© : François-Marie Mourad.
François-Marie Mourad est professeur de lettres en classes préparatoires au lycée Montaigne de Bordeaux.
Mesure et démesure
dans Gorgias de Platon
Pour Socrate, la mesure consiste d'abord dans
l'application et le partage de la méthode critique en philosophie. Ce faisant, comme le signale Hannah
Arendt,
Socrate a découvert la seule règle qui régit la pensée —
la règle de « la pensée conséquente » (selon l'expression de Kant dans la Critique
de la faculté de juger (¤ 40) ou,
comme on le dénomma plus tard, l'axiome de non-contradiction. Cet axiome, qui,
pour Socrate, était « logique » (Ne dis pas ou ne pense pas de non-sens) aussi
bien qu'éthique (il vaut mieux être en désaccord avec tout le monde que de
l'être avec soi-même, c'est-à-dire de se contredire dans la solitude), est
devenu avec Aristote le premier principe de la pensée, mais de la pensée
seulement. Pourtant, il est redevenu avec Kant, dont tout l'enseignement moral
repose de fait sur lui, élément de l'éthique ; parce que l'éthique
kantienne est également fondée sur un processus de pensée : Agis en sorte
que la maxime de ton action puisse être érigée par toi en loi générale,
c'est-à-dire en loi dont tu pourrais toi-même être le sujet. C'est, de nouveau,
la même règle générale — Ne sois pas en contradiction avec toi-même (non
pas avec ton « moi » mais avec ton ego
pensant) — qui détermine à la fois la pensée et l'action.
On pense bien sûr tout à fait normalement à Kant dans la tradition du penser
critique mais il peut être fait
allusion à d'autres auteurs, et notamment à Pascal, dont plusieurs Pensées
mêlées ravivent l'évidence et
l'exigence qui s'attachent nécessairement à l'exercice de la pensée
rationnelle : « On se persuade mieux, pour l'ordinaire, par les
raisons qu'on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l'esprit
des autres », ou surtout : « Toute notre dignité consiste donc
en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, et non de l'espace et de la
durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser. Voilà le
principe de la morale. »
La démesure consiste en premier lieu à ne pas se
soumettre à cette activité de portée universelle, la raison, le propre de
l'homme, justifiée par le cosmos (le « bien arrangé ») et les
mathématiques, qui en sont la traduction — sans qu'il soit besoin de
recourir à la tradition pythagoricienne. Nous sommes encore très éloignés de la
conception panique de la nature
qu'on peut trouver dans les romans de Giono, même si Calliclès semble annoncer
les « âmes fortes » démarquées du troupeau humain, les êtres
exceptionnels dont l'éclat ou la cruauté rencontre la démesure du monde. Au
contraire, selon Socrate et plus généralement pour les Grecs, très sensibles à
l'idée d'harmonie, seul un « vaurien », un « scélérat »
peut vouloir s'excepter d'un ordre à la fois sensible, intellectif et moral.
C'est pourquoi le philosophe recourt à des notions comme celles de philia ou de communauté pour répliquer à Calliclès :
« Certains sages disent, Calliclès, que le ciel, la terre, les dieux et
les hommes forment ensemble une communauté, qu'ils sont liés par l'amitié,
l'amour de l'ordre, le respect de la tempérance et le sens de la justice. C'est
pourquoi le tout du monde, ces sages, mon camarade, l'appellent kosmos ou ordre du monde et non pas désordre ou dérèglement. »
Les sages pythagoriciens sont en quelque sorte les gardiens d'un empyrée
et, à tout prendre, le mythe métaphysique et moral par lequel se clôt le Gorgias
peut paraître moins hasardé que bon
nombre d'autres fables du même genre. On y reviendra.
La raison est donc la faculté qui, en l'homme, perçoit
une dimension essentielle, organique et organisatrice. Sans nécessairement
adhérer aujourd'hui à cette conception que l'on oserait appeler
« pancosmique », force est de reconnaître le primat accordé à la
rationalité dans ses deux dimensions : non-contradiction et publicité.
Dans un de ses célèbres propos, Alain reprend l'échange entre Socrate et
Calliclès et félicite le philosophe d'avoir eu recours à la géométrie
(« [É] l'égalité géométrique est toute-puissante chez les dieux comme chez
les hommes, et tu penses qu'il faut s'exercer à avoir plus que les
autres ») :
Toute la question est là. Dès que l'on a éveillé
sa Raison, par la géométrie et autres choses du même genre, on ne peut plus
vivre ni penser comme si on ne l'avait pas éveillée.
L'exigence de
non-contradiction parcourt l'ensemble du dialogue et elle est avancée par
Socrate à la fois comme preuve et fondement du discours philosophique,
opportunément et courageusement rappelée à des moments-clés de l'entretien,
notamment dans la première réplique à Calliclès ou à la fin. La démesure peut
ici consister à confondre plusieurs plans, plusieurs « ordres »,
comme science, morale et politique.
Cependant Socrate tire des conséquences démesurées de
principes d'action qui lui sont propres, qu'il justifie à ses propres yeux mais
qu'il assène à ses interlocuteurs. On peut ici discuter l'hégémonie de la
philosophie platonicienne, qui repose sur une préférence éthique. La question
fondamentale est posée à la page 255 : « Quel genre de vie faut-il
avoir ? Est-ce la vie à laquelle tu m'engages ? Une vie d'homme, qui
traite des affaires d'homme, qui sait parler au peuple, qui pratique la
rhétorique et fait de la politique comme vous, vous en faites maintenant ?
Ou bien, est-ce une vie passée à faire de la philosophie ? » Une
petite explication de texte s'impose : les autres sont posés comme des
complices, et il y a manifestement une monstrueuse et superlative démesure à
allier ces trois démesures que sont la rhétorique, les affaires et la
politique. Histoires et préoccupations d'hommes ! Et Socrate, qui s'est
plu à interpeller ces hommes
ostensiblement, Gorgias, Polos et Calliclès, qui est-il, où se
situe-t-il ? Le je n'apparaît
pas dans la question qui l'affecte manifestement. C'est que la philosophie, ici
présentée comme allant de soi et autotélique, introduit une coupure dans
l'ordre du réel. « Une vie passée à faire de la philosophie » est
donc d'une autre nature que ces basses et viles occupations d'hommes dans la
cité, elle témoigne d'un noble retrait. Ë tel point, c'est proclamé en un autre
endroit, que Socrate n'est rien autre que la philosophie elle-même, son
incarnation « Car tout ce que tu m'entends dire, mon cher ami [Calliclès]
c'est toujours elle qui me le fait dire », et « la philosophie dit
toujours la même chose » ! N'y a-t-il pas derrière cette préférence
un incroyable excès dans la hiérarchisation des valeurs, et une extraordinaire
restriction de champ ? C'est ce que dira Nietzsche en plusieurs endroits,
notamment dans La Naissance de la tragédie : Socrate fait obstacle aux instincts et s'oppose brutalement aux
aspirations dionysiennes des Grecs, il accompagne la décadence de la tragédie
et met en place, avec son éthique de la mesure, une première économie du libidinal.
Socrate, père de l'homme
théorique et, aux yeux de Nietzsche, du christianisme, a entrepris de résoudre
les contradictions de la conception du monde tragique à l'aide de la logique et
de la dialectique, et de distinguer le bien et le mal à l'aide de la morale.
L'optimisme qui en résulte, selon lequel tout pourrait faire l'objet d'un calcul
raisonnable et bienveillant, n'est en fin de compte aux yeux de Nietzsche que
le pieux mensonge des faibles natures qui n'osent plus regarder le gouffre et
se montrent sereins pour cacher leur angoisse. Il voit donc dans l'optimisme,
dans la logique et la démocratie l'expression d'une vie déclinante, d'un
épuisement physiologique, tandis que la connaissance pessimiste et
l'approbation de l'horreur et de la folie sont le révélateur indubitable de la
force. La tragédie grecque née de l'esprit du pessimisme est le fait de natures
fières, qui s'accommodent même du néant. Chaque tragédie de cette dimension
procure à l'homme la consolation métaphysique de constater que « la vie, au
fondement des choses, malgré tous les changements des apparences, est indestructiblement
puissante et pleine de plaisir » (chapitre 7).
Il convient peut-être de porter une attention
particulière à la démesure du
discours de Calliclès pour lui affecter un coefficient de pertinence. D'abord
ce discours — pour l'essentiel la longue tirade en forme d'exposé des
pages 211 à 217 — est bien organisé. Il témoigne de l'éloquence et de la
culture de Calliclès. Un certain nombre de ses propositions peuvent
difficilement être négligées, comme celle, moderne avant la lettre, qui consiste
à dire que chacun doit suivre son instinct. N'est-ce pas d'ailleurs ce que fait
Socrate, lorsqu'il évoque son daimon ? Or, si l'on suit son instinct, on entre très logiquement dans une
démesure, sauf que c'est la sienne. La mesure de l'un devient démesure pour l'autre.
Socrate est exactement dans cette position, et il ne faut pas s'étonner que
l'on critique ses paradoxes, que l'on s'étonne à tout le moins, comme le fait
Calliclès, alors bon porte-parole du groupe : « En effet, si tu dis
tout cela sérieusement et si par hasard c'est vrai, toute la vie des hommes
serait mise sens dessus dessous, et nous, nous faisons, semble-t-il, tout le
contraire de ce qu'il faut ! » Derrière la critique de l'attitude de
Socrate, critique toujours assez violente chez Calliclès, sans doute à cause de
sa jeunesse et de son tempérament, se profile une inquiétante interrogation sur
la vérité possible de ces paradoxes. Telle est peut-être la stratégie du
philosophe : universaliser son instinct en montrant à tous qu'il le
conduit à chercher la vérité. C'est une interrogation de fond. La coupure entre
l'action et la contemplation sera ainsi revisitée par tous les philosophes.
L'idée de la supériorité du mode de vie contemplatif provient entièrement de
cet aperçu — tôt apparu — selon lequel la vérité ne se révèle qu'à
ceux qui s'abstiennent d'agir. On trouve déjà l'idée développée simplement dans
une parabole attribuée à Pythagore : « La vie [É] ressemble aux
grands jeux : certains y viennent pour lutter, d'autres pour faire du
commerce, mais les meilleurs s'y rendent comme spectateurs [theatai]. De même, dans la vie, les hommes serviles
pourchassent la renommée [doxa] ou
le gain, les philosophes sont en quête de la vérité. ». C'est bien l'enjeu
du dialogue intitulé Gorgias, dans
lequel Socrate, armé de cette conviction d'une suprématie de la philosophie,
s'oppose à l'incarnation contraire qu'est la politique comme lieu par
excellence de l'action, du groupe et de la doxa. Seul le retrait de ce jeu et de ses enjeux permet
l'impartialité, le jugement objectif. Ce que l'acteur ne peut en revanche
négliger — et Calliclès moins qu'un autre, ce dont il enrage —
c'est l'opinion des autres. Il n'est pas autonome. Dans le langage de la
philosophie, cette dépendance à autrui est rédhibitoire, d'où la préférence
accordée au mode de vie du spectateur, au bios theoretikos (de theorein, contempler). C'est ainsi qu'on s'évade tout à fait de la caverne des
opinions et qu'on part à la quête de la vérité — non plus la vérité des
grands jeux mais la vérité des choses éternelles, qui ne peuvent être
différentes de ce qu'elles sont (toutes les affaires humaines peuvent être
autres que ce qu'elles sont effectivement) et qui, par conséquent, sont
nécessaires. On ne peut guère nier aujourd'hui qu'il ne s'agisse purement et
simplement d'un choix, que la philosophie politique de Platon a peut-être eu le
tort de radicaliser : les deux modes de vie, le mode de vie politique
(actif) et le mode de vie philosophique (contemplatif) s'excluent alors
mutuellement, celui qui sait en
remontre inévitablement à celui qui s'engage furieusement dans la vie de la
cité. Pendant que tous les interlocuteurs de Socrate font état d'une mixité des pratiques, d'un mélange des facultés réaliste et
conforme à la nature adaptative de l'être humain en société, Socrate maintient
sa position envers et contre tous. La remarque de Calliclès est assez
juste : l'abstention du sage équivaut à une condamnation du jeu social
mais aussi à son ignorance : « Parce que petit à petit on devient ignorant
des lois en vigueur dans sa propre cité, on ne connaît plus les formules dont
les hommes doivent se servir pour traiter entre eux et pouvoir conclure des
affaires privées et des contrats publics » (p. 214). Les sophistes,
ces premiers représentants des Lumières en Occident, comme on a pu le soutenir, ont décidé de se mêler des
affaires des hommes, en particulier de prendre part à la formation, pour la
moderniser. Ils sont les premiers précepteurs modernes, et les ancêtres des
professeurs. Ils accompagnent la mutation du concept de vérité — aletheia — en la relativisant : ils substituent à
l'absolu ontologique hérité des anciens une instrumentation rendue nécessaire
par la transformation de la polis
en espace public de discussion. Comme l'a fait remarquer Marcel Hénaff, à la
suite de Marcel Detienne :
La parole perd son statut de substance
pleine, de puissance efficace. Elle se sépare de ses effets, s'autonomise comme
forme et instrument. À l'aletheia
proférée par une bouche consacrée, s'oppose la doxa, qui est d'abord le savoir approprié à une situation
donnée et accessible à chacun.
Le concept de vérité n'est pas abandonné, car il serait évidemment trop coûteux
de s'en passer, mais il est exposé
de telle sorte qu'il soit possible de l'utiliser et de l'adapter à des
situations de communication précises, en l'occurrence au Tribunal, au Conseil
de la Cité et à l'Assemblée du peuple (p. 135). Seulement les tentations
deviennent plus nombreuses de céder au pouvoir des mots et de substituer la
question des moyens à celle des fins. Le Gorgias a le mérite de signaler précisément et pour toujours
cette démesure essentielle de la confusion des valeurs. Si la rhétorique n'est
pas nécessairement une kolakeia,
vile flatterie, bassesse morale et complaisance, elle est bien un savoir-faire,
une teknè qui nécessite d'être
éclairée et justifiée par une réflexion de nature éthique, comme l'expliquera
plus tard Aristote. Cette mesure de la rhétorique n'est pas ignorée par Platon,
elle est même recommandée à la fin du parcours critique du Gorgias : « Que toute flatterie à l'égard de
soi-même comme à l'égard des autres — que ces autres forment une foule ou
qu'ils soient peu nombreux —, soit évitée et qu'on se serve de la
rhétorique en cherchant toujours à rétablir le droit, comme on le fait
d'ailleurs en toute autre forme d'action » (p. 310). Comment ne pas
adhérer à ce programme « vertueux », qui rapatrie la rhétorique dans
la totalité des conduites humaines tendues vers le bien ? Les
interlocuteurs sont invités à se réconcilier autour de ces évidences minimales,
laborieusement acquises au fil d'un échange animé, fait de refus passionnés,
d'acceptations contraintes, de réticences plus ou moins exprimées, un échange
nerveux, pathétique, déroutant, vivant en un mot. Le gain peut paraître mince,
en fin de compte, mais il repose sur une reconnaissance réciproque, sur la
possibilité, pour ces hommes si différents, de vivre malgré tout ensemble, car
telle est la mesure fondamentale pour ces Grecs. Socrate accepte finalement
l'idée d'agir dans la communauté, une fois qu'on se sera accordé sur le primat
de la vertu : « Alors, par la suite, quand toi [Calliclès] et moi,
nous aurons bien pratiqué la vertu en commun, si, à ce moment-là, tu penses
qu'il le faut, nous nous consacrerons aux affaires politiques, ou bien à autre
chose, si tu penses qu'on le doit. Oui, à ce moment-là, nous tiendrons conseil
pour savoir comment être meilleur que nous le sommes aujourd'hui » (ibid.). La concession socratique est de taille, mais elle
présuppose un accord sur le fond : la disposition, acquise par l'éducation
et la philosophie, à rechercher le vrai et à pratiquer la vertu. C'est cette
vocation ou cette « mesure » de l'humain que Socrate prétend avoir
illustrée et démontrée, c'est ce par quoi il nous rappelle à l'ordre,
essentiellement et définitivement.
François-Marie Mourad