Mis en ligne le 3 mai 2004.
© : François-Marie Mourad.
François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est professeur en classes préparatoires scientifiques au lycée Camille Guérin de Poitiers.
Il est l'auteur de nombreux articles, d'éditions et d'ouvrages, notamment sur Zola.
Mesure et démesure
dans Dom Juan de Molière
Dans le Dom
Juan de Molière, l'indécidabilité de la
norme tient à la fois à la pluralité des valeurs exhibées et à la violence par
laquelle les actants cherchent à les imposer. Il n'est peut-être pas de pièce de
Molière où le « message » soit moins clair, moins constamment
« suspendu », indiscernable à première lecture et plus encore à la
réflexion. Cela fait sans doute tout l'intérêt du personnage de Dom Juan,
d'emblée présenté comme une figure saisissante où s'allient les contraires,
comme un « grand seigneur méchant homme[1] ».
L'expression est un quasi-oxymore si on la rapporte à l'éthique glorieuse de
l'héroïsme ancestral, dont les racines plongent dans l'Antiquité grecque et qui
survit comme un modèle très exploité par la littérature classique, de La
Princesse de Clèves aux tragédies, en
passant par les Maximes de La
Rochefoucauld. La simple mention de ces grandes œuvres fait saisir l'ampleur du
problème, à la fois moral et social, qui affecte les repères de la
« conscience » collective, du moins celle qui est dotée du pouvoir
d'expression, les créateurs jouant le rôle de traducteurs-révélateurs des
tensions qui « travaillent » le corps social pris dans son ensemble.
La norme aristocratique
est ancienne, rappelons-le. Son modèle est grec. La qualification éthique se
mêle de la situation sociale : l'échelle des valeurs fait des rois et des
princes les modèles « naturels » de l'aretê, des esclaves ceux de la kakia. « Vertu » et « vice »
s'identifient alors à noblesse et bassesse. Il n'est qu'à rappeler l'épisode
très curieux de l'Iliade où
Thersite, au fond porte-parole courageux des anonymes et des
« petits » soumis à l'arbitraire et aux abus des
« grands », est discrédité d'emblée comme un être à la fois
« lâche » et « laid », qui « fait horreur surtout à
Achille et Ulysse » (chant II), les héros les plus incontestables de
l'univers homérique ! On ne peut imaginer, quand des êtres aussi
dissemblables sont mis en présence, la moindre communication sympathique. Elle
serait, comme dans Dom Juan, une
source de confusion et de perte des repères. Quand la démesure héroïque,
exaltée dans l'épopée, fixée dans le marbre des statues, était la norme, la
distribution des valeurs allait de soi.
Le problème naît
de la dissociation entre la grandeur chevaleresque et les vertus qu'elle est
supposée illustrer et du transfert de la démesure dans les zones a priori prohibées par la morale, dans ce qu'il est convenu
d'appeler le vice. « Il y a des héros en mal comme en bien »
reconnaît objectivement La Rochefoucauld, l'un des meilleurs observateurs de la
faillite de l'idéal aristocratique. Dans la pièce de Molière, c'est par
l'entremise du vieux Dom Louis que se manifeste cette exigence de l'honneur, sous
la forme d'un rappel de la convenance sociale. Le père est « las » des « déportements »
d'un fils qui manque à ses devoirs de fidélité aux ancêtres, qui ne se tient
pas à sa place et s'égare dans des « actions indignes » (IV, 4).
L'abandon manifeste de la « vertu », par ailleurs significativement
ramenée à un simple devoir de mémoire, suffit à faire du mauvais fils, au lieu
d'un gentilhomme et d'un « honnête homme », rien moins qu'un
« un monstre dans la nature » ! Ce nouvel excès de langage
discrédite considérablement la norme proposée par les tenants de l'ordre
établi. Les personnages censés incarner la mesure — au sens où l'on parle
de critérium et de repère — outre qu'ils manquent généralement de
répondant face à ce redoutable interlocuteur qu'est Dom Juan, échouent dans
leur entreprise de justification de la norme, que celle-ci soit morale ou
sociale. Dom Juan sort à chaque fois grandi de cette confrontation, et l'on est
tenté de ne prendre à peu près personne au sérieux, mis à part spectre et
statue, qui mettent un terme — mais par quel artifice ? — à une
vie peut-être déréglée mais infiniment préférable à tous les consensus d'une
existence normée. L'éloge paradoxal est au cœur de la pièce, comme l'a montré
Patrick Dandrey[2]. La tirade d'ouverture de Sganarelle,
consacrée au tabac, est ainsi la défense d'un redoutable pacte social, d'autant
plus impérieux dans ses modalités d'exécution que l'adhésion des individus est
requise autour d'un incontestable artifice. On s'est jadis plu à lire cette
introduction comme un relevé ethnographique digne de figurer dans l'Essai
sur le don de Marcel Mauss. C'est par
l'extension du système du don et du contre-don, et par les échanges symboliques
que se structure la société : « Ne voyez-vous pas bien, dès qu'on en
prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on
est ravi d'en donner à droit et à gauche, partout où l'on se
trouve ? » Mais ce plaisir est rien moins que spontané et l'équilibre
social relève du défi tout autant que du pacte. De ce tabac, « on n'attend
pas même qu'on en demande, et l'on court au-devant du souhait des gens ;
tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d'honneur et de vertu à
tous ceux qui en prennent ». La morale sociale est ici remarquablement
présentée dans sa double dimension agonistique et normalisatrice, elle est à la
fois une praxis — elle dessine une ligne de conduite — et un discours. La démesure de Dom Juan, au
degré le plus bas, tient dans un évident refus de cette normalité du
comportement attendu et au « jeu » qu'il introduit dans les
mécanismes sociaux. Il ne court pas « au-devant du souhait des
gens », il s'interpose au contraire, dévie de la droite ligne, inflige un
démenti aux attentes, aux respects, aux normes. Le mariage est notoirement
visé, non seulement parce que Dom Juan est « un épouseur à toutes
mains » (I, 1) mais parce qu'il faut voir dans cette institution, nous
semble-t-il, une sorte de nœud
fondamental, où se lient tous les discours concernant la morale sociale :
la religion, l'intérêt, la coutume, etc. Dom Juan se joue donc de ce
« lien sacré », il lui substitue les aventures, en optant pour la
séduction et les serments sans lendemains : « Il se plaît à se
promener de liens en liens, et n'aime guère à demeurer en place » (I, 2).
Ces propos sont à prendre à la fois au sens propre et au sens figuré. La
volonté du personnage de dénouer
le tissu social est évidente, comme lorsqu'il détaille à Sganarelle son nouveau
projet de conquête à la scène 2 de l'acte I. Frappé de l'intensité amoureuse et
de l'harmonie préconjugale d'un jeune couple, il en éprouve comme un malaise,
qu'il appelle incorrectement mais significativement de la
« jalousie » : « Oui, je ne pus souffrir d'abord de les
voir si bien ensemble ; le dépit alluma mes désirs, et je me figurai un
plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence, et rompre cet
attachement, dont la délicatesse de mon cœur se tenait offensée ! »
La fin de la phrase, affectée par une ironie d'auteur, montre à quel point le
personnage de Dom Juan est conçu par Molière comme un opérateur de
dysphorie. Là est le point important, selon
nous. La plasticité des rôles et des discours assumés par le maître de
Sganarelle est peut-être le signe d'une fonction que Molière a voulu incarner en se saisissant du
mythe baroque de l'inconstant. Jean Rousset l'a rappelé dans ses Essais
sur la poésie et sur le théâtre au XVIIe siècle[3] : « Prenons l'homme de l'ostentation et de la
simulation, celui qui s'offre pour autre qu'il n'est : l'acteur, le
porteur de masques ; combinons-le avec le goût de l'instabilité, avec la
propension avec la métamorphose et nous obtiendrons, non pas encore Don Juan
tout entier, mais une première composante du Don Juan qu'inventa le XVIIe
siècle. » Le travail de Molière, on le sait, a consisté à arracher Dom
Juan à un certain nombre de déterminations devenues traditionnelles
— notamment narratives et actancielles —, à renforcer sa solitude, à
en faire un personnage équivoque et parfaitement déroutant. « Inconstant,
il ne l'est pas seulement en amour, mais à l'égard de tout ce qui pourrait le
fixer, famille, morale, société, le fixer et par là le brimer[4]. » C'est ainsi que Molière a conçu la démesure du
personnage : comme un corrosif qui attaque toute matière et prévient toute
adhérence. L'identification à quelque modèle ou figure que ce soit,
libertinage, épicurisme agressif, naturalisme, athéisme, « bête
brutisme »… ne suffit pas à rendre compte de Dom Juan si l'on s'obstine
non seulement à chercher une personne sous le personnage, ce qui est déjà une
première erreur de perspective dans la réception téléologique du littéraire,
aggravée en outre au théâtre par la double énonciation, mais encore plus dans
le cas présent parce que cette création est véritablement un chef-d'œuvre de
réflexivité. Le goût du déguisement et la maîtrise des rôles sont des indices
parmi d'autres de la vocation du personnage à comprendre mais aussi à déjouer les situations et les attentes. Dom Juan est donc
aussi celui qui sait paradoxalement trouver la bonne, l'exacte mesure face à
autrui. Il peut ainsi très bien se comporter en héros, magnanime et généreux,
pour venir en aide à un gentilhomme menacé par la racaille, en l'occurrence Dom
Carlos à la scène 3 de l'acte III : « Je n'ai rien fait, monsieur,
que vous n'eussiez fait en ma place » : je sais jouer le gentilhomme
tout comme vous, devons-nous entendre, et Dom Juan connaît ce rôle par cœur, il
l'interprète à la fois avec brio et avec doigté. De même, trouvons-nous
admirable cet art de la pirouette verbale qui l'amène à se débarrasser avec
maestria de Monsieur Dimanche, à tel point que ce dernier, pourtant créancier
prévenu contre les atermoiements de ses débiteurs, est contraint de lui rendre
hommage : « Il me fait tant de civilités et tant de compliments, que
je ne saurais jamais lui demander de l'argent » (acte IV, scène 3). À la
différence de son maître, Sganarelle outre les rôles qu'il emprunte. Alors que le premier les maîtrise, l'autre
les caricature. Cette comparaison permanente, cette concurrence éperdue de la
part du valet, font bien saisir la « mesure » du maître, de celui qui détient les règles d'un art, la
compétence, la teknê. « Rien
de trop », et Dom Juan sait aussi bien se taire, quand il le faut, par
exemple lorsqu'il tend un siège à son père à la scène 4 de l'acte IV ou
lorsqu'il est confronté à la statue et au spectre. Les répliques face au
surnaturel trouvent tout autant leur exacte mesure que les discours galants
adressés aux paysannes ou les provisions d'hypocrisie que Dom Juan tient à la
disposition d'Elvire et de Dom Louis. Pour répondre à la question du
commandeur, Dom Juan trouve les seuls mots qui conviennent : « Oui.
J'irai », et quand le spectre lui demande sa main, notre héros réagit sans
hésitation : « La voilà » (acte V, scène 6).
Don Juan est
conçu par son créateur non seulement comme un homme courageux et habile,
c'est-à-dire capable de se jouer du vrai comme du faux, mais aussi comme un
analyste lucide. Il n'est que de comparer les deux longues tirades qui balisent
la carrière discursive de ce grand personnage de théâtre pour confirmer
l'oscillation réflexive qui sert à Molière de pierre de touche dans son examen
des valeurs en usage. La plupart des commentateurs ont signalé l'artifice du
plaidoyer en faveur du donjuanisme de la scène 2 de l'acte II. Le pastiche du
conquérant est très réussi mais le discours semble se détacher de celui qui le
tient. Les images s'enchaînent irrésistiblement et Dom Juan tient là son épideixis, son exhibition rhétorique. La correspondance au
réel est lointaine, et cet éloignement est bien figuré par l'allusion à
Alexandre. Sganarelle apprécie la performance en spectateur attentif mais
néanmoins capable de dissocier les effets du discours de son fondement
éthique : « Je ne sais que dire ; car vous tournez les choses
d'une manière, qu'il semble que vous avez raison ; et cependant il est
vrai que vous ne l'avez pas. » La comparaison avec la tirade sur
l'hypocrisie (acte V, scène 2), de même longueur et en position symétrique, est
riche d'enseignements. Ces deux textes ont manifestement été conçus pour être
« mesurés » ensemble, dans l'optique de réflexivité que nous
cherchons à mettre en évidence pour bien comprendre l'œuvre. Cette fois, Dom
Juan dit le vrai, il parle de ce qui est, dans son temps et en son lieu (en
fait ceux de Molière), hic et nunc,
il n'est plus un personnage de tradition plus ou moins héroïque, une créature
de papier, un rôle, une voix ; le voici désormais cruellement lucide, juge
infaillible des mœurs et des simulacres. Si le spectateur s'était laissé
distraire jusqu'à présent par les virevoltes d'un discours virtuose, il est
maintenant sommé de réfléchir face à ce bloc d'évidence formé de plomb fondu.
Sganarelle ne s'y trompe guère, qui se voit gagné par l'effroi que seule peut
provoquer une vérité encombrante. Molière s'est sans doute senti obligé
d'accentuer un peu plus le côté loufoque du personnage second avec le « beau raisonnement »
qui suit la terrible tirade du maître. Il n'en reste pas moins que le mal était
fait et que l'issue de la pièce devait être hâtée. La véritable démesure était
atteinte, celle qui consiste à voir et à dire les choses telles qu'elles sont
en vérité. La pièce trouve alors sa place dans le corpus des grandes œuvres des
moralistes et, dans l'évolution de la pensée de Molière, elle occupe une
situation tout à fait centrale, comme Tartuffe et Le Misanthrope[5]. Mais, plus encore que ces deux pièces, elle conjoint la
lucidité et la vanité (au sens pascalien) pour ramener l'esprit à une mesure
plus essentielle que ces ineptes et redoutables divertissements qui nous
détournent de l'essentiel. Le dénouement caricatural choisi par Molière pour sa
pièce, ces « feu invisible », « tonnerre » et « grands
éclairs », feraient presque sourire s'ils ne conduisaient chacun à
reconnaître que nous ne pouvons pas aussi facilement échapper à la vérité
brûlante du monde ici-bas.
François-Marie
Mourad
NOTES