Mémoires d'Hadrien, l'invention du sublime

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Marie-Hélène Prouteau : Les Mémoires d'Hadrien de Marguerite Yourcenar, l'invention du sublime.

Sur ce site, voir une autre tude de Marie-Hlne Prouteau : La reprsentation du temps dans L'Œuvre au noir de Marguerite Yourcenar.

Texte mis en ligne le 15 juin 2019.

Ce texte est paru aux Éditions Ellipses, Analyses et Réflexions Yourcenar Mémoires d'Hadrien, 1998.


Mémoires d'Hadrien, l'invention du sublime

Cette étude prendra pour fil directeur la sublimation et le sublime dans le livre de Marguerite Yourcenar, deux notions qui appartiennent à la terminologie de la psychanalyse et de l'esthétique.

Le terme de sublimation, introduit par Freud, désigne une transformation des pulsions sexuelles vers des buts spirituels. C'est peut-être le poète qui exprime le mieux cette catharsis qu'est la sublimation : « la sublimation de l'être par la flamme / de l'homme par l'amour[1] ». La naissance de la « voix[2] » chez Hadrien correspond à une telle expérience qui lui permet de s'arracher à l'inexorable soumission à la mort,  condensée dans l'auto-exhortation « Tâchons d'entrer dans la mort les yeux ouverts… ». Et invoquer cette capacité sublimante chez Hadrien n'est-ce pas mettre en lumière dans son entreprise d'écriture la dimension du sublime capable de conférer au monde une grandeur rehaussée ?

Expérience de sublimation et naissance de la « voix »

Hadrien, homme d'tat habitué à concevoir sa vie à l'échelle de l'Empire romain, infatigable voyageur dans les provinces, érudit philhellène qui se sentait « responsable de la beauté du monde » se voit contraint par la maladie et l'imminence de la mort à circonscrire son horizon. C'est donc sur le mode de la limitation que l'empereur vit désormais : « nul ne peut  dépasser les limites », « je ne chasse plus ». Le geste d'écrire, d'abord circonstancié, correspond à un élargissement de la perspective dans « la méditation d'un malade qui donne audience à ses souvenirs ».

L'écriture de soi est ainsi une ré-action, une riposte à la prescience de sa mort et à la conscience de la dégradation de soi dans la maladie : « ce combat sans gloire contre le vide, l'aridité, la fatigue, l'écœurement d'exister qui aboutit à l'envie de mourir ». Il s'agit d'opposer à l'étouffement, au tremblement des mains « […] qui s'agitent malgré moi » une posture physique et mentale de dignité qui rappelle son habitude au réveil d'effacer les traces du combat nocturne avec le néant. L'entreprise de l'écriture permet à la fois de mettre à distance ce qui ne « dépend pas de soi » ─ la maladie, la souffrance − et de poser un acte qui sublime la conscience de sa propre finitude.

Il s'agit pour ce grand constructeur d'élaborer une œuvre qui, cette fois, sera d'ordre intellectuel mais qui, comme les précédentes consiste à « essayer d'ajouter à nos vies ces rallonges presque indestructibles ». L'écriture de soi est ici un «  anti-destin ». Ce qui se joue dans cet effort pour mettre en échec le sentiment de la négativité que la mort fait peser sur le moi répète ce qui s'est joué huit ans plus tôt à la mort d'Antinoüs : c'est la même capacité sublimante qui est à l'œuvre. L'intensité de la douleur provoquée par ce suicide avait pu être dépassée dans une énergie créatrice, la fondation d'Antinoé. Dans cet état-limite éminemment paradoxal puisqu'Hadrien se revoit « soutenu par une espèce d'ivresse lucide », l'impossible devenait tolérable en passant dans le monde de la culture incarné à ses yeux par la plénitude des formes grecques.

L'acte d'écrire est le fruit d'une triple distanciation :

. « La vie immobile » à Tibur pour reprendre le titre de la deuxième partie de L'Œuvre au Noir permet l'isolement dans son « asile », lui-même niché dans sa « retraite » de la Villa où la rumeur de la vie ne parvient pas. Hadrien est déjà quasiment hors du monde, hors du temps dans ce lieu symbolique, relié imaginairement à un autre ailleurs, l'île d'Achille.

. Mémoires d'Hadrien, un chant du cygne ? La formule « j'aperçois le profil de ma mort » donne l'éclairage de ce récit de vie d'un homme que la mort ne surprend pas, contrairement à l'empereur Trajan. Ainsi l'écriture de soi est-elle surdéterminée par cette perspective temporelle solennelle ; la vie est finie, la mort approche, lisible dans ce corps souffrant. Dans ce moment-seuil où rien ne peut advenir que la mort, la voix qui parle est déjà détachée, intemporelle et le point de vue nécessairement clos de la vie derrière soi. La menace que la vie va manquer se voit suspendue, provoquant ce plaisir négatif caractéristique, selon J.-F. Lyotard, du sublime[3].

. L'exercice de la raison et de la lucidité donne au regard d'Hadrien la hauteur de vue qui s'impose pour revisiter sans complaisance sa vie. « Le contrôle exquis des sens, les perspectives réajustées de la raison humaine » condensent la sagesse d'Hadrien qui, dépassant la doctrine stoïcienne, prône une liberté empirique.

L'exigence de lucidité récuse l'hagiographie (« il me renvoie une image de ma vie telle que j'aurais voulu qu'elle fût » dit-il du rapport d'Arrien), comme la doxa (les bruits qui ont couru lors de la mort de Sabine ou d'Antinoüs, et de l'adoption de Lucius). Mais la vérité recherchée par Hadrien mémorialiste n'est pas du même ordre que celle de l'historien. Ainsi le projet annoncé à Marc Aurèle de « mieux me connaître avant de mourir » est-il fortement tempéré par la réflexion sur les apories de la connaissance de soi qui est, à ses yeux, « informe » « nébuleuse » et « fuyante ». « Tout nous échappe, et tous, et  nous-mêmes […] On se trompe plus ou moins » affirme Marguerite Yourcenar (« C.N. » p. 331). L'écriture de soi sera donc une tentative d'approximation car, pour l'écrivain, « l'authenticité est une chose, la vérité en est une autre[4] ». Ce propos critique à l'égard des historiens latins rejoint le point de vue de Philippe Lejeune : « crire son histoire, c'est essayer de se construire bien plus qu'essayer de se connaître. Il ne s'agit pas de dévoiler une vérité historique mais de révéler une vérité intérieure[5]. » C'est précisément une unité intérieure que dégage l'écriture d'Hadrien autour d'une ligne directrice, la volonté de « servir », terme récurrent des Mémoires.

Sublime et « style togé »

Deux éléments internes à l'œuvre de Marguerite Yourcenar peuvent autoriser ce recours à la catégorie du sublime ; la traduction, par ses soins, des Chants sibylllins[6] qui désigne Hadrien du terme de sublime et l'association fréquente chez elle entre Hadrien et Piranèse, peintre de la sublimité paradoxale puisqu'aux yeux de l'écrivain, ses dessins des ruines de la Villa Adriana « donnent le sens de la durée[7] », ce qui rejoint la méditation d'Hadrien, mourant, sur le futur et la continuité créatrice des hommes[8].

Le sublime, catégorie à la fois axiologique et esthétique, apparaît d'abord dans le traité Du sublime, texte grec du Ier siècle, attribué à tort à Longin puis traduit par Boileau. Le sublime, défini comme « la résonance d'une grande âme […] confère au discours un pouvoir, une force irrésistible qui domine entièrement l'âme de l'auditeur ». Pour toute une tradition d'Edmund Burke à Schelling, l'essence du sublime réside dans la contradiction (et plus particulièrement la privation, selon J.-F. Lyotard). Il n'en conserve pas moins sa dimension d'élévation et de maîtrise des passions dégagée par Lessing pour qui la statue hellénistique du Laocoon représente l'exemple même de la douleur violemment exprimée et dominée.

Cette domination de l'élément moral sur les affects est présente dans l'évocation par Hadrien de la « catastrophe » du suicide d'Antinoüs :

Le Zeus Olympien, le Maître de Tout, le Sauveur du Monde s'effondrèrent, et il n'y eut plus qu'un homme à cheveux gris sanglotant sur le pont d'une barque.

La formulation amplifiée, soulignée par la typographie énonce la triple hyperbole pour la détruire aussitôt dans la restriction pitoyable, le « ne … plus… que »  à la mesure de la douleur. Il est remarquable que le portrait du mémorialiste corresponde à la visée du sublime : ce n'est pas Hadrien terrassé à plus de 50 ans, à l'apogée de son œuvre et dans l'acmé de son bonheur personnel (comme dans la version primitive, « Le roman d'Antinoüs »), mais le vieil homme faisant retour à la fin de sa vie sur ces émotions désormais distancées.

Mémoires d'Hadrien peut ainsi se lire comme la « vie d'un homme illustre », à en juger par la grandeur du dessein politique : « Je voulais que l'immense majesté de la paix romaine s'étendît à tous. » Au regard de l'œuvre accomplie, le personnage atteint une stature prestigieuse. D'ailleurs, quand il en prend la mesure, c'est à Alcibiade qu'il se réfère et sa prédilection pour les hauteurs, l'Etna, le Mont Cassius, la citadelle de Béthar, lieux propices à d'amples méditations, est toute symbolique. Hadrien sait entretenir avec une ambiguïté allant jusqu'au mythe la thématique solaire fortement présente dans « Saeculum aureum » : « Durant l'une des années les plus solaires de ma vie »). C'est l'image de sa propre grandeur que construit le mémorialiste : « Hadrien in aeternum » pour reprendre une expression de L'Œuvre au Noir.

La vie n'est pas une donnée unifiée, les événements s'y accumulent de façon aléatoire, il y a des passages à vide sur lesquels le protagoniste n'a pas prise comme l'action de Plotine :

[…] il en sera éternellement […] comme il en fut plus tard d'une certaine après-midi sur le Nil, dont je ne saurai non plus jamais rien, précisément parce qu'il m'importerait d'en tout savoir.

Il s'agit donc pour Hadrien de passer d'une connaissance « obscure, intérieure, informulée, secrète » de soi à la mise en lumière, selon la formule cartésienne, de « vues claires et distinctes », idéal de l'antiquité comme du classicisme.

L'expérience que sous-tend la conviction que le logos est instrument de lucidité. Par l'expérience de la parole écrite qui ordonne, compose, il est possible de substituer un « plan » à l'afflux brut des souvenirs. Ainsi dans le chapitre « Tellus stabilita », l'exposition des événements ne coïncide pas avec la chronologie : le récit d'Hadrien relate d'abord l'entrevue avec Osroès puis l'immolation d'un brahmane, occasion d'une analepse – la visite d'Hadrien à vingt ans au vieil Epictète – enfin la nuit syrienne. A été effacé l'épisode de la rencontre d'Antinoüs, intervenue l'été suivant l'entrevue avec le chef parthe, l'enjeu de cette « révision » étant de tout focaliser dans ce chapitre sur la réussite exemplaire de l'œuvre impériale.

La forme des mémoires a été longuement travaillée par Marguerite Yourcenar avant d'atteindre à l'authenticité de cette voix monodique : elle a récusé la forme du journal peu vraisemblable chez un Romain et s'est inspirée de la tradition moraliste des « arts de soi » antiques. Le passage de la version primitive dialoguée à la forme monodique est significatif. Dans « Ton et langage dans le roman historique[9] » elle éclaire le choix du « style togé » pour Hadrien : «  [il] conservait à l'empereur la dignité sans laquelle nous n'imaginons pas l'antique. » Il s'agit là de l'une des dimensions du sublime qui aboutit à une écriture hautement formalisée, stylisée puisque l'échange verbal, la conversation intime en sont exclus.

L'écriture comme outil de maîtrise de soi

Mise en ordre du monde et de soi, mise en ordre scripturaire sont indissociables. La remémoration, loin d'être jaillissement spontané, incontrôlé n'est pas séparable d'un ordonnancement dans lequel l'émotion n'est pas absente mais canalisée grâce à la formulation indirecte qu'est l'euphémisation (« m'absenter dans la mort »), la litote (« tout cela  n'était pas trop mal arrangé »), la périphrase (« le compagnon de mes dernières chasses est mort jeune »). La récurrence du terme d'ordre, hautement signifiante, renvoie à un idéal aussi bien éthique qu'esthétique. Cette exaltation de la mise en ordre participe de l'esthétique apollinienne que M. Yourcenar voit triompher dans l'art grec : « Tout ce qui en nous est humain, ordonné, et lucide nous vient de [lui]. »)

Par l'écriture, s'opère la récupération des désordres, de ce qu'Hadrien appelle « les malentendus et les délires ». L'introspection permet des réévaluations (« Ma mort me semblait la plus personnelle de mes décisions, mon suprême réduit d'homme libre ; je me trompais ») et débouche sur la maîtrise de soi : « Je reprends possession de moi-même avant de mourir. » La tentation du suicide est écartée, il est impossible à Hadrien de déserter. L'écriture de soi est productrice de lumière a posteriori : quand il revient sur les deux échecs de sa vie, le suicide d'Antinoüs, la révolte juive, Hadrien a recours au même lexique, celui de l'aveuglement : « Je ne m'apercevais pas  […] », « je refusai de voir […]. » Mais le sens de la mort d'Antinoüs résiste : c'est l'imminence de sa propre fin, au terme de l'entreprise clarifiante de l'écriture, qui lui révèle ce qui était resté non-sens : « le sacrifice d'Antinoüs […] » livre enfin son secret, il « n'aura pas enrichi ma vie mais ma mort ».

Il existe incontestablement une adéquation entre la grandeur d'Hadrien et celle de son destin. « Les dieux n'étant plus, le Christ n'étant pas encore, il y a eu de Cicéron à Marc Aurèle un moment unique où l'homme seul a été » (« C.N. » p. 321) ; cette phrase de Flaubert a fait impression sur Marguerite Yourcenar car elle évoque un entre-deux historique occupé par le règne de l'homme et l'épanouissement de ses potentialités. Et toute la réflexion d'Hadrien, empereur-dieu, travaillée par la problématique du divin et de l'humain, penche du côté de l'approfondissement de l'humain : « J'étais dieu, tout simplement parce que j'étais homme. » Hadrien est à la fois distant et proche de nous parce qu'il connaît les contradictions de l'humain : il affirme ne vouloir dépendre d'aucun être mais Antinoüs ne cesse de le hanter, il est jusque dans la mort attaché aux marques du pouvoir mais il lui « semble à peine essentiel au moment où il écrit d'avoir été empereur ». Dans ce travail de soi sur soi, Hadrien tantôt relativise certaines de ses qualités ou réussites (ambitions personnelles, pouvoir…), tantôt élargit la perspective par l'usage de maximes généralisatrices, ramenant ainsi la singularité à un fonds commun universel.

 

Le je qui parle dans Mémoires d'Hadrien occupe une position complexe. Il convoque le topos de la grandeur selon la formule de Pascal : « L'homme passe infiniment l'homme. » Mais l'être qui s'exténue dans l'agonie tandis que ne subsiste plus que le mouvement de cette mer qui porte le même nom que lui ne se fige pas dans une posture inaccessible – Hadrien n'est ni Achille ni Auguste de Corneille – il pourrait souscrire au propos universalisant des Essais : « Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition. »

Il faut lui reconnaître le caractère inclassable d'une figure à la fois attestée par l'histoire et librement recréée par l'imaginaire d'un moi qui se raconte mais qui parle aussi du moi de son auteur, sans qu'on puisse facilement le réduire au rôle de porte-parole ou d'autoportrait masqué. La relation de Marguerite Yourcenar à son personnage, rétive à toute classification simplificatrice participe de la richesse et de l'ambiguïté de la littérature et confirme les analyses de Georges Gusdorf sur « l'indécision des lignes de démarcation entre l'autobiographie, le roman autobiographique et le roman proprement dit[10] ». 

Marie-Hélène Prouteau



[1] Victor Hugo, « Ce que dit la bouche d'ombre ».

[2] Marguerite Yourcenar, Mémoires d'Hadrien, suivi de « Carnets de notes de Mémoires d'Hadrien », (« C.N. »), Folio, Gallimard. 1974, p. 322.

[3] J.-F. Lyotard, L'Inhumain, Galilée, 1988, p. 110.

[4] Marguerite Yourcenar, Sous bénéfice d'inventaire, Gallimard, 1962, p. 9.

[5] Philippe Lejeune, L'Autobiographie en France, A. Colin, 1971, p. 84.

[6] Marguerite Yourcenar, La Couronne et la Lyre. Gallimard, 1979, p. 397.

[7] Marguerite Yourcenar, Les Yeux ouverts, Le Centurion, 1980, p. 143.

[8] Conception centrale du temps dans l'œuvre de M. Yourcenar (cf. notre article « La représentation du temps dans L'Œuvre au Noir », Bulletin n° 15. Société Internationale d'Études Yourcenariennes).

[9] Marguerite Yourcenar, Le Temps ce grand sculpteur, Gallimard, 1972.

[10] Georges Gusdorf, Les Écritures du moi, Odile Jacob, 1991, p. 15.

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