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François-Marie Mourad : étude du roman de Conrad Au cœur des ténèbres.
Mis en ligne le 21 juin 2018.

Texte de référence : Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, traduction de Jean-Jacques Mayoux, GF-Flammarion, 2017.

© : François-Marie Mourad.

François-Marie Mourad est professeur de lettres en classes préparatoires au lycée Montaigne de Bordeaux.


Un « homme remarquable » au « cœur des ténèbres »

Tout écrivain est essentiellement un traducteur — le déchiffreur d'une parole étrangère à lui-même et opaque à la quotidienne clarté où se meuvent ses pensées les plus avouables.

Claude Louis-Combet

Dans Au cœur des ténèbres[1] de Joseph Conrad, Marlow sert de révélateur. Ë la fin du XIXe siècle, le développement de la photographie a fait entrer ce mot dans le vocabulaire technique courant, pour décrire le procédé qui rend visible une image latente, un négatif. Dans le roman, derrière le « héros » au sens narratologique, est figuré l'Autre, « le pauvre type » (48), bientôt qualifié d'« homme remarquable ». L'ambivalence de cette révélation progressive est fixée d'emblée, dans un jeu de lumière et d'ombre qui caractérise la fiction conradienne : « On aurait dit que cela jetait une sorte de lumière sur tout ce qui m'entourait — et sur mes pensées. La chose était, il faut dire, assez sombre et lamentable — sans rien d'extraordinaire — pas trop distincte non plus. Non, pas trop distincte. Et pourtant, cela jetait comme une sorte de lumière » (48). Il n'y aura pas de séparation nette entre perception et intellection, rêve et réalité, identité et altérité, bien et mal… Jean-Jacques Mayoux, dans sa traduction du texte de Conrad, use à bon escient de l'indéfini on, ce « vague sujet », pour tourner autour de « la chose » dont l'anglais se passe ou dissipe la teneur par la multiplication des périphrases et des impersonnels : It seemed somehow to throw a kind of light on everything about me — and into my thoughtsit seemed to throw a kind of light. D'ailleurs, la séparation, issue de separare, n'est pas tout à fait la « coupure » qu'on croit. Le fait est que se, en latin, est un marqueur de l'écart, comme dans séduire (seducere : conduire à l'écart), ségrégation (segregare : écarter du troupeau), sélection (seligere : recueillir à l'écart). Quant au verbe parare, « parer, préparer, apprêter », il ne dénote rien de négatif, d'où la possibilité d'entendre la séparation comme « ce qui tient à l'écart comme préparation ».

Mais le révélateur, mot dérivé du latin ecclésiastique et du verbe revelare, est avant tout celui qui découvre, par un moyen surnaturel (le récit ?), une vérité cachée. Au début du livre, le portrait de Marlow, effectué par un narrateur premier, est celui d'un vieux sage : « les joues creuses, le teint jaune, un dos très droit, l'aspect d'un ascète ; avec ses bras tombants, les mains retournées paumes en dehors, on eût dit une idole » (40-41). En tout état de cause, ce marin atypique, cet errant (44), voire ce revenant, ne peut être confondu avec le « Président Directeur Général » (39), le « Juriste » et le « Comptable » à qui est pourtant destiné le récit de ces « aventures indécises » (48). Ces fonctions sociales pleines et régulatrices, que l'on retrouvera dans l'histoire pour désigner non de « vieux camarades » (40) mais des agents pernicieux de la colonisation, inscrivent la situation d'énonciation dans le procès de l'Occident[2], dont personne ne sort indemne. Le narrateur premier s'inclut dans le groupe des « quatre » (39) et fait manifestement le lien entre eux et le conteur. La consultation de la note de la page 41, qui anticipe sur la dernière didascalie du narrateur, n'est pas inutile : Marlow est comparé à un « Bouddha méditant » (173), à un guide oriental, ce qui induit évidemment un mode d'écoute spirituelle de son récit, une attention hors des seules données référentielles (spirituel vs factuel), une prise de distance nécessaire, une séparation disions-nous. Rappelons que le bouddha cherchait l'éveil, défini par Mathieu Ricard comme « la fin de toute méprise quant à la nature de la réalité, associée à une compassion sans limites. Une connaissance qui n'est pas, comme dans la science, une accumulation de données, mais une compréhension des modes d'existence relatifs (la façon dont les choses nous apparaissent) et ultimes (leur véritable nature) de notre esprit et du monde. Cette connaissance est l'antidote fondamental de l'ignorance et de la souffrance[3] », très présentes, avec la tristesse, dans Au cœur des ténèbres. Les constituants de cette définition coïncident avec ce que nous apprenons de Marlow, nous aident à préciser sa position.

On sait déjà, puisque le personnage apparaît dans d'autres romans, que Conrad s'est projeté dans cet ego fictionnel, qu'il l'a constitué pour exprimer son expérience, ses sentiments et ses idées, ses doutes et ses interrogations, sa Weltanschauung. Inutile d'extrapoler la donnée biographique. Il faut la prendre comme une attestation indirecte, considérer qu'écrire n'est pas anodin, que Conrad s'est impliqué dans sa création, qu'elle n'est pas artificielle et qu'il était en quête de vérité. Une citation de Georges Bataille, en forme de question, nous aidera à bien comprendre l'enjeu : « Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l'auteur n'a pas été contraint ?[4] » Conrad, qui a publié son premier roman à l'âge de trente-sept ans, est écrivain dans la continuité de sa vie de marin : il prolonge et approfondit son expérience. La quête de sens le caractérise, tout comme elle caractérise son double, Marlow.

Le personnage est souvent présenté comme un observateur doublé d'un enquêteur. Mais c'est aussi quelqu'un qui connaît bien les hommes, et cherche encore à les mieux connaître. Ne peut-on voir ici une définition extensive de la compassion : ressentir ce que les autres éprouvent, se mettre à leur place, comprendre (étymologiquement prendre avec), partager leur expérience ? Marlow fait évidemment preuve de compassion à l'égard de « la Promise » (165), la fiancée de Kurtz, dans la scène finale où sa colère laisse place à « un sentiment d'infinie pitié » (172). Mais avant cette spectaculaire confrontation, où le mensonge fraye une dernière fois avec la symbolique de la fiction, la compassion de Marlow s'était manifestée à d'autres occasions, notamment face aux indigènes, considérés comme des esclaves par les hommes ordinaires, « sots » aveuglés par l'intérêt, animés par l'envie, la jalousie, les sentiments mauvais et avilissants : « Ils intriguaient et calomniaient et se haïssaient l'un l'autre » (80). Ë l'inverse des jugements alors en usage, les premiers, même cannibales, sont des « simples » (131), tandis que les autres sont de dangereux nuisibles. La compassion de Marlow doit cependant être nuancée parce qu'il est de fait un colon qui ne remet pas vraiment en question la suprématie de l'homme blanc, voire en profite puisque la Compagnie lui donne l'occasion de naviguer. Mais il n'est pas un « pèlerin » comme ceux qui « tuaient le temps en médisant et en intriguant les uns contre les autres d'assez sotte manière » (80) ; il se détache singulièrement du groupe et perçoit « l'imposture philanthropique de toute l'entreprise » (80). Il n'y a pas que ce versant critique dans la situation de Marlow. Il n'a pas une vocation de rédempteur. Corriger les mœurs, changer le monde n'est pas dans son intention. Répétons-le : il est en quête de sens, de vérité, et même du « cœur de la vérité » (98). Il veut « comprendre. Et pourquoi pas ? » (101).

La mission de navigation prend un tour décisif deux mois après le départ (97). Ë l'approche du cœur des ténèbres (expression plusieurs fois employée, au sens géographique et allégorique, 100, 157, 166, 173), au fil d'un voyage initiatique qui a le caractère d'une errance, d'une dépossession, d'une navigation sans but (voir la très belle évocation des p. 97-98 : « Remonter ce fleuve, c'était comme voyager en arrière… »), Marlow a la double révélation de la communauté de tous les humains et de la domination absolue de la nature. C'est ce qu'il comprend des fulgurantes apparitions des « sauvages » dans la brousse : « Ils braillaient, sautaient, pirouettaient, faisaient d'horribles grimaces, mais ce qui faisait frissonner, c'était bien la pensée de leur humanité — pareille à la nôtre — la pensée de notre parenté lointaine avec ce tumulte sauvage et passionné » (101). L'homme moderne se dépouille de ses artifices, de son moi outrecuidant et superflu, pour compatir en effet, puisque souffrance il y a, entrer en coïncidence avec un monde authentiquement vivant, pas un territoire à sillonner, quadriller, dominer, pas un simple espace, non « la forme enchaînée d'un monstre vaincu » mais « la créature monstrueuse et libre » (101). Conrad renoue avec la vision animiste du monde des Grecs et des « primitifs », qui peut susciter l'effroi mais en tout cas remet l'homme à une plus juste place.

L'homme qui accepte de se remettre en question et de se mettre en danger n'est donc pas le sot, qui reste « bouche bée » et « toujours sauf » (102), à l'abri derrière de mesquines certitudes. Il faut se dénuder pour accéder à l'essentiel, à l'essence. Le roman revient souvent sur les « vêtements, jolis oripeaux — oripeaux qui s'envoleraient à la première secousse » (102). Oripeau est bien choisi pour traduire en français l'anglais rag, habituellement chiffon, haillon, parce que, tout en étant dévaluatif, il est formé de l'or et de la peau : ceux qui se couvrent d'oripeaux pensent qu'une deuxième peau, plus belle, les rendra absolument présentables aux yeux du monde, comme en atteste le portrait saisissant et bien détaillé du comptable en chef de la Compagnie, « dans une élégance si inattendue de vêture » (68, là aussi intéressante traduction, de la périphrase an unexpected elegance of get-up). Si Marlow parle de « vision », alors que la description du personnage « stupéfiant » (68, amazing) est très détaillée, c'est pour bien faire repérer une disproportion spectaculaire, le décalage quasi monstrueux qu'opère un accoutrement totalement inadapté au milieu, sauvage, poisseux et délabré, si peu représentatif de la civilisation. Ë tout prendre, l'Arlequin, qui doit ce sobriquet en partie à son accoutrement, a fait le bon choix de se déguiser sans viser le conformisme. C'est plutôt la réussite esthétique que salue Marlow : « Et le soleil lui donnait un air extrêmement gai, et merveilleusement soigné, en plus, car on voyait comme tout ce rapiéçage avait été superbement fait » (130). Paradoxalement, le jeune homme est bien intégré à l'environnement naturel, comme l'indiquent les notations paysagères. Il est une créature solaire, qui irradie du bonheur d'être au monde, et un innocent qui ne nuit à personne et se contente de peu. Surtout, comme aussi le suggère le surnom d'Arlequin, il vit à l'extérieur de lui-même, n'est absolument pas obsédé par son moi, par son identité, égrenée par bribes elle aussi et difficile à reconstituer : « Russe… fils d'un archiprêtre… Gouvernement de Tambov » (132). Surtout, il est jeune, impatient de « voir des choses, amasser de l'expérience, des idées, s'ouvrir l'esprit » (132). Rappelons que le philosophe Georg Simmel définit l'aventure en évoquant la jeunesse : « le charme de l'aventure réside presque toujours dans l'intensité de la tension avec laquelle elle nous fait ressentir la vie. C'est cela précisément qui forme ce lien qui relie la jeunesse et l'aventure. Ce qu'on appelle la subjectivité de la jeunesse, c'est tout simplement le fait que les matériaux de la vie dans leur signification objective, le cèdent en importance au processus qui les entraîne, à la vie même » (Simmel, 81).  En fin de compte, l'Arlequin incarne l'aventure idéale, désintéressée et sans apprêt : « Si la pureté absolue, sans calcul, sans côté pratique, de l'esprit d'aventure avait jamais gouverné un être humain, c'était ce garçon rapiécé » (135-136). Ë l'opposé, l'agent de renseignement du Directeur est un « Méphistophélès de papier mâché » (83) dénigré par Marlow : « Il me semblait que si voulais je pourrais le crever de l'index, et que je ne trouverais dedans qu'un peu de saleté sans consistance, peut-être » (83). D'un côté, avec l'Arlequin nous avons donc un être plein, radieux et bienveillant, pleinement altruiste, de l'autre, avec les pèlerins, des ombres et des « visions » d'êtres sans véritable consistance, soit The Hollow Men (T.-S. Eliot, voir la note 2, p. 75), à l'instar du Directeur : « Peut-être était-il entièrement creux » (75) ! « Pèlerin » (pilgrim) est pourtant un mot richement connoté et polysémique. Les Pilgrim Fathers sont les cent deux colons qui, en décembre 1620, débarquèrent du Mayflower pour s'installer sur la côte Est des futurs ƒtats-Unis. L'expression renvoie à un passage de l'ƒpître aux Hébreux dans la Bible : « C'est dans la foi qu'ils sont tous morts sans avoir obtenu les choses promises ; mais ils les ont vues et saluées de loin, reconnaissant qu'ils étaient étrangers et voyageurs sur la terre » (XI, 13). Les pèlerins d'Afrique sont loin d'avoir l'allant et la foi de ceux d'Amérique, dont ils ne sont que de lointains et dérisoires avatars. Agents de la destruction plutôt que de la civilisation, ils « erraient çà et là tenant ces grands bâtons ridicules comme un tas de pèlerins sans la foi, ensorcelés, à l'intérieur d'une palissade croulante » (77).

 

Qu'en est-il maintenant de Kurtz, qualifié, lui, d'« homme remarquable » ? L'expression au superlatif absolu est évidemment équivoque, comme l'attitude de Marlow à l'égard de celui qui sera progressivement devenu l'objet de sa quête, depuis le jour où il aura entendu en parler pour la première fois de cet « agent de premier ordre » (70), justement comme d'« un homme très remarquable » (70) ! Le concert d'éloges ne tarit d'abord pas. Le Directeur confirme que Kurtz est « le meilleur de ses agents, un homme exceptionnel, de la plus grande importance pour la Compagnie » (76). Le portrait s'enrichit d'un certain nombre de clichés débités par l'agent de première classe. L'espion du Directeur présente Kurtz comme un homme providentiel, voué à un avenir radieux, certainement un jour « Directeur Général » (82). La grandiloquence de ces évocations ne peut que surprendre de la part d'êtres aussi dérisoires que les employés de la Compagnie. On ne peut les croire, on ne peut y croire, et Marlow peine en somme à se représenter « ce Kurtz » (84) absent et néanmoins omniprésent jusqu'à la saturation : « J'en avais assez entendu, Dieu sait ! Pourtant, je ne sais comment, cela ne produisait aucune image — pas plus que si on m'avait dit qu'il y avait là un ange, ou un démon » (84). Cette figure vide et muette dans les lointains se teinte progressivement des sentiments ambivalents que véhicule le mystère sacré, régis comme dans les rêves par l'association des images, à tel point que la lune, le fleuve, « la muraille de végétation emmêlée qui se dressait plus haut que le mur d'un fleuve » (84) deviennent des composantes de l'idée religieuse que Marlow se fait de Kurtz. Le nomen devient numen : ce simple nom s'enrichit de toutes les émotions paradoxales suscitées par un milieu magnétique et onirique.

Le milieu — la brousse, le fleuve, la végétation… — n'est jamais décrit de manière « objective ». La description des lieux, des espaces et des formes est régie par une opposition entre le sublime de la nature sauvage, inviolée, « quelque chose de grand et d'invincible, comme le mal ou la vérité » (77), et la désolation perpétrée par les Occidentaux : le « bosquet de la mort » (71), « une palissade croulante » (77)… La dimension subjective de la perception est parfaitement assumée par Marlow, ce narrateur qui a inauguré son récit par une méditation poétique sur la Tamise, « le vieux fleuve » (42), et par un souvenir : « quand j'étais petit garçon j'avais une passion pour les cartes » (49) ; en particulier « on voyait sur la carte un fleuve, un grand fleuve puissant, qui ressemblait à un immense serpent déroulé » (49). La fascination pour les fleuves, la sinuosité et l'ambivalence sont les tropismes d'une imagination poétique qui envoûte les éléments. Je vois le monde tel que je suis avant de le voir tel qu'il est, rappelle Bachelard. Le récit lui-même, avec son rythme syncopé, ses décrochages et ses brisures, le flou qu'il introduit entre le rêve et la réalité, par de multiples correspondances surtout, représente l'enchevêtrement — l'écheveau — des impressions et des idées au sein d'une conscience torturée en quête d'elle-même. Les glissements constants entre l'« aventure », l'analyse et la narration, le muthos, l'ethos et la diégèsis témoignent de la modernité de l'expérience tentée par Conrad. Jacques Rancière, dans Le Fil perdu, va jusqu'à parler de « révolution dans l'ontologie de la fiction » (Rancière, 51). La réplique du « vieux docteur » qui mesure les crânes et le commentaire du « héros » ont ici une valeur d'annonce : « “Ce serait intéressant pour la science d'observer l'évolution mentale des individus, sur place”. Je sentis que je devenais scientifiquement intéressant » (73). Le propos est ironique, antipositiviste, comme le souligne la note 1 de la page 155, qui glose à son tour le diagnostic de Marlow sur Kurtz — « Son âme était folle » (154) — « à ce moment même où [sont] posées les fondations de [leur] intimité — destinées à durer — à durer — jusqu'à la fin — jusqu'au-delà » (153), manière de bien faire saisir la signification personnelle puis universelle de cette odyssée.

La narration de Marlow n'est pas événementielle : « Pour lui le sens d'un épisode n'était pas à l'intérieur comme un noyau mais à l'extérieur enveloppant l'histoire, qui le révélait seulement comme une incandescence révèle un brouillard, à l'image de ces halos brumeux qui sont rendus visibles souvent par l'illumination spectrale du clair de lune[5]. » Il serait inexact d'invoquer l'impressionnisme pour caractériser une poétique du récit qui cherche à restituer la texture de l'existence non à des fins désintéressées mais pour atteindre un core meaning, une signification centrale, à la fois ténébreuse, mystérieuse et néanmoins indiscutable, dont les effets se propagent.

La démarche esthétique ne doit pas être décorrélée d'une éthique, non au sens strict d'une évaluation selon des normes, mais comme la compréhension approfondie de la situation de l'homme dans le monde. L'ethos, comme l'a fait remarquer Aristote, différencie l'être vivant de l'inanimé : l'animal humain imprime sa marque sur la nature, qui devient son milieu. Se porter « de plus en plus profondément au cœur des ténèbres » (100), c'est remonter vers le point d'origine de l'ethos humain, vers le point d'insertion où l'ordre particulier s'unifie dans une connaissance plus universelle. C'est un point de vertige, où se dissipent les distinctions usuelles, constituantes, de la nature et de la culture, du bien et de mal, de l'un et de l'autre… Seul le mythe et le récit qui l'articule sont à même, par leur usage immémorial, leur fluidité et leur polyvalence, de figurer une « aventure » à visée exemplaire qui se déroule sur plusieurs plans et soit susceptible de conférer une signification symbolique au moindre détail.

Il s'agit essentiellement d'ouvrir un accès à la vraie vie, accès dont la nature sauvage et les postes de la compagnie sont les métaphores suggestives — immensité d'une part, écueils d'autre part. Cette entreprise est au moins aussi difficile que de naviguer sur le fleuve avec un vieux rafiot. Et ce vieux rafiot, pour Conrad, c'est le seul moyen dont dispose l'écrivain pour connaître et faire connaître les mystères sinueux de l'âme humaine. La disproportion est évidente. Il aura fallu bricoler avec les moyens du bord, s'aider de ce que l'on a pu trouver, faire avec les maladresses et l'incompréhension, tâtonner, louvoyer autour des obstacles. Il y a de quoi être découragé devant cette tâche quasi impossible : « il est impossible de communiquer la sensation vivante d'aucune époque donnée de son existence — ce qui fait sa vérité, son sens —, sa subtile et pénétrante essence. C'est impossible. Nous vivons comme nous rêvons, seuls… » (86). Au cœur des ténèbres, écrit au moment où Freud termine L'Interprétation des rêves, doit être compris non comme un roman d'aventures mais comme une aventure du roman, de l'écriture et de la fiction pour exprimer cette « sensation vivante » et rendre compte de son existence.

Sa vie, on la rêve, on la fantasme ; on peut aussi la mouler dans les formes prescrites et s'anonymer, vaquer à toutes sortes d'occupations, surtout celles qui sont régies par le gain. Quand Marlow se retrouve dans la « cité sépulcrale » (162), il est de nouveau confronté à l'humanité ordinaire, « ces gens que je voyais courir par les rues pour se chiper quelques sous les uns aux autres, pour dévorer leur infâme cuisine, pour avaler leur mauvaise bière, pour rêver leurs rêves insignifiants et stupides » (162). Assujettis à leurs appétits (voler, boire, manger, rêver sont mis sur le même plan), sans élégance et sans grandeur — sans dignité —, ils ne sont finalement que des « intrus » de la connaissance de la vie, des imposteurs qui empêchent les hommes remarquables de mener à bien l'enquête périlleuse qui consiste à aller au fond des ténèbres pour atteindre le secret du sens de l'existence.

Ce n'est pas que ce secret soit merveilleux, sublime, renversant. Il est au contraire tragique et tient en un mot : « La destinée. Ma destinée ! C'est une drôle de chose que la vie — ce mystérieux arrangement d'une logique sans merci pour un dessein futile » (160). On appréciera une formulation, une définition, où chaque mot a son importance. Droll thing life isthat mysterious arrangement of merciless logic for a futile purpose. La phrase, comme la vie, mêle l'indolence à la rigueur, la logique et l'inutilité. Telle est bien la destinée, implacable et contingente, déterminée mais quelconque, à la fois anyhow et somehow, d'une certaine façon et de toute façon : un fatum sans enjeu. La révélation apportée par la rencontre tant attendue entre Marlow et Kurtz est de même genre : dérisoire et décisive, pitoyable et cruciale. Kurtz a précédé Marlow dans sa connaissance de l'humain et il est allé plus loin dans l'inhumain : « en règle générale Kurtz s'aventurait seul loin dans les profondeurs de la forêt » (137). Il a atteint le point de non-retour, duquel on ne réchappe pas. Il a perdu sa consistance anthropologique, comme l'indique cette description poétique aux accents shakespeariens ou rimbaldiens : « Ombre insatiable d'apparences splendides, […] ombre plus ténébreuse que l'ombre de la nuit » (166). Et ce point qu'on ne peut plus dire personnifié mais seulement illuminé, ce soleil noir, « halo cendré d'où les yeux sombres me regardaient » (167), que Marlow porte désormais en lui et qu'il projette sur d'autres, est celui d'une coïncidence qui atteste d'une disparition, au-delà du bien et du mal, ou plutôt d'un effacement des limites et des distinctions.

L'excès superlatif d'émotion, une « terreur pure et sans nom » (151), comme celle qu'éprouve Ulysse lors de la nékuia, porte donc Marlow aux confins du monde connu, dans cette dimension démesurée — hors de toute mesure — où Kurtz, « cette âme rassasiée d'émotions primitives » (158), s'est aventuré avant lui. La connaissance suprême, cet être pour la mort (161), se paye évidemment au prix fort, comme dans le mythe de Faust, mobilisé pour renforcer la descente aux Enfers : « Cela seul avait séduit son âme maudite hors des limites des aspirations permises » (154). En définitive Kurtz est bien « un homme remarquable » parce qu'il est « une âme », mais une âme « devenue folle » (155), délestée de toute inhibition et de toute contrainte, absolument libre, mais pour cette raison même, perdue.  

François-Marie Mourad

Bibliographie

Jacques Lacan, Le Séminaire VII, L'éthique de la psychanalyse, éditions du Seuil, 1986.

Philippe Lacoue-Labarthe, La Réponse d'Ulysse et autres textes sur l'Occident, NeL/Imec, 2012.

Claude Maisonnat, « Truth stripped of its cloak of time, ou l'énigme de la littérarité dans Heart of Darkness », in Heart of Darkness, une leçon de ténèbres, textes réunis par Josiane Paccaud-Huguet, Lettres modernes Minard, Paris-Caen, 2002, p. 79-103.

Richard Pedot, « “Aux limites de la vérité” : l'expérience du récit dans Heart of Darkness », ƒtudes anglaises, 2002-2003, tome 55, p. 308-319.

Jacques Rancière, « Le Mensonge de Marlow », in Le Fil perdu. Essais sur la fiction moderne, La Fabrique éditions, 2014, p. 37-55.

Georg Simmel, La Philosophie de l'aventure [1911], trad. A. Guillain, L'Arche, 2002, p. 71-87.



[1] Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, traduction de Jean-Jacques Mayoux, GF-Flammarion, 2017. Toutes nos références (numéros de pages entre parenthèses) renvoient à cette édition.

[2] Voir Philippe Lacoue-Labarthe, « L'Horreur occidentale », in La Réponse d'Ulysse et autres textes sur l'Occident, NeL/Imec, 2012, p. 57-70.

[4] Georges Bataille, Le Bleu du ciel, in Œuvres complètes, III, Gallimard, 1974, p. 181.

[5] Nous adoptons ici la traduction de Jacques Rancière, plus proche du texte original : to him the meaning of an episode was not inside like a kernel but outside, enveloping the tale which brought it out only as a glow brings out a haze, in the likeness of one of these misty halos that sometimes are made visible by the spectral illumination of moonshine (Rancière, p. 39-40).

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