance d'Éros soit envisageable au moment où Socrate prendra à son tour la parole. Le mythe platonicien, comme l'a signalé Léon Robin[11], est médiat et demande qu'une attention particulière soit portée à son insertion et à sa position dans le dialogue. De nouvelles perspectives sont ouvertes au moment où Aristophane prend la parole, un palier est franchi. Dégagée du cadre pédérastique, ici relégué au niveau d'une variante narrative (191e), rattachée aux doctrines présocratiques de la nature, déjà présentes dans le discours d'Éryximaque, la fable orphique d'Aristophane stipule un amour humain dérivé de l'amour universel conçu comme harmonie, et donc une quête d'unité sur fond de manque, « aussi est-ce au souhait de retrouver cette totalité, à sa recherche, que nous donnons le nom d'“amour” » (192e). C'est le point d'où partira l'investigation ultérieure de Socrate.

L'auteur comique est sans doute l'adversaire le plus sérieux du philosophe, qui ne saurait l'intimider, si l'on en juge par Les Nuées[12], où Socrate est représenté grossièrement comme un homme obtus qui fait des recherches sur la nature de toute chose, comme un maître de rhétorique et, en tant que chef d'école (phrontisterion, « le pensoir »), comme un corrupteur de la jeunesse. Aristophane, avant Nietzsche, accuse Socrate d'être un « logicien despotique[13] », hostile la vraie vie, fermé au mystère, insensible aux vérités dont se saisissent d'instinct les artistes. La Naissance de la tragédie éclaire singulièrement cette condamnation de « l'homme théorique », devenue à nos yeux incompréhensible. Pourtant, il faut bien reconnaître, pour mémoire, que « si l'artiste, […] à tout dévoilement nouveau de la vérité, contemple toujours avec ravissement ce qui, malgré ce dévoilement, demeure voilé encore, l'homme théorique jouit et se rassasie du spectacle de ce déchirement du voile, et trouve sa joie la plus haute dans ce processus de dévoilement d'une vérité nouvelle, sans cesse victorieux et s'imposant par sa propre force[14]. » Telle est bien l'hubris de Socrate.

Dans Le Banquet, le poète réplique de nouveau par une superbe inspiration. Il met en place une histoire grandiose où le sublime côtoie le grotesque, où la faute laisse place à la rédemption, où l'humain touche au divin et où la connaissance s'élève par la fiction. Tout le monde est concerné, sans les restrictions qui limitaient les discours antérieurs. Aristophane peut bien réserver une partie de son propos à l'homosexualité (191e-192b), comme le fera Socrate, mais il ne faut voir là qu'une application pour l'usage d'une conception beaucoup plus générale. Le poète habilite superbement Éros comme « un extraordinaire sentiment (192c) d'affection, d'apparentement et d'amour », dont le moins qu'on puisse dire est qu'il conserve une validité intemporelle. Le rapport à l'Autre — soit un autre soit autre chose — entre dans la définition de ce sentiment. Il y a là une étonnante préfiguration des remarques de Freud sur l'altérité constituante au cœur de la relation sexuelle. Par l'imagination, le poète en vient à mettre le philosophe au défi, lui qui ne pourra qu'acquiescer à la proposition selon laquelle, considérant l'union sexuelle, « c'est à l'évidence une autre chose que souhaite l'âme, quelque chose qu'elle est incapable d'exprimer » (192d). Socrate relèvera et détaillera ce point. À la suggestion poétique et pour réfuter l'« oubli [qui] réside dans le fait qu'une connaissance s'en va » (208a), il substituera une « activité sérieuse » (208b), laborieuse, si l'on se réfère au verbe meletân (« s'exercer à, s'appliquer à »).

Le discours d'Aristophane, comme celui d'Éryximaque, se termine par un appel à la piété. Il atteste que le sujet est plus sérieux que l'enjeu d'une simple conversation amicale. Le discours de Diotime empruntera explicitement des termes aux séances d'initiation des Mystères. Dans cette perspective, l'incitation à une attitude pieuse joue le rôle d'une propédeutique à la révélation.

 

Les interventions de Socrate encadrent le discours d'Agathon. Il semble que le philosophe « mette la pression » sur son hôte : « Tu veux me jeter un sort, Socrate, reprit Agathon, pour que je sois troublé à l'idée que, comme au théâtre, mon public est dans une grande attente du beau discours que je suis censé devoir prononcer » (194a). Mais « un petit nombre de gens avertis est plus à craindre qu'un grand nombre de gens qui ne le sont pas » (194b) et l'impatience manifeste de Socrate tend à aiguiller la contribution du jeune Agathon, neaniskos, vers un échange dialectique, néanmoins enrayé par Phèdre, qui veille « à ce que soit prononcé l'éloge en l'honneur d'Éros ». Agathon prononce effectivement le discours le plus conforme à la consigne formelle de l'éloge. Il énumère toutes les qualités du « dieu le plus jeune et le plus délicat » (196a), qui préfigure les putti de l'ornementation italienne sous la Renaissance. En effet, « Éros est, de façon générale, un bon créateur en tout domaine de la création qui ressortit aux Muses » (196e). Pour faire bonne mesure et conclure admirablement son éloge, Agathon gomme par un péan les divergences qui pouvaient subsister dans les discours antérieurs. Embrayé par un dictame en vers, le discours lyrique apaise les tensions et appelle à la célébration : « c'est lui qui dans la peine, le désir et le discours, est notre pilote, notre défenseur […], c'est lui que tout homme doit suivre en le célébrant par de beaux hymnes et en prenant part au chant dont il enchante l'esprit de tous les dieux et de tous les hommes » (197e). Le poète a parlé, le poète a chanté ! Les acclamations fusent de l'assemblée. Elles sont relayées par Socrate qui souligne « la beauté des mots aussi bien que des expressions » (198b). Mais le rapprochement supposé flatteur avec Gorgias, « le redoutable orateur », auteur d'un célèbre Éloge d'Hélène, indique le vice originel d'un discours nominaliste dont Agathon avait prétendu « régler » le dire : « je souhaite d'abord dire comment il me faut régler mon dire, et ensuite j'en viendrai à ce dire » (194e). Ce souci du bien dire désarrime la performance orale de ce dont on parle et qu'on chercherait à cerner, à comprendre, à démontrer… du sujet tout simplement, devenu un prétexte à expression. L'ironie de Socrate peut alors s'exercer sans frein : « je ne savais rien sur la manière dont il convient de faire un éloge. Dans ma sottise, je m'imaginais en effet qu'il fallait dire la vérité sur chacune des choses dont on fait l'éloge, que cela servait de point de départ et qu'il fallait, parmi ces vérités, choisir les plus belles pour les disposer dans l'ordre qu'il convient le mieux » (198d). Bien parler n'est donc pas exclu du programme philosophique et Socrate justifie sa participation au concours, à l'âgon (194a). Encore faut-il agencer dans le discours des vérités et non seulement des mots et des images, une semblance. Dans le sillage de cette remarque, il disqualifie les discours antérieurs, s'ils reposent sur cette méprise : « En effet, nous sommes convenus d'avance, à ce qu'il paraît, que chacun de nous ferait semblant de faire l'éloge d'Éros, et non pas qu'il en ferait vraiment l'éloge » (198e). La reprise est sévère et elle entraîne une réorientation radicale du dialogue, à laquelle se soumettent illico tous les participants, étonnamment conciliants. On pourrait suspecter cette soumission collective de n'être qu'un artifice un peu trop voyant de l'arrangement littéraire auquel procède Platon, mais Kierkegaard a rappelé, dans sa thèse sur Le Concept d'ironie constamment rapporté à Socrate, la capacité qu'avait ce maître de sagesse à imposer le silence : « Avant d'élever la voix, la vérité exige le silence : il appartenait à Socrate d'imposer ce silence. C'est pourquoi Socrate n'était que négatif. S'il y avait eu en lui une quelconque positivité, il n'eût jamais atteint ce degré de férocité, je dirais même d'anthropophagie, auquel il est parvenu et qui était nécessaire pour que sa mission en ce monde n'échoue pas[15]. » L'emprise qu'exerce Socrate sur l'ensemble des participants sera le nouveau thème du dialogue dans l'infléchissement imposé par Alcibiade. En attendant, le philosophe reprend la main et met en œuvre sa façon habituelle pour éloigner le spectre de la sophistique et décomposer une vraisemblance par des énoncés brefs mais suffisants, qui renvoient à la « nécessité ». Tel est le sens d'une réplique décisive : « Examine donc, reprit Socrate, si au lieu d'une vraisemblance il ne s'agit pas d'une nécessité : il y désir de ce qui manque, et il n'y a pas désir de ce qui ne manque pas ? Il me semble à moi, Agathon, que cela est une nécessité qui crève les yeux ; que t'en semble-t-il ? » (200a). Le pouvoir sidérant du regard de la Gorgone évoqué lors de la mention de Gorgias est ainsi exorcisé. La discussion progresse ensuite très vite jusqu'à ce constat : « quiconque éprouve le désir de quelque chose désire ce dont il ne dispose pas et qui n'est pas présent ; et ce qu'il n'a pas, ce qu'il n'est pas lui-même, ce dont il manque, tel est le genre de choses vers quoi vont son désir et son amour » (200e). Les bases d'un nouveau discours sur Éros sont posées.

Du bon usage de l'elenchos[16]

Comme l'a signalé Monique Dixsaut, « les cinq premiers discours du Banquet, loin d'être un hors-d'œuvre rhétorique ou une suite de pastiches, constituent l'inventaire systématique des illusions sur erôs. Mais erôs est la force même qui nous pousse à l'illusion[17]. » La part de vérité que contient chacun des éloges est indissociable de la position adoptée à son égard et dont on ne peut « rendre raison » (202a) à moins de faire un pas de côté décisif, comme y engage Socrate lorsqu'il convoque la souveraineté et l'autorité dialectique de Diotime. La prêtresse de Mantinée est en marge du milieu de référence du Banquet. Convoquée in absentia par un Socrate initié dépositaire d'une connaissance et surtout d'une méthode, elle provoque un décentrement salutaire pour expatrier la question et progresser d'une autre manière. Le Socrate jeune qui a dialogué avec Diotime en 440 se comporte à peu de choses près comme un des interlocuteurs ordinaires du maître plus âgé. Il fait montre de na•veté, prend conscience de ses erreurs, s'étonne, s'émerveille. Le récit de cette expérience antérieure aura en soi une forte valeur éducative pour tous les auditeurs, notamment les plus jeunes, transformés à leur tour en apprenants. Socrate montre par l'exemple comme on s'engage avec l'aide d'autrui dans la voie philosophique.

 

Le point commun de tous les éloges en apparence distincts est la prétendue ambivalence d'Éros, selon la division fort grecque du bon et du mauvais, que cette division s'opère selon l'amant ou l'aimé, l'âme ou le corps, le haut ou le bas, la mesure ou la démesure. Le point d'attaque de Diotime est la réfutation de cette antithèse. Elle consiste à sortir du modèle dualiste simple, fixiste, et à privilégier une référence en circulation et l'intermédiation. Ce qui précède n'est pas réfuté, comme le montrent les reprises au sein du discours de Diotime, le recours au mythe, la prise en compte des « voies diverses » (205d) empruntées par les hommes pour atteindre le bonheur. Le dialogue avec Socrate exemplifie la dialectique et met en scène le passage du moment réfutatif au moment de l'exposé. L'attention au mythe religieux a été suscitée, préparée et justifiée, dans le cadre philosophique qui le légitime et l'exploite. Il y a une co•ncidence didactique entre le récit et l'argument, les deux se soutiennent. L'histoire de la naissance d'Éros en est la preuve, car il n'y a d'Éros que s'il y a mythe. Platon invente donc « une assez longue histoire » : un mythe nécessaire à la compréhension de l'amour. Éros est fils de Poros. Il est préférable de ne pas traduire ce mot pour garder les bénéfices de l'antonomase et de la paronomase. Entre l'aporie symbolisée par Pénia et l'euporie, la philosophie est une poreia (un passage). Le premier sens de poros est « voie d'eau, passage, canal servant au transport des marchandises. » Cette circulation ou ce cheminement relèvent encore de Mètis dont Poros est le fils. La première épouse de Zeus, mère d'Athéna, est en fait « une grande divinité primordiale[18]. » Là aussi, par antonomase, elle en vient à désigner toutes « les formes de l'intelligence rusée, d'astuce adaptée et efficace que les Grecs ont mise en œuvre dans de larges secteurs de leur vie sociale et spirituelle[19]. » Le mythe comme l'amour procède de la mètis, et plus encore le mythe de l'amour. En s'accouplant avec Poros, sous l'égide d'Aphrodite et de Mètis, Pénia, le Manque, a gagné ses lettres de noblesse, si l'on peut dire, son évidence, et le paradoxe est désormais son atout et son statut, sous la figure toujours renaissante d'Éros, omniprésent et insaisissable, inlassablement inassouvi. Pénia a offert son manque à Poros, et Poros a, sans le savoir, dans l'inconscience du sommeil profond de l'ivresse, offert une part de sa plénitude. Voilà la nature du désir : né du et par le manque, il aspire à une satisfaction dont l'origine réside dans l'inconscient, pourrait-on dire dans le jargon psychanalytique contemporain. Das Ding, dit Freud, doit être identifié avec le Wiederzufinden, « la tendance à retrouver, qui fonde l'orientation du sujet humain vers l'objet[20] », et qui peut être qualifié d'« objet perdu », manière de dire qu'il est convoité comme inaccessible et non parce qu'il l'est. La dimension imaginaire est ici essentielle et c'est de cet imaginaire qu'il faut partir, d'où le recours au mythe.

Mais il ne faut pas s'arrêter en chemin. « Aspirer à la possession éternelle du bien » (207a) ne se comprend que comme une inlassable recherche, la succession d'états supposant une continuité sur la base de disparitions relatives et, in fine, si l'on est initié aux Mystères, « la révélation suprême et la contemplation » (209e) des Formes. Passer des choses belles au beau en soi n'est d'ailleurs pas une opération logique : il ne s'agit pas de définir un concept du beau. Diotime insiste à plusieurs reprises sur « une pratique correcte », un « parcours », des « échelons » sur « la droite voie qu'il faut suivre dans le domaine des choses de l'amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre » (211b). C'est bien d'une expérience qu'il s'agit, par laquelle on accède à un plan différent, et qui est désigné comme savoir du beau — c'est-à-dire vision claire du beau intelligible et de son statut de principe par rapport aux autres beautés.  

 

Le dispositif du Banquet est subtil et, en son sein, le statut de l'intervention composite de Socrate, partie prenante d'un âgon qu'il faut à la fois disloquer, pour le faire entrer dans la dialectique, et honorer, comme l'indique tant la conclusion du « discours » (212c) que la réaction des auditeurs, avant le désordre introduit par le kômos, qui prépare l'épilogue et induit de nouvelles significations. Si Socrate se reconnaît une seule spécialité dans l'ordre du non-savoir, l'amour, c'est parce qu'Éros « est ce qui toujours dépasse le multiple vers l'un, ce qui ne se satisfait pas de la diversité donnée, mais la traverse[21]. » Les vérités des discours antérieurs ne sont pas effacées ou supplantées par ce qui entrerait en concurrence avec elles, elles sont au contraire exploitées pour contribuer cette fois correctement à la dynamique d'un désir qui ne soit ni fausseté ni désordre. La logique de ce logos indissociable du muthos nous achemine effectivement vers un couronnement et suppose une ontologie du sensible. Le philosopher grec n'est pas désincarné, comme le montre, dans le discours de Socrate, la reconnaissance soignée d'un cadre pédérastique propice au progrès et à l'enfantement (209c). Le sensible conduit à l'intelligible, on ne va pas dans un autre monde à proprement parler. Il n'y a qu'un monde. L'amour, sensible et ontologique, est un existential, c'est-à-dire un « activateur ontologique du sensible[22] », donné dans la vie courante de l'humain désirant. C'est donc dans une certaine expérience du sensible et non dans une sortie du sensible que l'on parvient au sens. Parvenir au sens, c'est advenir à soi-même et à la réalisation maximale de soi-même, en saisissant la réalité de notre nature ; tel est le sens de l'arétè — l'excellence. Socrate peut conclure le récit qu'il fait du discours de Diotime en disant que l'amour est le meilleur collaborateur (sunergon) pour retrouver notre nature d'humains. Comme tel, une fois investi de l'amour philosophique, il ne saurait être question pour celui qui se révèle philosophe de se détourner du monde, ainsi qu'une certaine conception du platonisme le laisse entendre.

Ce n'est pas tous les jours qu'on rencontre ce qui est fait pour vous donner juste l'image de votre désir  (Lacan)

On en veut pour preuve l'intervention d'Alcibiade, « qui complètement ivre criait à tue-tête » (212d). Accueilli par des rires et des acclamations, l'enfant chéri d'Athènes « embrasse Agathon et lui met la couronne sur la tête. » Néanmoins, après qu'Alcibiade a aperçu Socrate, la situation change : le couronnement d'Agathon passe au second plan, il est dévalué. La scène de ménage envers Socrate se mue paradoxalement en un vibrant éloge, au nom de la vérité : « c'est pour dire la vérité et non pour faire rire, que je vais me servir d'images » (215a). L'auteur des Grenouilles est ici discrédité, et après la tragédie, incarnée par Agathon, c'est la comédie qui est visée. La leçon philosophique, qui fait un usage pédagogique de l'eikon, est par là-même justifiée. Alcibiade, qui, par l'inspiration dionysiaque, pourrait bien être le juge que ce banquet réclamait, replace décidément Éros, Socrate et la philosophie au centre de l'attention.

 

Le portrait célèbre du philosophe et l'évocation de la relation entre les deux hommes ont été diversement interprétés, mais il ont le mérite d'incarner un Éros effectif et le désir humain dans ses contradictions, avec ses alternances d'exaltation et de désappointement. Socrate, dit Alcibiade, est un catalyseur irrésistible, qui détient une incroyable puissance d'envoûtement. Il ne peut être à ce titre qu'un objet d'amour. Mais l'objet d'amour Lust/Unlust (Freud) est foncièrement paradoxal : il représente pour l'amant une tension insupportable que la relation sexuelle aurait pour fonction de soulager, ce à quoi Socrate se refuse évidemment, puisqu'il prône la sublimation métaphysique. Alcibiade est ainsi torturé par le désir inassouvi, le dépit, la honte et le ressentiment. En âme forte, il irait jusqu'à souhaiter la mort de ce qu'il aime : « Souvent j'aurais plaisir [216c] à le voir disparaître du nombre des hommes, mais si cela arrivait je serais beaucoup plus malheureux encore, de sorte que je ne sais comment m'y prendre avec cet homme-là. » Comme Platon, Georges Bataille avère l'érotisme comme « recherche d'un point de vue d'où ressorte l'unité de l'esprit humain », celui de la sainte et du voluptueux. Il remarque ainsi qu'en amour « les chances de souffrir sont d'autant plus grandes que seule la souffrance révèle l'entière signification de l'être aimé. La possession de l'être aimé ne signifie pas la mort, au contraire, mais la mort est engagée dans sa recherche. Si l'amant ne peut posséder l'être aimé, il pense parfois à le tuer : souvent il aimerait mieux le tuer que le perdre. […] Ce qui est en jeu dans cette furie est le sentiment d'une continuité possible aperçue dans l'être aimé. Il semble à l'amant que seul l'être aimé — cela tient à des correspondances difficiles à définir, ajoutant à la possibilité d'union sensuelle celle de l'union des cœurs, — il semble à l'amant que seul l'être aimé peut en ce monde réaliser ce qu'interdisent nos limites, la pleine confusion de deux êtres, la continuité de deux êtres discontinus[23]. » L'ouvrage de l'anthropologue peut être lu comme un commentaire indirect particulièrement éclairant du Banquet, dont les éloges cherchent à fonder une ontologie d'Éros dans la dialectique de l'Un et du multiple.

 

L'irruption inattendue d'Alcibiade introduit un apparent désordre dans le dispositif concertant du dialogue mais le discours du disciple sulfureux est riche de résonances qui activent des significations essentielles pour la compréhension du dialogue.

Littérairement Platon met en scène sept discours. Les six premiers sont appariés. Le dernier a de surcroît un caractère récréatif et parfois grotesque. L'ensemble est peut-être conçu sur le modèle de la compétition de théâtre, qui comprenait à la suite de tragédies un drame satyrique. La victoire d'Agathon a eu lieu aux Lénéennes, qui célèbrent Dionysos, explicitement cité deux fois (175e, 177e), de même qu'on chante en son honneur (176a). Il y aurait donc une manière théâtrale de faire triompher la philosophie. S'il y a une tension entre le discours philosophique et le culte dionysiaque, entre la dialectique et l'érotique, Platon ne veut pas perdre les bénéfices du kairos, de la transe, « du délire et des transports bachiques » (218b).

Socrate est de même l'objet d'un éloge paradoxal, de la part de son « disciple » certes le plus encombrant mais aussi le plus clairvoyant sur son érotisme. Incarnation de l'amour sorcier, Socrate a bien toutes les caractéristiques de « l'homme démonique » énoncées par Diotime : « son pouvoir est étonnant » à la fois surnaturel et parfaitement réalisé dans une humanité exemplaire, conforme à l'héro•sme grec, puisqu'il est un homme. En fait, Socrate est l'homme superlatif, dont l'individualité, réalisée dans les discours d'amour de la sagesse — la philosophia — n'est pas anecdotique. « Le fait que Socrate ne ressemble à aucun homme, ni d'avant ni d'aujourd'hui, c'est cela qui est digne d'une admiration sans bornes » (221c) ! dit justement Alcibiade à la fin plus mesurée de son éloge. Si l'existence de Socrate échappe à l'histoire, c'est justement parce que Socrate a été avant tout un homme, un homme existant, et non un professeur spéculant sur des concepts abstraits. Comme dira Kierkegaard, « être penseur devrait exprimer le moins possible un rapport de différence avec être homme ». L'hubris que Socrate tient de l'amour est paradoxalement celle de sa modération, qui émerveille tout un chacun, comme l'exemplifie l'épilogue du Banquet, cette propension de Socrate à mener toujours le même genre de vie, « basse et sans lustre » comme dirait Montaigne[24], quelles que soient les péripéties événementielles, représentées par le « tumulte » ou l'ivresse : « Alors Socrate […] se leva et partit. Aristodème le suivit comme à son habitude. Socrate se rendit au Lycée, se lava et passa le reste de la journée comme s'il s'agissait de n'importe quelle autre journée. À la fin de la journée, vers le soir, il rentra chez lui pour se reposer. »

Conclusion

« Éros philosophe opère l'unité du négatif et du positif[25]. » Socrate amoureux d'Alcibiade, s'il s'étend près de lui sans céder aux sens, va d'une certaine manière jusqu'au bout de la leçon d'amour, puisqu'« apprendre veut dire : faire que ce que nous faisons et ne faisons pas soit l'écho de la révélation chaque fois de l'essentiel[26]. »

La question posée à Éros n'est pas à qui faut-il céder ? mais qu'est-ce que l'amour dans son être même ? De la conduite amoureuse on en vient à l'interrogation sur l'être de l'amour. Ce n'est ni une rubrique culturelle ni une question de déontologie, mais bien une interrogation ontologique. Une formulation pascalienne fait écho d'une certaine manière à cette économie du libidinal : « Il est injuste qu'on s'attache à moi, quoiqu'on le fasse avec plaisir et volontairement. Je tromperais ceux à qui j'en ferais naître le désir, car je ne suis la fin de personne et n'ai pas de quoi les satisfaire[27] ». Les sens déçus laissent place au sens véritable d'Éros, qui les dépasse en investissant le lien entre philia et sophia. Ce lien est dialectique, mais s'il vise un absolu (la sophia), il suppose d'emblée une sublimation (la philia) qui oriente l'énergie du désir, l'appétit érotique, vers la science désirable de l'ætre et une permanence qui nous dépasse, celle-là même qui est au principe de la pro-création. Socrate, comme lui en a voulu Nietzsche, fait ainsi le vide et met en œuvre une négativité d'où sourd toute morale. Mais Socrate n'est qu'un des personnages du Banquet, ce dialogue fort peu platonique dont le dernier mot nous échappe. En faisant retour vers un titre aussi suggestif qu'atypique, nous restons alors convaincus « que le domaine d'Éros va infiniment plus loin qu'aucun champ qui puisse couvrir le Bien[28]. » 

François-Marie Mourad



[1] Toutes nos références au Banquet de Platon renvoient à l'édition GF-Flammarion (présentation, traduction et notes par Luc Brisson, 2018).

[2] Léo Strauss, Sur « Le Banquet ». La philosophie politique de Platon, éditions de l'Éclat, 2006, p. 47 [transcription d'un cours de 1959 à l'Université de Chicago].

[3] Il s'agit de la mutilation des Hermès — ces piliers surmontés d'un buste, habituellement celui d'Hermès — et surtout de la profanation des mystères d'Éleusis, les mystères les plus sacrés d'Athènes. Au moins trois des participants du Banquet sont concernés par ce double scandale : Phèdre, Éryximaque et surtout Alcibiade, que cette accusation dressera contre sa ville natale. Voir l'introduction, p. 33.

[4] Giorgio Agamben, « Éloge de la profanation », in Profanations, Rivages poche / Petite Bibliothèque, 2006, p. 99.

[5] Introduction, 4. Le style des orateurs, p. 49-51.

[6] Jacques Lacan, Le Séminaire, VIII, Le Transfert, éditions du Seuil, 2001, p. 19.

[7] Monique Dixsaut, Le Naturel philosophe. Essai sur les dialogues de Platon, Vrin, 1985, p. 21.

[8] Ibid., p. 128.

[9] C'est nous qui soulignons.

[10] Baudelaire, De l'essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques (1855), in Œuvres complètes, II, Bibliothèque de la Pléiade, 1976, p. 525-543.

[11] Léon Robin, Platon, PUF, 1997 [1ère édition Alcan, 1935], p. 140-141.

[12] La pièce fut représentée aux Grandes Dionysies de 423.

[13] Nietzsche, La Naissance de la tragédie, in Œuvres, I, sous la direction de Jean Lacoste et de Jacques Le Rider, éditions Robert Laffont, coll. Bouquins, 1993, p. 86.

[14] Ibid., p. 88.

[15] Søren Kierkegaard, Le Concept d'ironie constamment rapporté à Socrate, thèse de 1841, Œuvres complètes, II, éditions de l'Orante, 1975, p. 190.

[16] Nous reproduisons la définition de Létitia Mouze dans son Focus sur Platon, Le Banquet (éditions Ellipses, 2012, p. 103) : « Elenchos/Réfutation : c'est un terme issu du vocabulaire juridique qui désigne la réfutation de l'adversaire par le recours à un grand nombre de témoins, et par un discours de type rhétorique. Socrate en subvertit le sens : l'elenchos qu'il pratique repose sur l'échange dialogué avec un interlocuteur qui soutient une thèse que, par une série d'interrogations, Socrate met en contradiction avec une autre thèse qu'il soutient également. L'elenchos met donc en évidence l'incohérence de la position de celui qui y est soumis, et repose sur l'accord de ce dernier, amené à reconnaître cette auto-contradiction, et donc à revenir sur sa position initiale. »

[17] Monique Dixsaut, Le Naturel philosophe, op. cit., p. 136.

[18] Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l'intelligence. La mètis des Grecs, Flammarion, coll. Champs essais, 2009 [1974], p. 17.

[19] Ibid., p. 9.

[20] Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre VII. L'éthique de la psychanalyse, 1986, p. 72.

[21] Monique Dixsaut, que nous suivons pour l'essentiel dans cette démonstration, Le Naturel philosophe, op. cit., p. 140.

[22] Thierry Ménissier, Éros philosophe. Une interprétation philosophique du Banquet de Platon, éditions Kimé, 1996, p. 131.

[23] Georges Bataille, L'Érotisme, Les Éditions de Minuit, 1957, p. 27.

[24] Qui se réfère souvent à Socrate, comme au début de l'essai Sur la physionomie (III, 12), qui prolonge le portrait du Banquet.

[25] Monique Dixsaut, Le Naturel philosophe, op. cit., p. 154.

[26] Martin Heidegger, Qu'appelle-t-on penser ?, traduit par Aloys Becker et Gérard Granel, PUF, 1999, p. 88.

[27] Pascal, Pensées, éd. de Philippe Sellier, Classiques Garnier, 1993, p. 158 [Liasse-table de 1658, n° 15].

[28] Lacan, Le Séminaire, VIII, Le Transfert, éditions du Seuil, 2001, p. 25.

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