RETOUR : Études & notes de lecture
Marie-Hélène Prouteau : Denise Le Dantec ou le gai savoir. © : Marie-Hélène Prouteau. Texte mis en ligne le 24 juillet 2023.
Denise Le Dantec ou le gai savoirPortées par le vent, des voix de femmes chantent en breton. « Seiz heol ha seiz loar », « Sept soleils et sept lunes »… Ainsi débute le recueil Sept Soleils et autres poèmes de Denise Le Dantec qui ne ressemble à aucun autre et qui se place sous le double signe de la langue bretonne et du chant. Celui inspiré d’un texte[1] mis à jour par l’auteur du Barzaz Breiz, Théodore Hersart de La Villemarqué. La poésie, la langue bretonne et l’enfance sont d’emblée chez elle intimement liées – Denise Le Dantec a vécu dans les deux langues, le français et le breton jusqu’à l’âge de douze ans et l’exergue liminaire, « à ma mère », est hautement symbolique. La puissance évocatoire, qu’il faut prendre au sens premier, de ce chant en breton fait entendre un instant les voix inspiratrices de Monen, de Lolez et de Katoïg et celle de sa mère revenues de l’épaisseur d’outre-tombe. L’imparfait merveilleux lève en la poète une mémoire lointaine : « Que sais-je du monde ? La mer avançait. La lumière était belle. Le vent était puissant. Les rocs bleus se tenaient comme des plates-formes sacrées. » La plénitude de l’instant tient ensemble la mer et le ciel, les oiseaux et les embruns, le vent et les pierres. L’enfant-poète vit en symbiose avec le monde, attentive à tous ses signes. Ceux que la future agrégée de philosophie ne manquera pas d’approcher dans les cultures les plus variées que son désir de connaître lui fera découvrir. « La poésie est affaire cosmique » écrit dans ce recueil Denise Le Dantec. L’emportement de l’émotion ne se distingue pas des grandes énergies naturelles. La poète est de plain-pied avec l’expérience incarnée, sensitive, comme le disent les titres des parties : « Marche dans les Abers », « Opuscule d’Ouessant », « Mémoire des dunes ». Le vaste horizon qui s’offre à la contemplation donne le sentiment d’ouverture des rives du lieu et du temps. Il y a une beauté qui n’est atteinte que là, dans ce dialogue avec les éléments, avec les choses de la terre et de la mer : « Et de ce pays fatal qu’en créant je parcours rien ne reste à donner sinon, ô lèvres fermées en espérance de sel, ce segment d’océan tombé en déshérence. » La magicienne des motsAu chant breton d’enfance qui vibre au fond d’elle répondent le cri des mouettes et sa translation en pré-langage : « Kak kak kak ki-ya aar aaar kek keké ». Ce syllabisme enfantin saccadé vient étrangement et de façon anaphorique rythmer les premières pages du recueil. Manière de défier le langage pour laisser place à une musicalité autonome, ce que Colette appelle « la transe illuminée » de l’écriture. La poète se met à l’écoute de la « magie », de « l’extase ». La parole poétique chez Denise Le Dantec fait monde. Elle ramène droit au cœur la plénitude du senti, vrille les perceptions les unes aux autres. La fusion avec l’élémentaire se voit accompagnée parfaitement par les peintures minimalistes d’Alain Dulac. Lisons ce vers tout simple : « Lecture mélancolique des vagues ». Dans l’évidence de cette superbe formulation, la métaphore de la lecture change les vagues en une page à lire, empreinte d’une certaine tristesse. Mais si le chant traditionnel breton est ici convoqué par la poète, c’est pour être revisité audacieusement, en extrême liberté. Aucune idolâtrie chez Denise Le Dantec pour un passé celtique figé et pour une vision folklorisée de la Bretagne. C’est une voix de rêveuse éveillée qui s’élève, infiniment sensible aux mystères enfouis, mais recomposant ces révélations fabuleuses, librement, à sa guise. Dans la dernière partie du recueil, « Et endurer la mer bleue est un châtiment », Denise Le Dantec retrouve la force d’aimantation des « inscriptions » inspirées, précise-t-elle, par des textes celtiques anciens. Une impression insolite se dégage de cet étrange matériau poétique dont la clé n’est pas donnée. Tout se passe comme si le vers avait partie liée avec l’oracle et s’écrivait de lui-même, par authentique magie, indépendamment de celle qui écrit. Une sorte d’expérience de la dépossession, du surgissement quasi vatique de la parole poétique donne à ces vers quelque chose d’énigmatique : « Le château est porté par quatre chaînes d’or et par quatre lions. » Cette écriture de l’enchantement n’est pas sans rappeler les Illuminations de Rimbaud, le poète présent dans nombre des recueils de Denise Le Dantec, tels La Seconde augmentée<[2] ou Ô saisons[3]. Si la poète s’attache à la charge d’inconnu des légendes et aux traces qu’elles laissent dans nos imaginaires, c’est parce que celles-ci figurent à ses yeux une respiration par rapport à nos visions cadenassées, explorent un autre monde, de liberté, de créativité. C’est parce que cette part langagière essentielle de l’homme que sont les mythes et les contes nous offre un monde transfiguré, irréel, fabuleux. Des termes savants de botanique des fleurs ou de géologie ponctuent le fil de 7 Soleils et autres poèmes. Cette passion pour la flore traverse plusieurs de ses ouvrages, Le Roman des jardins, Le Journal des roses, Encyclopédie poétique et raisonnée des herbes. Point de surplomb pédant ou ennuyeux dans ces strophes. Il s’agit d’une scansion heureuse, d’un appel à une musique verbale insolite. Dans le poème de Denise Le Dantec, l’érudition est joyeuse. Faite de multiples attaches et influences linguistiques, le latin, le breton de l’enfance. Nourrie de références diverses à la Matière de Bretagne, légende de Tristan, histoire du troubadour Jaufré Rudel. Un ressourcement de ce qu’elle nomme « la semence du mot » infuse ici les vers. L’écriture fait miroiter cette créativité à l’œuvre au cœur du langage : « les rameaux d’Ascophillum », « l’armoise », « la fleur d’anagallide », « la vallée des gneiss », « l’améthyste », « l’arum italique » emportent dans la saveur des mots. Il en est ainsi de certains passages où semble planer la voix de Colette. Cet art très maîtrisé de la nomination rappelle en effet la voix lointaine de cette autre amoureuse de la langue. Il y a, par moments, une jubilation chez Denise Le Dantec qui se joue des homologies tissées par le poème. Est-ce elle, Denise Le Dantec en son jardin, comblée par une félicité brève, intense : « Regarde /c’est/le noir presque parfait […] Et me voici/ vêtue/ comme une broussaille / avec un âne /la boite pythagoricienne/ une paire de cisailles /et les outils de cécité » ? Il suffit de la puissance d’un mot. « Arianrod », Ariane rôde, Ariane road ? S’orchestrent alors les liens signifiants d’une arche de paroles qui va de la déesse celte, Arianrod, au labyrinthe en Crète et à l’art mathématique de Pythagore. Denise Le Dantec est portée, emportée par la langue en mouvement. J’ai le chant et la visionDans l’œuvre abondante aux formes résolument multiples qui est celle de Denise le Dantec, bien des constellations se tissent. Car celle qui cultive le savoir et l’amour des jardins, réels ou imaginaires, a partie liée avec « la prose du monde », selon l’expression du philosophe. L’on perçoit ainsi dans 7 Soleils et autres poèmes que la poète est aussi peintre. Paysage liquide, « stries », « motifs », « bleu mouvant », « vert median du talus » font partie pour elle de la chair des choses et révèlent l’acuité d’un regard de peintre. Incontestablement, le recueil porte la marque d’une artiste éblouie d’air et d’eau : D’ici le regard de l’île Canton est bleu […] Je prends le ton et j’ai le chant et la vision. Cette double approche, musicale et visuelle, le chant, la vision, peut s’appliquer de strophe en strophe à l’ensemble de son recueil. Denise Le Dantec semble ici renvoyer à Virginia Woolf et à La Promenade au phare, cette formule, « j’ai la vision », étant celle-là même de la dernière page du roman anglais, lorsque la peintre Lily Briscoë apporte la touche finale à son tableau. « Moment d’être » selon la belle formule de Virginia Woolf, moment visionnaire, de plénitude qui, chez Denise Le Dantec, donne le monde à portée de main et, en particulier, dans « Île grande », blason d’enfance intimement chéri. Plus généralement, le sentiment d’ouverture que l’on éprouve à lire Denise Le Dantec nous fait penser à Virginia Woolf. Même attention au sort des femmes créatrices. L’attestent sa biographie, Emily Brontë, le roman d’une vie[4] et son admirable poème Enheduanna la femme qui mange les mots[5], en hommage à cette princesse sumérienne considérée comme la première poète de l’humanité avant Homère et Sapho. « La poésie, la peinture et les jardins » sont des « hauts lieux de résistance » confie-t-elle dans Le Rappel des jours[6]. Dans 7 Soleils et autres poèmes, elle interroge « la disparition du sens ». Les figures convoquées dans l’épigraphe de « Champ-Bretagne I » et de « Champ-Bretagne II », son ami Robert Antelme, l’auteur de l’inoubliable L’Espèce humaine et Pierre Oster rappellent qu’en cette matière touchant à l’universel, plus que les réponses importe le questionnement. Convaincue que « la vie est une splendeur pathétique », la poète s’en remet à une parole poétique de haute alliance avec celle-ci et qui porte un oui au monde, envers et contre tout ce qui le récuse. Son questionnement donne ici une ampleur audacieuse à un monde de formes multiples, d’inventivité nourrie aux sources du mythe. Marie-Hélène Prouteau [1] « Les Séries-Le Druide et l’enfant ». [2] La Seconde augmentée, 2019, éditions Tarabuste. [3] Ô saisons, 2021, éditions des instants. [4] Emily Brontë, le roman d’une vie, 1995, éditions de l’Archipel. [5] Enheduanna, la femme qui mange les mots, 2021, éditions L’Atelier de l’Agneau. [6] Le Rappel des jours, quatrième de couverture, 2015, La Part commune. |