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François-Marie Mourad : Gargantua, un traité du bonheur.

Mis en ligne le 13 janvier 2012.

© : François-Marie Mourad.

François-Marie Mourad, professeur agrégé des Lettres, docteur en Littérature et civilisation françaises, est professeur en classes préparatoires littéraires au lycée Montaigne de Bordeaux.
Il est l'auteur de nombreux articles, d'éditions et d'ouvrages, notamment sur Zola.


Gargantua, un traité du bonheur

S'il est un point d'accord entre les « rabelaisants » de toutes obédiences, c'est bien que l'auteur, un homme fort sérieux par ailleurs, s'est fait plaisir avec ses fictions, qu'il s'en est donné à cœur joie, sans contrainte excessive. Ce délassement de l'intellectuel d'abord astreint à de rigoureux exercices de traduction et d'érudition, cette détente de la plume qui fait suite à la contention de l'esprit, voilà le premier bonheur. Ce sera celui de Voltaire en ses contes, celui de Flaubert dans sa correspondance…, défoulement ludique d'une écriture enfin lâchée, presque « automatique », entraînant avec elle « pellauderies » autant que bel enfant, joyaux et scories, sur un air de sarabande effrénée, celle du comos ou du carnaval. Écrire, surécrire, puisque aussi bien des hommes de cette trempe ne peuvent s'en passer. Comme Érasme, son maître, son père spirituel, sa « mère » (lettre du 30 novembre 1532), Rabelais lâche son Encomium moriae, son Éloge de la folie. Sous le masque sophistique de son narrateur Alcofribas Nasier, il se laisse aller au bonheur du mélange et de la surenchère, et à l'indistinction libidinale de ses accumulations correspond un principe de création qui fait la part belle aux fantasmes et à la remémoration.

Le bonheur consiste ainsi d'abord — et enfin, selon le principe de circularité — à faire ce que l'on veut. Que ce soit pour la satisfaction des instincts animaux ou pour l'édification de quelque société idéale entre gens de bonne compagnie, la liberté consiste à ne pas connaître de retenue, à ne pas rencontrer d'obstacle, voire à être encouragé, dans un espace d'amitié, de fraternité et de ferveur. Le premier bonheur, ce serait par exemple d'avoir eu, comme le bambin Gargantua, une famille qui s'extasie devant les performances anales et génitales de son rejeton : générosité de la vie. Les attouchements des gouvernantes au chapitre X annoncent les Exploits d'un jeune Don Juan d'Apollinaire… Comme l'a remarqué Michel Beaujour, « en ces quelques lignes, le ton est donné à cette évocation d'une enfance idyllique toute consacrée à la jouissance, et livrée à la nature. […] Le petit Gargantua liquide euphoriquement sa phase anale… Comment s'étonner qu'il devienne par la suite un modèle d'ouverture, de bonté et de générosité[1] ? » Les hommes d'âge ne sont pas plus empêchés de jouir librement de leurs corps, comme lorsqu'ils vont « pêle-mêle » à la saulaie érotiquement danser « au son des joyeux flageolets et douces cornemuses[2] » (ch. IV, le bonheur est dans le pré !) ou, plus précisément encore, lorsque, comme Grandgousier, ils font « la bête à deux dos » et joyeusement frottent leur lard (ch. III). « Le bonhomme Grandgousier » — comme le nomme sympathiquement Rabelais — patriarche bien né, respecté de tous, pieux et responsable, est souvent saisi, au sein de la narration, dans des postures spirituelles évangéliques, celle de la prière ou du conseil. Mais rien ne semble mieux lui convenir et le caractériser que sa « veille » auprès de l'âtre, celle du sage bienveillant et paisible. Le bonheur est à nouveau blasonné dans un portrait « physiologique » : le père de Gargantua « après souper se chauffe les couilles à un beau clair & grand feu, et attendant graisler des châtaignes, écrit au foyer avecq un bâton brûlé d'un bout, dont on écharbotte le feu, faisant à sa femme & famille de beaux contes du temps jadis[3] » (ch. XXVIII). Au sein du texte, il convient de remarquer l'association systématique de vocables positifs aux réalités physiologiques, pour évoquer la plénitude, l'équilibre, la joie. L'évangélisme rabelaisien commande une stylistique.

Et aussi bien évidemment une éthique. La joie présuppose et engage la confiance, inébranlable, dans ces deux directions que sont la piété et la fraternité. Il faut que Picrochole soit perdu de sens et se livre aveuglément à la colère pour inventer un mal à la fois inattendu et inconcevable dans cet Éden rédimé, que Dieu a sereinement laissé en viager à son patriarche et à sa descendance. L'étonnement de Grandgousier aurait de quoi surprendre s'il n'était acquis que nous vivons, par la grâce de Maître Rabelais, en pays d'Ici et d'Utopie. Loin d'être un voisin réel, susceptible de réagir par jalousie, disons un Gaucher de Sainte-Marthe, Picrochole, puisqu'il appartient au monde fictif des grandes chroniques parabibliques, sera un frère déchu, une créature abandonnée de Dieu, un monstre incompréhensible. La première réaction de Grandgousier est alors plus digne de foi, son incompréhension devient compréhensible, dans le système narratif et éthique mis en place par Rabelais. Le personnage, soudain projeté dans un univers de crainte et tremblement, n'a pas d'autre recours que Dieu : « Mon Dieu, mon sauveur, aide-moi, inspire-moi, conseille-moi à ce qu'est de faire » (ch. XXVI). La créature semble mise à l'épreuve, comme lors de l'épisode du sacrifice d'Isaac dans la Genèse. Après s'être ardemment justifié de sa foi devant Dieu, comme pour faire excuse du crime de Picrochole, Grandgousier fait appel de l'alliance : « Si par cas il était devenu furieux, & que pour lui réhabiliter son cerveau tu me l'eusses ici envoyé, donne-moi et pouvoir et savoir le rendre au joug de ton saint vouloir par bonne discipline. » On ne peut mieux clamer à la fois l'inspiration et le militantisme de la vocation évangélique, aux antipodes du pessimisme luthérien, de sa croyance en la déchéance et en la seule efficacité de la grâce. Le travail de Grandgousier, conversion, rachat, militantisme de la paix, va désormais rencontrer les préceptes d'Érasme. C'est une inlassable campagne pour retrouver et maintenir la joie de vivre, le bonheur menacé, les alliances. Il faut colmater par la démesure du bien toutes les fissures du mal. La générosité est une première arme, à tel point que tous les opposants — Marquet, Toucquedillon… — auraient proprement fait fortune lors de ce conflit, s'ils avaient pu échapper à l'influence de Picrochole[4]. La nature débonnaire des géants se manifeste à chaque occasion, en temps de paix, avant tout conflit, après chaque bataille, envers et contre tout : tel est bien l'axe de leur pantagruélisme, résumé au chapitre LII. Un chapitre entier est d'ailleurs nécessaire pour faire place à l'« inscription mise sus la grande porte de Theleme ». Le gigantisme est ainsi toujours dédié au triomphe du bien, il l'assure ostensiblement et incontestablement. L'inscription, « en grosses lettres anticques », n'est démesurée que parce qu'il faut bien, à l'issue de cet itinéraire de (ré)formation, tracer clairement la ligne de partage entre les bons et les méchants, distinguer les « cagots », « camards » et autres « marmiteux » des « gentils compagnons ». Il y a quelque chose de déconcertant et d'un peu vain dans ce dénouement scripturaire qui fige la parole propitiatoire, parce qu'est reconnue ainsi l'impossibilité de réintégrer en fait tous les « tordus » — les « tordcous » — dans le bon camp. La joie délirante, la pittoresque diversité des bons compagnons engagés dans le combat de la vie réelle, dans la lutte pour le bien, disparaissent au profit de ce conservatoire imposant et minéral du Beau, du Vrai, du Bien, l'abbaye de Thélème. Bienvenue à Gattaca[5] ! Comme l'a pertinemment remarqué François Rigolot, « Thélème illustre l'orgueilleuse suprématie des apparences, alors qu'à ses portes les hommes prennent à chaque instant leur revanche sur le décor. L'éducation de Gargantua, la guerre picrocholine nous offraient la durée de la parole et de l'action humaines. Gestuaire et non Statuaire. Thélème reste chimère parce qu'éloge du silencieux et de l'immobile : il n'y a même pas de voix pour scander “Et rien pour la trippe !” »[6]. Avant d'arriver à cette extrémité — à cet extrémisme —, le gigantisme n'avait rien d'autoritaire ni d'inquiétant. La meilleure preuve est qu'il déclenchait le rire ou, à tout le moins, faisait sourire. Compisser les Parisiens, laisser sa jument se soulager de même pour noyer ses ennemis, mettre en sa bouche des pèlerins par mégarde, chacun de ces épisodes a tous les caractères du comique : sanction-résolution, distance, innocuité[7]. La démesure des géants est à la fois un procédé de satire, une prérogative de la liberté créatrice et une revanche de l'imagination. Le rire est toujours un signal chez Rabelais comme plus tard chez Molière et Voltaire. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, il n'y a rien de pesant dans les évocations du gigantisme. Les notations sont rapides, les épisodes enchâssés dans le récit sont des joyaux d'esprit et de style. Cinquante-six chapitres tiennent le lecteur en éveil et en liesse. Si l'opposition est un principe structurant de l'œuvre, comme de nombreux critiques l'ont remarqué, l'alternance et la variété sont de toute façon la règle. Le véritable géant, c'est Rabelais lui-même, plutôt que ses créatures, d'abord parce qu'il embrasse la première Renaissance, qu'il lui tend un miroir, et c'est toute cette époque qui se donne à voir, dans sa complexité, dans sa richesse, dans son appétit, immense, de savoir, de dire, d'embrasser le réel, de omni re scibili et quibusdam aliis. Toutes les grandes œuvres sont des encyclopédies, celle-ci pas moins qu'une autre. L'éducation ponocratique, parfois raillée, prise au pied de la lettre, n'a pas à être interprétée comme un délire. Les hommes du XXIe siècle sont un peu trop usés et affranchis de tout pour apprécier correctement cette aspiration à la mathesis universalis. Mais comment une éducation restrictive, celle que nous mettons en pratique aujourd'hui, pourrait-elle mieux former l'homme libre, « libere », affranchi des préjugés et lucide dont nous avons plus que jamais besoin ? Il n'y a pas de temps à perdre, nous dit Rabelais, et son programme de travail ne serait pas désavoué par les réformateurs les plus avertis.

Première leçon : tout est prétexte à apprendre. Par la méthode active, par l'attention que l'on suscite, l'étudiant ne perd « heure quelconque du jour » (ch. XXI). Pendant la toilette matinale, par exemple, « était lue quelque pagine de la divine écriture », et il n'est aucun moment, repas, déplacement d'un lieu à un autre, qui soit « perdu ». C'est peut-être une démesure de croire que l'on puisse maintenir une telle tension au quotidien, mais cet accompagnement est avant tout un principe fondamental d'éducation (et pas seulement d'instruction) : tout est prétexte à apprendre, comparer, réfléchir et, puisque l'on est dans un contexte évangélique, à rendre des actions de grâce. Le jeune prince ne pouvait sans doute pas continuer à vivre selon ses instincts, mais il convient de remarquer que la méthode de Ponocrates n'implique pas le refoulement, elle aménage l'emploi du temps et vise l'efficience. On s'est beaucoup gaussé ou tout au moins interrogé sur la présence du précepteur auprès de son élève lorsque celui-ci se retire « es lieux secrets faire excretion des digestions naturelles ». Le moment de détente est activement mis à profit : « Là son précepteur répétait ce qui avait été lu, lui exposant les points plus obscurs et difficiles. » Les médecins savent bien pourtant que la défécation est un moment « philosophique » et que cette fonction naturelle s'accompagne d'une réceptivité psychique particulièrement aiguë. Où est l'ironie dans ce programme qui s'efforce, dans sa quête d'efficacité et d'équilibre, de ne pas dissocier le physique du mental ?

Le dizain liminaire « au lecteur » et le prologue de l'auteur avaient déjà puissamment contribué à établir la continuité hygiénique du dire, du rire et du lire, en multipliant de prétendus « symboles Pythagoriques » qui associent au rituel de l'exégèse l'appétence gustative d'un festin réparateur après la dépense d'une course cynégétique, allégorie de la quête de la sagesse : « A l'exemple d'icelui, vous convient estre sages, pour fleurer, sentir & estimer ces beaux livres de haulte gresse, legiers au prochas, & hardis à la rencontre. Puis, par curieuse leçon, & meditation frequente, rompre l'os, & sucer la substantificque moelle — c'est-à-dire ce que j'entends par ces symboles Pythagoriques — avec espoir certain d'être fait escors et preux à la dite lecture. » Le discours aussi est ici riche et substantiel ; prescriptif et didactique, il actualise des champs sémantiques et des itinéraires a priori distincts (la chasse, la dégustation gastronomique, le gain moral) mais coalisés par la promesse d'un progrès qui ne laissera aucune virtualité humaine en suspens. Michel Jeanneret, s'intéressant aux mets et aux mots — pour chasser les maux[8] —, a évidemment été très attentif au message rabelaisien. Il nous aidera à conclure, sur l'idée alors prometteuse et aujourd'hui salutaire, de bonheur par le livre :

Autant que l'objet de la dégustation, c'est l'acte qui intéresse Rabelais : préhension par le toucher, par l'odorat et le goût, manducation, absorption. Tandis que d'autres auteurs développent plutôt la métaphore culinaire — le livre comme un plat qui se concocte et se mijote —, l'accent porte ici sur la phase d'ingestion — le livre comme un plat qui se savoure et se mange : moins le travail de production que le plaisir de la consommation. Le liseur-mangeur prend possession de l'objet lu, il assimile une matière étrangère pour la transformer en corps propre. Rabelais rejoint ici un ancien lieu commun de la théorie latine de l'imitatio : la lecture est un travail d'innutrition et de digestion ; elle s'approprie les textes antérieurs, elle les recycle et les renature afin d'alimenter l'œuvre nouvelle. On comprend mieux, dans pareil contexte, que l'acte d'écrire, autant que celui de lire, soit associé à l'avalage, puisque l'écriture, dans le système de l'imitatio, est la suite logique de la lecture. Composer, c'est collectionner, transposer et réorganiser des fragments du patrimoine ; c'est absorber et digérer les livres du passé ; c'est donc manger et boire.

François-Marie Mourad



[1] Michel Beaujour, Le Jeu de Rabelais, L'Herne, 1969, p. 69.

[2] La cornemuse était considérée comme un instrument aux pouvoirs érotiques. Voir, pour une illustration visuelle de cette scène, la très concordante Danse de la mariée en plein air de Brueghel (1566), huile sur bois, 119 x 157 cm, The Detroit Institute of Arts.

[3] Gérard Defaux indique dans une note que cette scène d'intérieur « très réussie » rappelle de façon nette certaines enluminures des XIVe et XVe siècles. « Et elle prépare les compositions des trois frères Le Nain (XVIIe siècle) », éd. du Livre de poche, p. 288.

[4] Voir notamment le chapitre XXX, « Comment Grandgousier, pour acheter paix, fit rendre les fouaces ».

[5] Titre original : Gattaca, film d'Andrew Niccol, USA, 1998.

[6] François Rigolot, Les Langages de Rabelais, Droz, 1996, p. 94.

[7] Pour une présentation détaillée du phénomène comique, voir Jean Émelina, Le Comique. Essai d'interprétation générale, SEDES, 1996.

[8] Michel Jeanneret, Des mets et des mots. Banquets et propos de table à la Renaissance, Librairie José Corti, 1987. Pour la citation, voir p. 121-122.

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