Marie-Hélène Prouteau : Étude du recueil de Marie Alloy, Ciel de pierre.
© : Marie-Hélène Prouteau.
Le lien entre frère et
sœur est quelque chose de singulier qui, depuis le lointain de l'enfance,
s'ancre dans le prisme d'une histoire familiale. Cela revient à dire autrement
qu'il n'est pas un lien choisi comme l'amitié ou l'amour. Quand, à l'âge
adulte, il est rompu par la mort d'un des deux, le deuil et le sentiment de l'absence
qui s'ensuivent prennent une certaine couleur affective. Avec une sobriété et une
élégance de cœur rares, Marie Alloy nous offre ici la
traversée de cette perte. Ciel de pierre est une élégie douloureuse et
étrangement radieuse. L'envoi initial, « Frère », dans l'apostrophe directe
au disparu donne la tonalité de l'ensemble du recueil. La parole poétique laisse
affleurer les signes, le froid de la mort, le front blanc, la « chambre
vide mortuaire ». L'émotion est première, sans être jamais ni apprêtée ni
oratoire. Cinq parties composent le recueil : « Approche du
corps », « Ciel de pierre », « Cécité de la
lumière », « L'ossature de la vie », « La durée du
silence ». Au fil des vingt-sept
poèmes, la poète refait symboliquement le chemin de la séparation. Il va des
derniers instants de son frère, suggérés par l'image poignante des « offenses »
du corps, jusqu'au temps des obsèques et de l'après. Et la séparation s'ordonne
en une sorte de rituel de « passage » - le mot revient comme un
leitmotiv -, le mystère du « passage » faisant sens vers la méditation
sur la perte et l'absence. Le chagrin est là. La déploration, les gestes tout
simples, aussi : « Nous allumerons des cierges. » Nous sommes saisis par la
lyrique douce de la parole poétique : « Et reposés de nos larmes / nous
irons te fleurir. » Avec un art subtil
du contrepoint, la vie s'obstine dans l'évidence de son vertige clair : « À ta fenêtre un
jardin en miniature/ Un écureuil passe. » Et, plus loin : « Hier sur le fleuve quatre cygnes ont
glissé. » Dans ce recueil, Marie Alloy écrit d'un double point de vue qui conjugue à la fois
le sensible et la méditation intérieure. Un accord profond semble lier la poète
à la substance des choses, visibles et invisibles. La poétique prend ainsi corps
dans l'évocation de matières très élémentaires, « la terre », « l'eau »,
« le limon », « le vent », « la pluie ». Et si
cette poétique s'enracine dans les souvenirs d'enfance, c'est par l'entremise
des sens, du toucher singulièrement. Manière de relier la vie présente et la vie
passée en commun avec le disparu, de retrouver une sensibilité d'enfant éblouie
: « reviennent les
joies d'enfance les papillons et les
poissons les blés les bleuets les
pavots reviennent les petites
plumes de geai » Le motif de la pierre, présent
dans le titre du recueil et dans celui de la seconde partie fait signe vers la pierre
tombale, sa froideur, la « pierre de solitude ». Peut-être également
vers la pierre philosophale qui suggère la transmutation alchimique, le passage
d'un état à un autre. Ce motif fait le lien avec l'interrogation intérieure
nourrie d'une salve de questions sur lesquelles elle vient irrémédiablement buter : « Où va
l'esprit ? Est-ce un départ ? Un
effacement ? » Sans préfigurer un
quelconque au-delà religieux, la prière, les « visitations » sont
convoquées : « Tout réclame implore
PAIX dans l'éternel
accomplissement - De la mort corporelle à
la flamme spirituelle [… | » À la douleur qui la
sépare de son frère, Marie Alloy oppose l'intensité
de son cheminement et de son rayonnement qui passent par ce qui ressemble à des
« moments » spirituels. Telle cette « Nuit de l'âme » qui évoque
la souffrance et la douleur du croyant chez Jean de La Croix et que la poète
associe à « cette hargne cette peine ce refus / de perdre les paysages de
son enfance ». Telle la « Madeleine à la veilleuse », qui, au
détour d'un vers, rappelle cette toile de Georges de La Tour, figure par
excellence de la méditation silencieuse sur la vanité des choses et sur la mort.
La violence du monde
alentour n'est pas gommée malgré l'épreuve du deuil : « la vue de la
destruction irrémédiable / des hommes par d'autres jetés dans la
fosse » la rappelle. Tout comme la série des gravures de Goya, Les
Désastres de la guerre. L'on a à l'esprit que
Marie Alloy est peintre et graveuse. La poète réussit
à transcender ici ce qui est douleur en un élan de
sortie de soi qui passe par le geste même de peindre. C'est le second motif qui,
puissamment, parcourt ce recueil avec les multiples occurrences du dessin, des couleurs
et de la toile. Là est l'énergie vitale de la poète qui fait penser à une
véritable transmutation qui se trouve signifiée, entre autres, dans la
métamorphose du tutoiement. Dans tout le recueil, le « tu » s'adresse
au frère tandis que, dans le magnifique point d'orgue final, il devient tutoiement
à elle-même. Tout se passe comme si l'être endeuillé traversait un espace de
haute alliance lumineuse avec la vie dans cette mise en abîme d'art à art. Le recueil
se clôt et voici qu'il s'ouvre sur la ligne de fuite de la toile en train de se
faire : « Ce
que tu éprouves tu l'écris sur
la toile avec les couleurs
intarissables de
ce qui résiste à l'immuable perte et
tu sais combien la lumière même est
fraternelle » L'on
saura très peu du disparu, le propos n'est pas de dessiner un
« tombeau » ni d'idéaliser une figure. C'est plutôt la tradition cathartique
de la consolatio qui s'invite dans ces
vers, celle qui nous met devant l'énigme de toute vie reliée à un monde plus
vaste qu'elle-même. Ciel de pierre atteint une parfaite adéquation entre
l'événement et son chant de pudeur et de lucidité. Marie Alloy
qui a illustré de ses peintures nombre de livres d'artistes pour des poètes
s'est refusée ici à toute figuration et à toute couleur. Juste le noir de
l'encre sur la page blanche, tout est là, dans la simplicité de l'essentiel. Il
y a des riens qui disent plus que tout. Marie-Hélène Prouteau |