François-Marie Mourad : étude
du roman de Conrad Au cœur des ténèbres. Texte de référence : Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, traduction de Jean-Jacques Mayoux, GF-Flammarion, 2017. © : François-Marie Mourad. François-Marie Mourad est professeur de lettres en classes préparatoires au lycée Montaigne de Bordeaux. Un « homme remarquable » au « cœur des ténèbres »Tout écrivain est essentiellement un traducteur — le déchiffreur d'une parole étrangère à lui-même et opaque à la quotidienne clarté où se meuvent ses pensées les plus avouables. Claude Louis-Combet Dans
Au cœur des ténèbres[1] de Joseph
Conrad, Marlow sert de révélateur. Ë la fin du XIXe siècle, le développement de
la photographie a fait entrer ce mot dans le vocabulaire technique courant, pour
décrire le procédé qui rend visible une image latente, un négatif. Dans le roman, derrière le « héros » au sens
narratologique, est figuré l'Autre, « le pauvre type » (48), bientôt qualifié
d'« homme remarquable ». L'ambivalence de cette révélation
progressive est fixée d'emblée, dans
un jeu de lumière et d'ombre qui caractérise la fiction conradienne : « On
aurait dit que cela jetait une sorte de lumière sur tout ce qui m'entourait
— et sur mes pensées. La chose était, il faut dire, assez sombre et
lamentable — sans rien d'extraordinaire — pas trop distincte non
plus. Non, pas trop distincte. Et pourtant, cela
jetait comme une sorte de lumière » (48). Il n'y aura pas de séparation
nette entre perception et intellection, rêve et réalité, identité et altérité, bien
et mal… Jean-Jacques Mayoux, dans sa traduction du
texte de Conrad, use à bon escient de l'indéfini on, ce « vague sujet », pour tourner
autour de « la chose » dont l'anglais se passe ou dissipe la teneur
par la multiplication des périphrases et des impersonnels : It seemed somehow to throw a kind of light on everything about
me — and into my thoughts… it seemed
to throw a kind of light. D'ailleurs,
la séparation, issue de separare, n'est
pas tout à fait la « coupure » qu'on croit. Le fait est que se, en latin, est un marqueur de l'écart,
comme dans séduire (seducere : conduire à l'écart), ségrégation (segregare : écarter du troupeau), sélection
(seligere : recueillir à l'écart). Quant au
verbe parare,
« parer, préparer, apprêter », il ne dénote rien de négatif, d'où la
possibilité d'entendre la séparation comme
« ce qui tient à l'écart comme préparation ». Mais le révélateur, mot dérivé du latin ecclésiastique et du verbe revelare, est
avant tout celui qui découvre, par un moyen surnaturel (le récit ?), une
vérité cachée. Au début du livre, le portrait de Marlow,
effectué par un narrateur premier, est celui d'un vieux sage : « les
joues creuses, le teint jaune, un dos très droit, l'aspect d'un ascète ;
avec ses bras tombants, les mains retournées paumes en dehors, on eût dit une
idole » (40-41). En tout état de cause, ce marin atypique, cet errant (44), voire ce revenant, ne peut
être confondu avec le « Président Directeur Général » (39), le
« Juriste » et le « Comptable » à qui est pourtant destiné
le récit de ces « aventures indécises » (48). Ces fonctions sociales pleines
et régulatrices, que l'on retrouvera dans l'histoire pour désigner non de
« vieux camarades » (40) mais des agents pernicieux de la
colonisation, inscrivent la situation d'énonciation dans le procès de
l'Occident[2], dont personne ne sort indemne. Le narrateur
premier s'inclut dans le groupe des « quatre » (39) et fait manifestement
le lien entre eux et le conteur. La consultation de la note de la page 41, qui
anticipe sur la dernière didascalie du narrateur, n'est pas inutile : Marlow est comparé à un « Bouddha méditant »
(173), à un guide oriental, ce qui induit évidemment un mode d'écoute spirituelle de son récit, une
attention hors des seules données référentielles (spirituel vs factuel), une prise de distance
nécessaire, une séparation disions-nous.
Rappelons que le bouddha cherchait l'éveil,
défini par Mathieu Ricard comme « la fin de toute méprise quant à la
nature de la réalité, associée à une compassion sans limites. Une connaissance
qui n'est pas, comme dans la science, une accumulation de données, mais une
compréhension des modes d'existence relatifs (la façon dont les choses nous
apparaissent) et ultimes (leur véritable nature) de notre esprit et du monde.
Cette connaissance est l'antidote fondamental de l'ignorance et de la souffrance[3] », très présentes, avec la
tristesse, dans Au cœur des ténèbres.
Les constituants de cette définition coïncident avec ce que nous apprenons de Marlow, nous aident à préciser sa position. On sait déjà, puisque le personnage
apparaît dans d'autres romans, que Conrad s'est projeté dans cet ego fictionnel, qu'il l'a constitué pour
exprimer son expérience, ses sentiments et ses idées, ses doutes et ses
interrogations, sa Weltanschauung. Inutile
d'extrapoler la donnée biographique. Il faut la prendre comme une attestation
indirecte, considérer qu'écrire n'est pas anodin, que Conrad s'est impliqué
dans sa création, qu'elle n'est pas artificielle et qu'il était en quête de
vérité. Une citation de Georges Bataille, en forme de question, nous aidera à
bien comprendre l'enjeu : « Comment nous attarder à des livres
auxquels, sensiblement, l'auteur n'a pas été contraint ?[4] » Conrad, qui a publié son
premier roman à l'âge de trente-sept ans, est écrivain dans la continuité de sa
vie de marin : il prolonge et approfondit son expérience. La quête de sens
le caractérise, tout comme elle caractérise son double, Marlow.
Le personnage est souvent présenté
comme un observateur doublé d'un enquêteur. Mais c'est aussi quelqu'un qui
connaît bien les hommes, et cherche encore à les mieux connaître. Ne peut-on
voir ici une définition extensive de la compassion :
ressentir ce que les autres éprouvent, se mettre à leur place, comprendre (étymologiquement prendre avec), partager leur
expérience ? Marlow fait évidemment preuve de compassion à l'égard de « la
Promise » (165), la fiancée de Kurtz, dans la
scène finale où sa colère laisse place à « un sentiment d'infinie
pitié » (172). Mais avant cette spectaculaire confrontation, où le
mensonge fraye une dernière fois avec la symbolique de la fiction, la
compassion de Marlow s'était manifestée à d'autres
occasions, notamment face aux indigènes, considérés comme des esclaves par les
hommes ordinaires, « sots » aveuglés par l'intérêt, animés par l'envie,
la jalousie, les sentiments mauvais et avilissants : « Ils
intriguaient et calomniaient et se haïssaient l'un l'autre » (80). Ë
l'inverse des jugements alors en usage, les premiers, même cannibales, sont des
« simples » (131), tandis que les autres sont de dangereux nuisibles.
La compassion de Marlow doit cependant être nuancée
parce qu'il est de fait un colon qui ne remet pas vraiment en question la suprématie
de l'homme blanc, voire en profite puisque la Compagnie lui donne l'occasion de
naviguer. Mais il n'est pas un « pèlerin » comme ceux qui
« tuaient le temps en médisant et en intriguant les uns contre les autres
d'assez sotte manière » (80) ; il se détache singulièrement du groupe
et perçoit « l'imposture philanthropique de toute l'entreprise »
(80). Il n'y a pas que ce versant critique dans la situation de Marlow. Il n'a pas une vocation de rédempteur. Corriger les
mœurs, changer le monde n'est pas dans son intention. Répétons-le : il est
en quête de sens, de vérité, et même du « cœur de la vérité » (98). Il
veut « comprendre. Et pourquoi pas ? » (101). La mission de navigation prend un
tour décisif deux mois après le départ (97). Ë l'approche du cœur des ténèbres (expression plusieurs
fois employée, au sens géographique et allégorique, 100, 157, 166, 173), au fil
d'un voyage initiatique qui a le caractère d'une errance, d'une dépossession, d'une
navigation sans but (voir la très belle évocation des p. 97-98 :
« Remonter ce fleuve, c'était comme voyager en arrière… »), Marlow a la double révélation de la communauté de tous les
humains et de la domination absolue de la nature. C'est ce qu'il comprend des
fulgurantes apparitions des « sauvages » dans la brousse :
« Ils braillaient, sautaient, pirouettaient, faisaient d'horribles
grimaces, mais ce qui faisait frissonner, c'était bien la pensée de leur
humanité — pareille à la nôtre — la pensée de notre parenté
lointaine avec ce tumulte sauvage et passionné » (101). L'homme moderne se
dépouille de ses artifices, de son moi outrecuidant et superflu, pour compatir en effet, puisque souffrance il
y a, entrer en coïncidence avec un monde authentiquement vivant, pas un
territoire à sillonner, quadriller, dominer, pas un simple espace, non
« la forme enchaînée d'un monstre vaincu » mais « la créature
monstrueuse et libre » (101). Conrad renoue avec la vision animiste du
monde des Grecs et des « primitifs », qui peut susciter l'effroi mais
en tout cas remet l'homme à une plus juste place. L'homme qui accepte de se remettre en
question et de se mettre en danger n'est donc pas le sot, qui reste
« bouche bée » et « toujours sauf » (102), à l'abri
derrière de mesquines certitudes. Il faut se dénuder pour accéder à l'essentiel,
à l'essence. Le roman revient souvent sur les « vêtements, jolis oripeaux
— oripeaux qui s'envoleraient à la première secousse » (102). Oripeau est bien choisi pour traduire en
français l'anglais rag,
habituellement chiffon, haillon,
parce que, tout en étant dévaluatif, il est formé de
l'or et de la peau : ceux qui se couvrent d'oripeaux pensent qu'une deuxième
peau, plus belle, les rendra absolument présentables aux yeux du monde, comme en
atteste le portrait saisissant et bien détaillé du comptable en chef de la
Compagnie, « dans une élégance si inattendue de vêture » (68, là
aussi intéressante traduction, de la périphrase an unexpected elegance
of get-up). Si Marlow
parle de « vision », alors que la description du personnage
« stupéfiant » (68, amazing) est très
détaillée, c'est pour bien faire repérer une disproportion spectaculaire, le
décalage quasi monstrueux qu'opère un accoutrement totalement inadapté au
milieu, sauvage, poisseux et délabré, si peu représentatif de la civilisation. Ë
tout prendre, l'Arlequin, qui doit ce sobriquet en partie à son accoutrement, a
fait le bon choix de se déguiser sans viser le conformisme. C'est plutôt la
réussite esthétique que salue Marlow : « Et
le soleil lui donnait un air extrêmement gai, et merveilleusement soigné, en
plus, car on voyait comme tout ce rapiéçage avait été superbement fait »
(130). Paradoxalement, le jeune homme est bien intégré à l'environnement
naturel, comme l'indiquent les notations paysagères. Il est une créature
solaire, qui irradie du bonheur d'être au monde, et un innocent qui ne nuit à personne et se contente de peu. Surtout,
comme aussi le suggère le surnom d'Arlequin, il vit à l'extérieur de lui-même,
n'est absolument pas obsédé par son moi, par son identité, égrenée par bribes
elle aussi et difficile à reconstituer : « Russe… fils d'un
archiprêtre… Gouvernement de Tambov » (132). Surtout, il est jeune,
impatient de « voir des choses, amasser de l'expérience, des idées, s'ouvrir
l'esprit » (132). Rappelons que le philosophe Georg Simmel définit l'aventure
en évoquant la jeunesse : « le charme de l'aventure réside presque
toujours dans l'intensité de la tension avec laquelle elle nous fait ressentir
la vie. C'est cela précisément qui forme ce lien qui relie la jeunesse et l'aventure.
Ce qu'on appelle la subjectivité de la jeunesse, c'est tout simplement le fait
que les matériaux de la vie dans leur signification objective, le cèdent en
importance au processus qui les entraîne, à la vie même » (Simmel, 81). En fin de compte, l'Arlequin incarne l'aventure
idéale, désintéressée et sans apprêt : « Si la pureté absolue, sans
calcul, sans côté pratique, de l'esprit d'aventure avait jamais gouverné un
être humain, c'était ce garçon rapiécé » (135-136). Ë l'opposé, l'agent de
renseignement du Directeur est un « Méphistophélès de papier mâché »
(83) dénigré par Marlow : « Il me semblait
que si voulais je pourrais le crever de l'index, et que je ne trouverais dedans
qu'un peu de saleté sans consistance, peut-être » (83). D'un côté, avec l'Arlequin
nous avons donc un être plein, radieux et bienveillant, pleinement altruiste,
de l'autre, avec les pèlerins, des ombres et des « visions » d'êtres
sans véritable consistance, soit The Hollow Men (T.-S. Eliot, voir la note 2, p. 75), à l'instar du
Directeur : « Peut-être était-il entièrement creux »
(75) ! « Pèlerin » (pilgrim) est pourtant un mot richement connoté et
polysémique. Les Pilgrim Fathers sont
les cent deux colons qui, en décembre 1620, débarquèrent du Mayflower pour s'installer sur la
côte Est des futurs ƒtats-Unis. L'expression renvoie à un passage de l'ƒpître aux Hébreux dans la Bible : « C'est
dans la foi qu'ils sont tous morts sans avoir obtenu les choses promises ;
mais ils les ont vues et saluées de loin, reconnaissant qu'ils étaient
étrangers et voyageurs sur la terre » (XI, 13). Les pèlerins d'Afrique
sont loin d'avoir l'allant et la foi de ceux d'Amérique, dont ils ne sont que
de lointains et dérisoires avatars. Agents de la destruction plutôt que de la
civilisation, ils « erraient çà et là tenant ces grands bâtons ridicules
comme un tas de pèlerins sans la foi, ensorcelés, à l'intérieur d'une palissade
croulante » (77). Qu'en
est-il maintenant de Kurtz, qualifié, lui, d'« homme
remarquable » ? L'expression au superlatif absolu est évidemment
équivoque, comme l'attitude de Marlow à l'égard de
celui qui sera progressivement devenu l'objet de sa quête, depuis le jour où il
aura entendu en parler pour la première fois de cet « agent de premier
ordre » (70), justement comme d'« un homme très remarquable »
(70) ! Le concert d'éloges ne tarit d'abord pas. Le Directeur confirme que
Kurtz est « le meilleur de ses agents, un homme
exceptionnel, de la plus grande importance pour la Compagnie » (76). Le
portrait s'enrichit d'un certain nombre de clichés débités par l'agent de
première classe. L'espion du Directeur présente Kurtz
comme un homme providentiel, voué à un avenir radieux, certainement un jour
« Directeur Général » (82). La grandiloquence de ces évocations ne
peut que surprendre de la part d'êtres aussi dérisoires que les employés de la
Compagnie. On ne peut les croire, on ne peut y croire, et Marlow
peine en somme à se représenter « ce Kurtz »
(84) absent et néanmoins omniprésent jusqu'à la saturation : « J'en
avais assez entendu, Dieu sait ! Pourtant, je ne sais comment, cela ne
produisait aucune image — pas plus que si on m'avait dit qu'il y avait là
un ange, ou un démon » (84). Cette figure vide et muette dans les
lointains se teinte progressivement des sentiments ambivalents que véhicule le
mystère sacré, régis comme dans les rêves par l'association des images, à tel
point que la lune, le fleuve, « la muraille de végétation emmêlée qui se
dressait plus haut que le mur d'un fleuve » (84) deviennent des composantes
de l'idée religieuse que Marlow se fait de Kurtz. Le nomen devient numen : ce simple nom s'enrichit de
toutes les émotions paradoxales suscitées par un milieu magnétique et onirique. Le milieu — la brousse, le fleuve, la végétation… — n'est jamais décrit de manière « objective ». La description des lieux, des espaces et des formes est régie par une opposition entre le sublime de la nature sauvage, inviolée, « quelque chose de grand et d'invincible, comme le mal ou la vérité » (77), et la désolation perpétrée par les Occidentaux : le « bosquet de la mort » (71), « une palissade croulante » (77)… La dimension subjective de la perception est parfaitement assumée par Marlow, ce narrateur qui a inauguré son récit par une méditation poétique sur la Tamise, « le vieux fleuve » (42), et par un souvenir : « quand j'étais petit garçon j'avais une passion pour les cartes » (49) ; en particulier « on voyait sur la carte un fleuve, un grand fleuve puissant, qui ressemblait à un immense serpent déroulé » (49). La fascination pour les fleuves, la sinuosité et l'ambivalence sont les tropismes d'une imagination poétique qui envoûte les éléments. Je vois le monde tel que je suis avant de le voir tel qu'il est, rappelle Bachelard. Le récit lui-même, avec son rythme syncopé, ses décrochages et ses brisures, le flou qu'il introduit entre le rêve et la réalité, par de multiples correspondances surtout, représente l'enchevêtrement — l'écheveau — des impressions et des idées au sein d'une conscience torturée en quête d'elle-même. Les glissements constants entre l'« aventure », l'analyse et la narration, le muthos, l'ethos et la diégèsis témoignent de la modernité de l'expérience tentée par Conrad. Jacques Rancière, dans Le Fil perdu, va jusqu'à parler de « révolution dans l'ontologie de la fiction » (Rancière, 51). La réplique du « vieux docteur » qui mesure les crânes et le commentaire du « héros » ont ici une valeur d'annonce : « “Ce serait intéressant pour la science d'observer l'évolution mentale des individus, sur place”. Je sentis que je devenais scientifiquement intéressant » (73). Le propos est ironique, antipositiviste, comme le souligne la note 1 de la page 155, qui glose à son tour le diagnostic de Marlow sur Kurtz — « Son âme était folle » (154) — « à ce moment même où [sont] posées les fondations de [leur] intimité — destinées à durer — à durer — jusqu'à la fin — jusqu'au-delà » (153), manière de bien faire saisir la signification personnelle puis universelle de cette odyssée. La narration de Marlow n'est pas événementielle : « Pour lui le sens d'un épisode n'était pas à l'intérieur comme un noyau mais à l'extérieur enveloppant l'histoire, qui le révélait seulement comme une incandescence révèle un brouillard, à l'image de ces halos brumeux qui sont rendus visibles souvent par l'illumination spectrale du clair de lune[5]. » Il serait inexact d'invoquer l'impressionnisme pour caractériser une poétique du récit qui cherche à restituer la texture de l'existence non à des fins désintéressées mais pour atteindre un core meaning, une signification centrale, à la fois ténébreuse, mystérieuse et néanmoins indiscutable, dont les effets se propagent. La démarche esthétique ne doit pas
être décorrélée d'une éthique, non au sens strict d'une évaluation selon des normes, mais
comme la compréhension approfondie de la situation de l'homme dans le monde. L'ethos, comme l'a fait remarquer
Aristote, différencie l'être vivant
de l'inanimé : l'animal humain imprime sa marque sur la nature, qui
devient son milieu. Se porter « de plus en plus profondément au cœur des
ténèbres » (100), c'est remonter vers le point d'origine de l'ethos humain, vers le point d'insertion
où l'ordre particulier s'unifie dans une connaissance plus universelle. C'est
un point de vertige, où se dissipent les distinctions usuelles, constituantes,
de la nature et de la culture, du bien et de mal, de l'un et de l'autre… Seul
le mythe et le récit qui l'articule sont à même, par leur usage immémorial, leur
fluidité et leur polyvalence, de figurer une « aventure » à visée
exemplaire qui se déroule sur plusieurs plans et soit susceptible de conférer
une signification symbolique au moindre détail. Il s'agit essentiellement d'ouvrir un
accès à la vraie vie, accès dont la nature sauvage et les postes de la
compagnie sont les métaphores suggestives — immensité d'une part, écueils
d'autre part. Cette entreprise est au moins aussi difficile que de naviguer sur
le fleuve avec un vieux rafiot. Et ce vieux rafiot, pour Conrad, c'est le seul
moyen dont dispose l'écrivain pour connaître et faire connaître les mystères
sinueux de l'âme humaine. La disproportion est évidente. Il aura fallu bricoler
avec les moyens du bord, s'aider de ce que l'on a pu trouver, faire avec les
maladresses et l'incompréhension, tâtonner, louvoyer autour des obstacles. Il y
a de quoi être découragé devant cette tâche quasi impossible : « il
est impossible de communiquer la sensation vivante d'aucune époque donnée de
son existence — ce qui fait sa vérité, son sens —, sa subtile et
pénétrante essence. C'est impossible. Nous vivons comme nous rêvons, seuls… »
(86). Au cœur des ténèbres, écrit au
moment où Freud termine L'Interprétation
des rêves, doit être compris non comme un roman d'aventures mais comme une
aventure du roman, de l'écriture et de la fiction pour exprimer cette
« sensation vivante » et rendre compte de son existence. Sa vie, on la rêve, on la
fantasme ; on peut aussi la mouler dans les formes prescrites et s'anonymer, vaquer à toutes sortes d'occupations, surtout
celles qui sont régies par le gain. Quand Marlow se
retrouve dans la « cité sépulcrale » (162), il est de nouveau
confronté à l'humanité ordinaire, « ces gens que je voyais courir par les
rues pour se chiper quelques sous les uns aux autres, pour dévorer leur infâme
cuisine, pour avaler leur mauvaise bière, pour rêver leurs rêves insignifiants
et stupides » (162). Assujettis à leurs appétits (voler, boire, manger,
rêver sont mis sur le même plan), sans élégance et sans grandeur — sans
dignité —, ils ne sont finalement que des « intrus » de la
connaissance de la vie, des imposteurs qui empêchent les hommes remarquables de
mener à bien l'enquête périlleuse qui consiste à aller au fond des ténèbres
pour atteindre le secret du sens de l'existence. Ce n'est pas que ce secret soit
merveilleux, sublime, renversant. Il est au contraire tragique et tient en un
mot : « La destinée. Ma destinée ! C'est une drôle de chose que
la vie — ce mystérieux arrangement d'une logique sans merci pour un
dessein futile » (160). On appréciera une formulation, une définition, où
chaque mot a son importance. Droll thing life is — that mysterious arrangement of merciless logic for a futile purpose. La phrase, comme la vie, mêle l'indolence à la
rigueur, la logique et l'inutilité. Telle est bien la destinée, implacable et contingente, déterminée mais quelconque, à
la fois anyhow et somehow, d'une certaine façon et
de toute façon : un fatum sans enjeu.
La révélation apportée par la
rencontre tant attendue entre Marlow et Kurtz est de même genre : dérisoire et décisive,
pitoyable et cruciale. Kurtz a précédé Marlow dans sa connaissance de l'humain et il est allé plus
loin dans l'inhumain : « en règle générale Kurtz
s'aventurait seul loin dans les profondeurs de la forêt » (137). Il a
atteint le point de non-retour, duquel on ne réchappe pas. Il a perdu sa
consistance anthropologique, comme l'indique cette description poétique aux
accents shakespeariens ou rimbaldiens : « Ombre insatiable d'apparences
splendides, […]
ombre plus ténébreuse que l'ombre de la nuit » (166). Et ce point qu'on ne
peut plus dire personnifié mais seulement illuminé, ce soleil noir, « halo
cendré d'où les yeux sombres me regardaient » (167), que Marlow porte désormais en lui et qu'il projette sur
d'autres, est celui d'une coïncidence qui atteste d'une disparition, au-delà du
bien et du mal, ou plutôt d'un effacement des limites et des distinctions. L'excès superlatif d'émotion, une
« terreur pure et sans nom » (151), comme celle qu'éprouve Ulysse
lors de la nékuia,
porte donc Marlow aux confins du monde connu, dans
cette dimension démesurée — hors de toute mesure — où Kurtz, « cette âme rassasiée d'émotions
primitives » (158), s'est aventuré avant lui. La connaissance suprême, cet
être pour la mort (161), se paye
évidemment au prix fort, comme dans le mythe de Faust, mobilisé pour renforcer
la descente aux Enfers : « Cela seul avait séduit son âme maudite
hors des limites des aspirations permises » (154). En définitive Kurtz est bien « un homme remarquable » parce
qu'il est « une âme », mais une âme « devenue folle »
(155), délestée de toute inhibition et de toute contrainte, absolument libre, mais
pour cette raison même, perdue. François-Marie Mourad BibliographieJacques Lacan, Le
Séminaire VII, L'éthique de la psychanalyse, éditions du Seuil, 1986. Philippe Lacoue-Labarthe, La
Réponse d'Ulysse et autres textes sur l'Occident, NeL/Imec,
2012. Claude Maisonnat, « Truth stripped of its cloak of time, ou l'énigme de la littérarité dans Heart of Darkness »,
in Heart of Darkness, une
leçon de ténèbres, textes réunis par Josiane Paccaud-Huguet,
Lettres modernes Minard, Paris-Caen, 2002, p. 79-103.
Richard Pedot, « “Aux limites de la vérité” : l'expérience du récit dans Heart of Darkness », ƒtudes anglaises, 2002-2003, tome 55, p. 308-319. Jacques Rancière, « Le Mensonge de Marlow », in Le Fil perdu. Essais sur la fiction moderne, La Fabrique éditions, 2014, p. 37-55. Georg Simmel, La
Philosophie de l'aventure [1911], trad. A. Guillain, L'Arche, 2002,
p. 71-87. [1] Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, traduction de Jean-Jacques Mayoux, GF-Flammarion, 2017. Toutes nos références (numéros de pages entre parenthèses) renvoient à cette édition. [2] Voir Philippe Lacoue-Labarthe, « L'Horreur occidentale », in La Réponse d'Ulysse et autres textes sur l'Occident, NeL/Imec, 2012, p. 57-70. [3] Mathieu Ricard, « Qu'est-ce que le bouddhisme entend par Éveil ? » [4] Georges Bataille, Le Bleu du ciel, in Œuvres complètes, III, Gallimard, 1974, p. 181. [5] Nous adoptons ici la traduction de Jacques Rancière, plus proche du texte original : to him the meaning of an episode was not inside like a kernel but outside, enveloping the tale which brought it out only as a glow brings out a haze, in the likeness of one of these misty halos that sometimes are made visible by the spectral illumination of moonshine (Rancière, p. 39-40). |