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Marie-Hélène Prouteau : Ils s'avancèrent vers les villes de Françoise Clédat.

Ce compte-rendu de lecture est paru dans la revue Europe, numéro 1080, avril 2019, consacré à Jean Starobinski et Jean-Pierre Richard.

© : Marie-Hélène Prouteau.

Texte mis en ligne le 30 août 2022.

Cledat Françoise Clédat, Ils s'avancèrent vers les villes, Éditions Tarabuste, 2017.


C'est un livre inclassable et comme on en rencontre peu. Placé d'emblée sous le double signe du « désordre alphabétique » et de la destruction des villes, il combine audacieusement création poétique et quête documentaire. Il y a là quelque chose de neuf pour la poésie et que l'on retrouve chez d'autres poètes comme Sylvie E. Saliceti dans Je compte les écorces de mes mots (Rougerie) ou Muriel Pic dans Élégies documentaires (Éditions Macula).

Le livre se lit comme un codex des villes détruites, au travers de multiples strates de l'Histoire et des guerres et à tous les coins de l'univers. Expérience totalisante qui, en trois cents pages d'un remarquable travail documentaire, évoque chacun de ces mondes anéantis.

Nous lisons tout. Le désastre d'Hiroshima et les ruines de Troie. Celles de Tenochtitlan et la défaite de Montezuma. Belfast et le block H de Long Kesh. Jéricho. Sébastopol vu par Tolstoï qui y trouve la matière de son futur pacifisme. Phnom Penh. Le Havre et Brest. Cologne sous le Bomber stream rapporté par Stig Dagerman. C'est à l'autre de la scène guerrière que s'attache Françoise Clédat. Avec, en permanence, un regard d'empathie pour ces sans voix qui survivent dans l'inhabitable. Les enfants, les mères, les bêtes pris dans un même effroi, un même silence. Le Ils générique du titre englobant les hommes qui sont présentés à travers leurs gestes de mort, rafales, cruauté, dévastation, viol.

Et à côté de cette première série, la poète évoque l'autre destruction, déclinée mezzo voce, celle de la mère, sombrant, l'esprit emporté par Alzheimer. Ainsi lit-on ces fragments autobiographiques insérés à la série des villes. La composition du livre est dominée par le dispositif central des villes, en une vingtaine d'entrées à partir des lettres de l'alphabet phénicien de aleph à tav. Autant de signes d'une matrice immémoriale : « Très vieille mère des alphabets du monde », nous dit la poète. Elle les relie en un subtil tissage à ces fragments de vie quotidienne, bribes de souvenirs, bouffées d'enfance, intitulés « La vie belle » et destinés à faire une respiration.

On découvre les histoires terribles et magnifiques de certaines villes, telle la Xandu du Grand Khan, ou l'Ebla de l'antique Syrie ; d'autres noms plus familiers de villes résonnent à nos oreilles, mais toujours l'on ressent l'étonnante étrangeté de cet inventaire. C'est d'abord le pouvoir de scansion, de nomination poétiques de ce florilège de mots empruntés aux multiples langues. C'est aussi que, de sa passion de l'histoire, du document, de l'archive, Françoise Clédat fait un terreau pour sa subjectivité et son imaginaire. L'absence du Je n'est qu'apparente. Le sujet est bien là, avec son lyrisme plus ou moins contenu, à la mesure de la violence qui le suscite. Comme, par exemple, pour Oradour ou les bombardements sur les villes allemandes. Palpable dans cette déconstruction langagière toute en syncopes, disjonctions, brisures. Comme s'il s'agissait de faire violence à la langue par une écriture en acte. C'est palpable aussi dans la survenue du rêve à plusieurs reprises qui fait une trouée dans cette traversée des ruines. Tel le « rêve de février ». Plus encore, le lecteur apprend que « Ils s'avancèrent vers les villes est un rêve ».

Est-ce à dire que ce que la poète nomme la « fréquentation hallucinée / livresque » est chez elle un déclencheur d'imaginaire ? Nul doute, la genèse de sa parole ne venant pas d'une « légitimité de victime ni témoin » reconnaît-elle. Mais bien d'autres sources. De l'exploration d'une vaste érudition, d'une « Mémoire documentée des faits » selon ses propres mots, qui irriguent page à page ce livre.

Car un des socles de l'écriture de Françoise Clédat, c'est que le livre renvoie à d'autres livres. Le sien cite, entre autres, et évoque en abyme Le Devisement du monde de Marco Polo, Les Lamentations de Sumer, De la guerre de Clausewitz, Lettres à un Hindou de Tolstoï, Sonnets de Michel-Ange, De la destruction comme un élément de l'histoire naturelle de W.G. Sebald. Egalement Le Rêve de Coleridge de Borgès. La présence de cet écrivain, qui est une forme d'hommage dépasse ce seul récit. Elle imprègne l'attention singulière de la poète pour les bibliothèques. Et en particulier les bibliothèques dévastées de Ninive, de Sarajevo, celle d'Ebla, la première bibliothèque de l'histoire avec ses 15 000 tablettes cunéiformes. Qu'est-ce qu'on détruit quand on détruit une ville ? Au-delà des morts et de l'immense ruine, c'est la chance d'une parole mise en mots où notre humanité trouve à respirer. Qu'elle le soit par l'échange amical ou qu'elle soit mise en livres.

Françoise Clédat livre ici sa vision tragique qui prend naissance à ses yeux dans ce « double arkhé », double commencement du monde : « l'épée ou le calame ». Tout est là. Dans la question sans fin d'une implacable vérité.

Au bout de notre lecture demeure l'autre grande question que formule la poète et qui me vient devant les images de Brest en ruines : « Comment survivre à la ruine ? » C'est dans ce questionnement sensible que nous fait entrer cette superbe fresque babélienne.

Marie-Hélène Prouteau

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